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Helmut Lachenmann, le maître de la « musique concrète acoustique », a 80 ans

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Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

Le plus grand compositeur allemand de ce début de XXIe siècle, Helmut Lachenmann, a 80 ans ce vendredi 27 novembre 2015. Plus encore que Karlheinz Stockhausen, Lachenmann a une influence considérable sur la création musicale contemporaine. Un nombre impressionnant de ses jeunes confrères se réclament de lui. A l’instar d’un Olivier Messiaen en France ou d’un Franco Donatoni en Italie, Helmut Lachenmann a formé plusieurs générations de grands compositeurs dans sa classe très fréquentée de la Musikhochschule de Stuttgart. Sa musique est l’une des plus riches et obsédantes qui se puisse écouter aujourd’hui. Il ne se contente pas d’adapter les choses, il les digère vraiment, les comprend, exploitant le moindre accent qu’il peut trouver. Ce qu’il ne trouve pas lui-même, il ne l’utilise pas. Creusant jusqu’aux limites du possible les capacités des instruments et de la voix, Lachenmann les dépouille de leurs caractères propres pour les fondre dans un brouillard de sons et de timbres singulièrement raffiné, usant de tous les moyens expressifs vocaux et instrumentaux, du bruit de bouche au chant, en passant par le souffle, le sifflement, le râle, les onomatopées, la parole, le cluster, la résonance, etc. Cet inventeur hors normes pousse le jeu instrumental avec une créativité extraordinaire, explorant avec acuité tous les registres, fondant les timbres, jouant des processus de construction, déconstruction et transformation avec une dextérité ahurissante, exaltant des sons inouïs avec une maîtrise foudroyante.

A l’occasion de ses 80 ans, alors qu'aucune institution française n'a pris l'initiative de célébrer cet anniversaire, j’ai choisi de publier ici deux interviews que Helmut Lachenmann m’a accordées en 1998 dans la perspective d’un portrait publié dans le quotidien La Croix et d’une série d’émissions consacrées à la création lyrique contemporaine pour la série les Chemins de la musique de France Culture.

Bruno Serrou

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 Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : (c) Kairos Records

Entretien avec
HELMUT LACHENMANN

Bruno Serrou : Né en 1935 à Stuttgart, vous êtes actuellement considéré comme l’un des plus grands compositeurs allemands. Comment expliquez-vous que l’école germanique semble désormais légèrement en retrait dans le monde ? Est-ce une simple impression ?
Helmut Lachenmann : Ce n’est qu’une impression. Je ne vois pas d’école allemande, mais le caractère des Allemands est représenté par des jeunes compositeurs, comme Wolfgang Rihm, plutôt que par moi. Je crois au contraire qu’à l’étranger il y a un certain maniérisme de styles, « avant-gardoïde », qui risque de devenir plus ou moins décoratif. C’est en cela que je pense que nous nous sommes fermés aux autres écoles. Et je crois que les compositeurs allemands sont toujours tentés par les expériences, retour à la tradition ne voulant pas dire automatiquement régresser. Il est vrai désormais que l’on trouve chez nous une plus grande émotion dans quantité d’œuvres, dans ma musique comme dans celle de Heiner Goebbels qui sera joué avec la mienne à Paris et qui m’a respectueusement appelé le «dinosaure de l’avant-garde». C’est flatteur pour moi (rires). J’essaie de maintenir un certain purisme, peut-être, et tout en développant une expressivité. Je suis un élève de Luigi Nono, avec qui j’ai étudié à Venise entre 1958 et 1960, et je crois qu’il est l’un des seuls grands musiciens de l’avant-garde à propos duquel on ne peut dire qu’il est allé en arrière, mais au contraire il est allé directement dans le désert. Nono est pour moi un modèle. En fait il m’est très difficile de parler de l’école allemande, car je ne la connais pas bien. Dieter Schnebel a toujours été préoccupé par la tradition, la revisitant dans une perspective nouvelle. Retrouver la tradition ne veut pas dire aller en arrière, mais réfléchir sur la tradition. Je crois qu’il s’agit d’un concept tout à fait moderne.

B. S. : Aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands compositeurs vivants, vous êtes longtemps resté en retrait, du moins dans les années soixante...
H. L. : En fait ma musique a toujours posé des problèmes aux orchestres. Et je n’ai cessé d’écrire pour les orchestres. J’ai donc toujours senti des résistances, et du coup ma musique n’a pas beaucoup été jouée, et encore aujourd’hui en France je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’orchestres disposés à la jouer. Mais une pièce comme Schwankungen am Rand, écrite voilà vingt-trois ans (1975), n’a pas été jouée plus de trois fois, Air (1968-1969), ma première partition pour grand orchestre, connaîtra sa cinquième exécution dans deux semaines à Stuttgart. Ma musique était peu connue. On me connaissait comme un enfant terrible parce qu’une musique comme la mienne demandait aux musiciens et aux auditeurs de changer leur mentalité, en les incitant à briser leurs tabous, ce qui a fait de moi l’auteur d’une Musica negativa, comme le disait Hans Werner Henze à mon propos, en expliquant « c’est un adorniste qui pense que, après Auschwitz, on ne peut plus écrire de belle musique mais uniquement dépressive, asymétrique, etc. » Aujourd’hui j’ai le sentiment que l’on commence peu à peu à saisir la beauté de cette « musique négative », qui n’est pas négative du tout.

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

B. S. : N’avez-vous pas le sentiment d’avoir été marginalisé par l’avant-garde européenne ?
H. L. : Je le crois. Des compositeurs comme Hans Werner Henze, pour qui j’ai un grand respect, ou comme Bernd Aloïs Zimmermann, qui était plus âgé, n’ont jamais pu renoncer à la mentalité symphonique avec toutes ses implications expressionnistes ou expressives. Les avant-gardistes de l’après-guerre ont rejeté, refusé cette mentalité symphonique et essayé de créer un matériau plus ou moins pur. Cela est un purisme dans le sens beau et sans les scories de la vieille atonalité, si bien que l’on en attend à la fois une musique qui a encore le geste symphonique et qui a une sorte d’atonalité non contrôlable, ce que je déteste. Ce n’est pas beau au sens commun du terme, c’est peut-être tragique, voire catastrophique, mais une musique comme celle de Stockhausen est belle et pure. Au seuil du XXIème siècle, je crois qu’on accepte cette manière de notre monde. Je préfère les symphonies de Bruckner ou de Chostakovitch à celles des compositeurs néo-symphoniques d’aujourd’hui.

B. S. : Plus personne n’ose écrire de symphonies...
H. L. : En Allemagne beaucoup. Impossible d’y renoncer. Les orchestres en attendent toujours. Mais les dinosaures de l’avant-garde dont je suis ont essayé de créer une idée nouvelle de la musique, pas de faire un vin nouveau dans de vieilles bouteilles.

B. S. : Dans les années 1960 vous étiez à la marge des mouvements de l’époque, puis, dans les années 1970, vous avez été critiqué par les tenants de l’avant-garde, et vous avez fini par vous imposer dans les années 1980 pour devenir un modèle. On a alors volontiers puisé dans votre pensée, n’hésitant pas à vous imiter. Quelle sensation cela vous fait-il d’être passé du rejet à la sanctification ?
H. L. : On a toujours été fasciné par un certain exotisme, les bruits de déformation et toutes sortes de choses non conventionnelles. On a un peu vu cela chez György Ligeti, davantage chez Mauricio Kagel. Je ne suis jamais allé plus loin que Kagel, Cage ou Schnebel, mais je n’ai pas usé de l’exotisme dans un sens surréaliste ni dans un sens expressionniste. J’ai essayé de concevoir une musique nouvelle avec du matériau apparemment agressif, alors qu’il s’agit d’un matériau plus serré. Les gens pensent me suivre en grattant l’archet derrière le chevalet et que faire ainsi des bruits est une façon de critiquer la société. On a fait de moi un saint moraliste qui critique la société en écrivant une musique agressive. Et c’est un grand malentendu. Je crois que nous avons affaire à beaucoup de jeunes compositeurs qui ne savent pas que faire du vieil intervalle (rires). Il est toujours plus facile de faire des bruits parce que l’on pense avoir en ce domaine des terres encore plus ou moins vierges. C’est une erreur. C’est pourquoi je suis maintenant non pas en train de revenir en arrière mais de me servir des intervalles et de tous ces moyens non exotiques ou extraterritoriaux parce que le problème, l’idéal ce n’est pas de nouveaux bruits, de nouveaux sons ou de nouvelles manières d’écoute. Nono dans sa pensée, dans le Prometheo, les intervalles sont devenus des choses tout à fait archaïques, extra civilisées par une technique de composition qui ne rend pas cette musique figurative, contrairement à ce qui se fait davantage en France. Les compositeurs français sont plus volontiers figuratifs, écrivant une musique avec beaucoup d’élégance, de fioritures, tout est beau, cela sonne merveilleusement, c’est un peu extérieur – je ne dirai pas cela de Boulez, qui est profond –, mais ce geste est pour moi limité. Nono m’a toujours dit «Voilà les Français ils composent toujours pour Louis XIV, un Louis XIV qui écoute de la musique au lieu d’aller à la chasse», la musique devenant ainsi à la fois plaisir et une sorte de sacrifice. J’ai pour ma part du respect pour les compositeurs français parce qu’ils possèdent un vrai métier. La grande différence avec nous, c’est que chez nous il y a toujours risque d’un grand dilettantisme. Un certain nombre de mes amis français, qui ont entendu de la musique allemande d’aujourd’hui me disent que «cette musique n’est pas exportable, en France ou en Belgique on rirait de cette façon de composer». Nono, en allant dans le désert où rien n’a été préparé, n’a pas eu au fond de métier, parce que, dans le désert, on essaie de survivre, on ne pense pas à la prochaine action que l’on va faire. Dans la même façon, les jeunes allemands cherchent d’autres mondes, et le problème est que dans les autres mondes il n’existe pas de métier préétabli. Il faut chaque fois chercher du nouveau, le développer. Du coup ils se permettent de faire des choses tout à fait directes, sans art. Cela m’impressionne beaucoup. D’autres, comme Wolfgang Rihm préfèrent se fondre dans un moule.

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

B. S. : Mozart aussi s’est fondu dans un moule...
H. L. : Mozart a su changer, et il était dans une toute autre situation. A la toute fin de sa vie, sa musique est tout autre. D’aucuns disaient en son temps que cette musique est belle mais trop intellectuelle, et ses grands concertos pour piano n’ont guère eu d’auditeurs pendant de longues années. Ce qui signifie qu’il y avait quelque chose de nouveau dedans, peut-être pas comme chez Schönberg ou Webern, mais au moins a-t-il dérangé.

B. S. : Vous enseignez à la Musikhochschule de Stuttgart, mais aussi dans des master classes comme Acanthes, l’été prochain, ou l’Ircam. Comment concevez-vous la pédagogie ?
H. L. : D’un élève valant la peine d’être enseigné j’attends d’abord qu’il me donne quelque chose. Je crois que c’est ainsi qu’il commence à apprendre, parce je ne peux enseigner, je veux seulement être un partenaire de discussion, critique, et je peux réagir avec ma mentalité. En fait, je suis tout à fait jaloux, et il n’a jamais été question pour moi de créer une sorte d’école lachenmannienne. Des confrères me disent «tes élèves écrivent comme toi !». Je leur réponds que «mes élèves sont les seules personnes que je peux empêcher de m’imiter ! Seuls le font les élèves des autres compositeurs qui, qui n’ont rien que l’on puisse imiter. Donc, ce n’est pas mon problème» (rires).

B. S : Travaillez-vous l’électroacoustique que vous avez étudiée au studio électronique de l’Université de Gand en 1965 ?
H. L. : Je suis électrophobe (rires). L’électroacoustique me fascine mais j’ai des problèmes avec. Mes pièces sont toujours travaillées avec une énergie directe. Un pizzicato, par exemple, est une énergie directe, mais en informatique le son passe obligatoirement par un haut-parleur. C’est donc toujours seulement la masse électrique qui est présente. Ces sons qui passent par les haut-parleurs sont sans secrets. Ils seraient intéressants comme objets acoustiques et énergétiques. C’est pourquoi j’ai fait une pièce électronique en 1965 qui a beaucoup compté pour moi, et je demande à tous mes élèves d’aller dans les studios pour apprendre. Mais pour ce qui me concerne j’hésite, et je pense ne pas changer mon caractère ni ma phobie. On verra.

B. S. : Et la transformation du son acoustique en temps réel ?
H. L. : Certaines pièces m’impressionnent, particulièrement celles de PhilippeManoury, par exemple Jupiter pour laquelle j’ai beaucoup de respect. Mais Manoury a une incroyable expérience en la matière, et j’aurai dû commencer il y a cent ans pour acquérir une telle virtuosité.

B. S. : Votre préoccupation de compositeur n’est pas tellement la forme ou le fonds mais le son lui-même. L’électroacoustique permis de découvrir des sons inouïs. Pourquoi ne pas avoir travaillé dans ce sens ?
H. L. : Je fais une typologie des sons, et cette typologie commence avec des applications tout à fait simples et se termine avec des sons complexes qui ont déjà la dimension d’une forme caractéristique. Ce qui m’intéresse c’est la forme comme résultat d’une idée sonore. Un son naturel est comme un corps, un son émanant d’un haut-parleur est comme une photographie. Si l’on peut avec ce dernier faire des choses dans l’espace, mais le son lui-même n’a pas la présence d’un simple son de violon.

B. S. : Étudiant à la Musikhochschule de Stuttgart de 1955 à 1958, vous avez eu pour professeur de théorie et de contrepoint un compositeur néobaroque, Johann-Nepomuk David. Vous avez donc été baigné dans votre jeunesse dans la polyphonie médiévale et renaissance. Cela se retrouve-t-il dans votre création ? Entre Nono et la Renaissance y a-t-il eu des liens ?
H. L. : J’ai étudié Josquin Desprez, Palestrina, Ockeghem, et j’ai toujours perçu que cette pureté disons acoustiquement abstraite a suscité une expérience sonore immense, beaucoup plus grande que les musiques de Telemann ou de Bach, qui ont d’autres dimensions. David était un contrapuntiste vraiment fanatique, ce qui était sa limite. A l’époque il était déjà âgé, même s’il l’était moins que je le suis maintenant. Il a aussi commenté avec grand amour l’impressionnisme. Il n’analysait pas seulement Josquin mais aussi Debussy, et j’ai pu saisir avec intérêt les relations directes de la musique Renaissance avec des musiciens comme Debussy et Ravel.

Helmut Lachenmann testant le jeu sur le dos du violon d'Irvine Arditti, hilare. Photo : DR

B. S. : Vous semblez apprécier Pierre Boulez.
H. L. : Je l’aime beaucoup, bien qu’il soit différent de Nono. Nono a certainement compris que la musique de Boulez n’était pas décorative du tout. Disons qu’il s’agit d’une musique ornementale, mais l’ornement est une chose magique, plus profonde que le seul décor. Des pièces comme Pli selon pliou Rituel in memoriam Bruno Maderna sont bien plus que de la virtuosité, et je ne veux pas y renoncer. Ce n’est pas mon écriture, et je ne sais pas si Boulez n’a jamais entendu ma musique, mais nous nous connaissons et il m’a toujours respecté.

B. S. : Comment se fait-il que l’on vous voie si peu en France ?
H. L. : Le Festival d’Automne a donné plusieurs fois ma musique, l’Ensemble Intercontemporain m’a commandé Mouvement. Mais, si la pratique instrumentale en France n’était pas encore prête pour ma musique, je crois que mes meilleurs disques sont français.

B. S. : N’est-ce pas aussi un peu de votre faute ? Vous composez, mais ne dirigez pas, ne vous mettez pas au piano.
H. L. : J’ai parfois enregistré ma musique, mais je ne suis pas bon pianiste et ne peux diriger.

B. S. : Ecrivez-vous beaucoup ?
H. L. : Non. Il m’a fallu sept ans pour achever mon opéra, Das Mädchen mit den Schwefelhölzern (La jeune fille aux allumettes) d’après Hans Christian Andersen. J’ai fait d’autres choses pendant ce temps-là, mais si j’ai terminé l’ouvrage en 1996, depuis lors j’écris une autre partition qui sera jouée l’an prochain et j’ai pu finir une pièce pour piano. C’est tout ! Je dois me contrôler, j’ai besoin de temps, mais je n’ai jamais besoin de me battre pour écrire. J’aime travailler, mais je ne suis pas très productif.

B. S. : Jetez-vous beaucoup ?
H. L. : Je ne jette rien, mais recommence souvent. J’ai recommencé onze fois le début de mon opéra, et j’ai mis six ans pour en arriver à bout. 

B. S. : Depuis quand composez-vous ?
H. L. : J’ai vraiment commencé à vingt ans. Mais il y a chez moi de grandes ruptures, contrairement à la plupart de mes confrères qui commencent enfant et se développent peu à peu. Ma première grande rupture s’est faite que je suis allé chez David. Toutes les pièces que j’ai écrites avant sont rangées dans une armoire, et personne ne les connaît. Avec David j’ai composé quelques partitions, que j’ai détruites après avoir travaillé avec Nono. Mon opus 1 date je crois de sept années après mes études avec Nono. Intérieur I remonte à 1966-1967. On peut donc dire que j’écris depuis mes vingt ans mais, au fond, j’ai commencé à trente.

B. S. : Combien votre catalogue compte-t-il d’œuvres officiellement ?
H. L. : Une quarantaine, mais ce sont de longues pièces. Chacune d’elles vaut dix partitions moyennes. Anton Bruckner n’a laissé officiellement que neuf symphonies, probablement il a écrit chaque fois la même symphonie (rires). Rihm a déjà signé près de 400 pièces, et il se souvient de chacune. Cela ne veut pas dire pour autant que ce sont des pièces superficielles. Je cherche pour ma part chaque fois quelque chose de nouveau. C’est pourquoi je pense qu’il n’existe pas chez moi deux pièces qui se ressemblent, qui soient jumelles. J’essaie constamment de faire tabula  rasa, mais c’est subjectif. Mes œuvres achevées sont comme des traumas dont je dois éviter l’écriture. Ecrire une pièce qui n’engendre pas un nouveau monde, cela ne vaut pas la peine.

B. S. : Vous êtes comme Schönberg et Webern !
H. L. : Et Berg... Les trente premières œuvres de Stockhausen sont toutes différentes les unes des autres. Sans doute a-t-il eu lui aussi le même problème que moi, cette volonté de créer une nouvelle musique.

B. S. : Auteur de l’opéra la Petite fille aux allumettes, créé à l’Opéra de Hambourg en janvier 1997 quelle est votre conception du théâtre lyrique ? Vous situez-vous dans ligne de Karlheinz Stockhausen ?
H. L. : Licht est un grand concept d’un travail avec tous les paramètres de la perception. Ce qui, pour moi, est une grande utopie. C’est pourquoi Stockhausen travaillait parfois avec des moyens qui ne craignaient pas d’être régressifs, pour faire une sorte de globalité. Ce qui est surréaliste, utopique… Vraiment, il y a des dans son cycle des sept jours des situations dans lesquelles les personnes parlent, font des choses discursives. Par exemple Michael… C’est toujours la musique qui domine tout, mais les autres éléments interfèrent, même s’ils appartiennent toujours à la musique. Si vous écoutez une symphonie de Mahler, qui n’a pas écrit d’opéra, elles sont emplies d’action, de drame, dans un sens pas seulement philosophique, mais aussi dans le sens des émotions. Dans ma musique, il n’y a pas d’émotion, et je ne suis pas Mahler du tout. Mais Mahler a dit un jour qu’il ne fait pas d’opéra parce que dans sa musique, il faut tout oublier. Dans la mienne, il faut se rendre compte de toutes ces possibilités de perception. Après avoir assisté à un opéra d’un compositeur contemporain, quelquefois je ne me souviens plus de la musique, ni de rien d’autre d’ailleurs, si ce n’est peut-être de la mise en scène. Mais après Cosi fan tutte de Mozart ou Tristanet Isolde de Wagner, je suis plein de musique.

Helmut Lachenmann à sa table de travail. Photo : DR

B. S. : Que représente pour vous l’opéra ?
H. L. : L’opéra est pour moi un vrai problème, parce que j’insiste sur le fait que la musique est quelque chose de tout à fait pur : elle est là pour être entendue et pas pour accompagner des émotions ou une histoire. Mais, comme tout le monde, en entendant de la musique, je crois toujours qu’il y aura des images dans ma tête. Alors je peux imaginer qu’il y a des images qui répondent à cette image intérieure. Et je n’aurais pas pu m’attacher à une histoire autre que La Petite fille aux allumettes, d’abord parce que ce texte m’a permis de créer une situation je dirais « météorologique », avec le froid, la neige, le soir, toutes ces choses de notre environnement naturel. C’est la situation d’un être humain hors de la société, qui doit essayer de trouver son bonheur, sa chaleur, toutes les choses habituelles pour nous, auxquelles elle ne peut pas participer, et en plus elle doit vendre quelque chose que personne ne veut acheter. Elle est tout à fait seule, elle a froid. Et dans cette situation-là, elle a sa propre hallucination : elle consomme la marchandise qu’elle est censée vendre, les allumettes. Et cette situation renvoie à l’artiste qui se doit d’aller plus loin que la société, avec les standards de la société. Et en même temps, l’histoire elle-même m’offre une situation qui aide l’auditeur à percevoir avec tous ses sens. Dans ce cas-là, le sens de l’ouïe est intégré aussi avec le sens du voir, du penser, de l’imagination.  Cet opéra pourrait être joué comme un oratorio, c’est-à-dire sans mise en scène. Mais Tristan aussi, et j’ai déjà entendu Wozzeck sous forme concertante, ce qui est merveilleux,  car quelquefois la mise en scène dérange  toute la perception ! Pour moi, c’était vraiment une chose très importante d’avoir la lumière, et ce que j’appelle la situation météorologique : l’œil, qui est toujours actif en écoutant de la musique, est aussi occupé et fasciné d’une manière qui vraiment devrait aider à  la perception structurelle. J’avais appelé mon opéra un spectacle de perception.

Recueilli par Bruno Serrou

Paris-Stuttgart, les 3 novembre et 9 décembre 1998

Luc Bondy, metteur en scène, réalisateur, dramaturge, directeur dethéâtre et de festival est mort à Paris à l’âge de 67 ans

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Luc Bondy (1948-2015). Photo : (c) Ruth Walz

« C’est en 1989, à La Monnaie de Bruxelles pour un travail commun sur le Couronnement de Poppée de Monteverdi à l’invitation de Gérard Mortier, que j’ai connu Luc Bondy, se souvient le compositeur Philippe Boesmans. Nous avons travaillé ensemble sur le livret, avons interverti les scènes, etc. Ce premier contact a été excellent, et j’aime son théâtre. Un théâtre qui ne se veut pas moderniste à tout prix, qui est à la fois d’un grand classicisme et très étrange, mû par de subtils décalages. J’aime aussi sa façon de travailler avec la musique. S’il n’est pas musicien, il entend, et sait éviter la redondance. Les deux mondes, dramatique et musical, ont chez lui une certaine indépendance, ce qui allège le tout et laisse un sentiment de liberté. C’est ainsi que j’ai fini par entrer dans l’opéra. »

Luc Bondy avec Victoire Du Bois, photo de répétition de Tarruffe de Molière, 2014 Photo : © Thierry Depagne

Metteur en scène, dramaturge, comédien, cinéaste, artiste d’une grande humanité, Luc Bondy, directeur du Théâtre de l’Odéon, est mort à Paris samedi 28 novembre des suites d’un cancer, maladie qui le poursuivait depuis le début des années 1970. Il avait 67 ans. Son théâtre d’obédience classique, d’une intensité légère et d’une ivresse mélancolique, était mû par une direction d’acteur époustouflante. Pour lui, tout partait de l’acteur, comme il se plaisait à le dire, le comédien étant seul à pouvoir donner l’essence d’une œuvre dramatique. « Un grand metteur en scène est uniquement un grand caméléon, ou un grand passeur d'énergie, avait-il déclaré à l’hebdomadaire Téléramaen septembre 2012. J’essaie juste de mettre de la vie dans de l’écrit, du présent dans du passé ; de créer des climats de vulnérabilité, aussi, où les acteurs s’autorisent à être vulnérables et à aller plus loin. Rien n'est jamais fini. Je refuse de catalyser ou de centraliser à la fin quoi que ce soit, comme je refuse toute hiérarchie. Mon plaisir est de choisir les meilleurs interprètes et techniciens pour travailler ensemble dans la confiance et la joie. J'ai horreur de la solitude comme du conflit. Je suis un horizontal, pas un vertical. »

Luc Bondy (1948-2015). Photo : DR

Ami de Peter Handke et de Botho Strauss, fils du journaliste-écrivain-traducteur suisse François Bondy (1915-2003), qui était proche de Romain Gary qu’il avait côtoyé au lycée de Nice dont ils étaient tous deux élèves, petit-fils de Fritz Bondy (1888-1980), écrivain-cinéaste suisse d’origine pragoise, tandis que son arrière-grand-père était directeur du Théâtre allemand de Prague, revendiquant sa judaïté, Luc Bondy est né à Zürich le 18 juillet 1948. Il passe son adolescence en France, et suit à Paris de 1966 à 1968 les cours de l’Université internationale de Théâtre et de Jacques Lecoq (1921-1999), qui l’initie au mime, au masque, au chœur antique, à l’art du clown et du bouffon, ainsi qu’à la chorégraphie et à la mise en scène. Il découvre le répertoire du théâtre français en suivant assidûment les spectacles de la Compagnie Renaud-Barrault Théâtre de l’Odéon. En 1969, il décide de s’installer en Allemagne, à Hambourg. En 1970, le Théâtre de Göttingen lui confie sa première mise en scène, Le Fou et la Nonne de Stanisław Witkiewicz. Mais la maladie l’oblige à reporter ses débuts d’un an, avant de mettre en scène Genet, Fassbinder, Ionesco, Büchner, Shakespeare, Goethe, Edward Bond et Horvath à Hambourg, Nuremberg, Düsseldorf, Wuppertal, Darmstadt et Munich, de 1974 à 1976 il travaille à la Städtische Bühne de Francfort (Laube, Marivaux, Bond) puis à Cologne, où il met notamment en scène Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz en 1981, Oh les beaux jours de Samuel Beckett et Macbeth de William Shakespeare en 1982, avant de signer plusieurs productions pour la Schaubühne de Berlin, dont il est co-directeur de 1985 à 1987 à la suite de Peter Stein. En 1984, Patrice Chéreau lui confie Théâtre des Amandiers la mise en scène de Terre étrangère d’Arthur Schnitzler qui marque ses débuts en France.

Luc Bondy (1948-2015). Photo : (c) Festival de Salzbourg

Parmi ses principales mises en scène, le Conte d’hiver de Shakespeare à Nanterre et Avignon en 1988 ainsi qu'à Berlin en 1990, le Temps de la chambre de Botho Strauss à Berlin en 1989, John Gabriel Borkmand’Ibsen à Lausanne et Vienne en 1993, Phèdrede Racine à Lausanne, Paris et Vienne en 1998, Enattendant Godotà Lausanne et Vienne en 1999, la Mouettede Tchekhov, Trois versions de la viede Yasmina Reza à Vienne en 2000, Auf dem Land de Martin Crimp à Zürich et Berlin en 2001, Retour inattendu de Botho Strauss à Berlin en 2002, Anatol de Schnitzler à Vienne en 2002, Une pièce espagnole de Reza à Paris en 2003, Cruel and Tender de Crimp à Londres en 2003, Viol de B. Strauss Théâtre de L’Odéon en 2005, Schlaf de Jon Foss à Vienne en 2006, la Seconde surprise de l’amour de Marivaux à Nanterre en 2007…

Comme acteur, Luc Bondy a joué dans les Années de plomb de Maragarethe von Trotta en 1981 et l’Absence de Peter Handke en 1993. Au cinéma, on lui doit Die ortliebschen Frauen en 1979, Terre étrangère d’après Schnitzler en 1988 et Ne fais pas ça en 2004, ainsi que les scénarios de laPornographie de Jan Jakub Kolski en 2003 et de son propre film Ne fais pas ça.

Giuseppe Verdi, Don Carlos mis en scène par Luc Bondy au Théâtre du Châtelet en 1996. Roberto Alagna (Carlos) et Thomas Hampson (Posa). Photo : DR

A l’opéra, sa première mise en scène remonte à 1977, avec Lulu d’Alban Berg que lui confie son confrère August Everding à l’Opéra de Hambourg, où il monte également Wozzeck du même Berg en 1981. Puis Gérard Mortier l’invite à La Monnaie de Bruxelles pour Cosi fan tutte de Mozart en 1984, avant de l’appeler au Festival de Salzbourg pour Saloméde Richard Strauss coproduit par l’Opéra de Florence, le Covent Garden de Londres et le Théâtre du Châtelet de Paris en 1992, Stéphane Lissner l’invitant de nouveau au Châtelet pour un Don Carlos de Verdi qui a fait date dans sa version originale en quatre actes et en français en 1996. L’Opéra de Vienne lui offre Don Giovanni de Mozart en 1990, le Festival de Salzbourg les Noces de Figaro de Mozart en 1995, Edimbourg et Vienne Macbeth de Verdi en 1999, le Festival d’Aix-en-Provence le Tour d’écrou de Britten en 2001. Hercules et Idomeneo de Mozart sont produits par l’Opéra de Paris-Garnier en 2004 et 2006, Tosca de Puccini au Metropolitan Opera de New York en 2009, repris à la Scala de Milan. Son dernier spectacle lyrique a été la création au festival de Salzbourg 2014 de l'opéra de Marc-André Dalbavie Charlotte Salomon

Luc Bondy et Philippe Boesmans en répétition à La Monnaie de Bruxelles. Photo : (c) Herman Ricour

Mais c’est par son travail avec le compositeur belge Philippe Boesmans que Luc Bondy aura marqué l’histoire récente du théâtre lyrique. Commencée en 1989 à La Monnaie de Bruxelles sur l’initiative de Gérard Mortier, qui les réunit tous deux pour une adaptation du Couronnement de Poppée de Monteverdi, naîtront de leur collaboration quatre opéras inédits. Chaque fois, Bondy signe à la fois le livret et la mise en scène de la création. Le premier opéra est la Ronde (Reigen) d’après Schnitzler en 1993. Suivent le Conte d’hiver d’après Shakespeare en 2000, Julie d’après August Strindberg en 2005, et Yvonne, princesse de Bourgogne d’après Gombrowicz, créé cette fois à l’Opéra de Paris-Garnier.

Philippe Boesmans, Julie, dans la production de Luc Bondy de la création à la Monnaie de Bruxelles en 2005. Photo : DR

Directeur des Wiener Festwochen (Festival de Vienne) depuis 2001, Luc Bondy avait appelé à ses côtés Stéphane Lissner comme directeur musical de 2005 à 2007. Il devait reprendre en juin prochain à l’Opéra-Bastille sa mise en scène de Tosca présentée au Metropolitan Opera de New York, à l’Opéra de Munich et à la Scala de Milan… 

En 2012, Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture, l’appelait à la direction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, nomination qui suscita quelque remous au sein de la communauté du théâtre, car elle conduisit au départ contraint et forcé de son prédécesseur, Olivier Py, qui, en compensation, s’est finalement vu confier les clefs du Festival d’Avignon…
Bruno Serrou

CD : Henri Dutilleux, l’édition Erato du centenaire

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Photo : (c) Bruno Serrou

Quelques semaines avant le centième anniversaire de la naissance d’Henri Dutilleux, qui sera célébré le 22 janvier prochain, Warner-Erato publie un coffret de sept CD qui réunit la quasi intégralité de la création du compositeur mort voilà un peu plus de deux ans. Trente œuvres au total, de la sonate au ballet, de 1942 à 2009, soit moins d’un opus tous les deux ans. Un catalogue parcimonieux n’est pas forcément synonyme de qualité. Pourtant, dans le cas de Dutilleux, c’est bel et bien de cela qu’il s’agit. Pas une œuvre de trop, bien au contraire. Chacune constitue de fait un indispensable maillon dans la trajectoire du compositeur. 

Comme s’il avait longtemps été intimidé par la figure tutélaire d’Olivier Messiaen, de huit ans son aîné, Henri Dutilleux aura produit quasi autant du vivant de Messiaen qu’après sa mort le 27 avril 1992 : après sept ans de mutisme, Dutilleux compose de 1997 à 2009 cinq œuvres qui sont autant de chefs-d’œuvre et qui représentent le sixième de la totalité de sa création. Lorsque je lui demandais, en 1995, pourquoi il mettait beaucoup de temps à composer, il me répondait, laconiquement : « Je ne sais pas... Cela dépend. Il m’est arrivé d’écrire vite. Je me disperse trop, j’écoute l’actualité, lis beaucoup, vais au concert. J’aimerais aller plus souvent au cinéma, dont je raffole. » Qualifié d’« indépendant », Dutilleux appartenait de fait à aucune école ni à aucune obédience particulière. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui se réclament de lui, trop souvent pour de mauvaises raisons, tout comme ils le font avec György Ligeti, comme s’il fallait absolument qu’il y ait un antidote au « poison » que représente aux yeux (aux oreilles) de certains Pierre Boulez, certes pas homme de réseaux mais qui a su quant à lui en créer lui-même pour le bien de ses jeunes confrères.

En fait, fils d’imprimeur vouant un amour profond pour le graphisme dans lequel il aimait à retrouver les beautés jusque dans les partitions, Henri Dutilleux était un véritable artisan de la musique, exigeant envers lui-même tant il désirait atteindre le plus haut degré de bel ouvrage, au point d’être toujours en retard dans la livraison de ses œuvres, ce que les commanditaires acceptaient sans trop rechigner. Très tôt, les plus grands interprètes de son temps se sont intéressés à sa musique.

Photo : (c) Bruno Serrou

Signalons dès l’abord, qu’Erato-Warner ne s’est pas contenté de reprendre dans ce nouveau coffret les enregistrements disponibles jusqu’à présent dans le boîtier de trois CDs, à l’exception de Timbres, espace, mouvement, Mystère de l’instant, les Citations, Ainsi la nuit et Deux Sonnets de Jean Cassou.

Deux ans après la publication de l’Edition Dutilleux proposée par DG en six CDs, Warner-Erato présente la sienne en sept CDs. Outre les interprètes, les deux coffrets, tous deux classés selon les genres musicaux (œuvres pour orchestre, concertos, œuvres vocales, œuvres pour piano, musique de chambre) se différencient par quelques absences dans l’un et l’autre cas. Ainsi, s’il manque dans le coffret Erato les pièces pour piano Petit air à dormir debout et Mini prélude en éventail ainsi que six mélodies pour voix et piano, il compte en revanche le ballet le Loup pour Roland Petit sur un argument de Jean Anouilh et Georges Neveux et ses Fragments symphoniques. L’enregistrement du Loup permet de retrouver la voix de Jean Anouilh, en récitant. Même si les deux coffrets proposent d’écouter les œuvres jouées par leurs créateurs, celui d’Erato a l'avantage de rassembler des proches de Dutilleux. Ainsi la Symphonie n° 2 « leDouble » dirigée par Charles Münch, qui l’avait créée à Boston en 1959 alors qu’il était directeur musical de l’Orchestre Symphonique de la capitale du Massachussetts, mais ici à la tête de l’Orchestre des Concerts Lamoureux en 1965, le Loupenregistré moins d’un an après sa création Théâtre de l’Empire par l’Orchestre des Champs-Elysées dirigé par Paul Bonneau en 1954, tandis que les Fragments symphoniques en 1961 par l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire et Georges Prêtre. Timbre, espace, mouvement (1977) est dirigé par son commanditaire Mstislav Rostropovitch, dirigeant l’Orchestre National de France, et que l’on retrouve au violoncelle dans le chef-d’œuvre de Dutilleux dont il est aussi le commanditaire, le concerto pour violoncelle Tout un monde lointain, avec cette fois l’Orchestre de Paris et Serge Baudo, qui avaient aussi participé à la création de l’œuvre en 1970. Mystère de l’instantpour vingt-quatre cordes, cymbalum et percussion (1986-1989) est aussi interprété par ses commanditaires et créateurs, le Collegium Musicum Zürich et Paul Sacher, à l’instar de The Shadow of Time(1997), par le Boston Symphony Orchestra et Seiji Ozawa, que l’on retrouve dans le Temps l’Horlogeà la tête de l’Orchestre National de France avec Renée Fleming, pour qui l’œuvre a été écrite. L’on a également plaisir à retrouver Henri Dutilleux au piano pour accompagner le baryton Gilles Cachemaille dans les Deux Sonnets de Jean Cassou, ainsi qu’aux côtés de son épouse Geneviève Joy dans les Figures de résonances pour deux pianos, tandis que le diptyque les Citations pour hautbois, clavecin, contrebasse et percussion (1985-1990) réunit ses quatre créateurs, Maurice Bourgue, Huguette Dreyfus, Bernard Cazauran et Bernard Balet.

Les autres pages d’orchestre ont été enregistrées en 2013 par un excellent Orchestre de Paris dirigé avec allant par Paavo Järvi (Symphonie n° 1, Métaboles, Sur le même accord, cette dernière avec le remarquable Christian Tetzlaff en soliste), le concerto pour violon l’Arbre des songes moins convaincant à cause de Renaud Capuçon et de Myung-Whun Chung avec un Orchestre Philharmonique de Radio France pourtant en forme. Les Trois Strophes sur le nom de Sacher pour violoncelle seul permettent de retrouver Truls Mørk poète et chaleureux. L’œuvre pour piano dans laquelle Anne Queffelec semble chanter dans son jardin, la musique de chambre permet de retrouver des enregistrements des années 1990-2000, Ainsi la nuit par le Quatuor Sine Nomine, la Sonatine pour flûte etpiano par Emmanuel Pahud et Eric Le Sage, la Sonate pour hautbois et pianopar Nicholas Daniel et Julius Drake, Sarabande et cortège pour basson et piano par Marc Trénel et Pascal Godart, ce dernier rejoint par Daniel Breszynski dans Choral, cadence et fugato pour trombone et piano. Un enregistrement commun aux coffrets DG et Erato, Correspondancespour voix et orchestre par Barbara Hannigan, l’Orchestre Philharmonique de Radio France et Esa-Pekka Salonen.

Au total, avec ce coffret et celui de DG, le choix est difficile à établir, et il faut s’en féliciter, car cela démontre combien Henri Dutilleux a su attirer à lui de très grands interprètes qui ont adhéré pleinement à son univers, l’inscrivant autant dans l’histoire de la musique occidentale tout en exacerbant l’esprit, le raffinement et la couleur français qui sont l’essence de sa musique.

Bruno Serrou

Henri Dutilleux « The Centenary Edition » - 7 CD Erato 08 2564604798 7 (Warner Classics)

CD / Livre : Adolf Busch et le Quatuor Busch

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Photo : (c) Bruno Serrou

Dans la perspective du cent vingt cinquième anniversaire de sa naissance, plusieurs événements font revivre la mémoire de l’un des plus grands violonistes de l’histoire, Adolf Busch : une superbe réédition de ses enregistrements pour le label HMV réunis en seize CDs par Warner Classics, un essai chez Actes Sud et une série de concerts à la Philharmonie de Paris à partir de janvier.

« Adolf Busch est un saint », constatait Arturo Toscanini après le refus du violoniste de se produire en Allemagne après 1933. Héritier de Joseph Joachim, Adolf Busch est le plus grand violoniste allemand de son temps. Musicien intègre, réfléchi et incroyablement expressif, Busch était soliste, chef d’orchestre et leader du Quatuor Busch, référence absolue du quatuor d’archets. Ses débuts d’enfant prodige en Westphalie, sa carrière de virtuose, ses tournées en soliste, en duo avec son gendre, l’immense pianiste Rudolf Serkin, et en quatuor en pays germaniques, en Grande-Bretagne, Italie, France, Etats-Unis et ailleurs, la création du Festival de Lucerne, son exil aux Etats-Unis où il fondera les Cours d’été de Marlboro, son enseignement (Yehudi Menuhin fut son élève), ses disques, avec son violon mais aussi à l’alto, ses propres œuvres de compositeur en font non seulement un artiste majeur du XXesiècle mais aussi une référence morale.

Photo : (c) Bruno Serrou

Avec son aîné Fritz Busch (1890-1951), l’un des plus grands chefs d’orchestre de son temps qui fut notamment directeur musical de l’Orchestre de la Staatskapelle de Dresde et membre fondateur du Festival de Glyndebourne, et son cadet Hermann Busch (1897-1975), violoncelliste, Adolf Busch appartient à une fratrie de musiciens parmi les plus fameux du siècle passé. De même ses talents dans d’autres modes d’expression artistique, la peinture, le dessin et l’architecture (il se faisait un devoir de visiter les bâtiments historiques où il jouait) n’étaient pas négligeables. Pourtant, il était de nature particulièrement modeste et sans prétention. En 1912, il fonde son premier quatuor avec trois de ses comparses du Wiener Konzertvereinsorchester (aujourd’hui Wiener Symphonieorchester), le Wiener Konzertvereinsquartett, qui devient en 1918 le Busch Quartet, qui sera le plus grand quatuor à cordes du XXe siècle au point de rapidement devenir la référence universelle en la matière.

Adolf Busch avec, à sa droite, son gendre Rudolf Serkin. Photo : DR

Disciple et ami de Max Reger, beau-père de Rudolf Serkin, époux de sa fille Irene, Adolf Busch comptait parmi ses amis Ferruccio Busoni, Berthold Goldschmidt, Hans Gál, Louis Moyse, Philip Naegele, Mieczyslaw Horszowski, Eugene Istomin, entre autres, mais aussi quelques inimitiés, comme Wilhelm Furtwängler, Jean Sibelius, Edwin Fischer et Elly Ney, autant pour des raisons musicales que politiques, particulièrement en raison de leurs relations plus ou moins ambiguës avec le nazisme. 

Le 1eravril 1933, alors qu’il arrivait à Berlin avec les trois autres membres de son quatuor, les nazis commencent dans la capitale allemande le boycott des magasins appartenant à des juifs. Plus tard dans la soirée, à l’issue du concert que le Quatuor Busch vient de donner sous les voûtes de la Marienkirsche les Sept dernières Paroles du Christ sur la Croix de Haydn, Adolf Busch déclenche une réunion au terme de laquelle est décidée l’annulation de la tournée allemande du quatuor, ainsi que tous ses concerts en soliste et ses récitals avec Rudolf Serkin. Cette soirée déterminante est le fruit de la position intransigeante de Busch à l’égard du nazisme, en dépit de plusieurs offres de Goebbels et de l’Etat nazi. Le public allemand devra attendre seize ans avant de réentendre le son du violon d’Adolf Busch. « En raison de l’impression produite sur moi par les actions de mes compatriotes chrétiens contre les juifs allemands [...] j’estime nécessaire d’interrompre ma tournée de concerts en Allemagne. » La décision de Busch et de son frère Fritz, qui doit renoncer sans attendre à ses fonctions à la tête de l’Opéra de Dresde, les distingue de la grande majorité de leurs confrères allemands, qui, pour la plupart, composeront avec le régime hitlérien. « Si vous pendez Hitler, avec Goering à sa gauche et Goebbels à sa droite, je reviendrais en Allemagne », répondit-il aux autorités de son pays qui l’invitaient à se produire en Allemagne avec son gendre Rudolf Serkin, bien que ce dernier fût juif. En 1938, Adolf Busch décidera également de boycotter l’Italie en raison des lois raciales promulguées par Mussolini, alors qu’il était l’un des musiciens les plus populaires de la péninsule. Avant son départ pour les Etats-Unis, il participe à la création du Festival de Lucerne et de l’Orchestre Symphonique de Palestine (futur Philharmonique d’Israël), dont il est le premier violon.

Adolf Busch (1891-1952). Photo : DR

En 1939, il émigre aux Etats-Unis avec ses partenaires du Quatuor Busch et Rudolf Serkin. L’Amérique est moins ouverte à son art que l’Europe, bien qu’il y connaisse le succès avec son orchestre de chambre et les cours d’été de Marlboro. Mais la vie lui est plus difficile que sur le vieux continent, les Américains ne prisant guère alors la musique de chambre. « Il était tellement allemand, dira Rudolf Serkin... et quand cette honte est survenue, il se sentait comme responsable. Je pense que cela aurait été plus facile pour lui s’il avait été juif. » Adolf Busch ne retrouve l’Allemagne qu’en 1949, avant de mourir trois ans plus tard aux Etats-Unis.

Le Quatuor Busch en 1932. Photo : DR

Malgré l'excellence de la concurrence exercée au même moment par de nombreux quatuors à cordes en Allemagne, comme les Amar, Deman, Dresde, Gewandhaus, Guarneri, Gürzenich, Havemann, Klingler, Wendling, le Quatuor Busch s’impose comme le meilleur de tous de l’entre-deux-guerres. C’est le 27 mai 1919, moins d’un an après la fin du premier conflit mondial, qu’Adolf Busch fonde à Berlin, où il est professeur à la Musik Hochschule, le Quatuor Busch, avec Paul Grümmer au violoncelle. L’altiste Karl Doktor les rejoint en 1921, ainsi que l’élève de Busch, le violoniste suédois Gösta Andreasson. En 1930, Grümmer cède la place à son propre élève Hermann Busch, frère d’Adolf. Leur premier concert officiel est organisé à Düsseldorf le 21 octobre 1919. La saison suivante, le quatuor donne le premier de ses nombreux cycles Beethoven, commençant de façon symbolique à Bonn, ville natale du compositeur, et il entreprend sa première tournée aux Pays-Bas. Au programme, Mozart, Beethoven et Reger. 

Adolf Busch, sa femme et sa fille en compagnie d'Arturo Toscanini en 1932. 

En 1921, le quatuor réalise sa première tournée italienne. La formation acquiert très vite la réputation de meilleur quatuor d’archets de son temps, donnant des concerts jusqu’au Vatican, sur l’invitation du pape Pie XI. Des tensions avec Paul Grümmer amènent au pupitre de violoncelle Hermann Busch en juillet 1930. Trois mois plus tard, le Quatuor Busch fait ses débuts au Royaume-Uni, où il commence à Londres une série d’enregistrements qui vont marquer l'histoire de l'interprétation du quatuor d'archets réalisés pour HMV dans les studios d’Abbey Road. Les Busch deviennent ainsi à eux seuls une véritable institution musicale à Londres. Alors qu’ils décident de ne plus se produire en Allemagne, ils effectuent leur première tournée aux Etats-Unis à Washington. En 1935, il renonce à sa résidence viennoise, avant de boycotter l’Autriche à la suite de l’Anschluss en 1938 ainsi que l’Italie. Installés à Bâle, les quatre musiciens deviennent chefs de pupitres de l’Orchestre du Festival de Lucerne. En 1939, à la suite d’une série de quatre concerts aux Etats-Unis, ils émigrent à New York en juin 1940. Mais suite à une crise cardiaque d’Aldolf Busch, le quatuor interrompt son activité qu’il reprend en 1941, Karl Doktor, souffrant, est remplacé en 1943 par l’altiste viennoise Lotte Hammerschlag, jusqu’à l’arrêt de toute activité en 1944. Après deux années sans, Adolf et Hermann Busch fondent un nouveau Quatuor Busch avec le violoniste Ernest Drucker et l’altiste Hugo Gottesmann. Cette formation se produit pour la première fois à New York, au Metropolitan Museum, dans un programme Beethoven. En 1947, malgré la mauvaise santé d’Adolf Busch, les Busch font une tournée triomphale en Grande-Bretagne, retrouvent la Suisse et l’Italie, avant de se rendre en Islande. Durant l’été, Drucker quitte le quatuor pour des raisons familiales. Vers la fin de l’année, Bruno Straumann le remplace et le quatuor donne un concert à New York, avec Rudolf Serkin au piano. L’activité du groupe se partage ensuite entre les Etats-Unis et l’Europe, passant notamment par les festivals de Strasbourg et d’Edimbourg, en 1949. Une tournée européenne doit être interrompue début 1950 en raison de la maladie d’Adolf Busch, mais en septembre le quatuor fait une tournée sud-américaine. En janvier 1951, le Quatuor Busch retourne enfin en Allemagne, donnant vingt concerts en un mois. Les derniers cycles Beethoven suivent en avril-mai 1951, en Italie et en Angleterre, et la carrière du Quatuor Busch se termine comme elle avait commencé trente-huit ans plus tôt, sur un quatuor de Haydn joué dans la maison d’amis anglais. Mais l'ultime concert a pour cadre l’Etat du Vermont aux Etats-Unis pour lequel Philipp Naegele remplace Gottesmann. Une tournée en Allemagne prévue en 1952 est annulée en raison de la maladie d'Adolf Busch, qui décide alors de se retirer. Sa mort, le 9 juin 1952 à Guildford dans le Vermont, met un terme définitif à l’existence de l'un des plus grands quatuors d’archets de l’Histoire.

Photo : (c) Bruno Serrou

Le coffret Warner Classics

C’est dire combien les enregistrements HMV du Quatuor Busch réunis en seize disques sont d’une importance capitale. A commencer par les indispensables huit parmi les seize quatuors à cordes de Beethoven, n° 1 op. 18/19 op. 59/3 « Rasumovsky », 11 op. 95 « Serioso », 12 op. 127, 13 op. 130, 14 op. 131, 15 op. 132 et 16 op. 135 enregistrés entre 1932 et 1941, tandis que la Grande Fugue op. 133est proposée dans l’arrangement de Félix Weingartner pour orchestre à cordes où Adolf Busch dirige ses Busch Chamber Players. Leurs huitième, quatorzième et quinzième Quatuors à cordes de Schubert sont tout aussi nécessaires. Plus magiques encore, les Quatuor n° 1 et n° 3 de Brahms, ainsi que les deux Quatuors avec piano, le Quintette avec clarinetteet le Quintette avec piano du compositeur hambourgeois. L’on retrouve également l’extraordinaire virtuose-humaniste Adolf Busch en duo avec son gendre Rudolf Serkin dans les Sonates op. 12/3, op. 24 « Printemps » et op. 30/2 de Beethoven, la Fantaisie D. 934 de Schubert, les deux premières Sonatesde Brahms, les deux musiciens étant rejoints par Aubrey Brain dans le Trio pour cor, la Sonate n° 25 KV. 377 de Mozart, la Sonate op. 105 de Robert Schumann et la Sonate op. 84 de Max Reger, ainsi que dans des pages de Geminiani, Vivaldi et Jean-Sébastien Bach, qui permet d’écouter Adolf Busch en solo dans la Partita pour violon n° 2. Dans l’œuvre de ce dernier, l’on retrouve Adolf Busch chef d’orchestre à la tête de ses Busch Chamber Players, dirigeant les six Concertos brandebourgeois et les quatre Suites pour orchestre, ainsi que la Sérénade Nocturne KV. 239 et le Concerto pour piano n° 14 KV. 449 de Mozart avec Rudolf Serkin en soliste. Les reports CD de ces enregistrements réalisés entre 1929 et 1949 sont excellents.

Photo : (c) Bruno Serrou

Le livre Actes Sud

Parallèlement à la parution de ce coffret, qui ne présente pas la totalité des enregistrements d’Adolf Busch et du Quatuor Busch (il manque notamment les Quatuors n° 7 et n° 8 de Beethoven enregistrés à Londres en 1941 et 1942 pour RCA Victor), les éditions Actes Sud publient un essai d’André Tubeuf sur le grand violoniste allemand et son quatuor à cordes, Adolf Busch, le premier des justes. Un livre-déclaration d’amour qui se lit comme un roman, d’une traite, tant l’attention ne se relâche pas d’un bout à l’autre de l’ouvrage, et qui donne l’impérieuse envie de lire l'imposante monographie dont il s’inspire ouvertement, The Life of an Honest Musician de Tully Potter paru aux Etats-Unis chez Toccata Press en 2010, malheureusement épuisé et que l’on aimerait traduit en français.

Bruno Serrou

16 CD Warner Classics  0825646019311. Les éditions Actes Sud publient Adolf Busch, le premier des justesd’André Tubeuf (177p, 18€). La Philharmonie de Paris consacre six concerts à Adolf Busch en trois ans. Le premier est confié au Quatuor Renaud Capuçon, le 19 janvier.


Norma, le chant de l’âme de Maria Agresta magnifié par Stéphane Braunschweig

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Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi 8 décembre 2015

Vincenzo Bellini (1801-1835), Norma. Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Théâtre des Champs-Elysées, Stéphane Braunschweig  fait de la prêtresse Norma, magistralement campée par la soprano lyrique italienne Maria Agresta, une femme d’une déchirante humanité.

Vincenzo Bellini (1801-1835), Norma. Sophie Van de Woestyne (Clotilde) , Maria Agresta (Norma). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Opéra parmi les plus populaires du répertoire, Norma de Vincenzo Bellini n’était pas réapparu à Paris depuis plus de cinq ans, avec la production que le Théâtre du Châtelet avait confiée à Peter Mussbach. Ce qu’offre le Théâtre des Champs-Elysées est infiniment plus convaincant que la consternante proposition de janvier 2010.

Vincenzo Bellini (1801-1835), Norma. Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Pour sa première incursion dans le belcanto, Stéphane Braunschweig laisse respirer ses chanteurs, leur donnant tout l’espace pour s’exprimer, évitant de leur faire faire des pirouettes tout en en faisant des êtres de chair et de sang. Ainsi, le chant s’exprime-t-il tout à son aise. Si le public du Théâtre des Champs-Elysées a en partie hué le metteur en scène et son équipe à l’issue de la première représentation, ce ne peut qu’être en raison de la scénographie constituée d’un monumental décor en béton façon bunker au mur mobile sur lequel est constamment projetée l’ombre d’un chêne puis les flammes du bûcher final, ainsi que le grand lit Ikea qui symbolise la chambre de Norma où dorment ses deux enfants, et les costumes sombres années soixante de Thibault Vancraenenbrock, car il s’avère que la conception du metteur en scène est particulièrement sensible et réfléchie. La direction d’acteur au cordeau n’empêche pas la pleine expression du chant, le magnifiant au contraire tant elle permet à ce dernier d’incarner l’âme des protagonistes. Jamais scène finale de cet opéra, alors que Norma demande à son père de s’occuper de ses enfants avant d’être immolée, a été aussi déchirante. « Mon idée de Norma est naturellement le chant, ces airs merveilleux interprétés par Callas, reconnaît Braunschweig. Mais j’ai découvert un livret certes pas d’une grande complexité mais qui permet de vraies situations dramatiques. Il s’articule autour d’une double clandestinité, celle des résistants Gaulois face à l’oppresseur romain, et celle de Norma, qui a une double vie, à la fois prêtresse exerçant une forte emprise sur son peuple et femme à la vie privée sur laquelle elle n’a plus aucun pouvoir. »

Vincenzo Bellini (1801-1835), Norma. Sonia Ganassi (Adalgisa), Maria Agresta (Norma). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Maria Agresta, Norma incandescente, qui n’a pas la ductilité vocale ni les sons filés de Montserrat Caballé, a la clarté, le velouté, l’homogénéité, la souplesse vocales, la longueur de souffle, l’endurance qui lui permettent d’atteindre sans flancher le nombreux contre-ut et de faire le grand écart dans le riche nuancier de Bellini. En outre, elle est proprement habitée par son personnage de prêtresse à laquelle elle donne une singulière humanité. Elle a la pulsion meurtrière de Norma, et plus encore la tendresse du personnage, qu’elle trouve à la fois dans l’expression vocale et dans la gestique, la façon par exemple qu’elle a de prendre ses enfants dans les bras, une affection vraie, ce qui est ici très important, parce que si l’on a que la dimension violente, on a Médée, pas Norma.

Vincenzo Bellini (1801-1835), Norma. Marco Berti (Pollione), Sophie Van de Woestyne (Clotilde), Maria Agresta (Norma), Riccardo Zanellato (Orovese). Photo : (c) Vincent Pontet / Théâtre des Champs-Elysées

Face à l’extraordinaire Maria Agresta, l’ardente Adalgise de Sonia Ganassi, voix rayonnante et chaude, apparaît comme le miroir de Norma, autant par la vocalité que par la psychologie de l’innocente rivale de la déesse. Riccardo Zanellato est un Orovèse solide et généreux. Reste le décevant Pollione de Marco Berti, qui affecte plus ou moins la distribution par son timbre criard, le prosaïsme de son intonation, tandis que le Chœur de Radio France n’est pas exempt de décalages. Dans la fosse, Riccardo Frizza instille unité musicale et élan à un Orchestre de Chambre de Paris méritant mais qui semble parfois marcher sur des œufs.

Bruno Serrou

Une large part de ce texte est parue dans le quotidien La Croix

Faust - Jonas Kaufmann damné à l’asphyxie martienne à l’Opéra de Paris

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Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Vendredi 11 décembre 2015

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Bryn Terfel (Méhistophélès), Dominique Mercy (Stephen Hawking), Sophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Peut-être Hector Berlioz l’a-t-il cherché… Concevoir une suite de « scènes » à partir du Faust de Goethe d’après une traduction de Gérard de Nerval arrangé par lui-même ne pouvait que prêter à confusion. D’autant plus que, une fois sa partition parachevée, il lui attribua la qualité de « légende dramatique  en quatre parties » qui ouvrait la possibilité de porter à la scène une œuvre intrinsèquement prévue pour le concert. En effet, ouvrage tenant non pas de l’opéra mais de la musique à programme avec voix obligées, la Damnation de Faust n’a pas été envisagée par Hector Berlioz pour le théâtre lyrique. L’ouvrage s’avère de ce fait délicat à représenter. D’autant que, dans sa mouture d’origine, il s’agit d’une suite de huit scènes n’ayant pas de liens entre elles. Cette œuvre tient donc de l’oratorio profane dramatique. Hector Berlioz ne l’a d’ailleurs jamais dirigée ni vue représentée sous une forme opératique, et il a fallu attendre près d’un quart de siècle après la mort du compositeur pour qu’il soit monté par un théâtre, l’Opéra de Monte-Carlo en 1893.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Dominique Mercy (Stephen Hawking), Sophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

L’Homme et sa survie

Deux mois après l’Opéra de Lyon, l’Opéra de Paris propose à son tour une nouvelle production de la Damnation de Faust en ouverture d’un cycle consacré à Berlioz déployé sur plusieurs années. Quatorze ans et demi après la réalisation du Québécois Robert Lepage dirigée par Seiji Ozawa, l’Opéra Bastille a confié au Letton Alvis Hermanis et au directeur musical de l’Opéra de Paris Philippe Jordan le soin de présenter une nouvelle approche du chef-d’œuvre de Berlioz. Comme je l’écrivais voilà deux mois au soir de la première représentation de la production de David Marton à l’Opéra de Lyon (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/10/une-damnation-de-faust-de-berlioz.html), avec cette œuvre inclassable le metteur en scène a la totale liberté de donner libre cours à son imagination. Chacun peut ainsi évoquer sa propre conception de l’enfer. Ainsi, à l’instar d’Olivier Py à Genève en juin 2003, déjà avec Jonas Kaufmann dans le rôle-titre, et de David Marton à Lyon en octobre dernier, la production de l’Opéra de Paris ne laisse pas indifférent, les spectateurs exprimant bruyamment leurs impressions. Mais a contrario du metteur en scène français, point de perspective théologique, mais la métaphysique de la transcendance et philosophie sont présents dans l’approche de son confrère letton, qui situe son action dans une perspective scientifique. Ici point de Christ en croix, contrairement à Py, mais une méditation sur la place de l’Homme dans l’univers et sa survie.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de FaustJonas Kaufmann (Faust), Sophie Koch (Marguerite). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Atmosphère électrique

Pourtant, l’atmosphère dans l’enceinte de l’Opéra Bastille était pour le moins électrique. Du moins côté salle, voir côté plateau, au contraire de la fosse, tant ce qui en émanait semblait quelque peu léthargique. Cette électricité était due en premier lieu à l’attitude du metteur en scène comédien Alvis Hermanis, qui vient de susciter un grand malaise dans le monde du théâtre en résiliant le contrat qui le liait pour avril 2016 avec l’une des scènes les plus créatives d’Allemagne, le Thalia-Theater de Hambourg, qu’il qualifie de « refugee welcome center », assurant que « l’enthousiasme des Allemands à accueillir des réfugiés met toute l’Europe en danger ». En second lieu, en raison de l’extrapolation de l’ouvrage de Berlioz dans un univers de sciences fiction qui n’est pas sans rapports avec la série Star Wars créée par George Lucas.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de FaustSophie Koch (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Voyage sans retour

Au moins, contrairement à ce qui s’est fait à Lyon, la partition de Berlioz est respectée à Paris et aucun texte ajouté. En revanche, un personnage nouveau fait son apparition, en la personne du mathématicien physicien cosmologiste britannique Stephen Hawking, auteur du best-seller Une brève histoire dutemps, et son célèbre fauteuil roulant à écran numérique sur lequel il est obligé de se déplacer en raison de sa maladie de Charcot. Car, après le cadre autoroutier d’une ville en état de guerre de Marton, c’est dans un centre de recherche spatiale de la Nasa, d’un voyage interstellaire sans retour et de colonisation de la planète Mars conforme au projet Mars One des Néerlandais Bas Lansdorf et Arno Wielders qu’Hermanis transpose l’action faustienne. Comme dans les deux premières productions du mandat de Stéphane Lissner, plusieurs cages de verre se promènent au milieu d’un décor de cages de fer et de vidéos. Y sont enfermés cette fois Faust au cœur d’une forêt touffue de plantes tropicales, des danseurs et danseuses en plein ébats, tandis que sur des alvéoles en fond de scène sont projetées des ombres, et des vidéos de vols intersidéraux, insectes, souris, baleines, course de spermatozoïde à la conquête de l’ovule, méduses (les escargots copulant tandis que Marguerite chantait sa complainte ont été supprimés après la première représentation, ce qui n’a pas empêché auparavant un combat entre huées et encouragements à la fin de la ballade du Roi de Thulé), parachutes, atterrissage sur Mars, explorations du sol martien par le robot Curiosity, etc. Perdus au milieu d’une figuration, de choristes trop statiques et nombreux, et de danseurs trop exaltés, les principaux protagonistes sont difficilement repérables, du moins à partir du vingtième rang d’orchestre, et semblent en déshérence théâtrale, réduits le plus souvent à l’état de pions indiscernables. Les ballets chorégraphiés par Alla Sigalova sont interminables, constituant des tunnels d’autant plus longs que la symphonie berliozienne s’étire en longueur tant la direction de Philippe Jordan est atone.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Bryn Terfel (Méphistophélès). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Stephen Hawking, Faust du XXIe siècle

Au milieu de tout cela, le pauvre Hawking en voit de toutes les couleurs, trimbalé de tous côtés, de long en large sur le vaste plateau de Bastille, puis placé sur une centrifugeuse, sur le robot Curiosity, avant de se retrouver en apesanteur sa mobilité perdue, en lieu et place de rédemption de Marguerite, dont l’âme cependant monte au paradis, tandis que Faust prend la place du savant dans le fauteuil de handicapé. Occasion de saluer ici la remarquable prestation du danseur Dominique Mercy, ex-collaborateur de Pina Bausch, qui campe dans cette scène finale un éblouissant Hawking, Faust du XXIe siècle, si l’on en croit Hermanis.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Dominique Mercy (Stephen Hawking), Jonas Kaufmann (Faust), Bryn Terfel (Méhistophélès). Photo : (c) Felipe Sanguinetti

Direction d’acteur réduite aux acquêts

Fort heureusement, au sein de cette production laborieuse, la distribution s’avère de haute tenue. Malgré leurs réputations d’excellents acteurs, Hermanis n’exploite à aucun moment leurs aptitudes au théâtre, les laissant au contraire vagabonder au milieu du dispositif scéniques, tournant autour des masses chorales, chorégraphiques et de la figuration comme naviguant autour d’autant de chicanes vivantes. Reste donc la vocalité, la beauté et l’expressivité de leur chant. Jonas Kaufmann campe un Faust plus fragile et abstrait que ce qu’il avait proposé à l’Opéra de Genève en juin 2003 sous l’impulsion d’Olivier Py qui en avait fait un être noble et puissant. Sa voix, toute de velours et l’immense nuancier d’où émanent de prodigieux pianissimi, est apparue plus nue et frêle, moins présente au milieu du déploiement de figuration sur le vaste plateau de Bastille. Sophie Koch est une Marguerite toute de charme et de volupté. Vif et puissant, Bryn Terfel est un Méphistophélès volontaire.
Bruno Serrou

L’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin donne la création française de Cendrillon de Wolf-Ferrari transposé dans le Berlin de la Guerre froide

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Colmar. Théâtre Municipal. Opéra du Rhin. Mercredi 16 décembre 2015

Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948), Cendrillon. Camille Tresmontant (le Prince), Francesca Sorteni (Cendrillon). Photo : (c) Alain Kaiser

Aujourd’hui négligé, Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948) a été de son vivant l’un des compositeurs italiens les plus joués dans le monde. Né et mort à Venise, enfant d’une mère italienne et d’un père allemand, il se destinait à la peinture, à l’instar de son père, art qu’il étudia à Venise puis à Rome, avant de se décider à se perfectionner à Munich, où il optera finalement pour la composition. Pour ce faire, il devint l’élève de Josef Rheinberger. A l’âge de 19 ans, il retourne à Venise où il devient chef de chœur et rencontre Giuseppe Verdi et Arrigo Boito. Auteur d’une quinzaine d’opéras, le premier composé en 1895 mais resté inédit, le dernier en 1943 pour l’Opéra de Hambourg, il a également laissé des pages purement instrumentales, notamment un Concerto pour violon et autres pièces pour orchestre, de la musique de chambre, essentiellement pour cordes avec ou sans piano, et de la musique vocale. Parmi ses œuvres scéniques, la plus connue est le Secret de Suzanne sur un texte original d’Enrico Golisciani créé en 1909 à l’Opéra de Munich, et, à un moindre degré, les Quatre Rustres d’après Carlo Goldoni créé en 1906 déjà à l’Opéra de Munich, ainsi que Sly d’après William Shakespeare dont la première a été donnée à la Scala de Milan en 1927.

Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948), Cendrillon. Coline Dutilleul (la Marâtre), Francesca Sorteni (Cendrillon), Gaëlle Alix (Javotte), Rocio Pérez (Anastasie). Photo : (c) Alain Kaiser

L’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin, sous l’impulsion de son directeur musical Vincent Monteil, qui, comme chaque année à pareille époque, propose un spectacle pouvant être vu en famille, a porté son dévolu sur le premier des opéras de Wolf-Ferrari à avoir été porté à la scène, Cenerentola. Créé à la Fenice de Venise dans le cadre du Carnaval le 22 février 1900 sur un livret de Maria Pezze-Pascolato d’après la Cendrillonde Charles Perrault, cet ouvrage en trois actes a eu du mal à s’imposer. La première a été un cuisant échec, au point de susciter la détresse de son jeune auteur. Il en fut si blessé qu’il quitta Venise pour s’installer à Munich, et rédigea une nouvelle version de son « conte de fées musical » dès 1902, en allemand, qu’il donna à Brême, où l’œuvre connut cette fois le succès. Pourtant, en 1937, Wolf-Ferrari s’attelle à une troisième mouture, mais sur un livret complété par Franz Rau qui se détourne de Perrault au profit des frères Grimm. L’opéra adopte alors le nom germanisé de Cendrillon, Aschenbrödel.

Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948), Cendrillon. Francesca Sorteni (Cendrillon). Photo : (c) Alain Kaiser

C’est dans une adaptation en français réalisée par Vincent Monteil, qui concentre le conte en soixante-quinze minutes, et avec un orchestre en formation réduite que l’Opéra Studio de l’Opéra du Rhin a choisi de donner la création française de cet ouvrage. Réalisé par le Britannique Douglas Victor Brown, l’arrangement de la partition de Wolf-Ferrari requiert une formation de neuf instrumentistes tous les pupitres (flûte, hautbois, clarinette, cor, violon I, violon II, alto, violoncelle) étant par un. Si au cours de son évolution le style de Wolf-Ferrari se situe à mi-chemin du vérisme et de l’atonalité, ses vrais modèles resteront du début à la fin Mozart, Rossini et le Verdi de Falstaff. C’est bien sûr à Rossini que l’on pense dans cette Cendrillon, bien que le caractère de l’œuvre soit beaucoup plus noir et rude, voire violent, que celui de la Cenerentola. De quoi en tout cas effrayer le plus jeune public, du moins celui du temps de la genèse de l’œuvre et des générations suivantes, car celui d’aujourd’hui a, de toute évidence, la peau et le cœur beaucoup plus endurcis, à en juger du moins des réactions du public plus ou moins bruyant de la représentation de ce mercredi après-midi à Colmar.

Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948), Cendrillon. Francesca Sorteni (Cendrillon). Photo : (c) Alain Kaiser

A la demande de la metteuse en scène Marie-Eve Signeyrole, un certain nombre de sons ont été ajoutés, comme celui d’un électrophone et d’un disque crissant, ou celui d’une voix perçant à travers un microphone plein de larsen, de bruits de rue et, surtout, celui d’une guitare électrique grattée par l’un des protagonistes peu inspiré. Car, pour « actualiser » l’action ou plutôt pour l’intégrer dans un contexte historique plus contemporain que celui du conte, le cadre de cette Cendrillon est le Berlin des années 1960, celui de la Guerre froide. Marie-Eve Signeyrole reconnaît s’être inspirée d’un fait réel, une histoire d’amour de deux adolescents, l’une vivant à Berlin-Est, l’autre à Berlin-Ouest. Refusant la fatalité, ce dernier décide de se joindre à d’autres pour creuser un tunnel sous le mur afin de rejoindre la première. 

Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948), Cendrillon. Coline Dutilleul (la Marâtre), Francesca Sorteni (Cendrillon), Gaëlle Alix (Javotte), Rocio Pérez (Anastasie). Photo : (c) Alain Kaiser

Le postulat de la dramaturgie, dont l’essentiel se situe dans des chambres, « royaumes des adolescents », est de susciter le doute entre rêve et réalité. Ce contexte historique permet de rendre plus épouvantable le conte que l’original, ajoutant au fantastique tout en lui donnant pour finir la banalité du quotidien en concluant sur une phrase anodine de Cendrillon, qui, retrouvant le prince après avoir rampé dans le tunnel de la liberté, ne trouve rien d’autre à lui dire que « Figure-toi, je n’ai même pas déchiré mes collants ! » Sombre et grise, la scénographie de Fabien Teigné permet métamorphoses et projections, qui, sur un décor tournant sur lui-même, situent l’action dans divers cadres ou autorisent des simultanéités sans interrompre le développement du conte, donné dans sa continuité.

Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948), Cendrillon. Camille Tresmontant (le Prince), Francesca Sorteni (Cendrillon). Photo : (c) Alain Kaiser

Les jeunes interprètes - chanteurs et instrumentistes - forment une troupe homogène et convaincante, tant ils jouent tous avec conviction. Malgré son fort accent italien qui détonne en français pour un personnage allemand, la soprano italienne Francesca Sorteni est une Cendrillon fougueuse et généreuse qui touche et séduit, d’autant que sa voix est ronde et assurée. La mezzo-soprano belge Coline Dutilleul est une marâtre à la fois revêche, opiniâtre et troublante, la soprano espagnole Rocio Pérez et la soprano française Gaëlle Alix rivalisent de charme avec leur demi-sœur tout en s’avérant odieuses sans pour autant surcharger le trait. 

Ermano Wolf-Ferrari (1876-1948), Cendrillon. Camille Tresmontant (le Prince), Francesca Sorteni (Cendrillon). Photo : (c) Alain Kaiser

Côté hommes, le ténor français Camille Tresmontant est un prince un peu allumé à la voix sûre et bien timbrée, tandis que ses comparses (le baryton mexicain Emmanuel Franco, le baryton-basse polonais Jaroslaw Kitala et la basse suisse Nathanaël Tavernier) forment une joviale équipe. Dans la fosse, Vincent Monteil dirige avec allant ses jeunes instrumentistes du Conservatoire de Strasbourg et de l’Académie supérieure de musique de Strasbourg-Hear qui constituent l’Ensemble orchestral de l’Académie supérieure de musique et du conservatoire.

Bruno Serrou

La production est donnée le 18 décembre à Colmar, puis reprise à Strasbourg (Cité de la Musique et de la Danse) du 9 au 17 janvier, et à Mulhouse (La Sinne) du 29 au 31 janvier. www.operanationaldurhin.eu

A Strasbourg, Patrizia Ciofi campe une poignante Traviata

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Strasbourg. Opéra national du Rhin. Mardi 15 décembre 2015

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Patrizia Ciofi (Violetta Valéry), Roberto De Biasio (Alfredo Germont). Photo : (c) Alain Kaiser

La Traviata est l’un des opéras les plus célèbres et ressassés du répertoire lyrique. Chef-d’œuvre incontestable et incontesté, cet ouvrage créé à Venise en 1853 peut subir tous les traitements imaginables, il n’en perd pas pour autant son essence. Et c’est heureux, car sept ans tout juste après la remarquable proposition, ravageuse et décoiffante, de Christoph Marthaler au Palais Garnier, qui, en juin 2007, suscita certes la controverse - l’on se souvient de la tondeuse à gazon dans la ferme refuge de Violetta Valery et Alfredo Germont -, mais qui avait le mérite de chercher judicieusement à exalter la pérennité du drame inspiré de la Dame auxcamélias d’Alexandre Dumas fils - la pute au grand cœur qui accepte son triste sort et se rachète dans la rédemption par l’amour - remarquablement mis en musique par Verdi, le metteur en scène allemand signant pour la circonstance une véritable mise en abîme du mythe de la mondaine au cœur pur qui n’avait cependant rien d’une actualisation stricto sensu.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Patrizia Ciofi (Violetta Valéry) dans le Brindisi. Photo : (c) Alain Kaiser

A Strasbourg, la nouvelle production de La Traviata que présente en ce mois de décembre l’Opéra national du Rhin retourne à la tradition héritée du XIXesiècle, tout en donnant dans la simplicité et le dépouillement. Respectueux de la volonté de Verdi qui entendait placer l’action de son opéra à l’époque de la composition, donc contemporaine de la genèse de l’œuvre, avec belles robes à crinolines, fraques et hauts-de-forme signés il est vrai Christian Lacroix, Vincent Boussard réalise une mise en scène qui va à l’essentiel et qui s’avère efficace. Dans le large espace ménagé par le décor de Vincent Lemaire, le metteur en scène déploie l’action autour et sur un piano à queue qui aurait pu appartenir à Verdi, tandis qu’un volumineux miroir déformant augmente le champ de l’action et déforme plus ou moins les silhouettes. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Patrizia Ciofi (Violetta Valéry), Etienne Dupuis (Giorgio Germont). Photo : (c) Alain Kaiser

Chanteurs et choristes peuvent ainsi s’y déployer avec naturel, et s’investir sans réserve dans leurs rôles. Patricia Ciofi, qui connaît intimement les arcanes de l’âme de Violetta Valeri, qu’elle a chanté plus d’une centaine de fois sur toutes les scènes du monde, est une Traviata d’une vérité et d’une densité confondante. Voix limpide et luxuriante, timbre lumineux, vocalité d’une tenue impeccable, la soprano colorature italienne s’impose dès sa première réplique, son incarnation allant crescendo jusqu’à une scène de la mort d’anthologie, qui fait oublier le fait qu’elle expire sur le coffre d’un piano. A ses côtés, l’Alfredo de Roberto De Biasio n’a pas la même envergure, la voix moins sûre et le timbre moins uni, mais il fait un amoureux crédible et plutôt viril dans sa faiblesse. Mais le plus impressionnant est le remarquable Giorgio Germont d’Etienne Dupuis, voix ample de baryton au timbre de bronze, qui donne à ce personnage peu glorieux noblesse et humanité. L’excellente Lamia Bauque (Flora) et Dilan Aryata (Annina) complètent parfaitement la distribution féminine, tandis que leurs comparses masculins (Mark Van Arsdale, Francis Dudziak, Jean-Gabriel Saint-Martin et Kyungho Lee) convainquent par leur homogénéité vocale, seul René Schirrer, docteur Grenvil bienveillant, atteste d’une fatigue vocale, moins cependant que dans la Damnation de Faust lyonnaise où il chantait Brander en octobre dernier, tandis que le Chœur de l’Opéra de Strasbourg ne suscitent aucune réserve. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Traviata. Patrizia Ciofi (Violetta Valéry), Etienne Dupuis (Giorgio Germont), Roberto De Biasio (Alfredo Germont). Photo : (c) Alain Kaiser

Dans la fosse, Pier Giorgio Morandi, qui dirigera Rigolettoà l’Opéra-Bastille le printemps prochain, sollicite avec énergie et un sens aigu de la couleur qui atteste une réelle connaissance du style verdien, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg est à la fois sans défaut et nuancé, soutenant et enveloppant les voix sans jamais les couvrir.

Bruno Serrou

A Strasbourg (Opéra) jusqu’au 29 décembre 2015 ; à Mulhouse (la Filature) les 8 et 10 janvier 2016. www.operanationaldurhin.eu. A noter que dans le rôle de Violetta Valéry Patrizia Ciofi alterne avec Ana-Camelia Stefanescu

Le chef d’orchestre allemand Kurt Masur, colosse au cœur d’or, est mort samedi 19 décembre 2016 à l’âge de 88 ans

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Kurt Masur (1927-2015). Photo : DR

Colosse au cœur d’or semblant taillé dans le roc, Kurt Masur était l’un des grands chefs d'orchestre de notre temps et des plus inspirés, et, technicien expérimenté, il comptait parmi les bâtisseurs d’orchestres les plus doués de sa génération. Il était aussi un homme engagé. Entré dans la carrière en 1948 au Théâtre de Halle, il avait été directeur musical du Komische Oper de Berlin de 1960 à 1964, premier chef du Dresdner Philharmoniker de 1967 à 1972. En 1970 et jusqu’en 1996, il avait pris en charge le Gewandhaus Orchester de Leipzig, d’où il a assisté et participé activement à l’effondrement du mur de Berlin. Entre 1991 et 2002, il a été directeur musical du New York Philharmonic dont il était encore Directeur Musical Emérite, et, de 2000 à 2005, du London Philharmonic. De 2003 à 2008, il a occupé les mêmes fonctions à l’Orchestre National de France. Spécialiste du grand répertoire allemand, particulièrement de Bach, Beethoven, Mendelssohn, Bruckner, Brahms et Mahler, il en a gravé de somptueux témoignages discographiques.
Né à Brieg (Brzeg en polonais) en Galicie le 18 juillet 1927, Kurt Masur est mort à Greenwich dans l’Etat du Connecticut (Etats-Unis) le 19 décembre 2015, des suites de la maladie de Parkinson
Jel’avais rencontré notamment pour le magazine musical espagnol Scherzoà l’occasion d’une tournée qu’il s’apprêtait à réaliser à la tête de l’Orchestre National de France en mai 2005. Je me propose de publier ci-dessous le fruit de cet entretien.  

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Kurt Masur (1927-2015). Photo : (c) dpa

Bruno Serrou : Dans les mois qui ont précédé la chute du régime communiste en Allemagne de l’Est, vous avez été considéré en Occident comme un héros. Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?
Kurt Masur : Chef d’orchestre, et non pas politicien, je garde un bon souvenir de cette époque, qui atteste du fait que la ville de Leipzig, l’Orchestre du Gewandhaus et sa salle historique qui a vu et entendu Johann-Sebastian Bach, Schumann, Brahms, Mendelssohn et quantité de compositeurs majeurs étaient bien ancrés dans l’esprit des Allemands de l’Est, jusque dans les moments où des événements tragiques risquaient de survenir. De par mes fonctions, j’avais suffisamment d’influence pour demander aux gens d’éviter le pire. J’étais alors le seul ressortissant de la ville à connaître quelque succès dans les pays libres, et personne ne souhaitait affronter une révolution sanglante. Ce qui me rendait heureux était de donner la musique au peuple, et sachant que tout Leipzig pouvait écouter la radio, c’est par ce biais que j’ai décidé d’aider à éviter une effusion de sang.

B. S. : La culture seule pouvait-elle aider à échapper au bain de sang ?
K. M. : Oui, parce que si la culture est bien ancrée dans les esprits, les gens sont moins tentés par le conflit.

B. S. : Les orchestres du Gewandhaus de Leipzig et de la Staatskapelle de Dresde sont deux des plus grandes formations européennes. Dresde est une ville catholique, Leipzig une cité protestante. Y a-t-il émulation ou concurrence entre les deux cités ?
K. M. : La rivalité entre les deux villes est naturelle, et la concurrence entre les orchestres est vive. Mais cette compétition est stimulante. Le Gewandhaus a toujours voulu jouer le mieux possible, et la Staatskapelle de Dresde possède un son caractéristique. Ces deux formations sont aussi distinctes que, par exemple, le Philharmonique de Berlin et le Philharmonique de Vienne. En outre, les objectifs artistiques divergent, tout comme le style de jeu, mais tous deux veulent évidemment être au sommet. Chacun est plus spécialisé dans un type de littérature : la Staatskapelle, plus chatoyante, se distingue dans Richard Strauss et Mozart, Leipzig, plus dramatique, est davantage l’orchestre de Beethoven, Brahms, Bruckner. Le son de Leipzig est chaud, le jeu un rien plus lourd que celui de Dresde, qui possède la légèreté correspondant aux compositeurs qui lui sont chers. Mais il est aujourd’hui impossible de s’en tenir à ces particularités, parce que ce sont les musiciens qui transmettent la tradition. Or, l’enseignement s’internationalise, si bien qu’il n’est plus possible de préserver un caractère local, contrairement à l’époque de Mendelssohn où seuls les étudiants du Conservatoire de Leipzig entraient au Gewandhaus. De mon temps, quatre-vingts pour cent des musiciens venaient encore du Conservatoire de Leipzig. Maintenant, le recrutement est plus ouvert à cause de la législation, ce qui n’aide pas à préserver un style, ne serait-ce que parce l’orchestre fait ses sélections par le biais d’auditions aveugles.

B. S. : Les spécificités de la salle du Gewandhaus n’interfèreraient-elles pas aussi dans le son de l’orchestre ?
K. M. : Tant et si bien qu’après que j’ai convaincu les autorités est-allemandes de la nécessité de construire une nouvelle salle de concert pour le Gewandhaus, le son de l’orchestre est devenu en deux ou trois ans extrêmement raffiné, les conditions de travail étant beaucoup plus confortables désormais. La précédente salle n’incitait pas les musiciens à la modération, tant il leur fallait jouer fort. Je me souviens de notre premier concert à Vienne, Musikvereinsaal, qui s’est avéré désastreux, les musiciens du Gewandhaus ayant l’habitude de pousser le son, alors que la salle viennoise sonne naturellement. Mais, aujourd’hui, le son de l’orchestre est devenu très soigné, l’auditorium étant fantastique. La Staatskapelle de Dresde souffre en revanche du manque de salle, celle des Congrès n’ayant pas une acoustique flatteuse, et le Semper Oper étant un théâtre d’opéras, pas une salle de concert.

B. S. : L’Orchestre de Leipzig n’est-il pas aussi un orchestre de fosse ?
K. M. : Pas seulement. La tradition vient en premier lieu de la Thomaskirsche, puis de l’opéra, ensuite des concerts à effectifs standards, enfin de ceux à très grands effectifs, certaines manifestations nécessitant jusqu’à deux cents instrumentistes. Nous pouvions ainsi nous produire en même temps à Saint-Thomas, à l’Opéra et au Gewandhaus.

B. S. : Le renom de Leipzig vient de la grande tradition Bach de la Thomaskirsche. Vous qui vous situez dans la lignée classique, romantique, postromantique, voyez-vous une filiation entre la façon dont Bach est joué aujourd’hui par les ensembles baroques, et la tradition que vous aviez maintenue à Leipzig ? Entre la tradition du Gewandhaus de Leipzig et celle des baroques, quelle est la bonne ?
K. M. : L’écoute des instruments originaux m’intéresse, bien sûr. Mais, les musiciens baroques se méprennent lorsqu’ils jugent notre façon de jouer Bach inacceptable. En fait, la vérité se situe à mi-chemin. Ma conviction est de jouer Bach avec les moyens et l’oreille de notre temps, et je cherche à démontrer que c’est possible. Les ensembles baroques nous permettent d’expérimenter plus ou moins la façon dont la musique de Bach pouvait sonner en son temps, mais ce n’est pas l’absolue vérité. En fait, nous tendons tous à aller dans la même direction, et l’expérience des ensembles baroques est profitable. Mais, si cela conduit les musiciens baroques à instaurer un monopole et que seuls trois ensembles au monde peuvent s’arroger le droit d’interpréter Bach, c’est un total non-sens, parce que jouer Bach en effectifs réduits dans une église, l’énorme écho fait que l’exécution sonne bien, tandis que le même effectif dans une salle de trois mille places sonnera étriqué. Personne ne peut prétendre que Bach préférait un son intimiste. Il jouait autant du clavecin que du clavicorde, instrument doux, mais aussi de l’orgue, qui a une puissance comparable à celle d’un grand orchestre au complet. L’imaginaire de Bach ne pouvait se contenter d’un petit espace. Comment penser en effet que ce colosse qu’est Barrabas puisse s’exprimer d’une voix serrée, alors que ce qu’il exprime est gorgé de passion ? Interprété sans expression sous prétexte qu’il en était ainsi du temps de Bach, cela devient du musée, pas la vie. Nous devons connaître aujourd’hui la façon dont Bach pouvait traiter sa musique, mais nous ne pourrons jamais dire, “ j’ai raison, et vous avez tort ”. La seule chose claire est que je n’envisagerais pas de diriger un choral si je ne croyais pas en Dieu et en Jésus-Christ, que je sois protestant ou catholique. C’est là l’essentiel, et non pas la question de l’instrumentarium.

Kurt Masur (1927-2015). Photo : DR

B. S. : Plutôt qu’une question de foi chrétienne, ne serait-ce pas simplement la croyance en Dieu qui vous gouverne ? Car, sinon, comment pourriez-vous diriger, par exemple, Kol Nidre ?
K. M. : La foi en Dieu, en effet. Si je dirige cette musique, je dois pouvoir en parler. Aux Allemands et aux Français, comme aux Chinois et aux Japonais. Les Orientaux aiment Bach plus que tout. Croire en un dieu, quel qu’il soit, ne peut qu’inciter à un comportement humaniste. Toute religion induit à la bienveillance. Même si certaines présentent un Dieu manichéen qui exhorte à la peur et à la crainte des mauvaises actions. Mais aujourd’hui, nous croyons en un Dieu d’Amour, et si nous dispensons l’amour dans le monde nous n’avons plus d’ennemis. Les chefs de chœur ont affaire à des chanteurs de toute provenance, de toute confession, et si chacun croit en son propre dieu, tous peuvent chanter la gloire de Dieu avec la même conviction.

B. S. : L’on ne vous voit plus que rarement dans une fosse d’opéra. Pourquoi ?
K. M. : J’ai dirigé l’opéra pendant trente ans. Si je me suis peu produit dans une fosse de théâtre d’Europe occidentale, c’est que l’occasion ne s’est pas présentée. A New York, je ne pouvais contractuellement diriger que l’Orchestre Philharmonique. Aux Etats-Unis, l’exclusivité est requise dans tout poste. Mais, avant comme après New York, je n’ai jamais eu assez de temps pour travailler avec les chanteurs, à qui je demande d’arriver très tôt dans une production. Mes dernières représentations d’opéras remontent à l’époque de Walter Felsenstein au Komische-Oper de Berlin. En ce temps-là, il nous était loisible de répéter cinq mois par production. L’opéra ne peut être pour moi de la soupe quotidienne, bien qu’il soit au centre de ma vie. Par conséquent, je dirige beaucoup d’oratorios, de messes et autres œuvres vocales, comme Peer Gynt de Grieg ou Jeanne au bûcher d’Honegger et la musique de scène d’Egmont de Beethoven. Ce type de partition est pour moi vital parce que j’aime que les gens puissent saisir les connexions entre le verbe et la musique. Mais je reste un chef d’opéra né. C’est à l’opéra que j’ai commencé, et je l’aime toujours. Je m’y rends souvent, et je suis heureux quand une représentation me convainc.

B. S. : Ne rencontrez-vous pas de problèmes avec les metteurs en scène ?
K. M. : Il leur faut aujourd’hui impérativement apporter du neuf, être “ moderne ” à tout prix. Mais que cela signifie-t-il ? Rien ! Personne ne respecte plus les créateurs. Il est pourtant impossible de faire sans eux, ou contre eux ! Il est néanmoins possible d’aborder les œuvres de différentes façons. J’ai vu par exemple à New York une superbe production de Don Giovanni mise en scène par Marthe Keller. Un spectacle tout à fait moderne, mais conçu de façon si profonde, si simple, si vraie qu’il m’a conquis. Marthe Keller a su saisir l’esprit de la musique. En revanche, j’ai vu des représentations de Wozzeck qui m’ont conduit à manifester à haute voix ma désapprobation, quelque metteur en scène n’ayant pas respecté ce que sous-entend le compositeur. Créer le malentendu dans le public sous prétexte d’être “ moderne ” est intolérable.

B. S. : Que pensez-vous du fait que l’on mette de plus en plus souvent en scène les Passions de Bach ?
K. M. : J’en suis horrifié. Il m’est arrivé de voir à Tanglewood une telle mise en scène. Le spectacle était bien dirigé, bien chanté. Mais Jésus-Christ était habillé avec de vieilles frusques d’opéra, ce qui m’a rendu malade. Comme s’il fallait à tout prix montrer des images pour que les gens comprennent une œuvre aussi dramatique que la Passion selon saint Matthieu. Comment oser croire que le public est si stupide et son imaginaire si pauvre ? Toute personne qui écoute la Matthieu dans une bonne interprétation peut se forger sa propre image, sa propre idée, et en avoir sa vie transformée. Mais il en est de même à l’opéra. Donner les œuvres dans leur langue originelle que peu comprennent et voir des surtitres au-dessus du cadre de scène empêche de s’impliquer dans la pièce. Impossible en effet de participer alors à la fusion de deux amoureux, aux élans d’Otello et de Desdemona ou autres, parce qu’au lieu de vivre avec eux ces moments intenses, on est en train de lire ce qu’ils se disent. Je me souviens d’avoir assisté en Russie à une représentation de théâtre, sans comprendre le russe, et il m’a suffi d’observer attentivement les comédiens pour saisir le sens de la pièce, cela bien que je n’en aie pas assimilé un mot. J’ai éprouvé la même impression au Japon, au théâtre Kabuki. Il n’est pas indispensable de comprendre un texte, si les acteurs sont vrais, il est possible de les suivre. Mais si vous lisez ce qui est écrit au-dessus du cadre de scène, vous ne ressentez ni les émotions ni les convictions des personnages. Le surtitre participe de la superficialité du monde contemporain. En revanche, les sous-titres ne nuisent en rien à l’impact d’un film. La traduction apparaissant au bas de l’écran, on peut suivre à la fois images et textes. C’est pourquoi je pense que le Metropolitan Opera de New York a trouvé la solution idoine en diffusant les textes sur le dossier des fauteuils, ce qui permet de lire le livret d’un coup d’œil et de concentrer le regard sur le plateau.

B. S. : Chaque année, le Vendredi Saint, vous dirigiez à Leipzig en alternance une Passion de Bach. N’avez-vous pas essayé d’instaurer cette même tradition dans les villes où vous avez été directeur musical ?
K. M. : J’ai essayé, en effet. Bien sûr, Leipzig est la ville où Bach a été Cantor, et j’y ai moi-même été l’un de ses successeurs. Bach est joué tout au long de l’année à la Thomaskirsche. Les concerts au Gewandhaus constituaient en fait des événements. L’on ne peut écouter partout la même musique. J’ai poussé à la construction d’un orgue dans les murs du nouveau Gewandhaus pour que les gens qui ne vont pas à l’église puissent écouter la musique pour orgue. C’était une décision importante, je n’agissais pas contre l’église mais pour rendre cette musique accessible à tous. A Leipzig, le Neue Bachische Collegium Musicum essaie de restaurer le style d’interprétation de Bach plus ou moins romantique. Face à la vision néoromantique du Bach Orchester, qui joue sans réel éclat sur instruments modernes, il est possible de goûter l’interprétation historique sur instruments anciens, et entre ces deux types d’approches, l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig se produit régulièrement à la Thomaskirsche. Ainsi, la confrontation des styles conduit à de nombreuses discussions. Mais je pense que l’on peut prendre plaisir à l’écoute d’un musicien comme Karl Richter, qui avait commencé à rétablir l’interprétation de Bach à l’ancienne. Il venait de Leipzig, et il a surpris le monde en utilisant un petit chœur et un petit orchestre. Avec sa Bach Akademie de Munich, il a parcouru le globe en donnant sa propre interprétation de l’œuvre du Cantor qui se situait entre la connaissance historique et l’interprétation moderne. Je me souviens de m’être rendu à la Thomaskirsche en compagnie d’Isaac Stern. Je n’avais pas réalisé combien le violoniste connaissait l’œuvre qui était donnée ce jour-là, la Passion selon saint Jean. L’orchestre jouait de façon routinière. Ce qui l’a rendu fou. Il m’a dit : “ Je dois absolument sortir d’ici ! Je ne peux pas rester ici un instant de plus ! Je n’entends pas les premiers violons avec les accents que Bach leur a donnés. Pourquoi ne jouent-ils Bach avec la passion avec laquelle il doit être interprété ? Il ne faut pas oublier qu’il a eu quantité d’enfants. Comment les a-t-il donc conçus ? Avec passion, rien d’autre ! ”

B. S. : L’an dernier vous avez dirigé la Passion selon saint Jean en hommage aux victimes de l’attentat de Madrid. Pourquoi avez-vous choisi cette œuvre pour cette commémoration ?
K. M. : Je pense que nous devions donner une page ayant un rapport avec la vie et la mort. Or, c’est précisément le message de la Johannes. En outre, nous avions travaillé cette partition avec les élèves du Conservatoire de Paris en vue d’un concert à la Cité de la Musique au moment où est parvenue à Paris la tragique nouvelle de l’attentat de Madrid. Nous avons réfléchi à ce que nous pouvions faire pour rendre hommage aux victimes, et nous avons décidé avec le Conservatoire de doubler ce concert. Ce fut une excellente idée, cet immuable exercice qu’est la souffrance humaine incarnée par la Passion du Christ étant de plus en plus sollicité. Nous n’avons pas à faire face aux dangers du seul terrorisme actif, car le terrorisme ne réside-t-il pas également dans le fait de laisser mourir les gens de faim, en Afrique comme en Asie, que chaque jour décèdent quarante mille enfants dans le monde à cause de la maladie et de l’affliction ? Et si nous avons à changer le monde, il nous faut le faire dans le domaine humanitaire, dans la voix de l’amour, pas dans la production de biens de consommation.

B. S. : Pensez-vous que la musique classique ait encore cette force universelle apte à fédérer l’attention des gens, face à la starisation des problèmes humanitaires ? La musique classique est considérée comme élitiste. Comment pensez-vous qu’elle puisse intéresser le plus grand nombre ?
K. M. : En France, il est relativement difficile de trouver des jeunes qui soient passionnés par l’apprentissage de la musique. Si, en Allemagne, l’éducation musicale est accessible à tous, ce n’est pas le cas en Chine. Or, lorsque l’on travaille Beethoven avec des orchestres chinois, les progrès depuis cinquante ans s’avèrent considérables. Là se trouve le grand danger : si nous n’y prenons garde, nous risquons de perdre notre tradition culturelle européenne, qui, en revanche, va être rapidement absorbée par les Chinois. Ce n’est heureusement pas le cas dans tous les pays d’Europe, notablement en Espagne où la situation est excellente : les enfants apprennent la musique classique et celle de leur propre culture, et, partout, sont construits de nouveaux opéras et de nouvelles salles de concert. Mais à Taipei, les jeunes Chinois ont un appétit phénoménal d’apprendre sur Beethoven. Cent cinquante étudiants y ont chanté sous ma direction la Neuvième Symphonie en allemand. Ils ont appris l’œuvre par cœur, avec passion. Il nous faut donc absolument nous réveiller. Parce que si nous éduquons nos enfants le plus tôt possible, ne serait-ce qu’à la musique folklorique, au jardin d’enfant ou à l’école élémentaire, en considérant la musique comme un vecteur culturel et non pas comme un simple divertissement, nous retrouverons le sens du son. Je me bats tous les jours pour que les jeunes comprennent ce que la formule “ bonne musique ” désigne. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils finiront par déclarer “ Je ne veux pas entendre la musique pop’ ”, ce serait stupide. Bien sûr qu’ils l’aimeront, et qu’ils continueront à danser le rock. Mais, s’il leur arrive de réfléchir sur la vie et sur la mort, ils écouteront de la musique classique. Nous devons donner de la bande dessinée à lire mais aussi, de temps à autre, Goethe, Schiller, Cervantès…

B. S. : Quand avez-vous dirigé l’Orchestre National de France pour la première fois ?
K. M. : Dans les années soixante-dix. Nous venons de retrouver un enregistrement vidéo d’un concert remontant à 1974 où je dirige la Quatrième Symphonie de Brahms. L’orchestre était en très grande forme. Le National est la première des formations parisiennes. Je suis heureux d’avoir retrouvé cet orchestre et fier qu’il puisse tout jouer, avec passion et intelligence.

B. S.: Vous a-t-il été nécessaire de restructurer l’orchestre ?
K. M. : Je suis venu à Paris parce que j’avais découvert que beaucoup de membres de cet orchestre souhaitaient que leur vie change. En effet, avant d’accepter l’offre que me faisait Radio France, j’étais fatigué des charges inhérentes aux fonctions de directeur d’orchestre. J’ai pris ma décision au terme d’une répétition qui m’a convaincu du bien-fondé de ce choix. Les musiciens m’ont demandé de devenir leur directeur musical alors que je venais de me montrer très exigeant avec eux, trouvant ce jour-là leur jeu peu équilibré. Si bien que leur sollicitation m’a étonné. Je reconnais en effet ne pas avoir été très courtois avec eux. “ Nous voulons travailler avec vous ”, m’ont-ils dit pourtant. “ Si vous y croyez, je viens. ” Et il est aujourd’hui évident que l’esprit de cet orchestre est stupéfiant. Nous avons découvert ensemble que s’il nous faut changer quelque chose, nous devons le faire en réfléchissant collectivement. Mais nous savons aussi que l’on ne peut avoir dans un orchestre des membres de second rayon si l’on tient à ce que la phalange soit de première classe. C’est pourquoi une certaine évolution est nécessaire. Mais nous agissons de façon très démocratique. J’entretiens des relations de confiance avec le comité de l’orchestre, et quand nous ne nous comprenons pas, nous parlons et nous essayons de réfléchir sur la meilleure alternative pour aller de l’avant. Cet orchestre s’améliore de jour en jour, il me stupéfie et me maintient jeune parce qu’il est en attente et le manifeste. Les musiciens ne pensent pas que tout est bon et qu’il suffit de continuer.

B. S. : Dans les meilleurs orchestres internationaux l’esprit d’équipe naît du fait qu’il s’y trouve des ensembles de musique de chambre. Poussez-vous les musiciens de l’Orchestre National de France à ce qu’il en soit ainsi ?
K. M. : Je les encourage en effet à s’engager davantage dans cette direction. Et si, au début, nous n’avions pas de budget pour les rémunérer, ce n’est plus le cas. Je tiens expressément à ce qu’ils fassent beaucoup de musique de chambre. Ce que j’ai réalisé au Gewandhaus est exceptionnel, car nous avons réussi à avoir au sein de l’orchestre allemand dix quatuors à cordes, trois quintettes à vent, deux ensembles de cuivres et trois orchestres de chambre. Tous les membres du Gewandhaus se produisaient en diverses formations. Nous avions même un orchestre de salon. Toutes ces activités permettaient aux musiciens de s’exprimer sans chef. Ce qui les conduisait à se sentir libres et à être eux-mêmes. C’est précisément ce que nous sommes en train de construire à l’Orchestre National de France.

B. S. : Sitôt votre entrée en fonction à Paris, vous avez programmé Beethoven et le grand répertoire allemand. Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de commencer par-là ?
K. M. : Parce que c’est la base du répertoire de tout bon orchestre. Les symphonies de Haydn, Mozart, Beethoven sont la source de tout. Et si on l’oublie, il est impossible de jouer de la musique moderne sans rencontrer des difficultés. Le problème n’est pas d’ordre interprétatif, technique ou rythmique, ce qui se pose quel que soit le répertoire, mais dans la musicalité et dans l’affinage du son. Bâtir une phrase de symphonie classique ou romantique équivaut à faire de la musique de chambre dans un grand orchestre. Cette créativité n’est pas possible sans l’acquisition d’une base saine. Un jour, un musicien de l’orchestre, après dix répétitions en vue du cycle Beethoven, m’a dit : “ J’aime ce que nous faisons. Tous les matins, je reçois une pluie d’or d’où je ressors propre, parce que je sens que c’est la voie juste, qu’il ne peut en être autrement, parce qu’un staccato est un staccato, un legato un legato, un subito piano un subito piano. ” Qu’une partition soit très complexe ou ne le soit pas ne change rien. Mais si cette même partition est jouée avec un orchestre où tout le monde sait comment s’y prendre, elle sera mieux comprise par le public, tant dans sa structure que dans sa signification. Le seul moyen d’atteindre cet objectif est la maîtrise du répertoire classique.

B. S. : Les orchestres français n’ont-ils pas une longue tradition beethovénienne, puisque l’on sait que Wagner, par exemple, a découvert le potentiel des symphonies du maître de Bonn en les écoutant à Paris à la Société des Concerts du Conservatoire dirigée par François-Antoine Habeneck ?
K. M. : Je me souviens d’un critique qui se demandait pourquoi Karajan avait pu être choisi par l’Orchestre de Paris pour diriger Beethoven alors qu’il interprétait ce compositeur dans le style français [rires]. Je pense que les Français comprennent les musiques des pays du monde. Les influences et les connexions entre les musiques de l’Extrême-Orient et les impressionnistes français, par exemple, font que les orchestres japonais jouent fort bien Debussy. Les Français puisent beaucoup de leur inspiration à l’extérieur, mais ils ne perdent jamais leur caractère. Y compris à l’époque baroque. Si l’on compare par exemple le langage assez rectiligne de Haendel avec celui de Rameau, ce dernier est assurément plus fleuri et raffiné. Ce constat est valable quels que soient le style et l’époque. Les orchestres français ont un son caractéristique. S’ils jouent le Boléro de Ravel, ils sonnent de façon fantastique, avec un vibrato formidable. Mais s’ils utilisent la même expression dans une symphonie de Brahms, cela ne va plus. Nous pouvons en dire autant des orchestres allemands, pour qui il est difficile de jouer Debussy. Or, dans le monde contemporain, il est nécessaire de savoir tout faire. Je respecte infiniment la tradition française parce qu’elle a su préserver son caractère. Mais lorsque je demande à l’orchestre de jouer Tchaïkovski, il doit sonner russe et pas comme de la musique de salon, contrairement à une vieille mauvaise habitude française. D’autant que les orchestres français savent jouer Tchaïkovski de façon très convaincante, avec beaucoup de passion. Lisant l’histoire de la littérature russe de l’époque, on constate une très forte influence de la littérature française. Mais, si, dans un roman français, un amant meurt, c’est tragique, tandis que si, dans un roman russe, un amant meurt, c’est la catastrophe. La littérature russe est mue par une passion incroyable.

B. S. : Vous avez dirigé quantité orchestres dans le monde. Le fait que vous soyez Kurt Masur fait-il que le Philharmonique de New York sonne comme le Gewandhaus de Leipzig et l’Orchestre National de France, où profitez-vous des caractéristiques propres à chaque ensemble pour trouver un son inédit ?
K. M. : Chaque son est le résultat de la combinaison de l’imaginaire de l’orchestre et de celui du chef. La rencontre ne peut se faire qu’au milieu. J’ai constaté ce phénomène très tôt dans ma carrière. A l’époque, je possédais trois versions discographiques différentes de la Troisième Symphonie de Brahms dirigées par Bruno Walter. L’une, avec le Philharmonique de Vienne, l’autre, avec le Philharmonique de Berlin, et la troisième avec le Columbia Orchestra de New York. Je me demandais pourquoi il y avait tant de différences perceptibles dès la première écoute entre elles. Walter avait forcément une idée similaire de l’œuvre avec les trois orchestres, et pourtant, ils sonnent différemment. Ces différences s’expliquent par l’éducation des musiciens à l’attaque, qui, par exemple, était, aux Etats-Unis, plus conformément au son de Toscanini, un peu plus agressif, ce qui n’est pas très brahmsien. L’enregistrement viennois est un peu plus doux, mais c’est le berlinois qui est le plus proche du son de Brahms. Une interprétation est donc affaire de compromis. Mais il est aussi certain que je peux transmettre ma propre inspiration à l’orchestre. Si je donne tous les soirs la même intensité, je ne suis pas mécontent si cela sonne chaque fois de façon plus ou moins différente parce que je sais que, pour les musiciens comme pour le public, mon imaginaire fonctionne à plein.

Recueilli par
Bruno Serrou
Paris, Radio France, le 4 février 2005

A lire
Kurt Masur, biographie de Johannes Forner, traduction de l’allemand Brigitte Hébert, Jean-Claude Colbus. Editions Actes Sud (2004, 398 p.) 
A écouter :
Ludwig van Beethoven, Fidelio, avec Jeannine Altmeyer, Siegfried Jerusalem, Siegmund Nimsgern, Theo Adam, le Chœur de la Radio de Leipzig et l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Supraphon)
Benjamin Britten, War Requiem, avec Edith Wiens, Nigel Robson, Hakan Hagegard, le Chœur Philharmonique de Prague, la maîtrise Ankor et l’Orchestre Philharmonique d’Israël (Helicon Records)
Edvard Grieg, Peer Gynt, avec Edith Wiens, le Chœur de la Radio de Leipzig et l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Decca)
Gustav Mahler, Symphonie n° 9, avec le New York Philharmonic Orchestra (Decca)
Felix Mendelssohn-Bartholdy, Paulus, avec Gundula Janowitz, Theo Adam, le Chœur de la Radio de Leipzig et l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Decca)
Jean Sibelius, Concerto pour violon, Finlandia, le Cygne de Tuonela, Ouverture Karelia, avec Thomas Zehetmeier et l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Apex)
Richard Strauss, Quatre derniers lieder et autres lieder, avec Jessye Norman et l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (Decca/DG)
Richard Strauss : Une symphonie alpestre, Orchestre National de France (Editions Radio France, distribution Harmonia Mundi)

L’Orchestre Français des Jeunes au niveau d’excellence de David Zinman et Nelson Freire

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Paris. Philharmonie 1. Vendredi 18 décembre 2015

David Zinman. Photo : DR

Résident de la Philharmonie depuis l’ouverture de cette dernière en janvier 2015, l’Orchestre Français des Jeunes (OFJ) s’est produit vendredi pour la première fois en public dans la grande salle de la Philharmonie 1. Première parisienne également pour le navire amiral des orchestres de jeunes français, la présence à sa tête de son nouveau directeur musical, l’immense chef américain David Zinman.

A 79 ans, le grand chef américain David Zinman transmet son amour de la musique et son incomparable expérience aux 98 musiciens de l’Orchestre Français des Jeunes. Forgeur d’orchestres de réputation mondiale, David Zinman a accepté sans la moindre hésitation la proposition que lui a faite l’Orchestre Français des Jeunes de le diriger pendant deux ans. En août dernier, j’étais allé à leur rencontre en leur résidence au Grand Théâtre de Provence d’Aix-en-Provence pour le quotidien La Croix (1), dont je reprends ici l’article qui en est résulté.

L'Orchestre Français des Jeunes en répétitions sur le plateau du Grand Théâtre de Provence. Photo : (c) Orchestre Français des Jeunes

« Le fait que David Zinman dirige l’Orchestre Français des Jeunes m’a incitée à me présenter au concours, s’enthousiasmait Solvejg Madler, violoniste alsacienne de 24 ans élève du Conservatoire de Fribourg-en-Brisgau. Je le connaissais de réputation, et j’avais très envie de travailler avec lui. M. Zinman a un charisme incroyable, et j’apprends énormément à son contact. » Depuis sa première session en 1982, l’Orchestre Français des Jeunes (OFJ) a été dirigé par des chefs de renom comme Marek Janowski, Jesús López-Coboz, Dennis Russell-Davies entre autres, mais jamais par un artiste de la trempe du chef américain David Zinman. Ce musicien dans l’âme qui fut l’assistant de Pierre Monteux, créateur du Sacre du printemps de Stravinski, est en effet l’un des plus grands directeurs d’orchestre de notre temps. Son travail à la tête de la Tonhalle de Zurich dont il a fait l’une des plus belles phalanges d’Europe l’atteste. Ses interprétations séduisent par leur modération, le classicisme qu’il transmet aux œuvres qu’il aborde, des plus simples aux plus complexes auxquelles il donne un tour toujours clair et naturel. « Voulant faire à tout prix de l’orchestre, peu importait qui allait diriger, reconnaît Guillemette Tual, contrebassiste limougeaude de 20 ans qui vient d’entrer au CNSMD de Lyon. Lorsque j’ai vu David Zinman pour la première fois, j’ai eu une appréhension qui m’a vite quittée, percevant immédiatement chez lui une énergie vitale mue par ses mouvements clairs et expressifs, ses indications du regard qui nous poussent vers lui. Nous savons immédiatement où il veut aller. Il a aussi de l’humour et il sait jouer de l’ellipse. Mais le plus important est qu’avec lui je ressens plein d’émotions différentes. »

David Zinman dirigeant une répétition de l'Orchestre Français des Jeunes Grand Théâtre de Provence le 31 août dernier. Photo : (c) Bruno Serrou

Connaissant à fond le répertoire, Zinman aime à transmettre son expérience et sa proximité avec les œuvres aux jeunes musiciens. « J’ai dirigé pendant douze ans l’Orchestre des Jeunes d’Aspen dans le Colorado où j’ai aussi fondé une académie de chefs d’orchestre. Les orchestres comme l’OFJ m’ont toujours intéressé. Un jour, ce seront des musiciens professionnels. Dans les orchestres constitués, les gens connaissent la musique, mais ils connaissent aussi la routine. Avec les étudiants, il faut être plus didactique, prendre du temps sur les fondamentaux comme le rythme, l’intonation, le fait de jouer ensemble. Mais ils sont frais, neufs, et ils jouent avec enthousiasme. Il faut du temps pour obtenir une unité. Mais ce sont de très bons instrumentistes. » Zinman devrait diriger l’ONJ jusqu’en 2016, ce dont se félicite Pierre Barrois, son directeur, qui rappelle que quatre vingt onze pour cent des musiciens passés par l’ONJ sont devenus professionnels et soixante pour cent sont titulaires dans des orchestres, français et étrangers. 

Pour cette première prestation dans la grande salle de concerts parisienne, l’Orchestre Français des Jeunes a largement réussi à faire le plein des places. Mais, afin sans doute d’éviter que les fauteuils se vident à l’entracte, le concerto programmé occupait la seconde partie de soirée. Il faut dire que l’interprète et l’œuvre choisis sont en totale osmose, et ce depuis longtemps.

David Zinman et l'Orchestre Français des Jeunes, à la Philarmonie de Paris vendredi 18 décembre 2015. Photo : (c) Bruno Serrou

Les pièces d’orchestre pur ont occupé donc la première partie. C’est sur l’ouverture du Carnaval romainop. 9 d’Hector Berlioz, aux répétitions de laquelle j’avais assisté en août dernier, que la jeune phalange a commencé sa prestation avec une fringante énergie, titillée par un David Zinman économe en gestes mais électrique et mutin, l’osmose conduisant à mettre en exergue la subtilité et l’éclat de l’orchestration de Berlioz. Avec la seconde pièce d’orchestre, les musiciens ont moins l’occasion de s’adonner à la subtilité, mais en revanche de s’adonner aux épanchements, à la virtuosité et à la puissance, qui se fera parfois tellurique plutôt que tonitruante. Créées à Philadelphie début 1941, les Danses symphoniques sont la dernière partition d’orchestre de Serge Rachmaninov. Du premier des trois mouvements, l’ONJ a exalté l’énergie, les rythmes trépidants, subtilement ponctués par hautbois et clarinette solo qui ont parfaitement restitué l’élan pastoral, tandis que le saxophone excellemment tenu par Maxime Bazerque a établi la nostalgie qui imprègne la mélodie que le compositeur lui réserve. Dans l’Andante, la valse a permis au cor anglais d’exposer la plastique de ses sonorités. Ponctué de citations macabres du Dies Irae, qui aura hanté Rachmaninov sa vie durant et revient ici sous diverses formes rythmiques et harmoniques, auquel fait ici écho un second thème religieux, tiré cette fois de la liturgie orthodoxe, le dernier mouvement a été servi par les musiciens de l’OFJ dans sa diversité sonore et expressive, se libérant totalement de l’ample final au point de quasi saturer l’espace par la puissance d’une orchestration massive amplifiée par une percussion tonitruante.

Nelson Freire. Photo : DR

Mais c’est dans la seconde partie que le travail de ces jeunes musiciens encore élèves des conservatoires de régions ont démontré l’excellence à la fois de leur talent et de l’enseignement musical des institutions pédagogiques française. Il s’agissait pourtant d’un concerto pour piano et orchestre. Le choix s’était néanmoins subtilement porté sur une partition où le soliste, malgré la virtuosité extrême qui lui est réservée, est traité comme un instrument de l’orchestre dans une forme symphonique avec soliste obligé, puisque l’œuvre retenue a été le Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si bémol majeur op. 83 de Brahms. Si l’on peut regretter que Jean-Frédéric Neuburger, après leur tournée franco-suisse commune en septembre dans la même œuvre, ainsi que la veille à Aix-en-Provence, n’ait pas été retenu pour ce concert parisien, cela a permis de retrouver Nelson Freire dans une partition dans laquelle il excelle. Sans prétendre égaler l’enregistrement qu’il a réalisé avec le Gewandhausorchester dirigé par Riccardo Chailly dans son intégrale des deux concertos de Brahms parue en 2007 (1), le pianiste brésilien a joué avec une fluidité, une transparence, un toucher aérien, les doigts courant sur le clavier avec une vélocité déconcertante tout en exaltant des sonorités pleines et charnues dans un nuancier infini, tel un véritable poète.

 David Zinman, Nelson Freire et l'Orchestre Français des Jeunes Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre Français des Jeunes lui a serti un environnement d’une élégance et d’un panache digne d’un orchestre aguerri, dirigé avec onirisme par David Zinman qui s’est avéré davantage qu’un partenaire de Nelson Freire, tant la connivence entre les deux artistes est évidente, tandis qu’il soutenait discrètement pour mieux les laisser s’exprimer librement les pupitres solistes et les tuttistes de l’OFJ (les noms des titulaires ne sont pas communiqués dans le programme autrement que dans l’ordre alphabétique, ce qui empêche de saluer nommément la prestation de chacun !... à l’exception du saxophoniste dans Rachmaninov, du premier violon, du trombone basse, du tubiste, du harpiste et de la pianiste. Dommage),  à commencer par la brillante violoncelliste (Louise Rosbach ?) qui a conversé en toute sérénité avec une tenue d’archet et des timbres charnus et velouté, rivalisant de vélocité et d’élégance dans son magnifique duo piano-violoncelle de l’Andante. Maîtrise aussi du violon solo (Antoine Paul), des premier et troisième cors, de la première flûte, de la première clarinette, du premier hautbois, du premier basson, du timbalier... 

Bruno Serrou


1) Voir le quotidien La Croix daté jeudi 3 septembre 2015. 2) 2CD Decca

CD : Le legs exceptionnel du Quartetto Italiano, le plus grand des quatuors à cordes italiens créé voilà 70 ans, enfin disponible chez Decca

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Photo : (c) Bruno Serrou

A l’occasion des soixante-dix ans du Quartetto Italiano, son éditeur quasi-exclusif, Universal Classics a réuni sous le label Decca (l’essentiel de ses gravures a été publié chez Philips entre 1965 et 1977, mais il fit ses débuts chez Decca de 1948 à 1952 et termina sa carrière discographique chez DG en 1977) en un coffret de trente-sept CDs la totalité de ses enregistrements parus sous les trois labels maison - Decca, Philips et Deutsche Grammophon (sont naturellement absents les enregistrements publiés par sous étiquettes Angel et Columbia au début des années 1960). Un somptueux cadeau poyur les étrennes 2016 à savourer non seulement les prochains mois mais aussi jusqu’à la fin du temps…

Quartetto Italiano à la fin des années 1940 : Paolo Borciani, Franco Rossi, Elisa Pegreffi, Lionello Forzanti. Photo : DR

Fondé en 1945 à Modène sous le nom de Nuovo Quartetto Italiano (Nouveau Quatuor Italien, intitulé qu’il gardera cinq ans) par Paolo Borciani (1922-1985), Elisa Pegreffi (née en 1922), Lionello Forzanti (1913-2009) et Franco Rossi (1921-2006), le Quartetto Italiano compte parmi les plus grands quatuors à cordes de l’histoire. Il est en tout cas l’un des remarquables du XXe siècle. Grâce au disque, son legs est unanimement célébré pour sa sagacité, sa virtuosité, son expressivité pure et sa luminosité inouïe. Ses intégrales Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms et Webern sont légendaires, autant que nombre de ses interprétations qui n’ont jamais cessé d’émerveiller, depuis les Quatuorsde Debussy et de Ravel qui ont scellé ses débuts chez Philips jusqu’à son enregistrement de 1979 avec Maurizio Pollini du Quintette pour cordes et piano de Brahms, en passant par ses Haydn et, surtout, ses magistraux derniers quatuors de Schubert. Ce qui fait aussi la force de cette formation est son homogénéité et sa commune conception des œuvres abordées dues à la pérennité du groupe, seul le poste d’alto ayant connu plusieurs titulaires : à Lionello Forzanti, membre des Italiano de 1945 à 1947, a succédé pendant trente ans Piero Farulli (1920-2012) de 1947 à 1977, puis, les trois dernières années, Dino Asciolla (1920-1994), de 1977 à 1980.

Quartetto Italiano : Elisa Pegreffi, Paolo Borciani, Piero Farulli, Franco Rossi. Photo : DR

Les Italiano ont donné leur tout premier concert le 12 novembre 1945 à Carpi, Sala dei Mori, avec au programme notamment le Quatuor à cordesen sol mineur de Claude Debussy, et se produisent avant la fin de l’année à Reggio Emilia et Milan. En mars 1946, ils remportent les Concours de l’Académie Nationale de Sainte-Cécile et de l’Académie Philharmonique de Rome. S’ensuivit un concert à Milan et leur première prestation hors de leurs frontières, à la Tonhalle de Zürich. En février 1947, Piero Farulli remplace Lionello Forzati au pupitre d’alto, avec qui ils se produisent pour la première fois à Mantoue, cité lombarde qui vit naître Claudio Monteverdi et qui devient le lieu de résidence permanent du Quartetto Italiano. 

Quartetto Italiano : Paolo Borciani, Elisa Pegreffi, Dino Asciolla et Franco Rossi. Photo : (c) Decca

Cette même année 1947, il fait ses débuts en Autriche et en Angleterre, et donne la création mondiale du Quatuor à cordes n° 9 d’Heitor Villa-Lobos à l’Académie Philharmonique de Rome. Très vite, le quatuor s’impose, en Italie comme à l’étranger, multipliant ses concerts en Europe. Il réalise ses premiers disques dès 1948, pour le label Decca. L’année 1951 marque une étape importante dans l’histoire du quatuor. C’est en effet l’année où il adopte son nom définitif de Quartetto Italiano, mais surtout il rencontre à Salzbourg Wilhelm Furtwängler, qui va donner l’impulsion définitive au développement de sa carrière mais aussi à son style musical libéré de tout académisme, avec ses sonorités élégantes, enjouées, sensuelles, enivrantes, pétulantes de vie et de grâce. C’est aussi l’année de la première tournée américaine qui assure sa position de premier plan parmi les quatuors d’archets durant les trois décennies suivantes.

Photo : (c) Bruno Serrou

Pour aborder cette présentation de ce précieux coffret Decca par les intégrales, commençons par les intégrales. La plus emblématique et essentielle de toutes, est celle des Quatuors de Ludwig van Beethoven réalisée entre 1967 et 1975, tant elle reste inégalée et sans doute inégalable, se présentant comme un véritable Himalaya de l’interprétation de ces œuvres. Elle représente indubitablement le sommet de la littérature pour quatuor d’archets, à laquelle les Italiano donnent un tour quasi symphonique avec leurs sonorités charnues mais fluide et transparentes tant les voix sont aériennes et d’un éclat fulgurant. Sans doute la version absolue de ces seize quatuors à cordes qui constituent l’alpha et l’oméga du quatuor à cordes, à l’instar des cantates de Bach ou des concertos pour piano de Mozart pour leurs genres respectifs. Les Italiano sont les maîtres souverains de la dynamique. Leur jeu naturellement suave et lyrique engendre une interprétation magique, enivrante, épanouie de cette somme. Ils jouent avec autant de puissance et d’énergie que de poésie et de grâce, préservant constamment les chatoyantes beautés de leur sonorité et l’onirisme de leur conception. Seuls dans les derniers quatuors les Busch et, à un moindre degré les Juilliard et les Berg, peuvent leur être comparés, mais les Italiano demeurent sans rivaux quant à l’onctuosité lumineuse des lignes et des timbres. Dès les six quatuors de l’Opus 18, les Italiano tendent vers l’accomplissement des ultimes partitions, donnant ainsi à l’évolution de la pensée de Beethoven une unité et un accomplissement extraordinaire, exaltant la vigueur et la liberté intérieure, le tout étant d’une luxuriante beauté.

Autre intégrale, celle des vingt-trois quatuors à cordes de Wolfgang Amadeus Mozart enregistrés entre 1966 et 1973. Aux côtés des Amadeus, dont le premier violon, Norbert Brainin, est moins sûr et chatoyant que celui de Paolo Borciani, cette somme mozartienne est d’un éclat ineffable, d’une plénitude solaire, d’une souplesse rythmique et technique sans pareils, ce qui permet aux Italiano des tempi plutôt lents, et, malgré une prise de son plutôt réverbérée, la perfection de leur jeu, l’élégance de leur style instillent au son une profondeur et un panache particulièrement voluptueux. Figurent également au sein de ce cursus mozartien les trois Divertimentos KV. 136, 137 et 138, ainsi que l’Adagio et Fugue en ut mineur KV.546.

Le Quartetto Italiano irradie de ses sonorités singulièrement avenantes et radieuses les trois quatuors de Robert Schumann. En plus de leurs qualités intrinsèques de sensualité et de plénitude instrumentale, les Italiano offrent des trois Quatuors de Johannes Brahms des lectures exceptionnelles, aussi délicates que solides, qui corroborent la pensée et le style du compositeur hambourgeois. Il convient bien sûr d’associer à ces exceptionnelles réussites le sublime Quintette pour cordes et piano en fa mineur op. 34, ultime enregistrement du Quartetto Italiano, qui s’est associé pour l’occasion à son compatriote Maurizio Pollini devant les micros de DG en janvier 1979. Les quatre brûlants archets y poussent de leurs sonorités prodigues et charnelles le pianiste italien à puiser jusqu’au plus secret de ses ressources à la fois techniques, toujours sans tâche, sonores et mentales, avivant sa sensibilité et son expressivité.   

Quartetto Italiano : Paolo Borciani, Elisa Pegreffi, Franco Rossi, Piero Farulli. Photo : DR

Ce qui est apparu lors de sa publication comme étranger au répertoire des Italiano, l’intégrale de l’œuvre pour quatuor d’AntonWebern touche par l’ardeur, le naturel, la poésie de l’approche de pages considérées jusqu’à la parution de cet enregistrement en 1970 comme pointillistes, sèches, âpres, surtout sous les archets du Quatuor LaSalle, un peu moins sous ceux du Juilliard Quartet, plus expressif que son compatriote US. Les quatre italiens vivent littéralement chaque note, chaque intention de cette musique, jouant des effets de timbres et d’une différenciation des voix limpide, claire et avenante. C’est avec les Italiano que Webern est devenu un classique du XXe siècle… 

Gravés en 1965 dans leur couplage traditionnel, les Quatuors de Claude Debussy et de Maurice Ravel sont les premiers résultats du contrat d’exclusivité des Italiano avec le label Philips. L’on ne peut ici qu’admirer la virtuosité épanouie entièrement au service d’un lyrisme ardent, la limpidité, le velouté, la franchise des respirations, l’unité de la pensée, le raffinement, la précision, la stupéfiante sensibilité du son.

Mais les Italiano ne s’imposent pas seulement par leurs intégrales. Malgré la concurrence, notamment celle des Busch que Warner Classics vient de rééditer (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/12/cd-livre-adolf-busch-et-le-quatuor-busch.html), les Italiano restent la référence également pour les derniers quatuors de Franz Schubert dont ils exaltent une puissance émotionnelle confondante. Plus particulièrement l’intense et bouleversant « la Jeune-Fille et la Mort », qui fut mon tout premier disque des Italiano en 1973, sitôt après les avoir écoutés au Théâtre des Champs-Elysées dans cette même œuvre la veille au soir, mais aussi le Quatuor en sol majeur D. 887, véritable symphonie à quatre d’une lenteur sublimée, tout aussi remarquable, ainsi que le Quartettsatzet le « Rosamunde », dont le moindre détail harmonique est magnifié, les sonorités sublimées, l’interprétation d’une élégance, d’un raffinement, d’une unité et d’une luminosité sans équivalent.

Les Italiano n’ont gravé que sept des quatuors de Joseph Haydn, dont le rare Quatuor à cordes op. 3 n° 5 en fa majeur Hob.III:17 « Sérénade » dont ils rendent merveilleusement la sensualité et la joliesse. Les Quatuors op. 64 n° 5 « l’Alouette » et n° 6 sont délectables, d’un éclat et d’une clarté extraordinaires. Le sentiment de plénitude qui émane de ces interprétations instaure un pur ravissement de l’oreille. Fort heureusement, les Italiano se sont attachés aux trois quatuors de l’Opus 76, « les Quintes », « l’Empereur » et « Lever desoleil », auxquels ils instillent une grâce, une fraicheur et un tempérament ensorcelants, tout en réussissant à préserver un style strict et rigoureux.  

Leur unique témoignage dans Antonin Dvorak, le populaire Quatuor à cordes n° 12 en fa majeur op. 96 « Américain », fait regretter que les Italiano ne soient pas allés plus avant dans l’univers du compositeur tchèque, tandis que le Quatuor n° 2 en ré majeur d'Alexandre Borodinedémontre combien l’italianité de ce quatuor d’archets pouvait trouver à s’exprimer dans l’univers slave, autant que dans le chant transalpin d’un Luigi Boccherini dont ils ont magnifié trois des quatuors…

En plus de ces indispensables gravures qui n’ont guère quitté les catalogues sous diverses formes, ce gros boîtier de trente-sept CDs est une véritable aubaine aussi du fait qu’y sont inclus une série d’enregistrements disponibles pour la première fois en France en CD quoiqu'accessibles sous cette forme par e-commerce sous l'étiquette Amadeus que le Quartetto Italiano réalisa dans les années 1948-1952 pour le label Decca. Sont ainsi présentées les toutes premières captations, que sont le Quatuor Op. 64/6 de Haydnet le Quatuor Op. 6/1 de Boccherini enregistrés en 1948, les Op. 18/6 et Razumouvsky n° 1 et n° 3de Beethoven, les Quatuors n° 2, 19 et 23 de Mozart ainsi que l’Adagioet Fugue en ut mineur KV. 546 et, surtout, le Quintette avec clarinette KV. 581 avec le clarinettiste suisse Antoine de Bavier, les Quatuors op. 64/6 et op. 77/1 de Haydn, le Quatuor n° 2 en fa majeur Op. 41/2 de Schumann et le Quatuor à cordes en mi mineur de Giuseppe Verdi, qu’ils ont si souvent joué au début de leur carrière qu’ils y renoncèrent définitivement par la suite. Ces enregistrements réalisés entre 1948 et 1952 sont proposés dans les cinq premiers volumes de ce coffret à (re)découvrir de toute urgence et qui doit impérativement figurer dans toute discothèque.

Bruno Serrou

1 cofftet de 37 CD « Quartetto Italiano Complete Decca, Philips & DG Recordings », Decca 478 8624 (35h 40mn 58s)

Pierre Boulez, Hommage de Jean-Guihen Queyras : «Tu me dois un pizzicato !»

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Pierre Boulez (1925-2016). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Avec les géants, la première impression peut être physique.
Comme si l’on pouvait saisir l’aura d’une personne hyper charismatique.
J’avais ressenti cela lors de ma première rencontre avec Mstislav Rostropovitch.
Il en fut de même avec Pierre Boulez, quelques années plus tard.

Janvier 1990. Je prends l’avion de New York - où je termine mes études - destination Paris pour passer l’audition d’entrée pour le poste vacant de violoncelliste à l'Ensemble Intercontemporain.
Parvenu en finale, je me colle à l’ultime épreuve de lecture à vue : un extrait de la Sérénade op. 29 de Schönberg.
Pierre Boulez écoute ma première tentative, se lève, vient vers moi, me donne quelques instructions d’amélioration, et je rejoue l’extrait, cette fois sous sa direction.
Il se tient à deux mètres de moi, partition dans une main, dirigeant de l’autre.

Je ressenti dans ces premières quarante secondes de musique partagées avec Pierre ce dont j’allais faire l’expérience au cours des dix années suivantes passées au sein de son ensemble : une présence absolue, une calme intensité qui avaient le pouvoir de galvaniser ses interprètes, un feu intérieur qui lui permettait d’aller chercher au plus profond d’un instrumentiste le meilleur de lui-même, de se transcender.

Au lendemain de cette audition (réussie, donc), mes parents reçurent une drôle de visite dans leur atelier de poterie en Provence.
Une petite dame énergique ouvrit la porte avec élan et déclara devant mes parents bouche bée : « Bonjour ! Je suis la sœur de Pierre Boulez. Il me charge de voir d’où sort sa nouvelle recrue ! »
Cette phrase fut le début d'une longue amitié entre eux.

Cette anecdote fut pour moi la première illustration d'une qualité non anecdotique de Boulez : si le processus de création fut toujours au centre de sa vie, il se souciait néanmoins profondément et authentiquement de toutes les personnes impliquées autour de lui.
Il était à tout moment disponible, non seulement pour les questions au sujet de la musique, mais aussi lorsque l’un de ses musiciens avait des problèmes avec son instrument, sa santé ou autre.
Lorsque je dus m’arrêter de jouer pendant six mois suite à une blessure à la main, je reçu ses lettres ou coups de fil à intervalles réguliers. Il me posait des questions sur l’évolution de ma santé, si j’avais les médecins qu’il me fallait, ou si quoi que ce soit d’autre pouvait être fait pour m’aider…

Tout a été dit sur son oreille légendaire.
Il entendait tout dans les musiques les plus complexes.
Un an après avoir rejoint l'Ensemble, nous donnions des concerts à Badenweiler, dans une série organisée par son ami Klaus Lauer.
Au programme notamment la même Suite op. 29 de Schönberg mentionnée plus haut.
A la répétition générale, le jour du concert, je manque une entrée et ne joue pas une note « pizzicato », dans un passage où beaucoup de choses se passaient autour. J’espérais donc que cela passerait inaperçu.
Pierre n’interrompit pas.
Mais deux heures plus tard, lorsque je le rencontrai par hasard dans le couloir, il me saisit par le bras et me dit d’un air rieur : « Tu me dois encore un pizzicato ! »

Mon tout premier plongeon dans l’univers du compositeur Boulez fut intense et sans préliminaires.
Après quelques nuits blanches passées à apprendre ma partie (je n'avais jamais joué quelque-chose d’aussi difficile), je descendis dans les sous-sols de l'IRCAM, pour rejoindre dans l’Espace de Projection une trentaine de musiciens entourés d’un impressionnant dispositif électronique. Mon expérience initiatique au sein de l’Intercontemporain se fit donc dans l’univers génial et psychédélique de Répons.

La densité de cette musique, si intense, complexe, aux innombrables couches, me fit l’effet d’un tremblement de terre.
Je ne pouvais pas à proprement parler « comprendre » ce qui se passait autour de moi, mais je me sentais en confiance, emporté par quelque chose d’unique, fort, révolutionnaire.
Ce fut mon « instant Bateau-ivre ».
Peut-on vraiment « comprendre » le chef-d’œuvre de Rimbaud ?
Et pourtant, la force évocatrice et la physique du langage nous mènent vers de nouveaux territoires dans un flux irrésistible.

Je découvris plus tard, peu à peu, en m’intéressant plus en profondeur à son langage musical, à quel point le génie de Pierre Boulez devait certes beaucoup à une force d’esprit hors du commun, mais reposait également sur les fondements d’une patience et d’un dévouement quotidien au travail, une construction pierre à pierre de l’édifice, à l’instar d’un Bach ou d’un Beethoven.

Je garde de mes dix ans au contact quasi quotidien de Pierre le souvenir d’une chaleur humaine, d’une grande fidélité, d’une authenticité fondée sur une constance et sur le dévouement à un idéal.
Et je retiens que, si l’on veut voir loin ou grand, il faut avancer pas à pas, un pizzicato à la fois.

Jean-Guihen Queyras, jeudi 7 janvier 2016

Jean-Guihen Queyras est violoncelliste virtuose, ancien membre de l’Ensemble Intercontemporain. Professeur à la Musikhochschule de Fribourg-en-Brisgau, il est codirecteur des Rencontres musicales de Haute-Provence à Forcalquier. Il a notamment enregistré Messagesquissede Pierre Boulez pour Deutsche Grammophon en 1999. 

Souvenirs de Madeleine Malraux (1914-2014) : 1966, Pierre Boulez claque la porte...

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Madeleine Malraux née Lioux (1914-2014). Photo : (c) MaxPPP

Pianiste concertiste, femme de coeur et de passion, Madeleine Malraux née Lioux (1914-2014) m'avait accordé pour le quotidien La Croix une longue interview peu après l'avoir rencontrée pour la première fois dans le cadre d'un festival à Saint-Tropez où elle avait donné à quatre vingt seize ans un récital Debussy-Satie. Nous nous étions retrouvé dans les salons de l'Hôtel Lutétia, où elle se rendait chaque jour à la Libaration pour essayer de retrouver son premier mari, Roland Malraux, demi-frère d'André Malraux, résistant de la première heure disparu en déportation.

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Madeleine Malraux (1914-2014). Photo : (c) Archives Madeleine Malraux

En un siècle, Madeleine Lioux, plus connue sous son nom d’épouse, Madeleine Malraux, a vécu plusieurs vies, celle des étoiles de sa vie d’artiste, celle de l’ombre avec la Résistance, celle de la pleine lumière dans le monde des paillettes et du décorum de la politique. « Ma vie est mouvementée, nous a-t-elle confié lors de notre rencontre dans le cadre du Festival du Château de la Moutte à Saint-Tropez, la semaine dernière. Cette vie tient debout, mais elle est très compartimentée. »  A l’instar de Clara Malraux, Josette Clotis et Louise de Vilmorin, Madeleine a partagé la vie d’André Malraux, pendant un quart de siècle quant à elle. Agée aujourd'hui de 96 ans, la seconde épouse de l’écrivain poursuit sa carrière de pianiste qu’elle interrompit pendant vingt ans, de 1944 à 1966, se produisant depuis lors dans les salles de concerts et les festivals du monde. Cette petite femme fine et racée au timbre clair et au regard perçant à qui l’on donne vingt ans de moins que son âge raconte qu’au moment de sa rencontre avec Malraux, elle était déjà concertiste et liée à la famille du grand homme. Elève de Lucette Descaves, premier prix du Conservatoire de Paris dans la classe de Marguerite Long, celle-là même qui créa le Concerto en sol de Ravel, cette fille de la grande bourgeoisie industrielle mélomane toulousaine possède un vaste répertoire dans lequel elle s’est produite très jeune au Capitole de Toulouse, à Bordeaux, Limoges et Paris, tout en enseignant au conservatoire de sa ville natale.

Madeleine Malraux en 1934 lors de son premier récital Théâtre du Capitole de Toulouse. Photo : DR

En fait, la vie de Madeleine Lioux a basculé fin 1941, le soir où elle a rencontré le journaliste Roland Malraux, correspondant d’un magazine soviétique et collaborateur d’une revue franco-russe qu’elle allait épouser le 9 janvier 1943. André Malraux, le frère cadet, est son témoin de mariage, tandis qu’Emmanuel Berl est celui de son mari. « J’ai fait la connaissance de Roland à Toulouse à l’issue d’un concert que je donnais à deux pianos, se souvient-elle avec un serrement douloureux de la voix, réprimant encore des sanglots à 69 ans de distance. Il était le premier de la fratrie Malraux à entrer dans la Résistance. Il avait fait une partie de ses études en Allemagne, et parlait couramment cinq langues. Si bien qu’il avait été recruté par le SOE (Secret Operative Executive), réseau anglais créé par Churchill. Mais j’ai oublié tout cela ; c’est presque volontaire, tant c’est extrêmement douloureux. Je noie le tout dans un épais brouillard, et je ne cherche pas à connaître les détails. Je savais qu’il était résistant, mais c’était sous-entendu. Je devais tout comprendre sans que rien ne soit clairement dit. Dans la Résistance, personne ne se parlait des uns et des autres. Il suffit de regarder Jean Moulin et le mystère qui entoure sa mort qui reste entier. » Sans être résistante, Madeleine est indirectement active, accueillant des Anglais qui dorment à l’occasion à même le sol de son appartement et qu’elle nourrit, rue Lord Byron. Roland introduit son frère André dans la Résistance, et, un an après que le benjamin, Claude, eût été capturé (il sera exécuté en août 1944), Roland est arrêté à son tour à Tulle en mars 1944 puis déporté à Neuengamme. Il ne verra jamais leur enfant, Alain. « C’est Malraux, alias le colonel Berger, qui m’a annoncé l’arrestation de Roland, tout en me priant de quitter sur le champ la Corrèze où il m’avait accueilli et d’où j’ai pris le dernier train en partance pour Toulouse avant que les voies ferrées soient bombardées. J’ai ainsi passé la fin de la guerre et ma grossesse chez mes parents. J’apprendrai plus tard la déportation de Roland par l’intermédiaire d’une Allemande qui l’avait hébergé pendant ses études à Mannheim. Il lui avait écrit depuis le camp de Neuengamme pour lui demander de m’avertir. Mais elle n’a pas pu me joindre, ne sachant pas où me trouver. Je ne l’ai su que plus tard. » Peu après, Josette Clotis, compagne de Malraux et mère de ses deux fils, Pierre-Gauthier et Vincent, meurt accidentellement, écrasée par un train.

En 1945, Madeleine rejoint Paris à la recherche de son mari dont elle n'a aucune nouvelle depuis sa disparition. Comme des milliers de familles, elle fait le siège de l’Hôtel Lutetia, où sont rassemblés les rescapés des camps. Malraux se trouve alors sur le front Est. Un matin, Madeleine apprend que Roland est décédé peu avant la capitulation allemande...

Madeleine et André Malraux. Photo : (c) AFP

Vivant à Boulogne-Billancourt, où ils resteront jusqu’à l’attentat à la bombe perpétré contre leur maison en février 1962, André Malraux lui offre de partager son domicile. Elle s’installe au deuxième étage, tandis qu’il se réserve le premier. Au rez-de-chaussée, elle dispose dans le salon d’un piano Pleyel à double clavier. En échange du gite, elle propose à Malraux de s’occuper de son fils cadet, Vincent, et de l’élever avec le sien, Alain, à peine moins âgé, tandis que l’aîné, Pierre-Gautier, est recueilli par ses grands-parents. Elle met alors sa carrière entre parenthèses. En janvier 1946, Malraux divorce d’avec Clara, dont il avait eu une fille, Florence, et se marie avec Madeleine au printemps 1948. Il est alors au sommet de sa gloire d’écrivain, gloire qui lui vaut d’être le premier auteur à être publié de son vivant au sein La Pléiade, la plus prestigieuse des collections littéraires, détenue par Gallimard. Madeleine travaille son piano tous les jours deux heures durant, et Malraux lui dédie en 1951 les Voix du silence, recueil de réflexions sur l’art. Madeleine évoque avec tact cet « être multiple incapable de donner toute sa richesse, et qui regrettait de ne pas être également peintre et musicien… ». Malraux aimait entendre son épouse jouer du piano et l’écouter dans des œuvres de Brahms, notamment les Ballades op. 10, de Messiaen, plus particulièrement la Colombe, mais aussi de Couperin, Scarlatti, Bach, Chopin, Debussy… De la période au ministère de la Culture, dont Malraux est le premier titulaire de 1959 à 1969, elle se souvient de la querelle qui déboucha sur le départ de Pierre Boulez pour l’étranger. « André était ouvert à la création, y compris musicale. Messiaen était de son univers, puisque je travaillais souvent son Catalogue d’oiseaux. C’est ainsi que lui est venue l’idée de la  commande de Et expecto resurrectionem mortuorum pour la commémoration des victimes de la Seconde Guerre mondiale en 1964. »

André et Madeleine Malraux, Jackie et John Kennedy. Photo : DR

Pourtant, la relation au sein du couple se désagrège peu à peu, précipitée par la disparition tragique dans un accident d’automobile des deux fils aînés de Malraux, le 23 mai 1961. Ils avaient à peine vingt ans. « Il faut soixante ans pour faire un homme, après il n'est bon qu'à mourir », écrit leur père. « C’était une fois encore le destin qui le frappait, constate Madeleine. L'équilibre de sa vie en a été à jamais détruit. Cependant, personne ne réalise alors combien ce drame le meurtrit. Il n’a pourtant dès lors plus la force de se battre pour ses idées, de réagir contre le laisser-aller et les a priori de certains de ses collaborateurs. » C’est ainsi que, en 1966, il entérine le choix de Marcel Landowski comme directeur de la Musique, bien qu’il ne le connaisse pas, et qui s’empresse de bloquer le projet Vilar, Béjart, Boulez pour l’Opéra de Paris et la nomination de ce dernier à la tête de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, futur Orchestre de Paris. Cela alors même que, à l’instar de Gaétan Picon, qui démissionnera en solidarité avec Boulez, et de Jean Cassou, Madeleine Malraux soutient le projet Boulez, qui quitte violemment la France pour n’y revenir que dix ans plus tard à la requête expresse du président Georges Pompidou.

Madeleine Malraux, Marc Chagall, Claude Pompidou et André Malraux dans la loge centrale de l'Opéra Garnier lors de l'inauguation du plafond peint par Marc Chagall, le 23 septembre 1964. Photo : DR

Les dix années d’épouse du ministre de la Culture permettent à Madeleine de fréquenter le gotha politique, artistique et mondain et de parcourir le monde. Mais son rôle se cantonne à celui de femme d’homme politique. « Tous ces protocoles, ces réunions, ces dîners luxueux étaient très convenus », regrette-t-elle. Elle se souvient néanmoins avec fierté d’avoir pu discuter avec le président Kennedy et son épouse en 1962, avec Salvadore Dali, qui a fait pour elle à New York un « très beau dessin sur un livre », avec Gregory Peck, « homme au charme fou »… Plus tard, usé par la vie, rongé par la maladie, Malraux trouve à se consoler chez Louise de Vilmorin. Le président Charles De Gaulle et son épouse restent fidèles à Madeleine, la réconfortant dans l’adversité, n’hésitant pas à tancer le ministre et à organiser des dîners en son honneur : « Le Général était d'une insondable bonté », se souvient-elle avec tendresse. Pour tromper la « douleur extrême » de la séparation, Madeleine se rend à New York et renoue avec sa carrière de musicienne, grâce à l’immense violoniste Isaac Stern, qui l’invite en  1968 à se joindre à lui à Carnegie Hall pour jouer des sonates de Mozart : « J’ai changé de vie. Je me suis sentie de nouveau bien dans ma peau et dans ma tête. La scène me faisait renaître. » Elle se lie d’amitié avec Nicolas Nabokov et travaille avec le chorégraphe George Balanchine, participant à la création de l’un de ses ballets, et, plus tard, avec Mstislav Rostropovitch. De retour à Paris, elle multiplie les apparitions sur scène, se replongeant dans les œuvres de ses compositeurs favoris, Bach, Mozart, Chopin, Satie, Messiaen… Grâce et virtuosité de bon aloi sont les caractéristiques de son jeu, a contrario de sa vie, qui a connu un trop-plein de tragédies. Mais est-il possible d’être sérieuse à quatre vingt seize printemps, après avoir survécu à tant de drames ? Et la musique, n’est-elle pas salvatrice ?…

Bruno Serrou

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Madeleine et Roland Malraux, été 1942. Photo : (c) Archives Madeleine Malraux

L’événement qui l’avait le plus marquée

« La Résistance a marqué ma vie à jamais. Surtout ce matin fatidique où j’ai entendu sonner à la porte de l’appartement de Malraux, rue Lord Byron, où il m’avait accueillie après la disparition de Roland. J’ouvre, et je vois dans l’encadrement une jeune femme portant l’uniforme de la Croix Rouge. Elle me dit sans attendre : « Madame, je viens vous annoncer que Monsieur Malraux ne rentrera pas. » (Madeleine se fait un instant silencieuse, le regard embué de larmes, et poursuit, la voix chevrotante :) Ce n’était plus le même chagrin. C’était le troisième acte. (Silence…) Depuis des jours, je me rendais à l’hôtel Lutétia, où étaient recensés les déportés et où ils arrivaient tous, pour voir si mon mari se présentait. Le point de ralliement était fixé dans cet hôtel de lux pour mettre ses propriétaires à l’épreuve après que leur établissement fut le siège de l’état-major de l’armée allemande d’occupation. On voyait de nombreuses personnes qui attendaient là dehors. Je venais à chaque arrivée qui était annoncée par la presse. Or, rien ne se passait… André, à l’époque chef de la brigade Alsace-Lorraine qu’il avait créée avec sa troupe du maquis corrézien, n’était pas à Paris. J’apprends donc en son absence que Roland ne rentrera pas, de façon assez curieuse puisque la messagère m’a prise pour l’épouse de Malraux et non pas pour celle de Roland, m’informant donc  sans ménagement du décès de mon mari. Je n’ai rien dit, me contentant de remercier cette femme d’être venue et de la saluer. J’ai vite appris que Roland avait été tué non par les Allemands mais par les Britanniques, au cours d’un bombardement non loin de Neuengamme, dans la baie de Lübeck, le 3 mai 1945, soit cinq jours avant la reddition de l’Allemagne. Roland est l’une des victimes de la tragédie du paquebot-prison allemand Cap-Arcona à l’issue de laquelle plus de 7500 déportés ont trouvé la mort sur 10000 survivants des camps de concentration transférés à bord de 4 navires. »

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Madeleine Malraux en 2010. Photo : DR

Quelques dates

7 avril 1914 : naissance de Madeleine Lioux à Toulouse
Septembre 1928 : entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de Marguerite Long
9 janvier 1943 : mariage avec Roland Malraux, journaliste et résistant
Mars 1944 : arrestation de Roland Malraux à Tulle
11 juin 1944 : naissance à Domme d’Alain Malraux, fils de Roland et de Madeleine
3 mai 1945 : mort de Roland Malraux dans le bombardement du SS Cap Arconapar la RAF, en rade de Lübeck
Janvier 1946 : Malraux divorce avec Clara. Madeleine donne des concerts dans la galerie d’art de La Pléiade que dirige André Malraux
13 mars 1948 : mariage de Madeleine avec André Malraux
1952 : voyage avec Malraux en Grèce, Egypte, Iran, Irak
Décembre 1953-janvier 1954 : premiers séjours à New York avec Malraux, pour la réouverture du Metropolitan Museum
1959 : Malraux devient ministre de la Culture du général De Gaulle. Voyage en août et septembre en Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Chili, Pérou, Uruguay)
7 février 1962 : attentat contre le domicile de Boulogne-Billancourt. Déménagement pour La Lanterne à Versailles
1966 : séparation de Madeleine et de Malraux. Madeleine se rend aux Etats-Unis où elle reprend ses concerts
1967 : Invitée d'honneur au festival de Berlin que dirige Nicolas Nabokov
1968 : concert à Carnegie Hall avec Isaac Stern
2007 : Madeleine crée le récital Erik Satie « Esoteriksatie ».
2007-2008 : concerts au Japon
2009-2010 : concerts en France et au Japon
10 janvier 2014 : Mort à Paris, à l'âge de 99 ans

(c) La Croix, 20 août 2010

Pierre Boulez, musicien universel

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Pierre Boulez (1925-2016). Photo : (c) Deutsche Grammophon

Le texte ci-dessous est un portrait de Pierre Boulez (1925-2016) que j’ai écrit à la demande de Deutsche Grammophon pour son disque collector « Pierre Boulez The Artist’s Album » (1) désormais épuisé. Le label allemand l'a publié en 2000 à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire du compositeur, chef d’orchestre, pédagogue, musicographe, administrateur, initiateur-concepteur de l’IRCAM, de la Cité de la Musique et de la Philharmonie de Paris, entre autres. Je le reprends ici sans en changer un mot, bien que depuis sa rédaction l’actualité de Pierre Boulez ait évolué.

Pierre Boulez (1925-2016). Photo : DR

Né le 25 mars 1925 dans une famille de la bourgeoisie de Montbrison, petite cité du Forez dans le département de la Loire, c’est avec un poste de radio ramené des Etats-Unis par son père, Léon, ingénieur, qu’il découvre très tôt la musique symphonique. A six ans, il prend ses premières leçons de piano, avant d’intégrer la chorale du petit séminaire Victor de Laprade de sa ville natale et de faire de la musique de chambre. Cette enfance studieuse, voire austère, le rend bachelier à quinze ans et le conduit dans la classe de Mathématiques Supérieures du collège des Jésuites de Saint-Etienne, où il continue à travailler le piano.

Pierre Boulez (1925-2016). Photo : (c) AFP

« Dans le contexte provincial dans lequel je vivais alors, il était audacieux de me faire travailler au piano Debussy et Ravel »

Car la musique est une vocation confortée par son professeur de Saint-Etienne. « Pour elle, Debussy et Ravel étaient des musiciens majeurs. Dans le contexte provincial dans lequel je vivais alors, il était audacieux de me faire travailler ces compositeurs, et c’est ainsi que j’ai acquis le sens de la modernité, la notion de ce qui est actuel ou historique. » A seize ans, Boulez est en Mathématiques Spéciales à Lyon, où il entend pour la première fois un orchestre en concert et découvre l’opéra. Sa rencontre avec la cantatrice Ninon Vallin, qui lui demande de l’accompagner dans ses récitals, s’avère décisive. La cantatrice convainc le père de Boulez de laisser son fils entrer au Conservatoire de Lyon, où il est cependant recalé. « Quittant Lyon, se souvient-il, je me rendais à Paris en septembre 1943 pour entrer dans la classe préparatoire au Conservatoire. Au cours de l’hiver, dans la salle de l’Ecole normale de musique, dont je suivais assidument les concerts de musique contemporaine, j’entendis Thème et variations d’Olivier Messiaen, à qui je demandais aussitôt rendez-vous. En juin 1944, il me recevait chez lui et m’invitait en juillet à un concert privé où il jouait sesVisions de l’Amen avec Yvonne Loriod. »En octobre 1944, tout en échouant à son concours d’entrée dans la classe de piano, il entre dans celle d’harmonie de Messiaen, dont il suit également les cours de composition au domicile du maître. Il entend alors parler de René Leibowitz, disciple d’Arnold Schönberg. « J’allais chez lui tous les samedis découvrir la musique de la Seconde Ecole de Vienne, que Messiaen abordait peu. En fait, je n’y restais que huit ou dix semaines de l’hiver 1945-1946. J’en ai eu très vite assez, Leibowitz ne dépassant pas le stade de la cuisine dodécaphonique. » Boulez ne passa guère plus de temps au Conservatoire de Paris, qu’il quitta volontairement la même année, un Premier Prix d’Harmonie en poche.

Pierre Boulez en son domicile parisien dans les années soixante. Photo : DR

1945 fut pour Boulez une année charnière. « J’ai tout découvert à la fois, reconnaît-il. Une véritable boulimie m’emporta. Roger Désormière et Manuel Rosenthal ont contribué à étancher ma soif, me révélant Igor Stravinski, Béla Bartók. Seuls manquaient les Viennois, dont je n’ai pu entendre deux premières œuvres pour orchestre qu’en 1947, le Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange »  et Trois extraits de « Wozzeck » d’Alban Berg, donnés à l’occasion d’une exposition des musées de Vienne à Paris. » Autre rencontre capitale, en 1946, celle du comédien Jean-Louis Barrault, qui crée avec son épouse Madeleine Renaud sa propre compagnie au Théâtre Marigny. Boulez y est nommé directeur de la musique de scène, et y fonde huit ans plus tard les « Concerts du Petit-Marigny » qu’il consacre à l’exécution d’œuvres contemporaines et qui deviennent en 1955 le Domaine musical.

Pierre Boulez en 1964. Photo : DR

« Je suis venu à la direction d’orchestre par nécessité, pour défendre les œuvres de ma génération et les classiques du XXe siècle. »

Protagoniste et ardent promoteur de la création contemporaine, Pierre Boulez n’est finalement venu qu’assez tard à la direction d’orchestre. « J’avais plus de trente ans, rappelle-t-il.Je n’ai par conséquent jamais été un "jeune débutant" dans ce métier. J’y suis venu par nécessité, pour défendre les œuvres de ma génération et les classiques du XXe siècle qui étaient aussi mal et aussi peu joués que mes contemporains. Stravinski connaissait une grande faveur, mais pas Schönberg, Berg, Webern. Je n’ai pas toujours obtenu les résultats escomptés, mais ils se sont révélés suffisamment positifs pour persévérer. Je me suis efforcé de bien préparer mes concerts et de veiller à ce que les œuvres soient comprises, sans être trop didactique. »


Pierre Boulez. Photo : DR

C’est en 1956, au cours d’une tournée de la Compagnie Renaud-Barrault en Amérique latine, que Boulez dirigea son premier concert symphonique. Ce rendez-vous originel avec un orchestre fut fixé à Caracas, à la demande de l’écrivain cubain Alejo Carpentier, exilé au Venezuela. « Je ne dirai pas que j’ai fait des merveilles. Je me souviens que le programme comprenait, entre autres, Images de Debussy et les Symphonies d’instruments à vent de Stravinski… Rythmiquement, ce n’était certainement pas très en place ! En fait, c’est en observant Hans Rosbaud pendant ses répétitions à Baden-Baden, que j’ai acquis les bases du métier. Je dois beaucoup à Rosbaud, qui fut le premier à me faire confiance. »


George Szell et Pierre Boulez prenant le thé au JTatsumura Silk Factory's Tea House pendant la tournée de l'Orchestre de Cleveland au Japon en mai 1970. Photo : Cleveland Orchestra

« Je ne dirai pas que j’ai fait des merveilles… Rythmiquement, ce n’était certainement pas très en place ! »

Rosbaud, malade, demanda à Boulez de le remplacer au Festival d’Aix-en-Provence 1959 pour un concert avec l’Orchestre de la Radio Belge. « Je le remplaçais aussi au Festival de Donaueschingen. Sa soudaine rechute ne me laissa que quatre jours de préparation. Des responsables de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam qui assistaient au concert m’ont aussitôt demandé de le remplacer quelques jours plus tard en Hollande. » Ce premier essai avec le Concertgebouw fut si prometteur que George Szell convia bientôt Boulez à diriger son Orchestre de Cleveland, puis le BBC Symphony Orchestra de Londres l’appela… En 1963, il dirigeait son premier concert à la tête de l’Orchestre National de France, Théâtre des Champs-Elysées, dans un programme monographique consacré à Igor Stravinski, dont le Sacre du printemps, œuvre dont il devient le champion dès ce soir du 18 juin 1963. Quelques mois plus tard, ce sera sa première apparition dans la fosse de l’Opéra de Paris, à l’invitation de Georges Auric, pour la première française de Wozzeck d’Alban Berg… Après Bayreuth, où il débuta en 1966 dans Parsifal mis en scène par Wieland Wagner, il quitta le Domaine musical et se tourna vers l’Amérique. « En 1967, Szell me confia son Orchestre de Cleveland quatre semaines. Deux ans plus tard, il me nomma Principal chef invité, pensant peut-être à sa succession. Mais entre temps, je reçus une proposition de l’Orchestre Philharmonique de New York. Szell me recommanda d’accepter tout en me demandant de respecter les engagements qui me liaient à son orchestre. Il mourut en 1970, mais, déjà engagé à New York, je ne pus tenir qu’un rôle de Conseiller à Cleveland jusqu’en 1972. »


Pierre Boulez, le geste. Capture d'écran. Photo : DR

C’est avec son Parsifal de Bayreuth donné cinq étés durant à partir de 1966 et enregistré en 1970, que Boulez fit ses premiers pas chez Deutsche Grammophon. « Wieland Wagner m’avait invité à Bayreuth sur les recommandations de son assistant, qui avait vu à l’Opéra de Paris l’une des représentations de Wozzeck, ouvrage de Berg que j’ai dirigé en 1963 et repris en 1966, année où je l’ai enregistré pour CBS. Le petit-fils de Richard Wagner me proposa, je crois, le Vaisseau fantôme. Mais je lui dis que j’aurais préféré une œuvre de la maturité. Peu après, Hans Knappertsbusch décédé en octobre 1965, son successeur André Cluytens malade, Wieland Wagner m’offrit Parsifal. »


Festival de Bayreuth 1977. Répétitions de la deuxième saison du Ring du Centenaire. Pierre Boulez et Patrice Chéreau. A l'arrière-plan : Gwynneth Jones (Brünnhilde) et René Kollo (Siegfried). Photo : (c) Picture alliance / dpa

Autre rencontre au sommet entre Boulez et DG, la création mondiale de la version en trois actes de Lulu de Berg à l’Opéra de Paris en 1979 dans une mise scène de Patrice Chéreau. « Universal Edition de Vienne, mon éditeur et celui de la Trinité viennoise, m’avait informé des tentatives d’orchestration du troisième acte deLulu, resté inachevé à la mort de Berg, auxquelles la veuve du compositeur, Helene Berg, s’était opposée. A la mort de cette dernière survenue le 30 août 1976, il s’avéra que le travail était déjà bien avancé, et la décision de monter l’opéra complet fut pratiquement prise dès la fin de l’année 1976, date de mon entretien avec Rolf Liebermann, directeur de l’Opéra de Paris, et Alfred Schlee, directeur d’Universal Edition. A l’évocation de la réalisation de Friedrich Cehra, je demandais à lire les documents. Je découvrais ainsi que la particelle de Berg était entièrement achevée. Des passages entiers du troisième acte étaient orchestrés, puisque inclus dans la Suite de « Lulu », et, pour le reste, Cehra a fait un excellent travail. Les conditions ainsi réunies, j’acceptais donc de diriger la création de la version complète de Lulu. »


Pierre Boulez en 1970. Photo : DR

Depuis la signature de son contrat exclusif chez DG en 1989, Boulez, qui, outre Parsifal et Lulu, avait déjà enregistré pour l’étiquette jaune des œuvres de Berg et de Stravinski, n’a pas cessé de diriger les plus grands orchestres internationaux. « J’ai choisi Cleveland, que j’aime énormément, pour Berlioz, Debussy, Messiaen, car c’est une phalange très fine, mais qui sait être puissante si nécessaire. Chicago, admirable formation, a un caractère plus massif, c’est pourquoi je l’ai retenu pour Bartók… Ce sont peut-être des clichés, mais ils contiennent un fond de vérité. Pour Mahler, j’ai diversifié les orchestres, mais réservé une place de choix au Philharmonique de Vienne, qui s’impose dans cette musique. Quant au Philharmonique de Berlin, c’est non seulement la première formation symphonique allemande, mais aussi l’une des meilleures au monde, et il y avait trop longtemps que je ne l’avais dirigé. J’ajouterai que Berlin a Claudio Abbado à sa tête, Chicago Daniel Barenboïm, Cleveland Christoph von Dohnanyi, trois musiciens qui me sont proches, voire très proches. »


Pierre Boulez à Baden-Baden en 1971. Photo : (c) Bibliothèque nationale de France

« N’étant pas chef d’orchestre au plein sens du terme, je ne dirige que ce qui m’intéresse profondément… »

Cette liste de prestigieux orchestres n’est pas exhaustive, ne serait-ce que parce qu’il y manque les non moins glorieux Symphonique de Londres, Orchestre de Paris, phalange qu’il bouda près d’une décennie avant de le diriger pour la première fois en janvier 1976 à l’invitation de Daniel Barenboïm avec au programme l’Oiseau de feu de Stravinski, avant de le retrouver à cent occasions jusqu’en 2010, et Ensemble Intercontemporain, que Boulez a fondé cette même année 1976 après l’avoir « préparé » une année durant à Grenoble et avec lequel il continue d’explorer le répertoire le plus récent, notamment György Ligeti, Harrison Birtwistle et ses propres œuvres. Autant de partitions qu’il exalte comme personne, sa direction analytique et incandescente rendant pleinement justice à une musique réputée complexe qui atteint avec lui l’évidence des grands classiques.

Pierre Boulez dans les années 1990-2000. Photo : Deutsche Grammophone

L’on peut cependant se demander pourquoi, s’agissant des « classiques du XXesiècle », il réenregistre aujourd’hui la plupart des œuvres qu’il avait précédemment gravées pour Sony, Erato et Adès. « A l’exception de Pierrot lunaire, rappelle-t-il, je n’avais jamais repris une partition que j’avais déjà enregistrée. Si j’éprouve aujourd’hui le besoin de les reprendre, c’est parce que vingt-cinq ans se sont écoulés entre mon premier disque de 1966 et le premier fruit de mon contrat chez DG. Un quart de siècle, cela vous change ! En 1966, je n’avais derrière moi que sept ans d’expérience de chef symphonique et lyrique, en 1991, j’en avais trente-deux… Dans l’intervalle, ma pratique de la direction, ma connaissance des œuvres se sont affermies, tandis que mon répertoire s’élargissait peu à peu. N’étant pas chef d’orchestre au plein sens du terme, je ne dirige que ce qui m’intéresse profondément, mais aujourd’hui plus librement qu’autrefois, de façon beaucoup plus flexible et maîtrisée. » Outre les pages qui lui sont familières, Boulez aborde également des œuvres qu’il n’avait pas ou peu approchées, d'Anton Bruckner, sur la proposition du Philharmonique de Vienne, par exemple, ou Karol Szymanowski, voire Richard Strauss, dont il admire le talent d’orchestrateur.

Pierre Boulez dans les années 2000. Photo : (c) Deutsche Grammophone

Quant à Mahler, qu’il avait dirigé pour la première fois à la BBC dès la fin des années 1960, il s’est engagé en 1992 dans son unique intégrale discographique qu’il devait achever en 2011. « J’ai entendu ma première œuvre de Mahler à la fin des années 1940 Théâtre des Champs-Elysées. Paul Kletzki dirigeait la Quatrième Symphonie.  Puis ce fut, en ce même théâtre, le Chant de la Terre par Bruno Walter en 1952. Mais ce n’est qu’en 1958, en Allemagne, que grâce à Hans Rosbaud j’ai vraiment découvert ce compositeur, particulièrement sa Neuvième Symphonie.A l’époque, Mahler n’était guère plus joué en Allemagne qu’en France. Sa renaissance est venue des Etats-Unis, grâce notamment à Bruno Walter, Dimitri Mitropoulos et Leonard Bernstein. Le premier cor solo de l’Orchestre Philharmonique de New York, responsable du personnel à l’époque où j’en étais le directeur musical, me disait que lorsque Mitropoulos inscrivait la Septième Symphonie à son programme, la moitié de la salle se vidait avant la fin de l’exécution… J’apprécie particulièrement les œuvres de transition que sont les Cinquième, Sixième et Septième, et je porte à la Neuvième une affection toute particulière… »




« J’adore me promener, c’est pourquoi j’aime Baden-Baden. Les forêts y sont splendides. »

Travailleur infatigable, Boulez vit une intense activité. S’il adore la vitesse, se plaisant à prendre sa Mercédes Benz coupé décapotable (il est resté toute sa vie fidèle à la marque allemande) à tombeau ouvert sur les autoroutes allemandes, où la vitesse est limitée à… 250 km/h, cela ne l’empêche pas de flâner dès qu’il en a la liberté, mais l’esprit reste toujours en éveil. « J’adore me promener, c’est pourquoi j’adore Baden-Baden [son lieu de résidence privilégié où il est mort dans la nuit du 5 au 6 janvier 2016 peu avant minuit]. Les forêts y sont splendides. Je visite volontiers musées et monuments, appréciant l’architecture, ancienne et contemporaine, le design, bref tout ce qui est visuel. »

Pierre Boulez en croisière sur le lac de Lucerne, été 2009. Photo : (c) Tutti magazine

Mais l’une de ses principales préoccupations, lui qui se souvient de son passage difficile au Conservatoire de Paris, reste la formation des jeunes musiciens. Voilà pourquoi il s’est fait l’ardent promoteur de projet comme l’IRCAM, l’Opéra Bastille, le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse implanté à La Villette, la Cité de la Musique et la Philharmonie à Paris, qui associent tous formation, documentation et diffusion ; voilà pourquoi il consacre une part de son temps à transmettre son expérience et son savoir dans des académies d’orchestres et des master classes de direction et de composition. « Confronté à la vie professionnelle, on saisit combien les jeunes lauréats de concours ne sont pas préparés au métier de musicien. On les plonge dans un bain d’eau bouillante et à eux de se débrouiller. Partout où des passerelles existent, c’est aux professionnels de s’en charger. Cette démarche me concerne tout autant que la quête de jeunes compositeurs. Il est plus intéressant d’être le premier à déceler un artiste de talent que de le découvrir dix ans après les autres. »

Bruno Serrou. © DG 2000

Photo : (c) Bruno Serrou

1) DG 457 693-2

Fugue glaciale Théâtre des Bouffes du Nord

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Paris. Théâtre des Bouffes du Nord. Mardi 12 janvier 2016

Photo : (c) FBN (c) Jean Louis Fernandez

Trois ans après Crocodile trompeur d’après Dido and Aeneas de Henry Purcell en février 2013 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/02/avec-crocodile-trompeur-le-theatre-des.html), le Théâtre des Bouffes du Nord retrouvait la fine équipe du comédien metteur en scène Samuel Achache pour un spectacle dramatico-musical pour une tragédie burlesque fondée à la fois sur le tragique et sur le non-sens. Cette fois, point de livret ni de partition préexistante, mais des pistes et des thèmes nés au fil de l’élaboration de ce spectacle créé à la Comédie de Valence le 29 mai 2015.

Photo : (c) FBN (c) Jean Louis Fernandez

Comme dans Crocodile trompeur, Fuguea été élaboré de façon collégiale par une équipe d’artistes polyvalents constitués de comédiens-chanteurs et de comédiens-instrumentistes, voire de comédiens-chanteurs-instrumentistes (soprano, contre-ténor, clarinette-saxophone, piano-percussion, violoncelle). Musique et théâtre sont intimement liés, le tout semblant continuellement improvisé, ce qui donne au propos un grand naturel. D’où le titre à double sens Fugue, qui associe la fugue musicale, forme d’écriture contrapuntique sur le principe d’imitation, et la fuite. L’action se situe au pôle Sud, où ont échoué des individus fort divers que rien ne prédisposait à se rencontrer mais qui sont obligés de se côtoyer et de cohabiter pour survivre au sein d’un environnement particulièrement hostile. 

Photo : (c) FBN (c) Jean Louis Fernandez

Sur le modèle de la fugue musicale dont les voix indépendantes se pourchassent et prennent la fuite les unes les autres, six personnages se croisent et se retrouvent tout en gardant leur indépendance. Il est question de solitude, d’amour et de mort, et le chant intervient que les mots manquent ou ne suffisent plus pour exprimer les pensées et détresse. Les emprunts musicaux proviennent des époques Renaissance et baroque associées à des pages composées par deux des interprètes, Florent Hubert et Thibaud Pierriard.

Photo : (c) FBN (c) Jean Louis Fernandez

Dans un décor blanc de neige et de glace désertique de Lisa Navarro et François Gaultier-Lafaye sur lequel est plantée une maison de bois, avec cuisine, baignoire et lit de camp, il émane un sentiment de froid vif qui pénètre jusque dans la chair du spectateur qui ne quitte pas manteaux et parkas malgré la salle chauffée. Les six protagonistes se croisent, conversent, divaguent ou se figent dans leur isolement. Le spectacle a pourtant du mal à décoller. Mais l’auditoire se réveille lorsque Léo-Antonin Lutinie entreprend un inénarrable strip-tease dans l’intention de prendre un bain dans une étroite baignoire où il entend plonger avant d’y faire un crawl puis de se mettre à y chanter d’une voix de contre-ténor. 

Photo : (c) FBN (c) Jean Louis Fernandez

Mais avant cela, musiciens et mélomanes ont quelque frayeur devant le mauvais traitement que fait subir Vladislav Galard à son violoncelle. La prestation d’Anne-Lise Heimburger, qui s’exprime alternativement en français et en allemand, le verbe et en chant fluide exprimés d’une voix de soprano, passant d’un registre à l’autre avec grand naturel. Pourtant, le tout ne suscite pas le même enthousiasme que Crocodile trompeur, plus décalé et inventif quoique respectueux de l’esprit de Purcell. Comme quoi la contrainte n’est point liberticide, loin s’en faut, en matière de création artistique.

Bruno Serrou

La petite renarde rusée de Janáček onirique de Louise Moaty et Laurent Cuniot

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Nanterre, Maison de la musique. Vendredi 15 janvier 2016

Leoš Janáček (1854-1928), La petite renarde rusée. Noriko Urata (la renarde Bystrouska) et Philippe-Nicolas Martin (le garde-chasse). Photo : (c) Enrico Bartolucci

La production nouvelle proposée par l’ARCAL du chef-d’œuvre panthéiste de Janáček La petite renarde rusée, s’impose comme un véritable enchantement, grâce à une jeune et homogène distribution.

Leoš Janáček (1854-1928), La petite renarde rusée. Le tableau dans lequel lesprotagonistes sont intégrés par rétroprojection. Photo : DR

La petite renarde rusée de Leoš Janáček est un pur chef-d’œuvre. Créé en 1924, cet opéra en trois actes est pourtant fort rare en France. Il a notamment fallu attendre 2008 pour qu’il entre enfin au répertoire de l’Opéra de Paris - il est vrai que ce n'est qu'en 1980 qu'apparut un premier ouvrage lyrique du compositeur morave, Jenůfa, donné dans une adaptation en français, trahissant ainsi l’essence-même de cette musique précisément écrite sur la métrique de la langue morave. La petite renarde rusée est sans doute de l’ouvrage scénique le plus panthéiste de l’histoire de la musique, avec les seuls équivalents symphoniques que sont les Sixième Symphonie de Beethoven et Troisième de Mahler. Cet opéra met en effet en scène insectes, mammifères et humains dans un même univers ,souvent cruel puisqu'il s'agit de la forêt et ses habitants. Janáček a lui-même adapté son livret de la nouvelle du poète morave Rudolf Těsnohlidek (1882-1928) publiée dans le quotidien pragois Lidové Noviny. Mais, au lieu du joyeux optimisme de la nouvelle originelle, Janáček choisit la fin tragique de la petite renarde, ce qui lui permet de conclure sur l'évocation de la mort régénératrice conduisant à la pérennité de la vie. 

Leoš Janáček (1854-1928), La petite renarde rusée. Noriko Urata (la renarde Bystrouska) et Philippe-Nicolas Martin (le garde-chasse). Photo : (c) Enrico Bartolucci

Pour résumer l’intrigue, un garde-chasse capture une renarde pour en faire l’un de ses animaux domestiques. Mais la petite renarde ne tarde pas à s’enfuir. Libre, elle court dans les bois, lutine et s’éprend d’un renard dont elle devient la compagne. Ils ont tous deux une descendance impressionnante de renardeaux. Un jour, narguant un chasseur, elle tombe sous ses balles. Mais l’une de ses filles va prendre sa relève, et perpétuer ainsi le cycle de l’éternel renouveau de la vie.

Leoš Janáček (1854-1928), La petite renarde rusée. Photo : (c) Enrico Bartolucci

Ce livret enchanteur où humains, animaux et insectes se côtoient, source d’une musique inouïe et singulièrement virtuose, où l’orchestre tient le rôle central, inspire à Louise Moaty une mise en scène délicieuse de charme, d’onirisme et de fraicheur. Reprenant le concept de Perrick Sorin pour La pietra del paragone de Rossini au Châtelet en 2007 puis pour La belle Hélène d’Offenbach en juin dernier en ce même Châtelet, Moaty s’appuie sur un tableau-décor évoluant à vue d’Adeline Caron et Marie Hervé, également auteurs des costumes années 1950, un tableau inspiré de l’art naïf posé à la verticale en fond de scène dans lequel s’incrustent les chanteurs qui s’expriment sur un plateau quasi nu. Autre usage devenu trop systématique, la salle où solistes et choristes se dispersent dans le public. Mais la direction d’acteur est réglée au cordeau, et les chanteurs, qui s’expriment en morave, s’engagent avec entrain dans la féerie qui émane de cette production.

Leoš Janáček (1854-1928), La petite renarde rusée. Photo : DR

Une jeune distribution de grande qualité, où chacun des quinze chanteurs tient sa place avec un naturel confondant dans une vingtaine de rôles, à commencer par l’excellent baryton Philippe-Nicolas Martin en garde-chasse d’une grande humanité, et la fringante Noriko Urata, malicieuse renarde et son bienveillant compagnon Caroline Meng, qui campe deux autres rôles (grillon et animal de basse-cour. La réduction orchestrale réalisée par Jonathan Dove - auteur de Ring Saga d’après le Ringde Richard Wagner - est une grande réussite, mettant en évidence les forces vives de la partition de Janáček. Elle est remarquablement servie par l’Ensemble TM+ dirigé avec brio par son directeur musical, Laurent Cuniot.

Bruno Serrou

Renseignements sur la tournée, lieux et dates : www.renarde.arcal-lyrique.fr

Biennale du quatuor à cordes : les Quatuors Arditti, Jérusalem et Szymanowski ont attiré de nombreux mélomanes à la Philharmonie 2 de Paris

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Paris. Biennale du quatuor à cordes. Philharmonie 2/Cité de la Musique. Lundi 18 janvier 2016


Depuis le 15 janvier, la Philharmonie de Paris dans la grande salle de la Cité de la Musique et en l’Amphithéâtre, accueille la VIIe Biennale de quatuors à cordes, qui propose vingt-cinq concerts jusqu’au 24 janvier, avec des ramifications pédagogiques et des présentations de tout jeunes quatuors d’archets, dont quelques-uns venant du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris voisin.

Semble définitivement révolu le temps du quatuor à cordes réservé à une élite. En effet, réputé difficile, le genre a longtemps été réservé aux connaisseurs, et a de ce fait été cantonné à l’intimité de salles exiguës. Seules notables exceptions, le Quartetto Italiano, qui, dans les années 1970, remplissait le Théâtre des Champs-Elysées, à l’instar du Quatuor Berg dans les années 1990, ou des Quatuors de Cleveland et Juilliard Salle Gaveau… L’association ProQuartet fondée en 1987 par Georges Zeisel, et la Biennale de la Philharmonie née voilà quatorze ans Cité de la Musique ont non seulement forgé, quantité d’ensembles dédiés mais aussi un public toujours plus large, plus connaisseur, enthousiaste et fidèle au genre le plus exigeant et gratifiant, le quatuor d’archets. Cette année, les participants à ce qui se présente sous la forme d’un véritable festival proposent chacun un volet de l’intégrale des quinze quatuors que Dimitri Chostakovitch a composés entre 1938 et 1974.

Quatuor Szymanowski. Volodia Mykytka (alto), Marcin Sieniawski (violoncelle), Agata Szymczewska et Grzegorz Kotow (violons). Photo : (c) Bruno Serrou

C’est ainsi que le Quatuor Szymanowski s’est vu confier le Troisième Quatuor à cordes de Chostakovitch. Le quatuor polonais a mis cette partition de 1948 en regard avec deux pièces de deux compositeurs polonais. Il a commencé par le rare Quatuor à cordes n° 13 op. 118 composé en 1977 par Mieczyslaw Weinberg (1919-1996). Proche de Chostakovitch, sa musique doit beaucoup à son aîné de treize ans, mais il est par certains aspects plus inventif et téméraire. Il conclura sa prestation sur le Quatuor à cordes n° 3 sur des thèmes populaires polonais d’un compositeur plus rare encore que Weinberg, Szymon Laks (1901-1983), Polonais ayant fait ses études musicales à Paris avec Henri Rabaud avant d’être arrêté à Orléans en 1941, déporté à Auschwitz puis à Dachau pour se retrouver à Paris. Les deux violons du Quatuor Szymanowski ont alterné les postes de leader, Agata Szymczewska l’étant dans les œuvres de Weinberg et Chostakovitch, et Grzegorz Kotow dans le quatuor de Laks. Le son acide de la première a participé à l’âpreté des deux premières partitions, leur transmettant une violence et une sécheresse idoine, tandis que le second a donné au plus convenu quatuor de Laks un chatoiement bienvenu.

Philippe Manoury et le Quatuor Arditti. Irvine Arditti et Ashot Sarkissjan (violons), Lucas Fels (violoncelle) et Ralf Ehlers (alto). Photo : (c) Bruno Serrou

Le second concert de lundi a été proposé Salle des concerts de la Philharmonie 2. Deux formations étaient invitées, le Quatuor Arditti et le Quatuor de Jérusalem. Malgré un programme plutôt pointu, le public était au rendez-vous, ne laissant pas un fauteuil libre. Une œuvre en création mondiale, l’un des derniers opus de Chostakovitch et le tout premier quatuor de Beethoven, voilà qui constituait en effet un cursus peu populaire. Recordman des créations mondiales (entre vingt et cinquante par an) depuis sa fondation par Irvine Arditti en 1974, à l’exception des domaines du jazz, de la pop’ et du crossoverterritoires occupés par le Quatuor Kronos, le Quatuor Arditti a donné en ouverture de concert la première mondiale du quatrième quatuor à cordes de Philippe Manoury (né en 1952) intitulé Fragmenti.Commande de la Philharmonie de Paris et de ProQuartet-Centre européen de musique de chambre, cette partition d’un peu plus d’un quart d’heure est constitué, comme son titre l’indique, de courts morceaux, au nombre de onze, alternant mouvements vifs-lents-vifs. Deux ans après la première française dans le cadre de la VIe Biennale du Quatuor à cordes du remarquable Quatuor n° 3 Melencolia (2012) dédié à la mémoire du compositeur portugais Emmanuel Nunes disparu en septembre 2012 tout en s’inspirant d’un tableau de Dürer et du carré magique, Manoury s’est détourné dans ses Fragmenti de la prospection pour puiser dans ses œuvres antérieures, comme s’il était soudain pris de… mélancolie. Comme si, aussi, après un troisième quatuor particulièrement dense en inventions et développé (près de trois-quarts d’heure), le compositeur français entendait reprendre son souffle, tirer une synthèse de tout ce qu’il a imaginé, et cherchait à gratifier le Quatuor Arditti, créateur de Melencolia le 22 mars 2013 dans le cadre du Printemps des Arts de Monaco, d’une aire de jeu plus sereine et limpide. Chaque partie est en fait une authentique miniature forgée autour d’un matériau simple mais compact d’une brièveté dans l’esprit de Kurtag et, plus encore, de Webern, tant elles sont consistantes et suffisantes, y compris les deux interludes qui n’atteignent pas même la minute.

Quatuor Jérusalem. Alexander Pavlovsky et Sergei Bresler (violons), Zyril Zlotnikov (violoncelle), Ori Kam (alto). Photo : (c) Bruno Serrou

Sans entracte autre qu’un très bref changement de plateau, le Quatuor de Jérusalem a créé un violent contraste avec ce qui précédait avec le Quatuor n° 12 en la bémol majeur op. 133 que Dimitri Chostakovitch a composé en 1968. Bien que le matériau tienne de la même volonté de simplicité que dans le quatuor de Manoury, la comparaison s’arrête là, car l’œuvre est typique du compositeur russe, avec constamment la même idée, qui plonge dans son univers symphonique. Chaque ligne instrumentale est clairement définie, indépendante les unes des autres, se fondant néanmoins ici sur un concept dodécaphonique - clin d’œil au numéro d’ordre du quatuor et au pouvoir soviétique qui rejetait viscéralement ce mode d’écriture - exposé au violoncelle, repris plus loin par l’alto, avant que le premier violon se l’accapare. La seconde partie fait à elle seule trois fois la durée de la première, enchâssant scherzo, deux adagios et moderatos, et l’allegretto finale. Moins rêche et plus moelleuse que les Szymanowski dans le Troisième de Chostakovitch, les Jérusalem ont donné du Douzièmeun contour classique et comme occidentalisé quant au pathos, aux frictions, frottements et déchirures caractéristiques du compositeur, qui est apparu comme assagi et moins virulent que sous d’autres archets. Ce tour classique a été conforté par la magnifique conception des Jérusalem de la première partition du genre de Beethoven, le Quatuor à cordes n° 1 en fa majeur op. 18/1, d’une intensité et d’une luminosité à la fois classique et d’une grande expressivité, le Quatuor Jérusalem réussissant à la fois à ancrer l’œuvre dans la descendance directe de Haydn et à lui donner une essence annonciatrice du Beethoven de la maturité.

Bruno Serrou

Biennale du Quatuor à cordes 2 : Quatuors Arditti, Borodine et Hugo Wolf, hier, aujourd’hui, demain

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Paris. Philharmonie 2/Cité de la Musique. Amphithéâtre et Salle des concerts. Mercredi 20 janvier et jeudi 21 janvier 2016


La VIIe Biennale du Quatuor à cordes s’est achevé ce week-end à la Philharmonie de Paris. Mais mercredi et jeudi dernier, elle battait son plein. Mercredi, le Quatuor Arditti donnait son second concert de l’édition 2016, cette fois en l’Amphithéâtre. 

Harrison Birtwistle (né en 1934) et le Quatuor Arditti. Irvine Arditti et Ashot Sarkissjan (violons), Lucas Fels (violoncelle) et Ralf Ehlers (alto). Photo : (c) Bruno Serrou

Birtwistle et Ligeti par le Quatuor Arditti

Après la première française lundi du quatrième quatuor à cordes de Philippe Manoury qu’il a créé en 2013 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2016/01/biennale-du-quatuor-cordes-les-quatuors.html), le Quatuor Arditti a donné mercredi la première audition parisienne, en présence du compositeur, du Quatuor à cordes n° 2 « The Silk House Sequences » (Les séquences de la maison de soie) de Harrison Birtwistle (né en 1934), le compositeur britannique favori de Pierre Boulez. Cette œuvre en un seul tenant de plus de vingt-cinq minutes est son premier quatuor à cordes. Elle évoque à la fois la maison qu’il possède dans le Wiltshire et la succession d’épisodes qui se présente telle une musique mécanique dont les rouages sont des ostinatos fluides ou pesants, souvent à deux spirales simultanées. Birtwistle  y retrouve l’un de ses préoccupations fondamentales, le maillage et le mécanisme d’horlogerie musicaux (les séquences du titre) qui suscitent une grande forme à l’énergie dantesque. Les strates se résolvent dans la mélodie et dans l’accompagnement ou se détachent dans des solos d’un intense lyrisme, avant que le mécanisme gigantesque s’interrompe brutalement de façon quasi arbitraire. Ainsi, tensions, grincements, frottements, saillies, virtuosité sont-ils continus.

Composé en 1968 pour le Quatuor LaSalle, le Quatuor à cordes n° 2 de György Ligeti (1923-2006) se développe sur un peu plus de vingt minutes et compte cinq mouvements. Davantage que dans le premier quatuor de 1950 encore empreint de Bartók et de musique populaire hongroise, le second est caractéristique de l’écriture de Ligeti, avec notamment la micro-polyphonie. Cette dernière conduit parfois à l’opacité mais elle laisse aussi percer une texture plus aérée et transparente, tandis que le statisme rythmique des œuvres orchestrales de la même période s’émancipe dans le quatuor pour susciter une scansion irrégulière engendrant des pulsations agressives, voire brutales.

Le Quatuor Arditti a donné de ces deux partitions des lectures incisives et vives, Irvine Arditti donnant l’impulsion avec une fermeté qui trahit son caractère volontaire et sa primauté décisionnaire sur l’ensemble (constitué en outre du violoniste Ashot Sarkissjan, de l’altiste Ralf Ehlers et du violoncelliste Lucas Fels), la sécheresse de son archet et ses gestes cassants tarissant l’œuvre de Ligeti, tandis que violoncelle et alto constituent indubitablement l’assise expressive et chantante du quatuor.

Quatuor Borodine (Ruben Aharonian et Sergueï Lomosky (violons), Igor Neidin (alto) et Vladimir Balshin (violoncelle)). Au centre, Florent Héau (clarinette). Photo : (c) Bruno Serrou

Mozart, Chostakovitch et Brahms par le Quatuor Bordine et Yuri Bashmet

Le second concert de mercredi a été le cadre du soixante-dixième anniversaire de la fondation du célèbre Quatuor Borodine. Fondé à Moscou en 1945 autour de l’altiste Rudolph Barshaï, de sa femme Nina (second violon) et du violoniste Rostislav Dubinsky, autour de Mstislav Rostropovitch, qui est remplacé après quelques semaines sur ses propres recommandations par le violoncelliste Valentin Berlinsky (1), le Quatuor Borodine, qui a adopté le nom de ce membre du Groupe des Cinq russe en 1955, est le plus grand quatuor d’archets de Russie, au côté du Quatuor Beethoven, dont ils sont les successeurs. Très vite, les Borodine se plaisent à se produire avec les plus grands solistes, parmi lesquels Sviatoslav Richter, qui les invitera souvent à participer à son festival de la Grange de Meslay en Touraine, Emil Gilels, David Oïstrakh, Elisso Virsaladze et, bien sûr, Mstislav Rostropovitch. Plusieurs titulaires se sont succédé à chacun des quatre pupitres, entre 1945 et 2011, Berlinsky étant le dernier des « anciens » à avoir quitté la formation, en 2007, quelques mois avant sa mort en 2008. Mais le Quatuor Borodine d’aujourd’hui n’usurpe absolument pas son nom. D’abord du fait que le premier violon Ruben Aharonian et l’altiste Igor Neidin occupent ces mêmes postes depuis vingt ans, tandis que le violoncelliste Vladimir Balshin a succédé à son professeur Valentin Berlinsky, qui l’a lui-même installé à ce pupitre, le second violon, Sergueï Lomosky, étant arrivé pour sa part en 2011.

Mais si les quatre hommes sont les dignes héritiers de la formation d’origine, c’est surtout par les sonorités, le jeu parfaitement maîtrisé, la fusion des timbres, la virtuosité naturelle de leurs doigts, les attaques au cordeau de leurs archets, le chant rutilant qui émane de leurs instruments, l’entente fusionnelle des quatre musiciens qui semblent n’en former qu’un seul mais doué de plusieurs voix. Pérennisant l’esprit de leurs aînés, les Borodine ont invité deux partenaires à partager leur soirée-anniversaire, le clarinettiste français Florent Héau qu’ils découvraient pour l’occasion, et leur compatriote, l’altiste Yuri Bashmet, avec qui ils se produisent régulièrement, d'autant qu'Igor Neidin est un ancien membre des Solistes de Moscou fondé par Bashmet. Ce qui caractérise les Borodine dès les premières mesures jouées est la somptuosité du son, l’assurance technique, la virtuosité maîtrisée, la simplicité du jeu, l’extraordinaire entente entre les quatre musiciens fruits d’une longue et fructueuse communauté de travail en amont. Tout leur va bien, Mozart comme Chostakovitch, en passant par Brahms. Le Quintette pour clarinette et cordes en la majeur KV. 581 où Mozart célèbre la fraternité maçonnique (trois dièses à la clef), première œuvre de l’histoire à associer la clarinette au quatuor à cordes, formation qui allait connaître une fructueuse descendance avec les pages admirables de Weber, Brahms, Reger… Malgré les circonstances douloureuses de sa genèse (Mozart était isolé et en pleine dépression, notamment en raison de sérieux problèmes financiers), il s’agit d’une œuvre radieuse, tendre et d’une chaleureuse humanité. Bien que remplaçant quasi au pied levé le Britannique Michael Collins, Florent Héau s’est parfaitement intégré aux Borodine, participant avec panache et sans se mettre en avant à l’humaine cordialité de cette musique avenante et délicate.

Quatuor Borodine, Ruben Aharonian et Sergueï Lomosky (violons), Igor Neidin (alto) et Vladimir Balshin (violoncelle). Photo : (c) Bruno Serrou

Dans Le Quatuor d’une Vie (1), Valentin Berlinsky rappelle que, officiellement dédié  « à la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre », le Quatuor à cordes n° 8 en ut mineur op. 110 de Dimitri Chostakovitch est en fait la première auto-épitaphe du compositeur, comme le révèle le thème principal de l’œuvre qui se fonde sur les notes D. Es. C. H., c’est-à-dire les initiales de Dimitri Chostakovitch (D. SCH., ré-mi bémol-do-si en allemand), exposé d’entrée par le violoncelle. En outre, affirmait le compositeur, « j’y ai utilisé certains thèmes de mes autres œuvres et la chant dédié aux victimes de la Révolution d’Octobre Tourmenté d’une lourde servitude. Mes thèmes sont les suivants : Première Symphonie, Huitième Symphonie, un thème juif du Trio n° 2, Concerto pour violoncelle, Lady Macbeth. On y trouve aussi des allusions à Wagner (marche funèbre du Crépuscule des dieux) et Tchaïkovski (le second thème du premier mouvement de la Sixième Symphonie). Ah oui, et j’ai également employé ma Dixième Symphonie. Pas mal, comme hachis ! ». Dense et finement dosée dans les extrémités du spectre des intensités des nuances, du pianississimo au fortississimo, l’interprétation du Quatuor Borodine s’est avérée parfaitement idiomatique, l’esprit des fondateurs du quatuor d’archets étant extraordinairement pérenne, comme si les conseils de Chostakovitch imprégnaient encore les partitions utilisées par les musiciens et la transmission entre les aînés et leurs successeurs était restée permanente, malgré l’évidente maturation des œuvres par l’actuelle formation, qui en a donné une lecture d’une intensité assumée.

Yur Bashmet (alto) entouré par le Quatuor Borodine. Photo : (c) Bruno Serrou

Le Quintette à deux altos n° 2 en sol majeur op. 111 est du Johannes Brahms de la maturité. Le compositeur y atteint une maîtrise suprême qui confine la musique de chambre (ce devait être sa dernière pièce du genre, mais sa future rencontre avec un virtuose de la clarinette devait en décider autrement) au domaine de la symphonie, même si le premier alto se détache du groupe. D’une énergie bouillonnante, jusque dans le court Adagioaux luxuriantes mélodies aux contours alla ungarese qui donne la part belle aux deux altos (assis côte à côte, entre le second violon et le violoncelle), suivi du Scherzo mêlant rythmes hongrois et de valse mélancolique, la valse emportant le finale, défait de tout hungarisme, dans un tourbillon de joie solaire qui conduit à une czardas effrénée. Yuri Bashmet, partenaire de longue date des Borodine, s’est joint à eux mercredi pour la toute première fois dans cette œuvre. Il a fait fi de sa virtuosité de soliste pour se fondre au groupe comme s’il s’était agi d’un quintette à cordes constitué depuis longtemps. Devant l’insistance du nombreux public venu les écouter, les cinq musiciens ont repris le Scherzo avec un enthousiaste tel qu’une corde de l’alto de Bashmet s’est soudainement détendue, ce qui a engendré une reprise à l’endroit-même de la partition où l’incident s’était produit.

Quatuor Hugo Wolf. Thomas Selditz (alto), Sebastian Gürtler et Régis Bringolf (violons), Florian Berner (violoncelle). Photo : (c) Bruno Serrou

Schubert et Staub par le Quatuor Hugo Wolf et Pascal Gallois

Malgré sa notoriété moindre, le jeune Quatuor Hugo Wolf a réussi à faire le plein de l’Amphithéâtre de la Philharmonie 2, beaucoup moins spacieuse il est vrai que la Grande Salle. Cet ensemble autrichien formé à l’aune de musiciens prestigieux, ceux du Quatuor Alban Berg, de membres du Quatuor Amadeus et le premier violon du Quatuor LaSalle, Walter Levin, a remporté en 1995 le Concours de Crémone et, en 1999, le Prix européen de Musique de chambre ainsi que le Prix spécial de l’Orchestre Philharmonique de Vienne. Ce n’est pas à la musique de leur patron autrichien, Hugo Wolf, mais à deux de ses compatriotes, l’aîné Franz Schubert et notre contemporain, Johannes Maria Staud (né en 1974), que leur programme de jeudi était consacré. Œuvre sublime dont l’Andantereprend le thème du lied Der Tod und das Mädchen sur un poème de Matthias Claudius antérieur de sept ans, le Quatuor à cordes n° 14 en ré mineur « la Jeune fille et la Mort » D. 810 de Schubert a donné lieu à une interprétation ardente mais un peu trop vigoureuse où se sont imposés l’alto tenu par Thomas Selditz et, surtout, le violoncelle de Florian Berner, tandis que le premier violon Sebatian Gürtler est apparu un tantinet aigre et décharné. A noter la disposition particulière des instruments, les deux violons se faisant face, le violoncelle à côté du premier violon et l’alto à sa gauche. 

Pascal Gallois (au centre) entouré du Quatuor Hugo Wolf. Photo : (c) Bruno Serrou

Les quatre archets autrichiens ont été rejoints par le bassoniste français Pascal Gallois pour une œuvre à lui dédiée, K’inde Johannes Maria Staub. Donné en création française, le quintette K’in, composé en 2012-2013, est une œuvre solaire de douze minutes, conformément à son titre, qui est le nom de l’astre du jour en langue maya. Cette partition légère, insouciante et souriante, écrite au moment où des oiseaux de mauvais augure attendaient la fin du monde prévue dans la nuit du 21 au 22 décembre 2012, oppose le basson à un quatuor désaccordé mais aux sonorités compactes. Le compositeur quadragénaire exploite toutes les aptitudes de Gallois, qui use comme personne de la respiration continue qu’il a travaillée avec Luciano Berio lorsque ce dernier élaborait avec lui sa Sequenza  XII (1995) et de l’humour primesautier propre au bassoniste qu’il exploite dans sa lutte avec les instruments à cordes sonnant bizarrement, mais aussi de sa virtuosité et de son oreille à toute épreuve.
 
Bruno Serrou

1) A lire, l’excellent livre de Maria Matalaev, petite-fille de Valentin Berlinsky, qui réunit sous le titre Le Quatuor d’une Vie, les souvenirs du violoncelliste à travers carnets, conversations avec Vera Telitskaya et archives personnelles, paru en février 2015 aux Editions Aedam Musicae (304 pages, 25€)

La violoniste Lisa Batiashvili scotche le public de l’Orchestre de Paris avec sa somptueuse interprétation du Concerto n° 1 de Chostakovitch

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Paris. Philharmonie. Jeudi 21 janvier 2016

Paavo Järvi et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris

Comme il l’a fait pour Kullervo du Finlandais Jean Sibelius ou Peer Gynt du Danois Edvard Grieg, Paavo Järvi poursuit son voyage avec l’Orchestre de Paris au sein de partitions rares en France de grands compositeurs nordiques connus et reconnus par le biais de quelques pages symphoniques ou concertantes. Ainsi, jeudi dernier, était-ce au tour des sept pièces de la Suite Aladdin op. 34 du Norvégien Carl Nielsen, que seul son père Neeme Järvi a dirigé par deux fois à la tête du même orchestre, en 2006 et 2008. Une orchestration énorme pour une musique de scène, autant côté cordes (18-15-13-11-9) que côté instruments à vent (bois et cuivres par quatre, tuba), harpe et riche percussion caractérise cette œuvre qui reflète bien l’époque de sa composition, en se plaçant en 1919 dans la mouvance des derniers Mahler et des premiers Schönberg, Richard Strauss, Bartók, Prokofiev, Stravinski… L’interprétation qu’ont donné Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris, taillée au cordeau et flatteuse à l’oreille, a amenuisé le côté clinquant de l’œuvre sans y réussir pleinement, ni à amoindrir l’impression de longueur qui en émane.

Lisa Batiashvili. Photo : DR

Après ce long prologue de près d’une demi-heure de Nielsen, qui est loin ici des réussites de ses symphonies, le Concerto pour violon et orchestre n° 1 en la mineur op. 77 de Dimitri Chostakovitch était bienvenu. Le compositeur russe, même s’il renouvelle peu sa façon de concevoir ses œuvres, qui commence et s’achèvent toutes sur de gigantesques pianissimi avec entre les deux de virulents soubresauts, s’est trouvé littéralement transcendé par la soliste invitée, Lisa Batiashvili, qui a porté l’Orchestre de Paris sur des sommets de virtuosité et de profondeur de champ, tant les couleurs et les timbres ont scintillé de mille feux tout en laissant percer les voix de l’orchestration avec une transparence flatteuse. Magistralement joué par la violoniste géorgienne, personnalité charismatique au jeu époustouflant de virtuosité simple et naturelle, dont l’interprétation donne à l’œuvre une dimension onirique, voire épique. Cette partition que Chostakovitch composa en 1947-1948, mais qu’il ne vit créée qu’en 1955 en raison de sa mise à l’index pour cause de « formalisme » par Andreï Jdanov, a été dédiée à David Oïstrakh, son dédicataire. Lisa Batiashvili se situe ici comme une héritière du « Roi David », bien que ce dernier soit mort cinq ans avant sa naissance, jouant cette œuvre comme si elle était sienne, avec un panache et une profondeur ahurissants, avec une expressivité à fleur de peau mais sans jamais surcharger le trait ni les contrastes pourtant fort marqués de l’écriture et des intentions de l’auteur, jusque dans la brillante Burlesque finale. Ainsi, remarquablement soutenue par l’Orchestre de Paris, dont tous les pupitres se sont distingués, la violoniste a-t-elle inscrit cette partition de quarante minutes parmi les grands concertos pour violons du répertoire, scotchant littéralement le public sur les fauteuils de la Philharmonie. Reste à espérer pour ma part l’écouter dans le Concerto « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg… En bis, Paavo Järvi et les cordes de l’Orchestre de Paris ont donné la réplique, une fois n’est pas coutume, à Lisa Batiashvili dans une valse apaisante de Fritz Kreisler, Dance of the Dolls - Lyric Waltz, orchestrée par Tamas Batiashvili… avant de laisser la place à la Symphonie n° 9 « la Grande » de Franz Schubert…

Bruno Serrou

Dmitri Tcherniakov revisite Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch à l’Opéra de Lyon

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Lyon. Opéra National de Lyon. Samedi 23 janvier 2016

Dimitri Chostakovitch (1908-1975), Lady Macbeth de Mzensk. Klare Presland (Aksinia) et Ausrine Stundyte (Katerina Ismaïlova). Photo : (c) Jean-Pierre Morin

La direction de braise de Kazushi Ono et la mise en scène modérée de Dmitri Tcherniakov, quoique prenant quelque liberté avec l’œuvre, donnent toute la dimension tellurique et barbare de l’hallucinant Lady Macbeth du District de Mzensk de Dimitri Chostakovitch.

Dimitri Chostakovitch (1908-1975), Lady Macbeth de Mzensk. Peter Hoare (Zinovyi), Ausrine Stundyte (Katerina Ismaïlova) et Vladimir Ognovenko (Boris). Photo : (c) Jean-Pierre Morin

Chaque production de Lady Macbeth du District de Mzensk, second opéra de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) après Le Nez, constitue en soi un véritable événement. En effet, cet opéra, qui est l’un des plus grands du XXe siècle aux côtés de ceux d’Alban Berg, Giacomo Puccini, Arnold Schönberg ou Richard Strauss. Il aura fallu attendre 1989 pour voir cet opéra sulfureux contemporain de Lulu de Berg programmé en France, à Nancy, et 1992 pour son entrée à l’Opéra de Paris.

Dimitri Chostakovitch (1908-1975), Lady Macbeth de Mzensk. Ausrine Stundyte (Katerina Ismaïlova) et John Daszak (Sergueï). Photo : (c) Jean-Pierre Morin

Tirée d’une nouvelle de Nicolaï Leskov, l’intrigue conte l’histoire scabreuse de la jeune épouse d’un riche marchand, Katerina Ismaïlova, aussi monstrueuse que la Lady Macbeth du drame de William Shakespeare et de son adaptation par Arrigo Boïto pour Giuseppe Verdi. L’héroïne de Chostakovitch tue son beau-père, Boris, qui la harcèle, et son mari, Zinovi, par amour pour l’un de leurs ouvriers, Sergeï, qui la déleste de son ennui, avant d’être arrêtée avec lui et d’être condamnée au bagne sur la route duquel elle se suicide en entraînant sa rivale Sonietka dans la mort. De cet être apparemment effroyable, Chostakovitch a fait le jouet d’un environnement cauchemardesque qui le conduit à une satire sociale qui a suscité la vindicte de Staline autant que la violence érotique exacerbée par une musique violente, sarcastique, singulièrement suggestive. Le dictateur, après avoir assisté à une représentation en 1936, fera publier un article au vitriol dans la Pravda intitulé « Le chaos remplace la musique »qui conduisit à l’interdiction de l’opéra jusqu’en 1974.

Dimitri Chostakovitch (1908-1975), Lady Macbeth de Mzensk.  Ausrine Stundyte (Katerina Ismaïlova) et John Daszak (Sergueï). Photo : (c) Jean-Pierre Morin

Pour l’entrée de Lady Macbeth du District de Mzenskà son répertoire, l’Opéra de Lyon a choisi une production venue de l’English National Opera, révision d’un spectacle né à Düsseldorf en 2008. Réputé iconoclaste, surtout après sa conception de Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc à l’Opéra de Munich qui a récemment suscité l’ire des héritiers du compositeur et lui a valu en octobre dernier une condamnation de la Cour d’appel de Paris interdisant la distribution de la vente en France du DVD, Dmitri Tcherniakov apparaît étonnement sage, tout en prenant une grande liberté avec le texte qu’il adapte à sa propre conception de l’œuvre. Sa surprenante réserve a le mérite d’éviter d’en rajouter quant au sujet comme de la musique qui en disent déjà beaucoup, le metteur en scène russe évitant ainsi toute redondance. Dans son décor unique de froids bureaux années 2000 éclairé par des néons défectueux, Tcherniakov situe l’action dans une entreprise d’e-commerce, avec informatique et chariots élévateurs et non plus en rase campagne au XIXe siècle, tandis que Katerina Ismaïlova dispose de son propre espace où elle vit entourée de tapis orientaux vêtue de costumes traditionnels colorés, tandis que son environnement porte des vêtements de notre temps. Mais le machisme est le même qu’au XIXe siècle. Un réserve cependant, l’acte final perd de sa force et de sa signification, car au lieu du grand espace de toundra et de lac noir où l’héroïne entraîne sa rivale qui dilue la folie meurtrière de l’héroïne et forme un déchirant contraste entre la violence de la première partie de l’œuvre et la tristesse glabre de son ultime tableau, le metteur en scène enfermant les bagnards dans une cellule étriquée et crasseuse où Katerina trucide froidement son adversaire avant de se faire massacrer par ses gardiens.

Dimitri Chostakovitch (1908-1975), Lady Macbeth de Mzensk. Ausrine Stundyte (Katerina Ismaïlova). Photo : (c) Jean-Pierre Morin

Austrine Stundyte campe une Katerina fulgurante, à la fois solide, volontaire, fragile respirant l’ennui et exaltée par la passion qui atteint une densité ahurissante. Face à elle, le Boris de Vladimir Ognovenko n’est pas assez virulent et libidineux, Peter Hoare est un mari légitimement falot, John Daszak est un amant brut de fonderie, coq prétentieux mais à la voix peu sûre et trop tendue. En revanche, Jeff Martin (la Balourd miteux), Gennady Bezzubenkov (le Pope), Clare Presland (Aksinia) et Michaela Selinger (Sonietka) sont parfaits, à l’instar du Chœur de l’Opéra de Lyon. Dans la fosse, porté par la direction brûlante de Kazushi Ono, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon se donne sans compter dans cette partition flatteuse dans laquelle tous ses musiciens prennent un plaisir évident à s’exprimer, servant avec précision jusqu’aux plus infimes détails.


Bruno Serrou
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