Quantcast
Channel: Classique d'aujourd'hui, blog d'actualité de la musique classique et contemporaine
Viewing all 1123 articles
Browse latest View live

A Gstaad, Renaud Capuçon fait chanter les Alpes

$
0
0
Gstaad (Suisse). XVIe Sommets Musicaux de Gstaad. Eglise de Saanen, Chapelle de Gstaad. Vendredi 29 et samedi 30 janvier 2016.

Photo : (c) Bruno Serrou

Après quinze ans d’existence, et un an après la mort de leur fondateur, les Sommets Musicaux de Gstaad ont confié leur destinée artistique au violoniste français Renaud Capuçon, qui vient d’y célébrer ses 40 ans (1). « Je me suis produit pour la première fois dans ce festival voilà quatre ans, se souvient Renaud Capuçon. Savoyard né à Chambéry, ayant découvert la musique et le violon à 4 ans au Festival des Arcs, je me suis aussitôt senti chez moi en pays bernois. D’autant plus que je me savais sur les terres de mon dieu, Yehudi Menuhin, le fondateur du festival d’été de Gstaad. » Ainsi, à la mort inopinée du créateur des Sommets Musicaux, Thierry Schertz, lorsqu'il s’est vu offrir la direction artistique de la manifestation hivernale, Capuçon a immédiatement accepté la proposition.

Renaud Capuçon. Photo : DR

« Ce festival est ma madeleine de Proust, s’enthousiasme Renaud Capuçon. J’ai travaillé avec Menuhin le Cinquième Concerto pour violon de Mozart. Menuhin était bien plus qu’un musicien, un véritable humaniste. Et c’est ainsi que je conçois mon rôle. » Déjà directeur artistique du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, le violoniste considère à juste titre que les deux manifestations n’entrent pas en concurrence. « A Gstaad, les lieux comme la Chapelle de la ville et l’église de Saanen ont des jauges trop petites et des estrades trop étroites pour accueillir plus d’une trentaine de musiciens en même temps. En revanche, le Grand Théâtre de Provence permet d’inviter de grands effectifs. J’entends aussi continuer à convier de jeunes musiciens lauréats de grands concours et sélectionnés par un comité artistique sous l’égide des Sommets Musicaux pour y donner des récitals tous les après-midi dans la Chapelle, où nous pratiquons des prix modiques de places. » 

Thierry Escaich. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette seizième édition met les jeunes pianistes à l’honneur. L’année prochaine, ce sera au tour des violonistes. Nouveauté pour cette première édition entièrement élaborée par Renaud Capuçon, la résidence de compositeurs. Pour l’édition 2016, l'élu est le Français Thierry Escaich. L’an prochain ce sera le Japonais Toshio Hosokawa. Le compositeur mis en résidence se doit de participer tous les après-midi au concert jeunes lauréats, qui doivent quant à eux inscrire à leur programme une œuvre de ce dernier. Mais dès l’an prochain, prévient Capuçon, tous les artistes invités, qu’ils soient débutants ou confirmés, inconnus ou stars, se devront de jouer le compositeur en résidence. 

Gstaad vu du téléphérique. Photo : (c) Bruno Serrou

Le public qui fréquente le festival est plutôt composite. Jeunes et moins jeunes, riches et moins riches, élégantes en manteaux de fourrure ou en jeans et polos se bousculent et se mélangent bon-enfants, pour écouter en confiance des œuvres plus ou moins populaires et des artistes plus ou moins célèbres mais qu’ils savent de toute façon de très grande qualité. Tant et si bien que la totalité des concerts sont donnés à guichets fermés.

Eglise de Saanen. Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi, la soirée d’ouverture, donnée en l’absence de Renaud Capuçon, retenu à Salzbourg pour un concert avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne dirigé par Tugan Sokhiev, a été pur enchantement, avec un orchestre balte, le Kremerata Baltica fondé par Gidon Kremer qui, après des lectures ardentes de pages d’orchestre de chambre du jeune Félix Mendelssohn, la Symphonie n° 7 pour cordes en ré mineur, et du Polonais Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), un proche de Dimitri Chostakovitch, une Symphonie de chambre n° 2op. 147 de 1987 d’une énergie haletante, a été rejoint par la grande Martha Argerich dans le Concerto n° 2 pour piano et orchestreen si bémol majeur op. 19 de Beethoven. 

Martha Argerich dans le Concerto n° 2 pour piano de Beethoven, église de Saanen. Photo : ©MiguelBueno

Tout sourire et les doigts extirpant du clavier des sonorités de braise, les mains volant délivrées de toute contingence matérielle, comme en apesanteur sans contact direct avec les touches, Argerich jetait des regards complices avec le premier violon, qui dirigeait de son pupitre, et la formation balte, à l’effectif aussi réduit soit-il, lui a donné une réplique à la hauteur de son immense talent. En confiance devant un public concentré et particulièrement demandeur, Argerich a donné en bis une sonate de Scarlatti et l’une des Scènes d’enfant de Schumann qu’elle se plaît à jouer régulièrement en fin de programme avec une intensité étourdissante. 

Gstaad, la chapelle. Photo : (c) Bruno Serrou

Le lendemain, le jeune Japonais Ryutaro Suzuki, ancien élève au Conservatoire de Paris de Bruno Rigutto, Hortense Cartier-Bresson, Michel Béroff et Michel Dalberto, s'est poroduit dans la petite chapelle de Gstaad. 

Ryutaro Suzuki. Photo : ©MiguelBueno

Ryutaro Suzuki a ouvert son récital sur une Sonate en la mineur KV. 310  de Mozart un peu mécanique, suivie de quatre extraits du Tombeau de Couperin de Ravel plus poétique, puis d’une Etudeoù Thierry Escaich rend hommage au jazz qu’il a donnée en création, avant de d’imposer dans la Sonate pour piano n° 2 op. 36de Serge Rachmaninov, œuvre dans laquelle il s’est montré le plus à l’aise malgré les restrictions sonores d’un piano demi-queue. C’est sur un Couperin naturaliste donné en bis que Suzuki a conclu son récital. 

Alexandra Conunova (violon) et la Camerata Bern. Photo : ©MiguelBueno

Dimanche soir, l’église de Saanen peinte à fresque a servi d’écrin à un brillant Camerata Bern. Il faut être sûr de son fait pour se lancer dans l’aventure symphonique beethovenienne à vingt-sept musiciens, car le moindre écart de justesse, d’intonation et de rythme s’entend. Au lieu du guitariste prévu dans le Concerto d’Aranjuez de Joaquin Rodrigo qui s’est fait porter pâle la veille au soir, c’est une jeune élève de Renaud Capuçon au Conservatoire de Lausanne, la violoniste moldave Alexandra Conunova, qui s’est avérée être une véritable découverte, tant son Concerto n° 4 pour violon en  ré majeur KV. 218 de Mozart s’est fait lumineux et évident. Le mouvement de Partita de Bach qu’elle a choisi de donner en bis a été moins convaincant. 

Camerata Bern. Photo : (c) Bruno Serrou

La Symphonie n° 8 en fa majeur op. 93 de Beethoven qui a suivi a été donnée avec un effectif de cordes réduit à minima (quatre premiers et quatre seconds violons, trois altos, deux violoncelles, contrebasse) tandis que les instruments à vent sont restés par deux. Ce qui aurait dû susciter d’irrémédiables déséquilibres, est passé à l’arrière-plan, tant l’allant, l’engagement, la conception épique impulsés par le premier violon d’Antje Weithass ont tout emporté dans un flamboiement d’intensité et de ferveur. Malgré une inévitable sécheresse sonore et une certaine âpreté des cordes, la conviction et l’énergie qui ont découlé de cette interprétation vivifiante a pétrifié le public. Impression confortée par un Scherzo triomphant du Songe d'une nuit d’été de Mendelssohn.

Bruno Serrou

1) Pour les quarante ans de Renaud Capuçon, Warner-Erato publie un nouveau disque monographique du violoniste réunissant la Symphonie espagnole d'Edouard Lalo, Zigeunerweisen de Pablo de Sarasate et le Concerto n° 1 pour violon et orchestre de Max Bruch, avec l'Orchestre de Paris et Paavo Järvi (1 CD Erato 0825646982769)


Anna Netrebko irradie le Trouvère de Verdi vu par Àlex Ollè à l’Opéra Bastille

$
0
0
Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Mercredi 3 février 2016

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Anna Netrebko (Leonora) et Ludovic Tézier (il conte di Luna). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Volet central de la grande trilogie populaire que Giuseppe Verdi conçut entre 1851 et 1853, placé entre Rigolettoet La Traviata, Il Trovatore (Le Trouvère) est de ces trois ouvrages à la fois le plus conventionnel du point de vue musical et le plus confus quant au livret, autant que la Force du destin (1862-1869. Assurément, le compositeur a voulu faire contrepoids à une intrigue improbable et abscons en concevant une partition puissamment dramatique et d’un romantisme exacerbé. S’appuyant sur un livret extrêmement confus de Salvadore Cammarano et Leone Emanuele Bardare inspiré de la pièce El trovador du dramaturge espagnol Antonio García Gutiérrez (1813-1884) chez qui Verdi avait précédemment puisé le sujet de Simon Boccanegra, Il Trovatore cumule les situations les plus invraisemblables.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Reconnaissons sans attendre que s’il est des soirées rares et marquantes, la nouvelle production de Le Trouvère de l’Opéra-Bastille comptera sans doute parmi les plus mémorables. De cet opéra noir à l’intrigue abscons donné en coproduction avec l’Opéra d’Amsterdam, Àlex Ollè, membre du collectif catalan La Fura dels Baus, a fait une œuvre évidente d’une grande humanité respectueuse des intentions des auteurs, se limitant à transposer l’époque de l’action.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

En plaçant l’action au temps de la Première Guerre mondiale, avec tranchées, piliers de bétons et cimetières sous une lune blafarde, les belligérants portant uniformes allemands et américains stylisés, Àlex Ollé assisté de Valentina Carrasco, deux membres du collectif catalan La Fura dels Baus déjà signataires entre autres d’extraordinaires Grand Macabre de Ligeti à Bruxelles et Vaisseau fantôme de Wagner à Lyon pour ne citer que deux de leurs spectacles, ont réussi à rendre l’histoire plus lisible, même si le duo a fait plus esthétique et théâtral que dans ce Trouvère

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Anna Netrebko (Leonora). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Dans un vaste espace fantomatique conçu par Alfons Flores aux dimensions amplifiées par des miroirs qui étirent la scénographie et renvoient l’image des protagonistes et du chef d’orchestre, les murs-pilonnes, qui montent dans les cintres ou descendent dans les dessous, situant ainsi précisément l’action en se faisant successivement caserne, montagnes, champ de bataille, tranchées, campement gitan, cimetière, couvent, geôle, etc., les protagonistes se meuvent avec naturel. D’autant que leurs voix se déploient confortablement, soutenues il est vrai par la direction du chef italien Daniele Callegari particulièrement attentif à conforter les chanteurs, sans pour autant empêcher de sonner un orchestre, qui conforte sa position de meilleure phalange de France.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Anna Netrebko (Leonora) et Marcelo Alvarez (Manrico). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Mais, pour le Trouvère, il faut un quatuor vocal de haut vol. Et c’est précisément la gageure qu’a réussi à relever l’Opéra de Paris. Sur le plateau en effet, quatre chanteurs aptes à relever les défis que soulève cette partition. Déployant tout son potentiel dramatique, Anna Netrebko est l’incarnation-même de Leonora. Voix d’une solidité et d’une plastique aujourd’hui extraordinaires, timbre somptueux, aigus rayonnants et graves envoûtants, ligne de chant d’une assurance infaillible, articulation sans tâche, une présence prodigieuse exaltant une large gamme d’émotions, cela dès la cavatine du premier acte, Tacea de notte placida. La soprano russe réalise une performance magistrale, habitant ce rôle qu’elle fait sien, bouleversante, brûlante. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Il Trovatore. Ekaterina Semenchuk (Azucena). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Face à elle, l’ardent Manrico de Marcelo Alvarez, voix légèrement fatiguée qui le contraint dans l’aigu (impression surtout sensible dans Di quella pira au troisième acte) mais claire et au phrasé élégant qui donne au personnage une réelle densité. L’Azucena d’Ekaterina Semenchuk scotche littéralement le spectateur sur son fauteuil par la force, la profondeur hallucinante de son incarnation, tant vocale que dramatique, qui fait de ce rôle bien plus que la sorcière où elle est trop souvent cantonnée, une écorchée vive au tempérament de braise. Ludovic Tézier est un Conte de Luna noble, élégant, d’une froide détermination. Sa voix est magnifique d’aisance et le timbre d’une clarté, d’une franchise stupéfiante. Il convient d’associer à ce quatuor un cinquième protagoniste, l’excellent Ferrando de Roberto Tagliavini. Mais Marion Lebègue (Ines) et Oleksiy Patchykov (Ruiz) ne déméritent pas, à l’instar des Chœurs de l’Opéra de Paris excellemment préparés par José Luis Basso.

Bruno Serrou

Gil Shaham et David Zinman ont embrasé l’Orchestre de Paris

$
0
0
Paris. Philharmonie. Jeudi 4 février 2016

Gil Shaham. Photo : DR

Voilà trop longtemps que je n’avais pas entendu Gil Shaham en concert. Depuis 2010… à l’Orchestre de Paris, déjà. La dernière occasion ratée remonte au week-end dernier, lorsqu’il s’est produit à Gstaad que je venais de quitter, tandis que je me trouvais de le train retour pour Paris au moment-même où il s'y produisait. Je regrettais amèrement ce nouveau rendez-vous manqué avec ce violoniste génial que j’avais eu l’occasion d’interviewer voilà deux décennies pour le magazine musical espagnol Scherzo. Je me souviens encore de cette heure passée en sa délicieuse compagnie, de ces moments d’une chaleur et d’une humanité hors du commun qui suscitent un bonheur sans partage.

Gil Shaham. Phot : DR

C’est précisément ce que j’ai ressenti hier, alors que je le voyais apparaître côté jardin précédent tout sourire mais le dos voûté David Zinman, qui marchait plus lentement. Un sourire radieux déjà plein de musique partagée avant-même que l’orchestre commence à préluder et qui allait bientôt s’extraire de son Princesse de Polignac, un magnifique Stradivarius de 1699 aux sonorités moirées et délicates, d’une douceur et d’une chaude luminosité qui est assurément le prolongement de l’âme de ce musicien d’une sensibilité inouïe. Le violoniste israélien, qui aime à partager avec les musiciens de l’orchestre qu’il se plaît à regarder et à encourager dans les duos et en connivence avec le chef, a brossé un Concerto pour violon et orchestreen ré majeurop. 77 de Brahms rutilant de soleil, ouvrant ainsi de façon étincelante ce concert tant attendu. Cette prestation confirme le génie de ce musicien hors du commun qui, à quarante-cinq ans, joue avec un plaisir transcendant qu’il partage avec infiniment de bonheur, une sonorité dorée, une chaleur onctueuse, un naturel extraordinaire. L’élégance de son jeu et la beauté des timbres qu’il exalte semble infinie, comme l’ont confirmé les deux bis qu’il a donnés tel un poète funambule avec une générosité non feinte, deux pages de Jean-Sébastien Bach au chant d’une plasticité exceptionnelle magnifiée par un archet aérien.

David Zinman. Photo : (c) Chris Lee

Deuxième des trois ouvrages scénique de Béla Bartók, après l’opéra le Château de Barbe-Bleue (1911) et avant la pantomime le Mandarin merveilleux (1918-1919), la fantaisie chorégraphique le Prince de bois (1918-1919) est trop rarement programmée. Comme les deux autres ouvrages, le ballet panthéiste en un acte a pour thématique les relations complexes femme-homme, cette fois au sein de la nature, après le château de l’opéra et avant la ville de la pantomime. Le livret de ce conte de fées écrit par Béla Balazs, déjà signataire de celui du Château de Barbe-Bleue, narre l’histoire d’un prince épris d’un princesse dont la Fée de la Nature contrarie les velléités en dressant plusieurs obstacles dans sa conquête. Pour lui échapper, il fabrique un pantin qui lui ressemble, le pare de son manteau, de sa couronne, de ses cheveux d’or, et le brandit à la fenêtre de la princesse, éveillant son attention. La fée donne vie à la marionnette, de qui la princesse s’éprend avant de danser avec elle. Désespéré, le Prince s’assoupit tout en suscitant la pitié de la fée, qui lui offre un manteau et une couronne de fleurs, tandis que le pantin se désarticule puis s’effondre, inanimé. La princesse se tourne alors vers le prince, mais celle-ci doit auparavant se défaire de ses attributs royaux et de sa chevelure. Opulente, conformément à l’époque, à l’instar par exemple de ceux des Op. 6 de Berg et Webern, de l’Op. 16 de Schönberg, du Sacre du Printemps de Stravinski ou de la Symphonie alpestre de Richard Strauss, l’orchestration du Prince de bois est emplie de la nature, tour à tour déchaînée, menaçante, protectrice et extatique, scintillant de couleurs aux contrastes infinis et de rythmes frénétiques, tandis que percent des échos de musiques populaires hongroises. Ecrite en plein premier conflit mondial, la musique exalte un tragique et une angoisse qui correspondent mal au conte de fée qu’elle illustre. Tant et si bien que, pour la mieux faire passer auprès d’un public qu’elle pourrait rebuter, les organisateurs de concert ont malheureusement tendance à choisir la plupart du temps la suite d’orchestre qu’en a tiré Bartók lui-même et dont la création a été donnée en 1931 à Budapest sous la direction d’Ernö Dohnanyi.

David Zinman. Photo : DR

La partition accorde une place privilégiée à la percussion, riche et foisonnante (timbales, grosse caisse, caisse claire, cymbales, castagnettes, tam-tam, célesta, etc.), tandis qu’un rôle soliste est octroyé au xylophone. Après Ferenc Fricsay, Pierre Boulez a été l’un des défenseurs les plus brillants de cette partition enchanteresse, difficile à maîtriser tant il convient de veiller à l’unité du discours, qui réclame infiniment d’attention pour être acquise. Tandis que Boulez l’avait dirigé à trois reprises, en 1979, 1981 et 2001, l’Orchestre de Paris y retrouvait cette semaine David Zinman pour la seconde fois depuis 2007. Sans atteindre le fondu des épisodes obtenu par son aîné français, le chef américain, qui a dirigé assis, a obtenu de l’Orchestre de Paris, une fois encore en très grande forme, une pyrotechnie de timbres enchanteresse. Porté par la direction souple et la conception dramatique de Zinman, les musiciens ont produit des sonorités franches et polychromes et ont puisé sans restriction dans leurs ressources énergie et virtuosité.

Bruno Serrou


Mikko Franck et l'Orchestre Philharmonique de Radio France ont brillamment ouvert le Festival Présences de Radio France 2016

$
0
0
Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 5 février 2016

Mikko Franck. Photo : DR

Pour la première fois depuis la création du Festival Présences en 1991, un directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Radio France a ouvert la manifestation que Radio France consacre à la création musicale à la tête de son orchestre. Ne serait-ce que pour cette raison, il convient de féliciter Mikko Franck pour s’être engagé dans l’aventure de la musique contemporaine en ce qu’elle a de plus novateur.

Orchestre Philharmonique et Choeur de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme de coutume, le concert d’ouverture a attiré le ban et l’arrière-ban de la musique contemporaine, compositeurs en tête. Le programme s’est bien évidemment présenté comme une synthèse de la totalité de l’édition 2016 consacrée à la musique italienne contemporaine sous le titre Oggi l’Italia (Aujourd’hui l’Italie). Ainsi, deux compositeurs italiens ont été mis en regard avec autant de compositeurs français, chaque nationalité ayant un référent, l’un ouvrant et l’autre fermant le programme, les deux vivants étant placés au centre de la soirée.

Fausto Romitelli (1963-2004). Photo : DR

Mort prématurément à l’âge de quarante ans, le compositeur italien Fausto Romitelli (1963-2004) est « le révélateur qui met en lumière le passage entre spectral et saturation », selon la formule de Yan Robin. Malgré la brièveté de son existence, Romitelli restera comme un pionnier de la radicalité du son, dont s’inspireront notamment les « saturationnistes », bien que Romitelli n’ait jamais été son initiateur. Composé en 1999, créé à la Biennale de Venise le 21 octobre 1999, The Poppy in the Cloud (Le coquelicot dans le nuage) pour chœur de voix blanches et ensemble compte neuf parties qui illustrent des vers déchirants de la poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886) extraits de Great Streets of Silence Led Away publié en 1870. Cette œuvre de douze minutes fait appel à un ensemble instrumental de quinze musiciens (flûte/flûte basse, hautbois, clarinette/clarinette basse, cor, trombone, quatre percussionnistes, piano/clavier MIDI/Synthétiseur, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) et à un chœur d’enfants. Dans l’esprit des trois poèmes sélectionnés, Romitelli signe ici une musique hallucinée, agressive, faite d’ombre et de lumière. Les « voix blanches » auxquelles se réfère le compositeur renvoient à la couleur des vêtements qu’avait choisi de porter la poétesse alors qu’elle écrivait son recueil de poèmes. Aussi brillante que soit la Maîtrise de Radio France, la surreprésentation des jeunes filles par rapport aux garçons ne peut rendre palpable la fragilité des voix blanches que le titre réclame, l’intonation et l’attaque des notes apparaissant trop parfaites et solides, tandis que les membres du Philharmonique de Radio France, sous l’impulsion de Mikko Franck, qui dirigera assis la totalité du concert, a donné toute la saveur de l’admirable partie instrumentale.

Thierry Pécou (né en 1965),  Håkan Hardenberger (trompette), Mikko Franck et l'Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

La deuxième œuvre était une création mondiale. Commande de Radio France et de l’Opéra de Rouen, composé en 2015, Soleil rouge pour trompette et orchestre de Thierry Pécou (né en 1965) se place dans la continuité des œuvres dans lesquelles le compositeur s’inspire des traditions indiennes d’Amérique du Nord, particulièrement de la tribu des Navajos. L’orchestre de ce long chant cérémoniel (bois et cuivres par deux [quatre cors] auxquels s’ajoutent saxophone et tuba, timbales, deux percussionnistes, harpe et cordes) puise sa source dans le son du tambour et sa frappe inflexible, et se prolonge dans l’instrument soliste. La première partie de la partition est dense et chamarrée, mais à partir de la cadence elle devient trop systématique et se fait un peu redondante. Le trompettiste suédois Håkan Hardenberger, familier de la musique contemporaine (il a notamment enregistré avec brio Jet Stream de Péter Eötvös et Mysteries of the Macabre de György Ligeti), a donné toute la mesure de la partie soliste, à l’instar du Philharmonique de Radio France, qui s’est avéré le partenaire idoine, brillant de tous ses feux…

Mikko Franck, Luca Francesconi (né en 1956), Sofi Jeannin (chef de choeur) et Pumeza Matshikiza (soprano). Photo : (c) Bruno Serrou

… Tout comme dans le remarquable Bread, Water and Salt (Pain, eau et sel) de Luca Francesconi (né en 1956), dont c’était vendredi la première audition en France. Commande de la Fondation Santa Cecilia et de Radio France, créée le 3 octobre 2015 à l’Académie Sainte-Cécile de Rome, écrite pour soprano, chœur mixte et orchestre, cette œuvre confirme combien le compositeur italien a la verve lyrique. Non seulement l’italianita est bien ancrée dans sa création, mais, depuis son opéra radiophonique Ballata del rovescio del mondo en 1994 jusqu’à celui en écriture, Trompe la mort d’après Honoré de Balzac pour l’Opéra de Paris en 2017, en passant par Ballata créé en 2002 à La Monnaie de Bruxelles et Quartett en 2011 à la Scala de Milan, Francesconi s’impose comme un grand lyrique. Richement orchestré (piccolo, deux flûtes, flûte en sol, deux hautbois, cor anglais, quatre clarinettes, deux bassons, contrebasson, quatre cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, timbales, quatre percussionnistes, harpe, synthétiseur, piano, cordes), et harmonisé pour chœur à quatre voix, cet oratorio reprend des appels de Nelson Mandela (1918-2013) dont il entremêle les deux langues que parlait le premier président noir de la République sud-africaine, l’anglais et le xhosa. Commençant sur des chuchotements pour se conclure dans un immense ensemble au tour mystique, les vingt minutes de l’œuvre se déploient sans que l’on y prenne garde, tant l’œuvre emporte l’auditeur pour ne plus le lâcher jusqu’à son terme. Emplie de sortilèges, tant vocaux (la beauté des lignes réservées autant à la soprano soliste comme l’écriture somptueuse d’un chœur aux caractères multiples) qu’instrumentaux, cette cantate est d’une force dramatique et d’une humanité saisissante qui la situent dans la lignée de l’hymne à la fraternité qu’est la Neuvième Symphonie de Beethoven. Sous la direction sensible et expressive de Mikko Franck et en présence du compositeur, l’Orchestre Philharmonique et le Chœur de Radio France ont servi cette partition avec élan et diligence, sertissant un tapis liquide et soyeux à la soprano sud-africaine Puleza Matshikiza, qui avait participé à la création de l’œuvre voilà quatre mois sous la direction d’Antonio Pappano.

Henri Dutilleux (1916-2013). Photo : (c) Jean-Pierre Muller / AFP

Centenaire oblige, c’est sur une œuvre d’Henri Dutilleux (1916-2013) que s’est conclu ce premier rendez-vous de Présences 2016. La partition choisie pour cet hommage, Timbres, Espace, Mouvement, est l’une des plus puissantes du compositeur français. Le sous-titre La Nuit étoilée de cette partition commandée par Mstislav Rostropovitch qui dirigea la création de sa première mouture à Washington le 7 janvier 1978, renvoie au tableau éponyme peint en 1889 par Vincent van Gogh (1853-1890) dont Dutilleux, qui révisa l’œuvre en 1990 pour y ajouter un interlude destiné aux seuls violoncelles, a cherché à rendre musicalement l’effet tournoyant quasi cosmique qui émane du tableau qui l’a inspiré. Les timbres sont marqués par l’absence des cordes aiguës, violons et altos, laissant ainsi la primauté aux couleurs sombres éclairées par des saillies de flûtes, de hautbois, de trompettes, de harpe et de célesta et de la riche percussion, tandis que l’espace est établi par une répartition de l’orchestre peu usitée, avec les douze violoncelles disposés en arc de cercle autour du chef, et le mouvement représenté par le tourbillon rythmique et l’alternance de tempi entre quasi statiques et flamboiement. Peut-être est-ce dû à une attention particulière portée à la préparation des trois premières œuvres de la soirée, mais l’Orchestre Philharmonique de Radio France et son directeur musical sont apparus contractés et timorés dans la première partie de Timbres, Espace, Mouvement, Nébuleuse, les sonorités et la métriques étant trop serrées, pour se libérer dans l’Interlude ou les violoncelles ont brillé de leurs sonorités profondes et veloutées, préludant avec bonheur à Constellations, où l’orchestre a scintillé sans retenue, Mikko Franck déverrouillant enfin ses musiciens d’un pesant carcan.  

Bruno Serrou    

Saison 2016-2017 de l’Opéra de Paris : 350 ans d’art lyrique

$
0
0
Opéra de Paris Garnier. Mercredi 10 février 2016

La conférence Saison 2016-2017 de l'Opéra national de Paris, Palais Garnier, mercredi 10 février 2016. De gauche à droite : Luca Francesconi, Benjamin Millepied, Stéphane Lissner et Philippe Jordan. Photo : (c) Bruno Serrou 

Stéphane Lissner a présenté ce mercredi matin sa deuxième saison à la tête de l’Opéra national de Paris. Entouré de son directeur musical, Philippe Jordan, et du directeur de la danse, Benjamin Millepied, qui présentait pour sa part sa seconde programmation, une semaine après avoir annoncé son départ de l’auguste institution.

Le directeur de l'Opéra de Paris s’est d’abord félicité du succès des diverses nouveautés qui ont été mises en place par ses équipes au début de la saison en cours, le Troisième Scène, qui, avec vingt-deux œuvres originales à son catalogue d’artistes venus des arts plastiques, de la photographie, de la musique, du cinéma d’animation et de fiction, de la littérature, de la danse et des nouvelles technologies qui a déjà suscité huit cent trente quatre mille cinq cents vues, le nouveau site Internet, le large écho des réseaux sociaux qui totalisent quatre cent cinquante et un mille abonnés, le grand écran posé sur la façade de l’Opéra Bastille, qui, au-delà des informations qu’il distille, diffusera en direct le concert que l’Opéra de Paris organisera le jour de la Fête de la Musique, le 21 juin, tandis qu’il alertait sur l’arrivée pour la prochaine saison d’une nouvelle application operadeparis pour smartphone.


Avant de passer à la programmation, mettant sur la piste du slogan décliné sur la totalité du matériel promotionnel de l’Opéra de Paris, « l’Opéra n’attend que vous », son directeur a annoncé la mise en place de « tarifs adaptés » à la conquête de nouveaux publics, tandis que le prix des places continuent de s'envoler dans certaines catégories, surtout lorsque les stars sont au rendez-vous des productions. Seront ainsi proposées deux cent quatre vingt deux mille places à 50€ et moins, dont trente mille avec la mise en place d’une nouvelle catégorie pour le lyrique. A ce propos, Lissner s’est félicité du fait que trente-huit pour cent des personnes ayant bénéficié de l’offre découverte initiée en janvier sont de nouveaux spectateurs. Des places de 10 à 30€ pour Les midis musicaux et les week-ends de musique française et romantique, des spectacles jeunes publics à 5€ pour les moins de 15 ans, quinze avant-premières à 10€ réservées aux moins de 28 ans, enfin un nouvel abonnement « en famille »  et des formules d’abonnements jeunes de 64 à 91€ pour quatre spectacles, enfin un nouvel abonnement « en famille » offrant une remise de 50 % pour les jeunes de moins de 18 ans accompagnant un adulte, à partir de quatre spectacles.

La programmation 2016-2017

Trois siècles et demi d’art lyrique seront parcourus de septembre 2016 à juillet 2017, de 1667, avec l’arrivée au répertoire d’un opéra de Pier Francesco Cavalli, à 2017, avec la création mondiale d’un autre compositeur italien, Luca Fancesconi.

Créations

Ce sont donc deux création/recréation lyriques qui constituent l’alpha et l’oméga de la prochaine saison. Programmée en ouverture de saison, du 14 septembre au 15 octobre 2016, le premier ouvrage est Eliogabalo, opéra sulfureux en trois actes de Pier Francesco Cavalli (1602-1676) dont le livret d’Aurelio Aurelli conte le règne aussi dissolu et violent que bref et démagogique de l’empereur romain Héliogabale, massacré par la foule à l’âge de 18 ans après trois ans et huit mois à la tête de l’empire. Dirigée par Leonardo Garcia Alarcon à la tête de l’Orchestre Cappella Mediterranea et du Chœur de Chambre de Namur, et mise en scène par Thomas Jolly, qui a présenté les grandes lignes de son projet scénique, la distribution réunira entre autres Franco Fagioli dans le rôle-titre, Paul Groves, Nadine Sierra et Valer Sabadus.

Luca Francesconi (né en 1956). Photo : (c) E.-Bauer/OnP

Mais la véritable création, commande de l’Opéra de Paris, est le premier fruit du thème de la littérature française dans la création lyrique annoncé voilà un an par Stéphane Lissner. Il s’agit de Trompe-la-Mort que Luca Francesconi (né en 1956) - qui avait composé son opéra Quartettà la demande de Lissner pour la Scala de Milan - a adapté de Splendeurs et misères des courtisanes et d’Illusions perdues d’Honoré de Balzac (1799-1850). Cet opéra en deux parties reliées par un interlude instrumental fait appel à un orchestre plutôt fourni sans électronique. Il sera dirigé par Susanna Mälkki, et réunira un chœur à quatre voix. Les douze rôles sont confiés entre autres à Thomas Johannes Mayer, Julie Fuchs, Cyrille Dubois et Jean-Philippe Lafont. Présentée du 13 mars au 5 avril2017, cette création est mise en scène par Guy Cassiers.

Il est à noter que les prochaines créations programmées ont été confiées à Michael Jarrell, qui a choisi la Bérénice de Jean Racine en 2017-2018 et à Marc-André Dalbavie qui va avoir la lourde tache de tailler dans l'immense Soulier de Satin de Paul Claudel dans la perspective de la saison 2018-2019...

Stéphane Lissner, directeur de l'Opéra de Paris, entouré de Benjamin Millepied, directeur de la danse (à sa gauche) et de Philippe Jordan, directeur musical (à sa droite). Photo : (c) E.-Bauer/OnP

Nouvelles productions

Neuf autres nouvelles productions sont proposées la saison prochaine. Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns (1835-1921) fait sa réapparition après quinze ans d’absence. Dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Damiano Michieletto avec dans les deux rôles titres Anita Rachvelishvili et Aleksandrs Antonenko, ce spectacle est présenté du 1er au 30 octobre. Cavalleria rusticana de l’Italien Pietro Mascagni (1863-1945) est couplé avec Sancta Susanna de l’Allemand Paul Hindemith (1895-1963), seront mis en regard du 28 novembre au 23 décembrepar le chef Carlo Rizzi et le metteur en scène Mario Martone, et seront chantés pour le premier par Elina Garanca et Elena Zhidkova qui alterneront dans le rôle de Santuzza, Yonghoon Lee / Marco Berti en Turiddu et Elena Zaremba / Stefania Toczyska en Lucia. Nouvelle production attendue, Lohengrin de Richard Wagner (1813-1883) dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Claus Guth, avec une distribution de premier plan, puisqu’elle réunit du 18 janvier au 5 février René Pape alternant avec Rafal Siwek (Heinrich), Jonas Kaufmann / Stuart Skelton (Lohengrin), Martina Serafin / Edith Haller (Elsa), Wolfgang Koch / Tomasz Konieczny (Telramund) et Evelyn Herlizius / Michaela Schuster (Ortrud). Un nouveau Cosi fan tutte de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) est présenté à Garnier du 23 janvier au 19 février, dirigé par Philippe Jordan et mis en scène par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, avec une jeune équipe de chanteurs (Jacquelyn Wagner / Ida Falk-Wiland, Michèle Losler / Stephanie Lauricella, Frédéric Antoun / Cyrille Dubois, Philippe Sly / Edwin Crossley-Mercer, Paulo Szot / Simone Del Savio, Ginger Costa-Jackson / Maria Celeng). Carmen de Georges Bizet (1838-1875) sera présentée vingt-cinq fois (du 7 mars au 14 avril et du 13 juin au 16 juillet) dans une nouvelle production de Lionel Bringuier (mars-avril) / Mark Elder (juin-juillet) à la direction et Calixto Bieito à la mise en scène, avec Roberto Alagna / Bryn Hymel, Roberto Tagliavini / Ildar Abdrazakov, Clémentine Margaine / Varduhi Abrahamyan / Anita Rachvelishvili / Elina Garanca, Aleksandra Kurzak / Nicole Kar / Maria Agresta). A noter que la dernière représentation sera retransmise en direct sur grand écran Place de la Bastille, où sont espérés plus de trente-cinq mille spectateurs. Jamais donné à l’Opéra de Paris, le « conte de printemps » Snégourotchka (la Demoiselle de neige) de Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) fait son entrée au répertoire du 20 avril au 3 mai, dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov et dirigé par Mikhaïl Tatamikov, avec entre autres Aida Garifullina, Rupert Enticknap, Martina Serafin et Luciana D’Intino. Beaucoup plus populaire, la Cenerentola de Gioacchino Rossini (1792-1868), qui réunira du 10 juin au 13 juilletà Garnier, autour du chef Ottavio Dantone et du metteur en scène Guillaume Gallienne, Juan José De Ledn, Alessio Arduini, Maurizio Muraro, Chiara Skerath, Isabelle Druet, Teresa Iervolino et Roberto Tagliavini. Deux nouvelles productions sont confiées à l’Académie de l’Opéra de Paris. Owen Wingrave de Benjamin Britten (1913-1976) (19-28 novembre), dirigé par Stephen Higgins et mis en scène par Tom Creed, et les Fêtes d’Hébé de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) (22-25 mars) mis en scène par Thomas Lebrun et dirigé par Jonathan Williams.

Reprises

Du côté des reprises, Toscade Giacomo Puccini dans la mise en scène de Pierre Audi (17 septembre-18 octobre) dirigé par Dan Ettinger, avec Anja Harteros / Lludmyla Monastyrska, Marcelo Alvarez et Bryn Terfel, la Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti (14 octobre-16 novembre) d’Andrei Serban, dirigée par Riccardo Frizza avec Pretty Yende / Nina Minasyan et Arthur Rucinski, les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach (31 octobre-27 novembre) mis en scène par Robert Carsen, dirigé par Philippe Jordan, avec Sabine Devieilhe, Kate Aldrich, Ermonela Jaho, Stéphanie d’Oustrac, Doris Soffel, Jonas Kaufmann / Stefano Secco, Yann Beuron et Roberto Tagliavini, l’Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck de Krzysztof Warlikowski (2-25 décembre) à Garnier dirigée par Bertrand de Billy, avec Véronique Gens, Etienne Dupuis, Stanislas de Barbeyrac, Ruzan Mantashyan, Wozzeck d’Alban Berg (24 avril-15 mai) dans la production de Christoph Marthaler dirigée par Michael Schonwandt, avec Johannes Martin Kränzle, Stefan Margita, Stephan Rügamer, Kurt Rydl, Gun-Brit Barkmin et Eve-Maud Hubeaux, Eugène Onéguine de Piotr Ilyitch Tchaïkovski dans la mise en scène de Willy Decker (16 mai-14 juin) qui sera dirigée par Edward Gardner avec Elena Zaremba, Anna Netrebko / Sonya Yoncheva, Varduhi Abrahamyan, Peter Mattei, Pavel Cernoch / Arseny Yakolev et Alexander Tsymbalyuk, et le Rigoletto de Giuseppe Verdi (30 mai-27 juin) de Serge Guth, dirigé par Daniele Rustioni et avec Vittorio Grigolo, Zeljko Lucic, Nadine Sierra et Kwangchul Youn.

Concerts, récitals, musique de chambre

Le cycle Berlioz annoncé durant la conférence de presse de la saison 2015-2016, se limitera en 2016-2017 à une version concertante de Béatrice et Bénédictdirigée par Philippe Jordan avec Stanislas de Barbeyrac et Stéphanie d’Oustrac (24 mars). Autres concerts de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, des extraits du Ring de Wagner (15 septembre), la Symphonie n° 9 en ré majeur de Mahler (16 novembre, Philharmonie de Paris) également dirigés par Armin Jordan, et un programme Karol Szymanowski/Pascal Dusapin/Richard Strauss dirigé par Susanna Mälkki (6 avril, Garnier) et qui verra la création d’Outscape, concerto pour violoncelle et orchestre de Pascal Dusapin (né en 1955), avec en soliste Alisa Wellserstein. Côté récitals, Joyce DiDonato (13 novembre), Rolando Villazon / Sarah Tysman (18 décembre), Ludovic Tézier / Thuy Anh Vuong(15 janvier), Juan Diego Florez / Vincenzo Scalera (12 mars) et Anja Harteros / Wolfram Rieger (18 juin). Musique de chambre par les musiciens de l’Opéra de Paris (8 novembreà Garnier), Midis Musicaux (cinq rendez-vous du 23 octobre au 11 juin), Week-Ends Musicaux (quatre concerts, les 14 et 15 janvier avec des œuvres de Claude Debussy, Pierre Boulez, Philippe Hurel, Gérard Grisey, André Jolivet, et les 8 et 9 avril autour de Robert Schumann), Concerts-Rencontres à l’heure du déjeuner (du 6 octobre au 1erjuin).

A signaler également, deux expositions au Palais Garnier, la première est consacrée au peintre-décorateur-théoricien russe Léon Bakst (1866-1924), du 21 novembre au 5 mars, la seconde à Wolfgang Amadeus Mozart, du 20 juin au 24 septembre.

Locations et réservations sont ouvertes à partir de demain, jeudi 11 février 2016.

Bruno Serrou

Renseignements : 08.92.89.90.90. Informations abonnements : 01.73.60.26.26 / Etranger : (+33) 1.71.25.24.23. www.operadeparis.fr

Triste prestation de l’Orchestre National d’Ile-de-France au Festival Présences de Radio France

$
0
0
Paris. Festival Présences de Radio France. Auditorium. Jeudi 11 février 2016

L'Auditorium de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme la soirée d’hier à Radio France a été longue... Pourtant, sur le papier, elle paraissait courte : moins de quatre vingt dix minutes... Mais le temps est souvent question de relativité. Surtout en matière musicale ! Réunissant uniquement des compositeurs italiens de renom, à l’exception d’un inconnu, du moins pour moi, il m’était apparu attractif, avec rien moins que Ivan Fedele, Stefano Gervasoni, Marco Stroppa et, surtout, un grand aîné mort trop tôt, Bruno Maderna... Ce pour quoi j’avais relevé le défi de la SNCF-Ile-de-France amplifié par l’éloignement de la Maison de la Radio dans un XVIearrondissement mal desservi, soit deux heures de transports aller (il est plus long de rallier le Quai John F. Kennedy depuis la gare de Lyon que cette dernière et Fontainebleau), et trois heures de galère retour (les travaux nocturnes sur la ligne perdurent depuis deux ans, et obligent à emprunter un bus depuis Melun jusqu’à Fontainebleau).

Enrique Mazzola et l''Orchestre National d'Ile-de-France. Photo : (c) Orchestre National d'Ile-de-France

Arrivé à Radio France jusqu’à la Porte D, qui est à l’exact opposé de la Porte A, et une fois les contrôles sécurité dédoublés franchis, la surprise d’une salle peu garnie m’étonna. Les rangs de fauteuils étaient quasi désertés… Seuls les passionnés de création musicale étaient en relativement forte délégation, même s’ils ont été loin d’être tous au rendez-vous. Certes, me suis-je dit, les absents ayant toujours tort, le nombre de sièges vides n’est pas un critère…

Marco Stroppa (né en 1959). Photo : DR

Mais j’ai rapidement déchanté, car, dès la toute première œuvre, la déception a été au rendez-vous. A cause essentiellement d’un orchestre sans cohésion aux sonorités acides, auteur de décalages rédhibitoires. Ainsi, le premier opus du catalogue de Marco Stroppa (né en 1959), Metabolai, composé en 1982 par un créateur prometteur de 23 ans où le piano tient une place quasi concertante bien que placé en retrait, isolé de l’orchestre côté jardin. Ses accords en creux résonnant pénètrent l’auditeur dans sa chair, mais la formation Mozart (bois et cuivres par deux - sans trombones -, timbales et cordes) a mis à nu d’entrée les carences d’un orchestre dirigé de façon relâchée par son directeur musical, le chef espagnol Enrique Mazzola, disciple de Daniele Gatti. 

Stefano Gervasoni (né en 1962). Photo : DR

Autre grand de la musique italienne de la même génération que Stroppa, Stefano Gervasoni (né en 1962), dont le Un leggero ritorno di cielo composé en 2003 pour vingt-deux instruments à cordes (six premiers et six seconds violons, quatre altos, quatre violoncelles et deux contrebasses à cinq cordes) s’est avéré ne pas être la pièce la plus représentative de Gervasoni, malgré un travail exigeant en divisi, à la façon des Métamorphoses pour vingt-trois cordes de Richard Strauss, mais en moins raffiné. Là aussi, les cordes de l’ONDIF sont apparues rêches et atones.

Ivan Fedele (né en 1953), Valentina Coladonato (soprano), Enrique Mazzola et l'Orchestre National d'Ile-de-France. Photo : (c) Bruno Serrou

L’œuvre la plus forte et originale de la soirée a été celle d’Ivan Fedele (né en 1953). Ce grand cri pour la paix s’achevant dans la mélancolie, écrit en 2012 pour soprano amplifiée et un orchestre fourni (trois flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, trois bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, timbales, percussion, quatorze premiers et douze seconds violons, dix altos, huit violoncelles, six contrebasses), repose sur des discours de trois lauréats du Prix Nobel de la Paix, Lech Walesa (1983), Barack Obama (2009) et Aung San Suu Kyi (1991). Incapable de nuancer en-deçà du mezzo-forte, malgré l’insistance de son chef, l’Orchestre National d’Ile-de-France a été en outre sujet à décalages prononcés, et n’a pu rendre l’aspect solaire de l’écriture de Fedele. 

Alberto Colla (né en 1968). Photo : (c) Alberto Colla

La seconde partie du concert a été ouverte sur une pièce interminable - quoique courte - d’Alberto Colla (né en 1968). Présenté par Enrique Mazzola comme un compositeur de grand talent dont il dit être son protégé depuis qu’il l’a remarqué en 2001 durant un concours organisé par la Scala de Milan pour le centenaire de la mort de Giuseppe Verdi, concours dont il était membre du jury, Colla nous a ramenés aux pires moments de Présences, à l’époque ou René Bosc en était le directeur artistique, programmant les Jean-Jacques Di Tucci, Richard Dubugnon et autres. On trouve de tout (Ravel - lever du jour de Daphnis et Chloé -, Mahler, Richard Strauss - la Femme sans ombre -, Richard Wagner - Lohengrin -, etc.) dans cette Sérénade sur la modulation des vents (sont-ce les instruments à vent de l’orchestre - trois flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, trois bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones -, ou ceux de la nature ? Je n’ai pas la réponse), commande de Radio France donnée hier soir en création mondiale… Cela dit, repérer les sources fait passer plus vite la pilule…

Bruno Maderna (1920-1973) avec son fils Andreas en 1973. Photo : (c) Pit Ludwig

Les deux dernières œuvres du programme étaient signées Bruno Maderna (1920-1973), magnifique compositeur mort trop jeune pour avoir brûlé la vie par les deux bouts, membre actif de l’Ecole de Darmstadt, éminent chef d’orchestre au répertoire plus éclectique que celui de son ami Pierre Boulez, qui écrivit à la suite de son décès son admirable requiem qu’est Rituel in Memoriam Bruno Maderna. La première pièce de Maderna donnée hier soir, Serenata per un Satellite, date de 1969 et est dédiée à Umberto Montalenti, alors directeur du Centre européen de Recherche spatiale de Darmstadt. Œuvre d’essence aléatoire, sa partition est constituée de trames de modules indiquant le parcours de l’œuvre constitué de croix, de courbes et de croisements à combiner librement à chaque exécution, offrant ainsi une infinité de possibles, tandis que la représentation graphique de la partition imprimée suggère des trajets orbitaux d’un satellite dans l’espace, à l’instar de l’orchestre (piccolo, hautbois d’amour, clarinette, percussion, et, côtés cordes, les seuls premiers et seconds violons) disposé d’originale façon sur le plateau. Mazzola s’est plu à montrer la partition au public, rappelant que le chef peut faire ce qu’il veut pourvu que les notes écrites soient toutes jouées. Mais une fois la partition sur son pupitre, il s’est empressé d’y coller des antisèches… La seconde œuvre de Maderna, Music of Gaiety (1971), est un concerto pour violon et hautbois sur des thèmes baroques orchestrés par Maderna pour cordes, trois hautbois et deux bassons. Au terme de l’exécution de cette dernière œuvre, je n’ai pu que me dire « quel gâchis ! », alors que l’on est dans un festival de musique contemporaine, de ne pas en avoir profité pour jouer une seconde pièce originale de Maderna, qui est si peu joué alors qu'il est l’un des compositeurs italiens les plus doués de la génération des années 1920… 

Autre sujet d’exaspération, la productrice de France Musique, Anne Montaron, qui présentera sans doute le concert le jour de sa diffusion, n’en finissait pas, dans ses préambules aux œuvres jouées devant un public qui avait toutes les explications souhaitables dans le livre-programme, avec ses questions posées à trois des compositeurs de la soirée (Stroppa, Fedele, et surtout, Colla, dont les propos étaient traduits par le chef, qui, avant de laisser son poulain s’exprimer, a raconté les circonstances de leur rencontre). Un chef bavard, de noir vêtu portant chaussures fermées par des lacets rouges, qui est revenu à la charge pour présenter fièrement la Sérénade pour un Satellite de Maderna…

Bruno Serrou


Mitridate de Mozart mémorable du Théâtre des Champs-Elysées

$
0
0
Paris. Théâtre des Champs-Elysées. Mardi16 février 2016.

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Cyrille Dubois (Marcius), Christophe Dumaux (Farnace), Myrto Papatanasiu (Sifare), Patricia Petibon (Aspasia). Photo : (c) Vincent Pontet

Sur un livret de Vittorio Amadeo Cigna-Santi inspiré de la tragédie en cinq actes (1698) éponyme de Jean Racine, Wolfgang Amadeus Mozart écrivait son premier opéra, Mitridate, re di Ponto (Mithridate, roi du Pont). Il avait 14 ans et séjournait en Italie. Ecrit en quelques jours, cet opera seria en trois actes a été créé à Milan le 26 décembre 1770 avec un immense succès. Conformément au genre, l’ouvrage de Mozart compte quantité d’airs de bravoure da capo, mais seulement deux duos et un bref quintette à la fin, alors que l’on sait combien Mozart sera bientôt un maître des ensembles vocaux. L’intrigue plonge dans l’Antiquité aux temps des guerres gréco-romaines. Elle retrace l’histoire du roi Mithridate et de ses deux fils, Farnace, l’aîné à qui il impose le mariage avec la fille du roi des Parthes, Ismene, et Sifare, le cadet - deux rôles écrits à l’origine pour des castrats. Les trois hommes convoitent la même femme, Aspasia, et les conflits autour de la succession au trône n’arrangent rien.

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Patricia Petibon (Aspasia), Michael Spyres (Mitridate). Photo : (c) Vincent Pontet

Si, en juillet 1983, au Festival d'Aix-en-Provence, la production de Jean-Claude Fall dirigée par Theodor Guschelbauer, avec pourtant rien moins que Rockwell Blake, Yvonne Kenny, Ashley Putnan et Sandra Brown, m'avait paru non pas un pont ni même un viaduc mais un tunnel interminable, qui m'a éloigné plus de trente ans de cette oeuvre, celle présentée Théâtre des Champs-Elysées en ce mois de février m'a réconcilié avec cette partition. Ce spectacle situe l’action dans un vieux théâtre à la salle décatie qui évoque plus ou moins celle de la Comédie-Française à Paris, un décor construit dans les ateliers de l’Opéra de Dijon dont la grisaille est de temps à autres vivifiée par les lumières chaudes de projecteurs ou d’un poêle de chauffage. Les protagonistes s’expriment à l’orchestre, à la corbeille, dans les balcons et sur la scène reconstitués vêtus de costumes plus ou moins contemporains. La direction d’acteur de Clément Hervieu-Léger, pensionnaire de la Comédie-Française qui fut notamment l’assistant de Patrice Chéreau pour Cosi fan tutte et Tristan un Isolde, est particulièrement efficiente considérant la longueur des arie qui n’occasionnent guère de mouvements et de gestes théâtraux, mais il use trop systématiquement de faux départs et des fausses sorties dans sa direction d’acteur. 

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Myrto Papatanasiu (Sifare), Sabine Devieilhe (Ismene), Michael Spyres (Mitridate). Photo : (c) Vincent Pontet

La partition, d’une étonnante maturité considérant l’âge de son auteur, a subi plusieurs coupes, les presque quatre heures de de musique de l’intégrale étant réduites à un peu plus de trois heures. La direction d’Emmanuelle Haïm s’est avérée dynamique et contrastée, à la tête de son ensemble Le Concert d’Astrée, aux sonorités plus charnues et colorées qu’attendu, et mettant bel et bien en lumière la souplesse, l’onctuosité et la luminosité propres à Mozart et qui imprègnent déjà cette œuvre.

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Christophe Dumaux (Farnace), Myrto Papatanasiu (Sifare). Photo : (c) Vincent Pontet

La distribution sert à la perfection cette somme d’arie d’une singulière virtuosité toutes plus développées les unes que les autres, souvent sujettes à trois da capo. Patricia Petibon campe une Aspasie intensément dramatique et vive, la voix est onctueuse et sûre. Sabine Devieilhe est une Ismene lumineuse aux aigus délicieux et étincelants, la soprano grecque Myrto Papatanasiu incarne un Sifare rayonnant. 

Wolfgang Amadeus Mozart, Mitridate, re di Ponto. Michael Spyre (Mitridate), Sabine Devieilhe (Ismene). Photo : (c) Vincent Pontet

Malgré un extrême aigu tendu, le ténor américain Michael Spyres s’impose dans le rôle-titre par sa voix souple et charnue et la densité de son personnage dont il restitue avec panache la progression psychologique. Malgré un timbre de contre-ténor peu séduisant, Christophe Dumaux donne le change par une ligne de chant nuancée et par la virulence de son Farnace. Cyrille Dubois (Marcius) et Jaël Azaretti (Arbate) complètent avec éclat cette équipe qui donne à Mitridate, re diPonto un charme et une musicalité impressionnants.

Bruno Serrou 

Genève : Alcina de Haendel tonifiée par Leonardo Garcia Alarcón et Nicole Cabell

$
0
0
Genève. Opéra des Nations. Vendredi 19 février 2016.

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Alcina. Nicole Cabell (Alcina), Monica Bacelli (Ruggiero). Photo : Magali Dougados / Grand Théâtre de Genève

C’est le chemin inverse à celui qui mène au Grand-Théâtre qu’il convient désormais d’emprunter pour qui entend assister à une production lyrique à Genève. En effet, deux saisons durant, jusqu’en juillet 2018, en raison des travaux de rénovation du Grand-Théâtre, implanté sur la rive gauche du Léman, c’est sur la rive droite, du côté de l’ONU qu’il convient de se rendre, dans un théâtre provisoire nommé Opéra des Nations en raison de sa proximité avec le Palais des Nations. La grande structure de bois, installée au terminus de la ligne 15 du tram genevois, Nations, a abrité en 2012 la Comédie-Française le temps des travaux de rénovation du théâtre de la place du Palais-Royal. Il a fallu néanmoins adapter à l’opéra cet édifice originellement conçu pour le théâtre en lui ajoutant une fosse d’orchestre d’une capacité maximale de 71 musiciens. La jauge, côté public, est de 1118 places, toutes frontales, et le plateau occupe une surface au sol de 475m2. Coût total de l’opération, depuis son transfert de Paris à Genève jusqu’au dernier verrou, 11,25 millions de francs suisses.

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Alcina. Nicole Cabell (Alcina), Kristina Hammarström (Bradamante). Photo : Magali Dougados / Grand Théâtre de Genève

Pour premier spectacle, l’Opéra de Genève a retenu l’un des opéras les plus significatifs de Georg Friedrich Haendel, Alcina, composé en 1735 pour le Covent Garden de Londres d’après l’Orlando furioso de l’Arioste. La nouvelle production présentée réunit un splendide quatuor vocal féminin. Elle aura permis de goûter sans attendre les qualités acoustiques de cet édifice qui conforte la totale péréquation son-bois, le rendu sonore apparaissant d’emblée analytique et chaud. Cette structure de bois clair facile d’accès et à l’ergonomie confortable est le cadre approprié pour un ouvrage de la dimension d’Alcina. La quarantaine de musiciens requis par la partition, tous visibles depuis la salle comme du plateau, s’y expriment aisément, à l’instar des voix, qui passent facilement la rampe, tandis que le spectateur bénéficie de la proximité des artistes. Autre gageure de cette production, faire coexister instruments anciens, le continuo étant assuré par cinq musiciens de la Cappella Mediterranea de Genève, et modernes, ceux de l’Orchestre de la Suisse Romande que le chef argentin Leonardo Garcia Alarcón réussit non seulement à faire cohabiter mais aussi à fusionner dans un même flux sonore sublimé par l’acoustique. Ainsi peut-on féliciter le jeu et le moelleux des flûtes à bec et des cors naturels de l’un comme l’onctuosité du violon et du violoncelle solos de l’autre. Ce qui fait d’autant plus regretter que la partition a subi coupures et modifications de structure, avec reprises amputées, airs intervertis, personnage supprimé, chœur manquant et remplacé dans le finale par la seconde déploration d’Alcina.

Georg Friedrich Haendel (1685-1750), Alcina. Nicole Cabell (Alcina). Photo : Magali Dougados / Grand Théâtre de Genève

La mise en scène de David Bösch est animée par une direction d’acteur qui donne consistance aux personnages, malgré des gestes inutilement scabreux. Le décor, sombre et monumental de Falko Herold, traduit l’enserrement d’un huis clos jonché d’objets divers, tables saturée de victuailles, chariot surchargé de valises, landau en bataille, faune empaillée, flore artificielle, tandis que l’héroïne est davantage femme aimante et possessive que la solitude épouvante plutôt que thaumaturge. Passant avec un naturel saisissant d’une stature hautaine et hardie à la vulnérabilité de la femme abandonnée puis traquée, Nicole Cabell est une éclatante Alcina. La voix de cette authentique tragédienne est opulente et onctueuse, la pâte somptueuse trouvant à s’épanouir pleinement dans la sublime aria« Ah ! Moi cor, schernito sei » dans laquelle elle passe par toutes les émotions humaines. Monica Bacelli est un Ruggiero énergique, Siobhan Stagg une Morgane espiègle et versatile, Kristina Hammarström un Bradamante généreux. Côté masculin, Anicio Zorzi Giustiniani est un Oronte de belle facture et Michael Adams un Melisso convainquant.


Bruno Serrou

CD : Les Quatuors à cordes de Chostakovitch par le Quatuor Danel

$
0
0

Disciple du célèbre Quatuor Borodine fondé en 1944 avec qui Dimitri Chostakovitch (1908-1975) travailla ses 15 quatuors à cordes, le Quatuor Danel a enregistré en 2005 sa propre intégrale de ce cursus qui ponctue la création du compositeur russe de 1938 à 1974. Alpha Classics réédite ce remarquable coffret qui atteste des affinités exceptionnelles des quatre archets français avec cette musique qu’ils ancrent dans la tradition classique, dans la descendance de Joseph Haydn à Arnold Schönberg. Les Danel donnent de ces œuvres une interprétation au cordeau magnifiée par la pureté des lignes, un tranchant souverain, s’intégrant à un chant profond et à des sonorités onctueuses qui savent se faire rêches quand il le faut (écouter la façon qu’a Marc Danel de jouer les passages d’une intensité sauvage sans sacrifier la beauté sonore de son violon). Indubitablement, les Borodine tiennent ici leurs authentiques héritiers.

Bruno Serrou

5 CD Alpha-Classics/Outhère Music Alpha 226 (6h27mn12s)

Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner suprêmement chantants de l’Opéra de Paris

$
0
0
Paris. Opéra-Bastille. Mardi 1er mars 2016

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. La confrérie des Maîtres Chanteurs. Au premier rang, de gauche à droite, Gerald Finley (Hans Sachs), Günther Groissböck (Veit Pogner) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Œuvre réputée comme le seul opéra-comique des dix ouvrages de la maturité de Richard Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg sont en fait une conversation en musique de plus de quatre heures trente traitant de questions purement esthétiques - Richard Strauss s’en souviendra dans son Capriccio, plus encore que dans le Chevalier à la rose, puisqu’il son ultime ouvrage lyrique sera pour sa part placé sous le sceau de la philosophie des Lumières.  Ecrit dans la foulée de Tristan und Isolde, dont il cite le fameux accord du prélude, entre l’achèvement du deuxième acte de Siegfried et le début du troisième acte de ce même deuxième volet de l’Anneau du Nibelung, créé à Munich en 1868, Die Meistersinger von Nürnberg se situe entre comédie et débat philosophico-poético-musical, mais aussi, sur un registre de sinistre mémoire, la primauté du « saint art allemand » qui sera revendiquée par l’idéologie nazie et les effroyables conséquences qu’elle tirera des controverses des maîtres chanteurs.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. A gauche, au premier rang, Gerald Finley (Hans Sachs). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Die Meistersinger von Nürnberg n’avait pas été donné à l’Opéra de Paris depuis le 18 novembre 2003. C’était sur le même plateau de Bastille, mais pour une exécution semi-stage, c’est-à-dire mise en espace, fort bien dirigée au demeurant par James Conlon, avec une distribution de qualité réunissant entre autres Jan-Hendrik Rootering, Anja Hateros, Ben Heppner, Nora Gubisch, Kristinn Sigmundsson et Eike Wilm Schulte. La dernière mise en scène de cet ouvrage à l’Opéra de Paris remonte à 1989. Dirigée par Lothar Zagrosek, elle était signée Herbert Wernicke, également auteur de la scénographie, et venait de l’Opéra de Hambourg où elle avait été créée cinq ans plus tôt sous la direction de Christoph von Dohnanyi.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Cette fois, c’est du Festival de Salzbourg 2013 que la nouvelle production arrive. Montée dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Wagner, elle était alors dirigée par Daniele Gatti. Il est vrai que l’Opéra de Paris a coproduit ce spectacle sur l’initiative de son directeur de l’époque, Nicolas Joël, lui-même signataire de plusieurs mises en scène de ce même ouvrage, la dernière remontant à avril 2002 au Théâtre du Capitole de Toulouse.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Brandon Jovanovich (Walther von Stolzing) et Julia Kleiter (Eva). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Die Meistersinger von Nürnberg est l’un des opéras du répertoire les plus complexes à monter, puisque, nous l’avons vu plus haut, il s’agit de chanter l’Allemagne ancestrale dont le national-socialisme a fait son miel pour édifier le monstrueux concept de « race supérieure ». La mise en scène de Stefan Herheim est bien dans l’esprit de l’opéra selon Nicolas Joël. Elle reste en effet ancrée dans la tradition, avec costumes d’époque (mêlant ici Renaissance allemande et Premier Empire français) de Gesine Völlm, décors réalistes et mouvements de foules, hélas banalement réglés.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg.  Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser) et Brandon Jovanovich (Walther von Stolzing). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Le metteur en scène norvégien reste en effet au plus près de l’histoire de l’œuvre, son action se déroulant la veille, la nuit et le jour de la saint Jean-Baptiste, les 23 et 24 juin, dans le Nuremberg bourgeois et commerçant du XVIe siècle que l’on voyait à Bayreuth avant 1945, avec église, rue, établi et place non pas réalistes, cette fois, mais hyperréalistes, les proportions étant vues à travers un verre grossissant, avec livres qui se font escalier, fenêtres qui deviennent vitraux, tribune d’orgue gigantesque, maisons et mobiliers de géants, racks de stockage de grands magasins... Mais l’on reste dans le domaine des images popularisées par les artistes bucoliques des années noires qui s’avèrent écrasantes. Sur le devant de ces décors allégoriques d’Heike Scheele ingénieusement animés par des effets de vidéos et de zooms, les bustes de Wagner, Beethoven et Mozart, celui de ce dernier étant le plus souvent recouvert d’un voile noir, sont présents du début à la fin.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

La première image de l’église est projetée pendant le prélude sur le rideau de scène dans le scriban sur lequel Sachs écrit ses vers. Afin sans doute de plonger plus librement encore dans une juvénile nostalgie, Herheim déploie l’action tel un rêve de Hans Sachs, que l’on voit retirer la couronne du buste de Wagner pour la poser sur sa propre tête comme pour entériner définitivement cette conception rêveuse dont le sommet est atteint au deuxième acte avec la venue impromptu de personnages de dessins animés dans la rue commerçante où vivent et travaillent les artisans de Nuremberg, dont le bottier Hans Sachs et le bijoutier Veit Pogner.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs), Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser) et Julia Kleiter (Eva). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

C’est là que, après que la confrérie des Maîtres Chanteurs eut dansé lourdement au premier acte sur la première ébauche du chant de Walther von Stolzing, interviennent entre deux appels du veilleur de nuit qui ne sont pas sans évoquer ceux de Brangäne dans Tristan, les allusions à Charles Perrault revu par le cinéma de Walt Disney, avec, sortant d’un livre, des apparitions de Bambi, du Chat Botté, du Petit Chaperon rouge et du méchant loup, de Peau d’Ane, du bestiaire de la forêt, et des sept nains assujettis à la volonté de Blanche Neige, qui forniquera au premier tableau de l’acte final avec l’un d’eux dans une armoire. Ces deux premiers actes sont rondement menés, et le public se réjouit de tant d’activité ludique sur le plateau.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Gerald Finley (Hans Sachs) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Le troisième acte est plus conventionnel, le metteur en scène suivant le livret à la lettre, surtout le second tableau, celui du tournoi des maîtres chanteurs qui se situe sur la grand place de Nuremberg après défilés militaires, arrivée d’un train, polichinelles de carnaval et réjouissances populaires. Néanmoins, comme s’il était nécessaire d’attirer l’attention du public sans doute réputé distrait sur l’élément a posteriori historique de l’opéra, Herheim plonge le plateau dans le noir avec un unique projecteur focalisé sur Hans Sachs lorsqu’il chante sa conception de la confrérie des Maîtres Chanteurs, avec le couplet sur la liberté du peuple et la suprématie du saint art allemands.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Wiebke Lehmkuhl (Magdalene) et Julia Kleiter (Eva). Photo : (c) Voncent Pontet / Opéra national de Paris

Philippe Jordan offre dans ces Maîtres Chanteurs de Nuremberg ce qui est la plus brillante de ses prestations que j’ai pu entendre à l’Opéra de Paris. Ménageant d’éblouissants contrastes entre poésie, rêverie et narration épique, menant le discours avec une conviction, une fluidité et une tension dramatique étourdissantes, le directeur musical de l’Opéra de Paris donne une vie exaltante à la partition, si bien que les deux cent soixante dix minutes de musique passent comme l’éclair. Préludes, interludes, marches et ensembles donnent à l’Orchestre de l’Opéra toutes les occasions de briller, le chef en exaltant les qualités, bien qu’il le sollicite à satiété, confiant en la maîtrise de ses musiciens, qui commettent légitimement avec pareille impulsion de petits impairs, notamment côté cor et trombone solos. Le quintette du troisième acte a touché au sublime, l’orchestre déployant un nuancier d’un raffinement extrême suscitant d’onctueuses couleurs. Préparé par José Luis Basso, le Chœur de l’Opéra de Paris est un personnage à part entière, le chant s’avérant d’une homogénéité sans faille et d’une présence conquérante, bien que le metteur en scène n’en ait théâtralement tiré hélas aucun parti.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Brandon Javanovich (Walther von Stolzing) et Gerald Finley (Hans Sachs). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

La distribution est exceptionnelle d’unité et de brio. Les voix sont solides, puissantes et d’une plastique qui ramène aux temps des grandes distributions wagnériennes. L’Elsa rayonnante et sensuelle de Julia Keiter est vocalement digne d’une Elisabeth Grümmer, la Magdalene de Wiebke Lehmkuhl est pétulante et chaleureuse. Gerald Finley est un Sachs éblouissant, humain, généreux, à la voix somptueuse et solide, digne d’un Theo Adam dans ce même rôle, malgré les traits de Richard Wagner dont l’a affublé le metteur en scène. La voix est constante, ferme et égale sur toute l’étendue du spectre, le timbre est radieux, son incarnation bouleversante d’abnégation.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg.Gerald Finley (Hans Sachs) et Bo Skovhus (Sixtus Beckmesser). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Bo Skovhus est un Sixtus Beckmesser comme j’en ai rarement entendu, voix pleine, colorée et bien conduite, le baryton danois la teintant dans le mauvais chant avec naturel, tandis que sur le plan de la comédie, peu de greffiers-marqueurs sont apparus aussi tragiques que lui, au point de presque devenir le personnage central, au même titre que Sachs, tant Herheim traite cet être odieux avec humanité, au point que l’on se surprend à le plaindre lorsque, à l’écart de la foule, il se met à travailler seul le texte qu’il a volé au cordonnier-poète mais qu’il interprètera naturellement de laborieuse façon durant sa prestation au cours du tournoi de chant. Le Walther von Stolzing de Brandon Jovanovich est noble, ardent, séduisant, sa voix est solaire, le timbre soyeux. S’il est un ténor qui possède tous les atouts pour remporter le tournoi et toucher le cœur de belle Elsa, c’est bien ce chanteur américain.

Richard Wagner (1813-1883), Die Meistersinger von Nürnberg. Julia Kleiter (Eva) et Brando Jovanovich (Walther von Stolzing). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Côté confrérie, Dietmar Kerschbaum (Kunz Vogelgesang), Ralf Lukas (Konrad Nachtigall), Michael Kraus (Fritz Kothner), Martin Homrich (Balthasar Zorn), Stefan Heibach (Ulrich Eisslinger), Robet Wörle (Augustin Moser), Miljenko Turk (Hermann Ortel), Panajotis Iconomou (Hans Schwarz) et Roman Astakhov (Hans Foltz) ne déméritent pas, à l’instar d’Andreas Bauer, qui campe un inénarrable veilleur de nuit…


Bruno Serrou

Nikolaus Harnoncourt, immense musicien qui révolutionna l’interprétation des musiques baroque, classique et romantique, est mort à Vienne samedi 5 mars 2016. Il avait 86 ans

$
0
0
Nikolaus Harnoncourt (1929-2016). Photo : DR

[Paru sur le site Internet du quotidien La Croix le 6 mars 2016 ]

Chef d’orchestre, violoncelliste, écrivain, chercheur, musicologue, philosophe, pédagogue, Nikolaus Harnoncourt est un artiste hors pair, un homme d’une infinie noblesse, un être raffiné de culture universelle. Il avait fait ses adieux au public dans une lettre publiée en décembre dernier.

Nikolaus Harnoncourt, Festival de Salzbourg, juillet 2012. Photo : (c) AFP/Ernst Wukits

« Il est de nombreux indices qui montrent que nous allons vers une débâcle culturelle générale, dont la musique ne serait bien entendu pas exclue, puisqu’elle n’est qu’une partie de notre vie spirituelle, et ne peut donc exprimer en tant que telle que ce qui se trouve dans la totalité, avertissait Nikolaus Harnoncourt dès 1982. Si la situation est vraiment aussi grave que je la vois, alors il n’est pas bon que nous restions de simples spectateurs inactifs, à attendre que tout soit fini. »

Photo : DR

Musicien hors pair, initiateur parmi les plus raffinés et réfléchis du retour aux sources historiques, de l’ère baroque jusqu’au romantisme, qui a émergé à la fin des années 1970, Nikolaus Harnoncourt a été l’un des artistes les plus captivants de notre temps. Authentique penseur doublé d’un musicien d’une acuité intellectuelle sans équivalent, le chef d’orchestre violoncelliste pédagogue autrichien, fondateur du Concentus Musicus de Vienne en 1953 après avoir envisagé un temps de devenir marionnettiste, est légitimement considéré comme la référence non seulement dans le domaine de la musique ancienne mais aussi jusqu’au début du XXe siècle. « Un artiste qui se met au service du goût de son temps ne mérite pas le nom d’artiste. » Ces mots exprimés par Nikolaus Harnoncourt en 1997 sont en fait son véritable credo, sur lequel nombre de musiciens devraient méditer…

Photo : (c) Sony Classical

L’on connaît, grâce à son demi-millier d’enregistrements et à ses deux passionnants recueils de textes publiés chez Gallimard en 1982 et 1985, Le discours musical et Le dialogue musical, Monteverdi, Bach etMozart, le cheminement de la réflexion, de l’analyse, de la conception et de l’interprétation de la musique du passé d’Harnoncourt, qui n’a eu de cesse de bouleverser inlassablement les idées reçues de façon extraordinairement stimulante, parvenant même à convaincre les plus réfractaires au mouvement qu’il a largement contribué à lancer. « On surestime un peu les interprètes - chefs, musiciens, constatait humblement Harnoncourt en 2004. Ils ont besoin des compositeurs, des œuvres. Il est important que les chefs soient en mesure de comprendre les œuvres et de transmettre cela aux musiciens. Mais à aucun interprète je n’accorderais, du point de vue de l’art, de véritable grandeur. »

Photo : DR

Son grand œuvre a été entrepris en 1971 et achevé en 1990 aux côtés de Gustav Leonhardt, disparu en janvier 2012, avec l’intégrale des cantates sacrées de Jean-Sébastien Bach avec le Concentus Musicus de Vienne qu’il avait fondé en 1953 avec sa femme, la violoniste Alice Hoffelner. « Ses points forts à l’époque et jusqu’à la fin de sa vie, se souvient Philippe Herreweghe qui travailla avec Harnoncourt et Leonhardt sur cette intégrale en tant que directeur-fondateur du Collegium Vocale de Gand, étaient sa grande connaissance des choses et son authenticité au service des compositeurs. Son côté théâtral était beaucoup plus mis en avant que chez Leonhardt, plus introverti qu’Harnoncourt, qui était extraverti. »

Photo : DR

Poussé par son insatiable curiosité, son envie de parcourir l’univers musical et son histoire, Harnoncourt réfutait toute classification en matière musicale, démontrant au contraire que baroque, classique, romantique, moderne n’ont aucun sens et que tout est lié, étroitement intriqué, qu’il n’y a qu’une seule vision de la musique, et qu’il convient avant tout de retourner aux sources.

Photo : DR

« Enervé par les imperfections » des instruments anciens et contrairement à la majorité de ses confrères d’obédience baroque, Harnoncourt, lorsqu’il aborda les répertoires classique puis romantique, a essentiellement collaboré avec les grandes phalanges symphoniques traditionnelles, commençant avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam à partir de 1977 pour les symphonies de Mozart, dont il respectait jusqu’à la moindre reprise, puis l’Orchestre Philharmonique de Vienne et celui de Berlin, l’Orchestre de Chambre d’Europe avec lequel il se produisait souvent. Néanmoins, une idée dominait sa pensée, qui, comme le rappelle le claveciniste Olivier Beaumont, se plaisait à relever le fait que « la musique avant 1800 chante tandis que celle d’après parle ». « Pendant un millier d’années, dans la musique occidentale, précisait Harnoncourt, la musique et la vie furent indissociables - la musique du moment présent. A partir du moment où cette unité avait disparu, il fallut trouver une nouvelle manière de comprendre la musique. Dès lors que l’on songe à la musique d’aujourd’hui, on remarque un clivage : nous faisons une distinction entre "musique populaire", "musique légère", "musique sérieuse" (concept qui pour moi n’existe pas). Au sein de ces groupes isolés, il existe encore des parcelles d’unité - mais l’unité de la musique de la vie, ainsi que de la musique dans son ensemble, est perdue. »

Photo : (c) Berliner Philharmoniker

Ce magnifique humaniste né à Berlin le 6 décembre 1929 dans une noble famille huguenote d’origine lorraine réfugiée en Prusse - il  portait le titre de Comte de La Fontaine et d’Harnoncourt-Unverzagt, tandis que sa mère était une descendante de l’empereur François Ier du Saint-Empire romain-germanique -, a fait ses études en Autriche, tout d’abord à Graz, où s’étaient installés ses parents, puis à Vienne, où il fonde la Concentus Musicus en 1953, tout en continuant un temps à occuper le poste de violoncelle solo au sein de  l’Orchestre Symphonique de Vienne. Harnoncourt aimait les musiciens et savait les écouter. « J’essaie autant que possible de donner aux musiciens l’occasion d’exprimer leurs souhaits, disait-il en 1999. Cela ne supprime pas le problème que posera toujours la relation chef-orchestre : car à la fin, le fait qu’un homme détermine ce que cent autres doivent faire est toujours quelque peu inhumain. » Ce que confirme la cantatrice Patricia Petibon, qui déclarait en 2008 : « L’extraordinaire, avec lui, est qu’il attend des suggestions, des idées de ses interprètes. En lui, cohabitent le grand musicologue qui connaît parfaitement la musique ancienne, et le musicien, qui, lorsque vous lui chantez un air avec conviction, agrée vos choix. »

Photo : (c) Urs Flueeler / Keystone

Loin de tout dogmatisme, Nikolaus Harnoncourt estimait que l’exactitude n’est pas la panacée universelle dans l’interprétation de la musique du passé. « Harnoncourt a écrit que l’authenticité est un leurre créatif, rappelle le compositeur François-Bernard Mâche, ce qui explique sans doute son évolution de partisan de la musique baroque qui, après avoir invoqué la dimension historique de ladite authenticité, a changé son mousquet d’épaule pour revendiquer la créativité. »

Bruno Serrou


A lire :
Nikolaus Harnoncourt, Le discours musical, pour une nouvelle conception de la musique, Tel-Gallimard, 1982. Le dialogue musical, Monteverdi, Bach etMozart, Gallimard, 1985. La Parole musicale. Propos sur la musique romantique, Actes Sud, 2014.

Le tout dernier disque de Nikolaus Harnoncourt

A écouter :

Au sein d’une discographie particulièrement riche et variée (plus de cinq cents enregistrements !), il faut écouter les trois opéras et les Vêpres mariales de Claudio Monteverdi, Concertos brandebourgeois, Cantates, Concertos pour violon (avec sa femme en soliste), Messe en si mineur et Passions de Jean-Sébastien Bach, Belshazaar, Ode à sainte Cécile, Saül, Theodora et Jephta de Georg Friedrich Haendel, la Finta giadiniera, Idomeneo, l’Enlèvement au sérail, la Flûte enchantée, la Clémence de Titus,Thamos et Symphonies de Wolfgang Amadeus Mozart, ses Concertos, Symphonies, Missa Solemniset Fidelio de Ludwig van Beethoven, Symphonies et Genoveva de Robert Schumann, Symphoniesd'Anton Bruckner, le Baron tzigane, la Chauve-Souris et 7 CD de valses de Johann Strauss Jr, UnRequiem allemand et les quatre Concertosde Johannes Brahms. Le tout chez Warner Classics. Le recueil de Chefs-d’œuvre de la musique sacrée : Bach, Haendel, Haydn, Mozart (9 CD Deutsche Harmonia Mundi/Sony), les Symphonies Parisiennes de Joseph Haydn (Deutsche Harmonia Mundi/Sony). Chez Sony Classical, les Trois dernières Symphonies et les Concertos pour piano n° 23 et n° 25 de Mozart avec Rudolf Buchbinder et le Concentus Musicus, son ultime disque, qu'il a consacré aux Symphonies n° 4 et n° 5 de Beethoven avec le Concentus Musicus Wien. En DVD, la Flûte enchantée de Mozart captée au Festival de Salzbourg 2012 mis en scène par Jens-Daniel Herzog (Sony Classical). 

Peter Maxwell Davies, compositeur chef d'orchestre britannique, est mort le 14 mars des suites d’une leucémie. Il avait 81 ans

$
0
0
Sir Peter Maxwell Davies (1934-2016). Photo : DR

Auteur de trois cents trente quatre opus, du solo d’alto et de trompette à l’opéra en passant par la musique de chambre (dont dix Quatuors à cordesécrits entre 2001 et 2007), la musique d’orchestre (la Première Symphonie en 1976, la Dixième « Alla ricerca di Borromini » op. 327 pour baryton, chœur et orchestre a été créée l’an dernier par Antonio Pappano et l’Orchestre Symphonique de Londres), des concertos, des œuvres d’inspiration religieuse (dont une Missa super L’homme armé, un Ave Maris Stella, un Psaume 124, Hymn to St Magnus, Missa Parvula, etc.), le ballet et le théâtre musical, et jusqu’au spectacle pour enfants, dont il se préoccupait particulièrement notamment sur le plan pédagogique, Sir Peter Maxwell Davies est l’un des compositeurs britanniques les plus influents de sa génération.

Peter Maxwell Davies était également un chef d’orchestre apprécié. La Reine Elizabeth II d’Angleterre avait élevé ce républicain dans l’âme dans l’Ordre de l’Empire Britannique (CBE) en 1981, avant de lui attribuer le titre de Chevalier en 1987 et de le nommer en 2004 Maître de la Musique de la Reine pour une période de dix ans. Tant et si bien qu’il finit par se convertir au monarchisme… « La musique, disait-il, sait des choses que je ne sais pas »

Peter Maxwell Davies (en haut à droite à demi caché), et ses camarades de l'Université de Manchester dans les années 1950, notamment Alexander Goehr (en bas à gauche), Harrison Birtwistle (en bas à droite), John Ogdon (au centre), Elgar Howarth (en haut à gauche)

Né le 8 septembre 1934 à Salford (Lancashire), Peter Maxwell Davies décida dès l’âge de 4 ans de devenir compositeur. Dix ans plus tard, il soumettait à la BBC de Manchester une première œuvre pour l’émission l’Heure des Enfants (Children’s Hour) à partir de laquelle le producteur jugea : « Il est soit très brillant soit fou. » Il fera ses études à l’Université de Manchester et au Royal Manchester Royal College of Music où il a pour camarades de cours les compositeurs Harrison Birtwistle, Alexander Goehr, le chef d’orchestre Elgar Howarth et le pianiste John Ogdon avec qui il formera le groupe « New Music Manchester ». En 1956, il est à Rome, où il est l’élève du compositeur italien Goffredo Petrassi. En 1962, grâce à une bourse du Commonwealth, il se rend aux Etats-Unis pour étudier à l’Université de Princeton, où il étudie avec les compositeurs Roger Sessions, Milton Babbitt et Earl Kim. En 1965-1966, il est compositeur en résidence à l’Elder Conservatorium of Music de l’Université d’Adélaïde en Australie.

Sir Peter Maxwell Davies accueilli par la Reine Elizabeth II d'Angleterre en 2015. Photo : DR

De retour au Royaume-Uni, Peter Maxwell Davies s’installe dans l’archipel des Orkney (Orcades), au large de l’Ecosse, d’abord à Hoy puis à Sanday. En 1977, il a fondé dans la capitale de cet archipel le Festival Saint-Magnus qu’il animera jusqu’à la fin de sa vie. De 1969 à 1984, il est directeur artistique de la Darlington International Summer School, en 1988 et 1991, il est directeur musical du Ojai Music Festival en Californie. Dans les années 1960, proche de l’avant-garde musicale européenne, il est considéré dans son pays comme un enfant terrible de la musique, sa création choquant autant le public que la critique. L’une de ses œuvres de cette période qui fit le plus scandale est son opéra Eigth Songs for a Mad King (Huit Chants pour un roi fou) composé en 1969 pour chanteur/narrateur/acteur et ensemble dans lequel Peter Maxwell Davies réalise un pastiche de chant canonique en puisant dans le Messie de Haendel. Néanmoins, tel l’arroseur arrosé, en octobre 1983, le Festival d’Automne à Paris confia à Pierre Boulez et l’Ensemble Intercontemporain pour une production présentée Théâtre du Châtelet, des Eigth Songs for a Mad King couplés à Aventures et à Nouvelles Aventures de György Ligeti. La mise en scène de David Freeman a été si trash et scato que le compositeur britannique renonça à assister à la première et que Pierre Boulez exigea et obtint que l’on plaça son ensemble et lui-même côté jardin afin de ne pas avoir à voir l’action pendant l’exécution de l’œuvre. Par la suite Peter Maxwell Davies combinera divers styles d’écriture, qu’il intègrera souvent dans une même œuvre. Au dodécaphonisme et au sérialisme, il associera la symbolique du carré magique, puis son style se fera peu à peu sobre et apaisé. En 1987, sa parabole nihiliste Résurrection qui nécessita vingt ans de gestation, réserve plusieurs passages à un groupe rock. Sa musique devient finalement de plus en plus simple et accessible au plus grand nombre, au point de dérouter ses compagnons de route qui ne le considèrent plus comme l’un des leurs.

Sir Peter Maxwell Davies (1934-2016). Photo : DR

Peter Maxwell Davies était viscéralement attaché à l’engagement du compositeur dans la société, exprimant sa désapprobation à l’égard de la politique menée par les gouvernements Gordon Brown et Tony Blair. Son engagement se retrouvait jusque dans sa musique. Ainsi, son Quatuor à cordes n° 3écrit en 2003 atteste de son désarroi profond face à la guerre en Irak, et son opéra en deux actes Kommilitonen! (Young Blood)op. 306 de 2010 une dramatisation des mouvements de protestations d’étudiants au cours du XXe siècle et un appel aux armes pour la jeunesse d’aujourd’hui. En 2013, il avait dénoncé la situation de l’enseignement de la musique en Grande-Bretagne. Son activité de chef s’est développée au contact de plusieurs orchestres avec lesquels il a entretenu des relations suivies. Chef compositeur associé des Orchestres Symphonique de la BBC et Royal Philharmonic de 1992 à 2002, il était régulièrement invité par les Orchestres Philharmonia de Londres, de Cleveland, Symphoniques de Boston et de San Francisco et l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig. Il était en outre compositeur lauréat de Scottish Chamber Orchestra.

Peter Maxwell Davies est mort lundi 14 mars 2016 à son domicile de Sanday dans l'archipel des Orcades des suites d’une leucémie. Son dernier opéra pour enfant, The Hogboon, sera donné en création mondiale à titre posthume en juin prochain, au Barbican Hall par l’Orchestre Symphonique de Londres dirigé par Simon Rattle.

Bruno Serrou

A écouter
Peter Maxwell Davies, A Portrait : His Works, His Life, His Words. Œuvres et artistes divers. 2 CD Naxos 8.558191-92
Peter Maxwell Davies, A Portrait : Works of Peter Maxwell Davies from the 1960s and 1970s. Œuvres d’inspiration religieuse et artistes divers. Decca 475 6166
Peter Maxwell Davies, Knight Errant (music for solo trumpet). Mark O’Keeffe (trompette). Delphian Records DCD 34049
Peter Maxwell Davies, 10 Naxos Quartets. Maggini Quartet. 5 CD Naxos 8.557396/7/8/9/400
Peter Maxwell Davies, Revelation and Fall, Leopardi Fragments, Five Pieces. Melos Ensemble, John Ogdon, Peter Maxwell Davies, etc. EMI/Erato 724358618723
Peter Maxwell Davies, String Quartet / Le Jongleur de Notre Dame. Quatuor Arditti, Opera Sacra Buffalo, Charles Peltz. Mode 59
Peter Maxwell Davies, Symphonies n° 4 et n° 5. Philharmonia Orchestra, Peter Maxwell Davies. Naxos 8.572351



"Marta" de Wolfgang Mitterer, naissance d’une œuvre magistrale à l’Opéra de Lille

$
0
0

Lille. Opéra de Lille. Dimanche 13 mars 2016.

Wolfgang Mitterer (né en 1958), Marta. Elsa Benoît (Marta). Photo : (c) Frédéric Iovino

Sur un livret original de sa jeune compatriote Gerhild Steinbuch (32 ans), très noir mais où l’humour point à chaque instant, Wolfgang Mitterer (né en 1958) signe avec Marta, six ans après Massacre, une œuvre maîtresse. L’Opéra de Lille, la salle française qui fait le plus en faveur de la création lyrique avec l’Opéra de Lyon, a une nouvelle fois eu la main heureuse dans ses choix d’auteurs et d’équipes de production. 

Wolfgang Mitterer (né en 1958), Marta. Georg Nigle (Grot), Ursula Hesse von den Steinen (la reine Ginevra). Photo : (c) Frédéric Iovino

Ecrivons-le sans attendre : Marta est une réussite totale. Réussite du livret d’abord. Un texte qui associe sous l’aspect d’un conte réalité, science-fiction, mystère, onirisme, réminiscences, tragi-comédie, le tout renvoyant autant à l’histoire qu’au secret des âmes, et qui soutient d’un bout à l’autre l’attention. Réussite musicale ensuite, avec une partition qui s’avère à la fois créatrice et respectueuse des canons de l’opéra, le compositeur se plaisant à créer des sons inouïs tout en offrant aux chanteurs de grands airs et à l’orchestre de superbes mélodies. Réussite scénique enfin, avec une mise en scène au cordeau de Ludovic Lagarde, directeur de la Comédie de Reims, dans une scénographie d’Antoine Vasseur, sobre et élégante, dans laquelle une éblouissante distribution s’exprime avec naturel grâce à une direction d’acteur souveraine. Une telle prouesse ne peut être atteindre que grâce au fait que dès l’origine du projet, compositeur, metteur en scène et ensemble instrumental ont été associés par l’Opéra de Lille, les deux premiers ayant choisi la librettiste.

Wolfgang Mitterer (né en 1958), Marta. Ursula Hesse von den Steinen (le reine Ginevra). Photo : (c) Frédéric Iovino

L’action se déroule dans un monde sans espoir d’avenir, puisque les enfants en sont bannis. Dans un pays indéterminé dont un capitaine-dictateur (ténor) entend créer un ordre nouveau sans enfants, Ginevra (mezzo-soprano), épouse du roi falot Arthur (ténor aigu), est parvenue à cacher sa fille Marta (soprano), qu'elle a eu avec Grot dit l’outsider (baryton), pour lui éviter le destin des autres enfants, dont le propre fils du roi. Les adultes n'ont rien d'autre à faire que de brûler leur peau au soleil, s’étant retirés dans la représentation viciée d’un monde meilleur enfoui dans le passé. Enfermée dans une vitrine comme spécimen de ce que pouvait être l'enfance, Marta grandit et finit par se révolter. Si bien que les adultes de son entourage s’entretuent et elle finit elle-même dans la mort. Cette fin d’où seul le peuple réussit à réchapper, ramène de l’aveu-même de Mitterer à l’Hamlet de Shakespeare. D’où peut-être le choix d’une traduction anglaise d’un texte originellement écrit en allemand.

Wolfgang Mitterer (né en 1958), Marta. Elsa Benoît (Marta), Tom Randle (le Capitaine). Photo : (c) Frédéric Iovino

Autre explication plausible de l’usage de la langue de Shakespeare, le fait que cette intrigue noire au développement cinématographique renvoie aux jours obscurs de l’Allemagne réunie à l’Autriche sous l’empire de l’ordre nouveau nazi. Quoi qu’il en soit, ce livret est admirablement mis en musique. Le petit ensemble de douze musiciens avec guitare électrique, électronique et amplification utilisées avec habileté, exalte des couleurs foisonnantes, cuivrées et sombres. L'oreille ne cesse d'être titillée par des sonorités charnelles inlassablement renouvelées. L’inspiration de Mitterer est puissante et foncièrement originale, et l’on reconnaît immédiatement sa pâte, ce qui est la marque des plus grands. Intégrant le jazz et la pop’ music avec raffinement, le compositeur organiste autrichien a une écriture virtuose qui suscite une vélocité inouïe dans la fosse et une magnificence mélodique ahurissante dans l’opéra contemporain. Le chant est omniprésent, et la conduite vocale ne contraint jamais les chanteurs à outrepasser leurs possibilités et à faire des sauts d’intervalles assassins, soutenus en outre par une amplification mesurée. L'écriture chorale à huit voix est tout aussi exceptionnelle. Les voix sont enveloppées dans un halo instrumental empli de vie. Cet opéra d’un peu plus de quatre vingt dix minutes est un véritable joyau.

Wolfgang Mitterer (né en 1958), Marta. Martin Mairinger (le roi Arthur). Photo : (c) Frédéric Iovino

D'autant que la production est sans faille. Mise en scène, scénographie, ensemble instrumental aguerri à la création, chef, distribution, tout est superlatif. L'opéra de Lille offre ainsi à la création lyrique des moyens hors du commun. La soprano française Elsa Benoît, qui vient d’être engagée dans la troupe de l’Opéra Studio de l’Opéra d’Etat de Bavière, est une Marta fraîche et touchante, jusque dans la révolte, la mezzo-soprano allemande Ursula Hesse von den Steinen campe une reine de noble stature, le baryton allemand Georg Nigl donne de sa voix cuivrée une force noble au personnage de Grot, le ténor américain Tom Randle est un capitaine vindicatif et, ténor léger autrichien tendant au falsetto, Martin Mairinger un roi judicieusement veule. Parfaitement préparés par Geoffroy Jourdain, les Cris de Paris excellent dans la diversité de ses rôles autant individuellement que collectivement, à l’instar de l’Ensemble Ictus, magnifique formation belge en résidence à l’Opéra de Lille qui excelle dans ce répertoire, d’une précision et d’une homogénéité exemplaires, dirigé avec nuance par le chef britannique Clément Power.

Wolfgang Mitterer (né en 1958), Marta. Photo : (c) Frédéric Iovino

Il serait regrettable, voire préjudiciable pour l’avenir de la création lyrique, que cette œuvre remarquable et cette production exemplaire ne soient pas reprises par d’autres scène, après la représentation de l’Opéra de Reims le 19 avril 2016.


Bruno Serrou 

"Benjamin, dernière nuit" de Michel Tabachnik et Régis Debray a été créé avec succès à l’Opéra de Lyon

$
0
0
Lyon. Festival de l'Humanité. Opéra national de Lyon. Mardi 15 mars 2016.

Michel Tabachnik (né en 1942), Benjamin, dernière nuit. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Comme chaque année à pareille époque, l’Opéra de Lyon propose un cycle thématique de trois opéras. Après le Festival Benjamin Britten l’an dernier et avant « Mémoires » qui réunira la saison prochaine trois mémorables productions de metteurs en scène allemands conçues dans les années 1986-2000, la thématique du festival 2016, « Festival pour l’humanité », plonge dans les tourments endurés par les Juifs d’Europe et à l’humanité de ce peuple hors du commun. Une création, une œuvre du XIXesiècle, une troisième du XXe sont mises en regard pour l’occasion.

Michel Tabachnik (né en 1942), Benjamin, dernière nuit. Photo : (c) Opéra national de Lyon

C’est sur la création que s’est ouvert le Festival 2016, dans le cadre de la biennale Musique en scène du Grame de Lyon devant un public fourni constitué de nombreux lycéens et étudiants. L’Opéra de Lyon en a passé la commande en 2011, constituant pour l’occasion une équipe inédite de créateurs lyriques, confiant la genèse au compositeur chef d’orchestre Michel Tabachnik (né en 1942) et à l’écrivain universitaire Régis Debray (né en 1940). Leur choix s’est porté sur les dernières heures du grand philosophe allemand Walter Benjamin (1891-1940). D’où le titre Benjamin, dernière nuit. Avec un tel sujet, l’Opéra de Lyon est de plain-pied dans l’actualité. L’action se déroule en effet au moment où Walter Benjamin fuit l’Europe, pour les Etats-Unis où il espère s’exiler après être passé par l’Espagne. Mais au moment de passer la frontière catalane, à Port-Bou, un blocage psychologique le retient, accablé par vingt ans d’échecs et de rebuffades, épuisé par l’errance, la solitude et l’absurdité des hommes, ce qui le conduit à renoncer à son projet et à opter finalement pour le suicide… A travers les dernières heures de ce réfugié arrivé en France de 1933, c’est l’histoire de l’émigration, de l’exil politique et racial, de l’isolement de l’étranger et de son rejet qui est contée. Par le biais de cette grande figure d’intellectuel marginal c’est la culture entière qui est concentrée, une culture au bord de l’implosion… Sujet très contemporain, la culture qui élève et qui permet la réflexion, la critique et le recul étant toujours plus muselée, ne serait-ce que sur le plan musical, la musique savante étant considérée élitiste, ce qui conduit certains à viser à son éradication…

Michel Tabachnik (né en 1942), Benjamin, dernière nuit. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Amis de longue date, Michel Tabachnik et Régis Debray savent d’expérience ce que leur héros a traversé d’épreuves, pour avoir connu tout deux la tourmente : procès longs et épuisants pour le premier, détention et torture loin des siens pour le second. Leur opéra commun conte en quatorze scènes d’une durée totale de deux heures l’ultime nuit de Walter Benjamin, celle du 25 au 26 septembre 1940, entre le moment où le philosophe juif allemand absorbe la morphine fatale seul dans sa chambre d’hôtel et celui où l’aubergiste qui l’avait accueilli à contrecœur découvre son corps inanimé. Une agonie durant laquelle Benjamin revit le désastre de son existence à l’instar de celui du monde qui l’entoure à travers les êtres qui l’ont marqué, à partir du petit tableau que Paul Klee (1879-1940) lui a offert, l’Angelus Novus, qu’il sort de sa valise sitôt entré dans sa chambre d’hôtel de Port-Bou, suivent Arthur Koestler (1905-1983), qui revoit à Marseille sous l’uniforme de légionnaire, Asja Lacis (1891-1979), son grand amour, Joseph Gurland (1923-2003) et sa mère photographe Henny Gurland (1900-1952) ses compagnons de voyage, le kabbaliste Gershom Scholem (1897-1982), le dramaturge Bertolt Brecht (1898-1956), l’écrivain André Gide (1869-1951), enfin deux philosophes, Max Horkheimer (1875-1973), membre de l’Ecole de Francfort, puis Hannah Arendt (1906-1975)… Dans l’ultime scène, tous les protagonistes se retrouvent pour une ultime et amicale complainte.

Michel Tabachnik (né en 1942), Benjamin, dernière nuit. Photo : (c) Opéra national de Lyon

En cinq années de genèse, ce thème magnifique des dernières heures de Walter Benjamin s’est avéré au fil du temps toujours plus actuel. Le savoir et l’expérience du librettiste conduisent en contrepartie à un excès de références intellectuelles et historiques. Il faut dire que le livret est tiré d’un projet théâtral que Régis Debray envisageait avec accompagnement musical, dans l’esprit de l’Opéra de quat’ sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill. Benjamin, dernière nuit est une sorte de plaidoirie compassionnelle pour un homme abandonné. Tant et si bien que la narration, partiellement versifiée, atteint une dimension et une densité qui écrasent la tentation de mise en musique, à moins d’en déduire un opéra de plus cinq heures. Ayant rapidement pris conscience de ce risque, les deux auteurs ont opté pour le dédoublement du personnage central, dont la pensée est confiée alternativement à un chanteur et à un comédien, les deux étant constamment pré)sents sur le plateau, se renvoyant parfois les répliques. Mais, du coup, l’opéra tend à se montrer bavard, la parole prenant le pas sur le chant. Un verbe non pas du type sprechgesang (parler-chanter) mais déclamé comme au théâtre, tandis que les lignes de chant ne craignent pas les sauts de registres, ce qui empêche la mélodie véritable, et ramène à l’opéra des années 1970-1990, loin de la vocalité d’un Péter Eötvös ou d’un Wolfgang Mitterer dont le splendide opéra Marta m’a enthousiasmé la semaine dernière lors de sa création à l’Opéra de Lille (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2016/03/marta-de-wolfgang-mitterer-naissance.html). 

Michel Tabachnik (né en 1942), Benjamin, dernière nuit. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Contrairement à son cadet autrichien, le compositeur français Michel Tabachnik utilise de la citation, côté sonorisation (gare frontalière de Port-Bou, va et vient de locomotives), musique préenregistrée (disque, piano) autant qu’à l’orchestre et dans les chœurs, la citation ouvrant même la partition par le biais du 78T égrenant Charles Trenet (Le soleil a rendez-vous…), plus loin un enregistrement de Préludede Chopin, ainsi que des fragments live,notamment de Weill, de musique populaire et de chant nazi. L’orchestre de Tabachnik est plus expressif et créatif que la voix, et c’est lui qui porte le drame et en donne les divers aspects humains, psychologiques et historiques. De cet ensemble émanent deux scènes d’une grande force, celle avec Bertold Brecht qui se déroule dans un cabaret berlinois où des strates musicales disparates s’agglomèrent, d’une radio crissant à l’orchestre populaire, tandis que se superposent les voix toujours plus intrusives de solistes, de chanteuses du chœur, de chants nazis, jusqu’au hurlement, le tout créant un vertige sonore étourdissant, et la scène qui suit, qui conduit à Paris dans l’appartement qu’occupe rue Vanneau André Gide, personnage d’un égoïsme abjecte et monstrueux, ressenti d’autant plus saisissant qu’il procède d’une rencontre introduite sur un Prélude de Chopin joué au piano par l’hôte français.

Michel Tabachnik (né en 1942), Benjamin, dernière nuit. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Comme toujours pour les créations, l’Opéra de Lyon offre à Benjamin, dernière nuit toutes ses chances grâce à une production irréprochable. De la direction musicale à la distribution, en passant par la mise en scène et par la scénographie. Ici, comme de coutume, pas la moindre faille. John Fulljames, qui avait déjà signé à l’Opéra de Lyon de remarquables productions de Gianni Schicchi de Giacomo Puccini et Sancta Susanna de Paul Hindemith en janvier 2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/01/lopera-de-lyon-il-trittico-de-puccini.html), réalise une mise en scène extrêmement théâtrale, la direction d’acteur étant particulièrement efficiente et d’une totale lisibilité, éclairant subtilement tous les aspects du drame, notamment psychologiques et humains, le tout étant empreint de vérité et de nostalgie. Le décor de Michael Levine est une sorte de musée d’objets trouvés ou de cabinet des curiosités avec en fond de scène une immense bibliothèque où certains personnages se perdent dans un jeu d’ombres et de lumières, et où l’on devine des silhouettes de choristes et de figurants, tandis que le centre de la scène est occupé par le lit et par la table de nuit de la chambre d’hôtel de Walter Benjamin derrière lesquels sont plantés un bar, sur lequel s’exprimera notamment une chanteuse de cabaret, et un piano, sur lequel Gide jouera Chopin. Sur le cadre de tulle suspendu au-dessus de l’aire de jeu sont projetés sans rien d’artificiel des éléments de l’action, comme le 78T de Trenet, Hitler visitant Paris, des images de déportation, le mur des lamentations, l’AngelusNovus de Klee, les dix doigts courant sur le clavier pour le Prélude de Chopin…

Michel Tabachnik (né en 1942), Benjamin, dernière nuit. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Loin d’être illustrative, cette belle scénographie ne distrait à aucun moment l’écoute du drame en train de se dérouler, bien au contraire. En fait, elle concentre l’attention du spectateur, qui peut ainsi se focaliser sur l’écoute de la musique et sur la performance d’acteur des chanteurs et des comédiens. Les deux interprètes de Walter Benjamin touchent et convainquent, le chanteur Jean-Noël Biend, ténor solide et vaillant, et le comédien Sava Lolov. La soprano slovaque Michaela Kustekova est une Asja Lacis séduisante à l’aigu virtuose, la mezzo-soprano Michaela Selinger une Hannah Arendt dont le timbre chaleureux trouve à s’exprimer dans des airs plus mélodieux que ceux que la partition réserve aux autres protagonistes, Gilles Ragon, campe un Gide insupportable, indifférent, narcissique et vindicatif à souhait. Mais tous les chanteurs sont à féliciter (Charles Rice en Koestler, Scott Wilde en Sholem, Jeff Martin en Brecht, Karoly Szermeredy en Horkheimer, Goele De Raedt en chanteuse de cabaret…). Les chœurs, qu’il soit traité en solistes ou en masse polymorphe, sont irréprochables. Chef aguerri à la création contemporaine, Bernard Kontarsky, qui a déjà travaillé déjà à l’Opéra de Lyon avec John Fulljames en dirigeant le spectacle Hindemith/Puccini mentionné plus haut, dirige Benjamin, dernière nuit avec un sens souverain du détail qu’il fond dans une entité organique fluide et expressive, instillant une vivacité et une dynamique qui font de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon un personnage doué de vies multiples.

Bruno Serrou  

"La Juive" d’Halévy anobli par Olivier Py animant une brillante distribution

$
0
0
Lyon. Festival de l'Humanité. Opéra national de Lyon. Mercredi 16 mars 2016

Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Juive. Rachel Harnisch (Rachel). Photo : (c) Opéra national de Lyon

Neuf ans après que Gérard Mortier en eut confié la mise en scène à Pierre Audi à l’Opéra-Bastille, Serge Dorny programme à l’Opéra de Lyon La Juive de Jacques Fromental Halévy (1799-1862), ouvrage pour lequel il fait appel à Olivier Py.

Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Juive. Nikolaï Schukoff (Eléazar), Sabina Puértolas (Princesse Eudoxie). Photo : (c) Opéra national de Lyon

Créé le 23 février 1835, Salle Le Peletier, La Juivedisparaissait de l’affiche de l’Opéra de Paris un siècle plus tard, un soir d’avril 1934, avant sa six centième représentation. Le succès de l’ouvrage est conforté par le fait qu’il a été choisi pour l’inauguration du Palais Garnier en 1875. Sa disparition soudaine concorde avec la montée en puissance du nazisme et de son antisémitisme. Le livret d’Eugène Scribe est l’archétype du grand opéra à la française en vogue à l’époque, avec ses vers de mirliton aux ressorts dramatiques emplis d’actions spectaculaires aptes à inspirer une musique aux élans passionnés et au lyrisme rutilant permettant l’introduction de grands chœurs et de ballets dans des décors enrichis d’effets spéciaux et de figurants en abondance. Bref, tous les ingrédients du futur mélo hollywoodien soutenu par une musique de cirque. Si bien qu’aujourd’hui l’on ne peut que féliciter les théâtres de donner l’ouvrage tronqué de près d’une heure et demie, plus particulièrement de ses ballets.

Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Juive. Rachel Harnisch (Rachel), Enea Scala (Leopold). Photo : (c) Opéra national de Lyon

Resté dans les mémoires essentiellement par le fameux air « Rachel, quand du Seigneur » spécialement écrit pour le ténor Adolphe Nourrit, qui interprétait à la création le rôle d’Eléazar, ce mélodrame d’Halévy est peu donné aujourd’hui en raison sans doute des difficultés inhérentes à son écriture vocale qui nécessite une distribution de premier plan (et deux ténors de haute pointure, alors qu’il est déjà difficile d’en trouver un), sachant associer vaillance et élégance. L’ouvrage n’est pas exempt de longueurs, même réduit à trois heures au lieu de quatre heures trente, qui font perdre le fil, particulièrement dans la première heure. Il s’y trouve de bons moments, dramatiquement forts, humainement intenses, tandis que le sujet est d’une pérenne actualité, le tout étant agrémenté d’une prosodie claire mais dont le corollaire est la perception patente de la faiblesse des vers. 

Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Juive. Rachel Harnisch (Rachel), Sabina Puértolas (Princesse Eudoxie). Photo : (c) Opéra national de Lyon

C’est en tout cas ce que j’ai ressenti le soir de la première lyonnaise, sous la direction un trop fervente de Daniele Rustini, qui succédera dans deux ans à Kazushi Ono au poste de directeur musical de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon. Certes, le chef italien souligne le lyrisme de la partition mais en aplanit les raffinements, mettant au contraire en évidence le tour pompeux, malgré un orchestre lyonnais en grande forme, notamment les pupitres de violoncelle, où l’on se surprend à relever quelque trait annonciateur de Don Carlos de Verdi, mais aussi les bois et les cuivres.

Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Juive. Sabina Puértolas (Princesse Eudoxie), Enea Scala (Leopold). Photo : (c) Opéra national de Lyon

La mise en scène d’Olivier Py est en revanche spectaculaire. Py met en évidence l’actualité de La Juive, l’intolérance religieuse, le fanatisme obscurantiste, la misogynie. Le décor de son fidèle scénographe Pierre-André Weitz, est impressionnant. Au sommet d’un escalier monumental, un cadre de bibliothèque tournant lentement sur lui-même de cour à jardin derrière lequel s’étend une forêt d’arbres dénudés, souligne le manichéisme du livret d’autant plus qu’il est éclairé en noir et blanc. L’action se déploie au sein de cette imposante bibliothèque qui renvoie à celle vue la veille dans Benjamin, dernière nuit. Celle de Weitz est en constante transformation, sa verticalité formant un mur renvoi les voix, ce qui permet aux chanteurs de passer sans dommage la rampe sonore excessivement exaltée de l’orchestre de Rustini.

Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Juive. Roberto Scandiuzzi (Cardinal Brogni), Sabina Puértolas (Princesse Eudoxie), Enea Scala (Leopold). Photo : (c) Opéra national de Lyon

La distribution réunie à Lyon est de belle tenue. Digne successeur de Neil Shicoff dans ce même rôle, Nikolaï Schukoff fait sien le rôle d’Eléazar, personnage mû si violemment par la rancœur qu’il en sacrifie par le feu sa fille adoptive qu’il avait pourtant sauvée des flammes enfant. Sa voix est solide et malléable (les murmures du début de l’air le plus fameux de l’œuvre), et il vit littéralement ce rôles. Tout aussi fragile en cardinal de Brogni (que Py transforme étonnement en pape), Roberto Scandiuzzi a les graves et la densité requis par ce personnage en constante évolution. Le falot Léopold est bien campé par Enea Scala, voix ferme et puissante. Vincent Le Texier anoblit de son altière stature le personnage de Ruggiero, et Charles Rice est un élégant Albert. 

Jacques Fromental Halévy (1799-1862), La Juive. Roberto Scandiuzzi (Cardinal Brogni), Rachel Harnisch (Rachel). Photo : (c) Opéra nationalo de Lyon

Côté femmes Sabina Piértolas est une princesse Eudoxie aux aigus rayonnants, séduisante et sensuelle, vêtue d’une robe noire dont les dentelles laissent percer les attraits sa voix solide et brûlante. Rachel Harnisch est une Rachel ardente et tragique, son timbre de braise, sa voix d’airain, sa diction parfaite portent la plus petite inflexion de cet ouvrage où elle est omniprésente.

Bruno Serrou



Retour à Lyon de l’excellente production du "Kaiser von Atlantis" de Viktor Ullmann de Richard Brunel

$
0
0
Villeurbanne. Festival pour l’humanité de l’Opéra de Lyon. TNP. Jeudi 17 mars 2016

Viktor Ulmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Photo : (c) Opéra national de Lyon

A l’instar de son auteur, Viktor Ullmann (1898-1944), l’opéra en un acte et quatre tableaux Der Kaiser von Atlantis (l’Empereur d’Atlantide), extraordinaire témoignage de l’esprit et de l’humanité face à la barbarie, a connu un singulier destin, puisqu’il a été créé en 1975 à Amsterdam, plus de trente ans après avoir été achevé et répété jusqu’à sa générale dans l’enceinte du camp de concentration de Theresienstadt, tandis que la version originale n’a resurgi qu’en 1989, à Berlin. Dans l’intervalle, le compositeur tchèque avait été oublié, exterminé à Auschwitz avec nombre de ses compagnons de captivité à Terezin. C’est dans ce camp de concentration dont les nazis avaient fait leur propagande aux yeux de la Croix Rouge internationale, qu’Ullmann a composé ce troisième opéra en vue de représentations devant un public constitué de ses compagnons de misère. De la cinquantaine d’œuvres qu’il a écrites avant sa déportation et de la trentaine née en deux ans de captivité, seules dix-huit ont subsisté. Celle de l’Empereur d’Atlantide nous est parvenue grâce à l’un des amis du compositeur qui survécut à la Shoah.

Viktor Ulmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Compositeur chef d’orchestre, Ullmann est aux côtés d’Alban Berg et d’Anton Webern l’un des meilleurs élèves d’Arnold Schönberg, avec qui il a étudié en 1918-1919, avant de devenir l’année suivante l’assistant d’Alexandre Zemlinsky à l’Opéra allemand de Prague, et d’étudier le micro-intervalle avec son compatriote Alois Haba. Dispensé à Terezin de travail obligatoire, Ullmann a pu se vouer entièrement à la musique, organisant les concerts dont il faisait aussi les compte-rendu dans le journal du camp, animant un studio de création et composant comme il ne l’avait jamais fait auparavant.

Viktor Ulmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Ullmann écrit L’Empereurd’Atlantide, ouvrage sous-titré le Refus de la mort, à la fin de l’année 1943 sur un livret de Peter Kien, qui, à l’âge de vingt-cinq ans, allait lui aussi disparaître à Auschwitz. L’intrigue de cet opéra en un acte est une fable saisissante, considérant le contexte de sa genèse : l’Empereur lui ayant ordonné de conduire ses armées dans une guerre à sa propre gloire, la Mort, offensée, brise son épée et décide que nul ne pourra plus mourir. Le chaos s’ensuit, les condamnés à mort politiques restent en vie, tout comme les soldats et la population qui endurent mille maux. Tandis que la Vie, sous la figure d’Arlequin, se plaint de ne plus faire rire personne, la Mort, défiée par le Tambour, porte-parole de l’Empereur, promet de délivrer le peuple de ses souffrances si ce dernier accepte de mourir le premier, ce à quoi l’Empereur finira par accéder. La partition est un florilège de styles et d’atmosphères condensé en cinquante minutes, usant de tous les modes d’expressions vocales, du parler au chant, la forme variant du mélodrame au bel canto, tandis que l’on trouve des réminiscences de jazz et de musique légère des années vingt (avec dominantes de piano, mandoline, guitare, saxophone), mais aussi Mahler, Schönberg et, surtout, Kurt Weill, entre autres compositeurs interdits, tandis que l’on entend le Deutschlandlied exposé dans le mode ecclésiastique et le choral Ein feste Burg ist unser Gott, que les nazis avaient repris à leur compte.

Viktor Ulmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Photo : (c) Opéra national de Lyon

Der Kaiser von Atlantisétait présenté pour la première fois en France en 1995, à Paris Centre Pompidou, par l’Ensemble 2e2m dirigé par Paul Mefano dans une mise en scène de Serge Noyelle. Dix ans plus tard, l’Opéra de Nancy présentait à son tour une production remarquable du chef-d’œuvre d’Ullmann mise en scène par Vincent Tordjmann Théâtre de la Manufacture. En janvier 2014, Louise Moaty proposait pour l’ARCAL en région Ile-de-France une touchante réalisation. Le spectacle vu à Villeurbanne par l’Opéra de Lyon dans le cadre de son « Festival de l’Humanité » en coréalisation avec la Comédie de Valence, est donc la quatrième approche de ce pur chef-d’œuvre que j’ai la chance de voir et d’écouter. L’Opéra de Lyon reprend au TNP une production que je n’avais pas vue, trois ans après sa première mouture présentée Théâtre de la Croix-Rousse, celle de Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence qui met prochainement en scène Béatrice et Bénédict de Berlioz Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles dont la première représentation est jeudi 24 mars. 

Viktor Ulmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Mikkel Skorpen (Arlequin). Photo : (c) Opéra national de Lyon

La scénographie de Marc Lainé, d’une grande efficacité sur laquelle l’orchestre s’élève sur les hauteurs du plateau, commençant sur les planches avec un arrangement pour quatuor à cordes de Siegfried Idyll de Richard Wagner, « clin d’œil à la récupération par les nazis de Richard Wagner » me dira la dramaturge du spectacle Catherine Ailloud-Nicolas, qui sonne étonnement comme de la musique bourgeoise sitôt les premières mesures de la musique expressionniste d’Ullmann exposées, pour monter à l’arrière-plan au fur et à mesure du développement de l’action sur un praticable toujours plus élevé, tandis que les protagonistes s’expriment pour l’essentiel à hauteur de plancher. L’action se déroule pour l’essentiel autour d’une grande table ovale de conseil d’administration sur lequel circule un autorail à l’échelle HO. Ce hiatus entre Wagner et Ullmann n’est opportunément pas soulignée par la mise en scène qui, au contraire projette à regard distancié qui évite avec délicatesse de surligner le caractère volontairement caricatural de l’œuvre. 

Viktor Ulmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Photo : (c) Opéra national de Lyon

La conception de Brunel et sombre et épurée, ne chargeant jamais le trait. Le Haut-parleur est incarné par une guirlande de téléphones, le Tambour devient policière, Arlequin un adorable clown, la Mort vêtue d’un long manteau noir est plus obligeante qu’inquiétante. La distribution réunie pour cette reprise est entièrement constituée de Solistes du Studio de l’Opéra de Lyon, tous excellents, de l’Empereur Overall campé par un Samuel Hasselhorn névrosé, à La Mort incarnée avec humanité par Piotr Micinski, en passant par le Haut-parleur d’Alexander Kiechle, le Tambour de Judith Beifuss, l’Arlequin/Soldat de Mikked Skorpen et la Fille coiffée à la garçonne/Soldat d’Andromahi Raptis. Les quinze musiciens membres de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon jouant tous en solistes rivalisent de brio, sous la direction précise et fluide de Vincent Renaud.

Bruno Serrou 

Quatuor Diotima, un concert anniversaire de grande qualité annonciateur d'une éternelle jeunesse

$
0
0
Paris. Théâtre des Bouffes du Nord. Lundi 21 mars 2016

Le Quatuor Diotima à l'issue du concert de son vingtième anniversaire. De gauche à droite : Yun-Peng Zhao (premier violon), Franck Chevalier (alto), Constance Ronzatti (second violon) et Pierre Morlet (violoncelle). Photo : (c) Bruno Serrou

Célébrer ses vingt ans le jour de l’avènement du printemps… Serait-ce le symbole d’une éternelle jeunesse pour le Quatuor Diotima, dont le crédo est la quête de l’excellence par la constance du renouveau ? En tout cas, le concert que les Diotima ont offert lundi à un parterre où se sont bousculés un grand nombre de compositeurs, d’instrumentistes au sein d’un public d’amis et de fidèles partager ce moment, en est assurément la promesse…

Premier quatuor à cordes français à avoir pour activité autant dans le répertoire classique que dans la création contemporaine dans la lignée des Quatuors Caplet et Parrenin, le Quatuor Diotima célèbre cette année ses vingt ans d’existence. D’abord voué à la seule création, d’où son nom en hommage au compositeur italien Luigi Nono (1924-1990) lui-même inspiré par le poète allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843), ce quatuor d’archets est devenu polyvalent, se plaisant à mettre en regard les œuvres de notre temps dont il est souvent le commanditaire et celles du passé. Les compositeurs le sollicitent, il porte très haut la réputation de la France musicale à l’étranger, et il est désormais à la tête d’une collection de disques consacrée aux compositeurs contemporains. « La naissance d’un quatuor est due au désir de copains de faire de la musique ensemble, sourit Franck Chevalier, l’altiste du Diotima. Le nôtre s’est formé autour de l’amitié de Pierre Morlet, notre violoncelliste, avec des professeurs de composition du Conservatoire, Alain Bancquart et Emanuel Nunes, qui souhaitaient que leurs quatuors soient joués. »

La première prestation du quatuor a eu lieu au Festival Darmstadt en 1994. « Aucun de nous n’avait l’intention de faire du quatuor, dit Pierre Morlet. Mais peu à peu l’envie s’est imposée, et nous avons choisi un nom. » L’idée fondatrice étant la passion, le Diotima a épuisé plusieurs violonistes. « Nous étions tous membres d’orchestres ou enseignants, rappelle Franck Chevalier. Indépendamment des buts artistiques, un répertoire a été défini. Entendant nous consacrer au passé autant qu’au présent, il était clair que nous devions faire du quatuor à plein temps. Cette vocation nous enrichit et nous permet la réalisation de chacun de nous. » Les derniers membres arrivés sont les deux violonistes. Le Chinois Yun-Peng Zhao est premier violon depuis 11 ans. « Diotima est mon premier poste, dit-il. Ce qui m’a attiré vers ce quatuor est sa quête de l’excellence par la constante du renouveau. Nous voyageons constamment entre les répertoires, ce qui nous conduit à porter chaque fois de nouvelles perspectives entre notre temps, le classicisme, le romantisme et le XXe siècle. »

Trois nouvelles parutions du Quatuor Diotima : Intégrale des Quatuors à cordes de la Seconde Ecole de Vienne : Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton Webern (5 CD Naïve Y 5380) ; la Musique de chambre de Miroslav Srnka (1 CD Naïve Y 5433) ; le Livre pour quatuor "révisé" de Pierre Boulez (1 CD Megadisc 9 780201 379679)

Aujourd’hui, le Quatuor Diotima transmet sa passion aux jeunes musiciens en animant une Académie abbaye de Noirlac, dans le département du Cher. « Il ne s’agit pas de cours traditionnels, insiste Zhao, mais de coaching de quatuors et de compositeurs que nous rapprochons, chacun s’ignorant trop systématiquement. » Pour un quatuor, le concert n’est que la partie émergée d’un iceberg. « Nous nous voyons tous les jours, mais nous préservons une vie privée pour respirer un peu, convient Constance Ronzatti, second violon des Diotima. Nous travaillons tous les jours, séparément et en quatuor. » Tous les quatre sont les « patrons » du quatuor, en fonction du sujet, du répertoire. « Chacun s’impose dans un domaine ou dans un autre, l’un pour l’harmonie, un autre pour le rythme, un autre pour la pertinence stylistique, sourit Chevalier. Il y a toujours un leader, qui s’impose naturellement. »

Le concert anniversaire

Quatre pupitres et autant de chaises vides plantés dans la pénombre au centre du plateau nu du Théâtre des Bouffes du Nord tandis que des sonorités planes de violons enveloppaient le théâtre entier… Le public s’est laissé volontiers emporter dans le rêve par le flux d’une musique planante venant de nulle part… Jusqu’à ce que deux silhouettes descendues des hauteurs du théâtre sont apparues tour à tour sur le plateau. Silhouettes que l’on identifiera un peu plus tard comme deux des violonistes du Quatuor Diotima originel, qui se plaçait clairement dès le début dans l’univers de la création le plus exigeant, en choisissant son patronyme. Sans en connaître le titre, on a rapidement situé l’œuvre jouée par deux violons à l’esprit rêveur. D’abord l’auteur du quatuor à cordes « Fragmente-Stille an Diotima », ensuite la pièce, l’une des dernières écrites par Nono, le duo pour violons « Hay que caminar », soñando (1989), dernier volet d’un triptyque dont le titre a été inspiré au compositeur italien par une inscription murale qu’il a vue à Tolède « Vaminantes, no hay caminos, hay que caminar » (Vous qui marchez, il n’y a pas de chemins, il n’y a qu’à marcher). Une invitation, en l’absence de pistes avérées et sûres, au refus des dogmes et des parcours préétablis pour une ouverture à l’utopie, à la quête incessante, au rêve. Alors qu’au-dessus de l’espace scénique apparaissait sur un écran l’inscription « Vous qui marchez, n’y a pas de chemin, il n’y a qu’à marcher », Frank Chevalier a commencé à lire la profession de foi du groupe, bientôt relayée par Pierre Morlet, puis par Yun-Peng Zhao, enfin par Constance Ronzatti.

Oscar Strasnoy (né en 1970). Photo : DR

Puis les quatre musiciens se sont assis devant leurs pupitres respectifs pour s’élancer dans la création mondiale d’un quatuor à cordes que les Diotima ont commandé pour leurs vingt ans au compositeur franco-argentin installé à Berlin Oscar Strasnoy (né en 1970). Cette œuvre, Ghost Stories (Histoires de fantôme), renvoie elle aussi aux spectres de la littérature, à l’instar de l’œuvre-manifeste de Nono qui a donné son nom au Quatuor Diotima. Cette fois, il ne s’agit pas d’un poète maudit allemand dont la voix ne perdure que par le biais de ses vers, mais de six écrivains du XXe siècle, Isaac Bashevis Singer (1902-1991), Prix Nobel de Littérature en 1978, Witold Gombrowicz (1904-1969), Vladimir Nabokov (1899-1977), Jorge Luis Borges (1899-1986), Italo Calvino (1923-1985) et Georges Perec (1936-1982), dont on entend à travers des haut-parleurs la musicalité vocale ponctuer la musique de Strasnoy, qui signe ici l’une de ses partitions les plus personnelles et originales, à la fois onirique, ardente, jouant avec bonheur des particularités des instruments du quatuor d’archets dont il articule autant les qualités intrinsèques en donnant à chacune des voix son indépendance, et leurs aptitudes à la complémentarité et à la fusion, leur faisant faire parfois le contraire de ce qu’ils sont, passant les graves aux violons et les aigus à l’alto comme au violoncelle.  

Quatuor Diotima. Photo : (c) Quatuor Diotima

Avant l’entracte, une longue intervention de Gérard Courchelle égrène l’histoire du Quatuor Diotima illustrée de quelques gags filmés de bon aloi tirés de YouTube, et déjà vus sur les réseaux sociaux d’Internet qui suscitent des bribes de sourires dans la salle, avant que le public s’égaille finalement quelques minutes dans les coursives du vieux théâtre du XIXe arrondissement.

La seconde partie du concert a permis de saisir pleinement les qualités du Quatuor Diotima, aussi à l’aise désormais dans le grand répertoire classique que dans la création, ce qui lui permet de mettre en valeur autant l’inventivité des œuvres du passé que le classicisme et l’expressivité des partitions les plus téméraires des temps présents. Le seizième et dernier quatuor de Beethoven, composé durant l’été 1826, est aussi le plus lapidaire et énigmatique du compositeur, sinon le plus déroutant. Des derniers quatuors de Beethoven, cet ultime partition du genre est pourtant le plus court, le plus classique et le plus lumineux. Le mouvement lent a été écrit le dernier, en septembre 1826. Ce Lento assai, cantante tranquillo est, selon les esquisses, un « Süsser Ruhegesang, Friedensgesang »(doux chant de repos, de paix) d’une sereine mélancolie. Mais, comme son titre initial « Der schwergefasste Entschluss »  (La résolution difficilement prise) le laisse entendre, le Quatuor à cordes en fa majeur op. 135, qui se déploie sur moins de vingt-cinq minutes, est porteur de mystère, conforté par les deux phrases fameuses  que le compositeur a mises en exergue « Muss es sein? Es muss sein! »(Le faut-il ? Il le faut !). Cette interrogation suivie d’une résolution ne serait qu’une question posée par un bourgeois viennois désireux d’acquérir le manuscrit du canon que Beethoven a repris dans le finale du quatuor sans bourse délier et à qui le compositeur demanda en retour cinquante florins : « Le faut-il ? », demanda en retour ledit bourgeois, et Beethoven de lui répondre : « Il le faut ! » Cette vague histoire d’ego allait devenir l’une des énigmes les plus éventées de l’histoire de la musique… L’on peut aussi y trouver des connotations métaphysiques, le verbe müssen sous-tendant la notion de nécessité inéluctable et pouvant de ce fait laisser entrevoir la notion de destin : « Cela doit-il être ? Cela doit être ! », question et réponse étant musicalement représentées par deux fragments de trois notes, le second étant le renversement du premier. Quoiqu’il en soit, Muss es sein! suscite un motif que Beethoven emprunte au Clavier bien tempéré et à la Passion selon saint Mattieu de Jean-Sébastien Bach. Les Diotima, qui ont mis les quatre derniers quatuors de Beethoven en regard des quatre Quatuors à cordes d’Arnold Schönberg et des quatre « feuillets » du Livre pour quatuor de Pierre Boulez en novembre et décembre 2012 dans ce même Théâtre des Bouffes du Nord (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/11/le-premier-des-quatre-concerts.html, http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/le-3e-concert-du-quatuor-diotima-aux.html), ont proposé une lecture rutilante et sensible de cette œuvre. Ainsi, le mouvement initial s’est présenté comme une délicate conversation, le scherzo s’est fait virevoltant et impétueux, le mouvement lent a touché par sa tendre délicatesse se concluant dans une douce nostalgie, tandis que le finale, lancé avec gravité, s’est épanoui pour devenir limpide et radieux, le violon et l’alto magnifiant de leurs ardentes sonorités le beau passage murmuré en imitations.

Voilà une soirée qui laisse augurer d’un avenir étincelant pour la Quatuor Diotima, qui, en outre vient de se voir confier par la maison de disques Naïve une collection consacrée à la musique de chambre contemporaine, simplement intitulée « Diotima Collection ». Le premier volet est consacré au Tchèque Miroslav Srnka et sera bientôt suivi d’un disque monographique Alfredo Posadas, tandis que le Quatuor Diotima prépare hors collection l’enregistrement des six Quatuors à cordes de Béla Bartók…

Bruno Serrou


1) La première partie de ce texte a été pour l’essentiel publié dans le quotidien La Croix daté lundi 21 mars 2016

Béatrice et Bénédict de Berlioz de La Monnaie adoucit un peu les meurtrissures de Bruxelles

$
0
0
Bruxelles. Palais de La Monnaie, Tour et Taxis. Jeudi 24 mars 2016

Hector Berlioz (1803-1869), Béatrice et Bénédict. Photo : ©B.Uhlig / La Monnaie

Soirée de grande émotion jeudi 25 mars à Bruxelles. Le Théâtre de La Monnaie, sous le chapiteau provisoire qu’il a acquis pour la durée des travaux de sa salle, a donné une engageante production de Béatrice et Bénédict de Berlioz précédée d’une minute de silence et de l’hymne national belge, la Brabançonne

Hector Berlioz (1803-1869), Béatrice et Bénédict. Stéphanie d'Oustrac (Béatrice), Anne-Catherine Gillet (Héro). Photo : ©B.Uhlig / La Monnaie

Production engageante parce que les répétitions ont été interrompues avant la pré-générale en raison du deuil national qui a suivi les attentats de mardi 22 mars. Si bien que la première de Béatrice et Bénédictde Berlioz s’est présentée comme une générale. Mais, il faut se féliciter de la décision prise par Peter de Caluwe, directeur de La Monnaie, qui a opportunément rappelé que seule la Culture aura raison de la barbarie. Un poignant hommage a suivi sa déclaration avant la représentation : une minute de silence avant une Brabançonne jouée avec foi par l’Orchestre de La Monnaie. Sous le choc du traumatisme des terrifiants événements du 22 mars et avec une tangible émotion, le Théâtre de La Monnaie, en travaux jusqu’en novembre, a inauguré la salle provisoire du Palais de La Monnaie, chapiteau établi sur le site industriel Tour & Taxis. 

Hector Berlioz (1803-1869), Béatrice et Bénédict. Photo : ©B.Uhlig / La Monnaie

Un poignant hommage a précédé la première de Béatrice et Bénédict de Berlioz, à Bruxelles, une minute de silence en hommage aux victimes des attentats de mardi suivie d’une exécution de la Brabançonne, l’hymne national belge, jouée avec cœur par l’Orchestre du Théâtre de la Monnaie. C’est en effet sous le choc des attentats de mardi 22 mars et d’une palpable émotion que le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles a inauguré la salle provisoire du Palais de la Monnaie, chapiteau planté sur l’ancien site industriel Tour & Taxis où vient de s’installer l’Opéra de Bruxelles, fermé pour travaux jusqu’en novembre prochain. « Malgré le coût de la structure, convenait Peter de Caluwe, cette solution épisodique est amplement préférable à la fermeture pure et simple de l’Opéra de Bruxelles, qui aurait engendré la déprogrammation de productions déjà engagées, et la mise à pied du personnel. » Et peut-être bien plus, considérant les difficultés des institutions culturelles fédérales belges dues pour l’essentiel aux baisses drastiques des subventions.

Hector Berlioz (1803-1869), Béatrice et Bénédict. Stéphanie d'Oustrac (Béatrice), Julien Dran (Bénédict). Photo : ©B.Uhlig / La Monnaie

L’œuvre choisie pour cette ouverture, Béatrice et Bénédict d’Hector Berlioz originellement prévue pour le Théâtre de la Monnaie intra-muros, s’est présentée jeudi comme un véritable antidote à la barbarie, grâce à ses atouts à mêle de susciter le sourire et faire oublier l’espace d’une heure quarante aux Bruxellois la terreur dont la capitale belge a été victime deux jours plus tôt. Cet opéra comique en deux actes est en effet une œuvre de divertissement à l’optimisme conquérant entreprise après la tragédie des Troyens dont la genèse avait épuisé Berlioz, qui, cette fois, a conçu un ouvrage empli d’avenantes mélodies et de numéros musicaux d’une extrême beauté.

Hector Berlioz (1803-1869), Béatrice et Bénédict. Anne-Catherine Gillet (Héro), Etienne Dupuis (Claudio). Photo : ©B.Uhlig / La Monnaie

C’est un exercice de haute voltige auquel n’a pas hésité à se livrer la production bruxelloise en donnant au public un travail qu’elle n’a pu peaufiner en raison des tragiques événements qui ont empêché la réalisation des pré-générale et générale. L’Opéra de Bruxelles n’a pas voulu reporter le rendez-vous de la première. C’est donc une véritable prouesse qui a été réalisée, puisque rien n’a transparu, la soirée étant un quasi sans faute, malgré tandis les hélicoptères qui ont survolé le chapiteau du Palais de la Monnaie, couvrant parfois les voix des chanteurs et comédiens, et quelques raccords s’avérant peut-être nécessaires pour les représentations qui vont suivre.

Hector Berlioz (1803-1869), Béatrice et Bénédict. Stéphanie d'Oustrac (Béatrice), Anne-Catherine Gillet (Héro), Eve-Maud Hubeaux (Ursule). Photo : ©B.Uhlig / La Monnaie

Œuvre rare à la scène, ne serait-ce que pour d’évidentes difficultés de représentation, Berlioz ayant façonné dans cette ultime partition opératique non pas une œuvre théâtrale mais une synthèse de son art et de ses exigences de musicien épris de Shakespeare, au risque-même de l’impossible réalisation à la scène. Cela malgré une intrigue plutôt limpide, la pièce de Shakespeare adaptée par Berlioz, Beaucoup de bruit pour rien, dont l’action se déroule au XVIe siècle dans la ville sicilienne de Syracuse, contant deux histoires d’amour parallèles, l’une finissant mieux que l’autre. Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence qui a enthousiasmé le public lyonnais la semaine dernière avec la reprise de sa production du Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2016/03/retour-lyon-de-lexcellente-production.html), a réactualisé avec tact - abstraction faite d’injures un brin triviales et de crachats dignes du 9-3 ou de Villeurbanne -, les textes parlés écrits par Berlioz en retournant aux sources de Shakespeare dans une nouvelle traduction française. Le directeur de la Comédie de Valence signe de nouveau une mise en scène mobile et fraîche, cette fois dans un décor un peu fatras mais plastiquement réussi d’Anouk Dell’Aiera dominé par une chaire d’église imposante et au plafond éclaté où pendent des rameaux tandis que le printemps jaillit de l’arrière-scène. Dans la fosse peu profonde du Palais de La Monnaie, Jérémie Rohrer dirige avec onirisme et beaucoup de sensibilité un Orchestre de la Monnaie fluide et aux textures le plus souvent cristallines. 

Hector Berlioz (1803-1869), Béatrice et Bénédict. Photo : ©B.Uhlig / La Monnaie

La distribution est dominée par les femmes, Stéphanie d’Oustrac campant une éblouissante Béatrice, qui s’impose dans sa belle aria« Dieu que viens-je d'entendre ? », Anne-Catherine Gillet est une radieuse Héro, et Eve-Maud Hubeaux une généreuse Ursule. Toutes trois offrent des moments enchanteurs, comme le sublime duo Ursule/Héro qui conclut le premier acte et le trio du second acte. L'ensemble de la distribution est des plus méritantes, avec Julien Dran, Bénédict ébaubi à la voix claire, Etienne Dupuis (Claudio), Frédéric Caton (Don Pedro), et Lionel Lhote, qui incarne un maître de chapelle plutôt sobre, tandis que le chœur de de La Monnaie est excellent. Il convient bien sûr d'associer les comédiens, Pierre Barrat (Lonato) et Sébastien Dutrieux (Don Juan).

Bruno Serrou

CD : « Traits » de Philippe Hurel

$
0
0

Après un remarquable disque monographique consacré au regretté Christophe Bertrand (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/07/cd-la-chute-du-rouge-de-christophe.html), interprété par l’Ensemble Court-Circuit dirigé par Jean Deroyer, l’excellent label Motus de Vincent Laubeuf publie un nouveau CD monographique. Cette fois, Philippe Hurel est à l’honneur. Cette nouvelle parution se situe dans la continuité du disque précédent, Bertrand ayant été l’un des élèves de Hurel, directeur-fondateur de Court-Circuit qui a franchi le cap des soixante ans le 24 juillet dernier.

Le titre du disque, Traits, provient du triptyque pour violon et violoncelle qui l’ouvre. A l’instar des trois mouvements du Kammerkonzert pour violon, piano et treize instruments à vent d’Alban Berg, entre autres, les deux premières pièces sont consacrées à chacun des instruments, qui se rejoignent dans le dernier volet du triptyque, chaque mouvement étant plus long que celui qui le précède. Rappelons aussi que ce cahier est disponible sur la toile sur le site de YouTube en suivant le lien https://www.youtube.com/watch?v=NihZW_p8kJQ qui a été mis en ligne par l’éditeur-même, Henry Lemoine, où l’on peut se régaler à l’écoute de cette musique d’une énergie et d’un lyrisme exacerbés, d’une témérité et d’une originalité telles que l’auditeur est transporté par les surprises, qui surviennent à chaque instant, au détour d’une phrase, d’une respiration, d’un simple coup d’archet… A l’écoute de ce cahier, c’est bien l’urgence, la tension extrême voire l’animalité, la mise en danger permanente  évoquées par le compositeur qui submergent l’interprétation et l’écoute. C’est le violoncelle qui inaugure le cycle, dans D’un trait, suivi du violon, à qui revient Trait, et qui est rejoint par le violoncelle dans Trait d’union. Avouons-le sans attendre : Traits est un authentique chef-d’œuvre ! 

Philippe Hurel (né en 1955). Photo : (c) C. Daguet/Editions Henry Lemoine

La performance et la virtuosité des deux interprètes servent à la perfection cette musique à la vivacité contagieuse. Bien qu'écrite pour le Concours International d’Interprétation consacré à la musique française organisé par l’association Note et Bien soit à l’origine de D’un trait - Trentemps, cette œuvre n’a rien d’une pièce de concours, loin s’en faut. A tout le moins, elle est destinée à des violoncellistes expérimentés. C’est son créateur, Alexis Descharmes, qui en a donné la première exécution mondiale à Birmingham le 7 juin 2007, membre de Court-Circuit, qui l’interprète ici avec une maestria à couper le souffle. Alexandra Greffin-Klein n’a rien à envier au violon à son confrère Alexis Descharmes dans Trait, composé en 2014 pour la violoniste à la suite d’une commande de l’association Musique Nouvelle en Liberté et qui l’a créé Salle Cortot le 22 septembre 2014. Le plus impressionnant tient au fait qu’Alexandra Greffin-Klein se joue avec bonheur des exigences de la pièce qui lui revient sans en gommer l’impression de prise de risques, ce qui rend son interprétation et l’œuvre elle-même d’autant plus saisissante. Découlant son matériau de la pièce liminaire, Trait d’unionest remarquable par la perfection et le fondu des timbres et des sonorités des deux instruments, qui finissent par sonner de la même façon au point de devenir un seul.

La première des deux œuvres qui suivent Traits dans le disque proposé par Motus, Cantus, remonte à 2005. Ecrite pour soprano, flûte, clarinette, violon, violoncelle, percussion et piano, cette œuvre est un hommage à l’écrivain Georges Perec, vers qui retournera le compositeur pour son premier opéra Espèces d’Espaces créé à Lyon en 2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/03/creation-de-especes-despaces-de.html). Néanmoins, il s’agit ici d’un texte écrit a posteriori de la genèse de la partition par le compositeur lui-même fondé sur des phonèmes et des formulations poétiques de la musique qui est en train de se faire. Créé à Strasbourg le 11 octobre 2006 par Françoise Kubler et l’Ensemble Accroche Note dirigé par Franck Ollu, dans le cadre du Festival Musica, cette œuvre se fonde sur un cantus firmus simple et aisément perceptible qui engendre une complexité séduisante. C’est la soprano qui le conduit, ainsi que les parties en imitation ou en canon à partir de la polyphonie instrumentale, tout en transformant ou dérivant sans attendre la musique qui est jouée. Cette musique est immédiatement identifiable comme étant de la griffe Hurel, tant elle est bouillante et a de force vitale. Elise Chauvin galvanise cette énergie de sa voix sûre et pleine, l’Ensemble Court-Circuit lui répondant et l’enveloppant avec une sereine virtuosité sous la direction assurée de Jean Deroyer.

Plein-jeu provient d’un autre triptyque, Jeux, encore incomplet à ce jour - le volet central, Jeu, reste à écrire. Composé pour accordéon et électronique au CIRM (Centre National de Création Musicale de Nice dirigé par François Paris) en 2010, créé le 19 novembre de la même année à Nice dans le cadre du Festival Manca par Pascal Contet, Plein-Jeu est appelé à constituer le dernier volet de la trilogie, après Hors-Jeu pour percussion et électronique (2005) et Jeu. La partie électronique de Plein-Jeu est non pas en temps réel mais en temps différé, bien que le rendu sonore réussisse à faire croire que le geste de l’instrumentiste suscite une réaction directe de l’électronique qui le commente et prolonge. Au point que l’auditeur a le sentiment d’écouter un méta-accordéon aux sonorités quasi-organistiques. Pascal Contet joue cette œuvre avec tout le talent qu’on lui connaît, et l’immense plaisir qui est le sien de servir et de s’approprier la musique nouvelle la plus exigeante et délicate à jouer.

Un disque à se procurer toute affaire cessante.

Bruno Serrou

1CD Motus M215009 (1h 06mn 24s) 

CD : « Le Siècle de Menuhin », « Quand on écoute Menuhin, même un athée croit en Dieu ! »

$
0
0

C’est une édition monumentale que propose Warner Classics pour le centenaire de la naissance de Yehudi Menuhin. Il faut dire que label américain est le dépositaire de l’intégralité du legs discographique du plus populaire des violonistes du XXe siècle, puisqu’il est désormais propriétaire de HMV/EMI chez qui Menuhin a enregistré en exclusivité soixante-dix années durant, une fidélité sans équivalent dans l’histoire du disque.

Yehudi Menuhin, violoniste, homme de paix et citoyen du monde, a laissé une empreinte indélébile sur notre époque. Le Siècle de Menuhin marque le centième anniversaire de sa naissance, le 22 avril 2016. Né à New York le 22 avril 1916, mort à Berlin le 12 mars 1999, Menuhin est le violoniste le plus universellement admiré et médiatisé du XXesiècle.

Yehudi Menuhin (1916-1999). Photo : DR

Ses yeux bleus scintillants d’humanité, sa sollicitude, et jusqu’à sa voix, douce et chantante, étaient la musique même. Comme elle, Yehudi Menuhin semblait éternel. Pourtant, celui que l’on surnomma « l’archange du violon » a finalement rejoint ses semblables une vingtaine de jours avant de célébrer ses quatre vingt trois ans, sans doute pour les enivrer de ses féeriques sonorités, écrivais-je dans les colonnes du quotidien La Croix le 15 mars 1999. Polyglotte de culture universelle, « européiste convaincu », défenseur des opprimés, il était l’ambassadeur itinérant de la musique et de la paix. Riche de sa foi inébranlable dans le pouvoir de son art, Menuhin fut bien plus qu’un virtuose, même s’il fut l’un des plus grands du siècle dernier.

Yehudi Menuhin (1916-1999). Photo : (c) Warner Classics

Compagnon de sa vie, le violon a gouverné son action d’homme, de pèlerin de la paix. Grâce à son instrument, il a conquis l’univers et la vie lui a été pur enchantement. Comme Mozart, il s’éveilla au monde enfant prodige. Juifs russes émigrés en Californie, ses parents l'emmenèrent au concert dès trois ans. « Yehudi manifestait un réel intérêt pour le violon et s’agitait à chaque solo, se souvenait son père. L’un de mes collègues lui offrit pour ses quatre ans un petit violon métallique. Yehudi le prit et, insatisfait du résultat, il entra dans une rage folle et mit le jouet en pièces. »

« Quand on écoute Menuhin, même un athée croit en Dieu ! »

Ce qui n’empêchera pas Yehudi Menuhin de commencer peu après l’étude du violon, et de donner son premier concert à six ans. En 1925, il suit à New York son professeur Louis Persinger, disciple d'Eugène Ysaÿe. Quelques mois plus tard, il est à Paris, où il assiste à un récital de Georges Enesco, à qui il demande des cours. Stupéfait par la musicalité du jeune homme, le maître roumain lui déclare qu’il serait « très heureux de faire de la musique avec lui, n’importe quand, n’importe où ». A l’automne 1927, Menuhin donne à Paris un premier concert avec orchestre chez Lamoureux dans la Symphonie espagnole d’Edouard Lalo sous la direction de Paul Paray. Le concert qu’il donne le 27 novembre de la même année au Carnegie Hall de New York le propulse sur le devant de la scène, largement au-delà du cercle des mélomanes. Il enregistre dans cette même ville un premier disque en 1928 avec sa sœur Hephzibah. S’apprêtant à se rendre à Berlin, il se voit confier par un mécène américain son premier violon Stradivarius.

Yehudi Menuhin (1916-1999). Photo : (c) INA

A l’issue d’un concert berlinois, Albert Einstein, lui-même violoniste, se précipite vers lui et lui déclare : « J’ai fait une nouvelle découverte : l’ère des miracles n’est pas révolue, notre bon vieux Jéhovah est toujours au travail ! » Après un récital à Londres, George Bernard Shaw écrit : Quand on écoute un artiste comme Menuhin, même un athée croit en Dieu ! » En dépit de ses succès, il prend des leçons avec Adolf Busch, qui lui enseigne « le respect du texte et la rigueur de la tradition allemande ». « Sans Busch, précisait Menuhin, je n’aurais jamais pénétré l’esprit de cette musique de brumes et de forêts. Mais mon cœur me ramenait invariablement vers Enesco, qui m’a enseigné la poésie du violon. »

Georges Enesco et Yehudi Menuhin. Photo : DR

En 1935, Yehudi Menuhin réalise une première tournée mondiale. De retour aux Etats-Unis, il arrête de se produire pendant deux ans. Durant la guerre, il donne plus de cinq cents concerts sur le front et pour la Croix-Rouge. A Béla Bartók, qui vit à New York dans le complet dénuement, il commande l’admirable Sonate pour violon seul. Après la Seconde Guerre mondiale et la découverte de la Shoah, il est l’un des premiers artistes juifs à se produire en Allemagne, où il plaide la cause de Wilhelm Furtwängler, interdit d’estrade pour ne pas avoir renoncé à ses fonctions pendant la dictature nazie, et celle de Richard Strauss, suspecté de nazisme. Il se rendra à Berlin en 1947 pour enregistrer avec Furtwängler l’une des plus remarquables versions discographiques du Concerto pour violon et orchestre de Beethoven. Par la suite, il soutiendra Mstislav Rostropovitch et Miguel Angel Estrela… Le pandit Nehru l’invite en Inde. Moins d’un quart de siècle plus tard, il sera en Chine. Son engagement d’homme devait le conduire jusqu’à la Knesset, où il prêche en pleine guerre des Six Jours la paix avec le peuple arabe.

Deux géants du violon du XXe siècle : Yehudi Menuhin et David Oïstrakh. Photo : (c) Medicitv

Installé en 1959 à Londres, où il entend assurer la pérennisation de son art, il crée une école de violon et une fondation à Stoke d’Abernon. Citoyen Suisse depuis 1970 et Britannique depuis 1985, Président du Conseil international de la Musique à l’Unesco, il agit en faveur des musiciens de l’Est, et plaide la cause d’Alexandre Soljenitsyne. En 1980, il crée à Paris la Fondation Yehudi Menuhin « Présence de la Musique » qui compte parmi ses lauréats Claire Désert, Henri Demarquette, Yves Henry, Laurent Korcia, Pierre Lenert, Jean-Marc Luisada ou le Trio Wanderer. En 1993, la reine d’Angleterre l’élève au rang de baron. L’âge venant, son bras devient faillible, ce qui le conduit à renoncer au violon et à se tourner vers la direction d'orchestre, carrière qu’il avait abordée en 1942 à Dallas puis à Gstaad, où il fonde en 1957 un festival à son nom. C’est le chef d’orchestre que Paris attendait fin mars 1999 pour une série de concerts voués à Mozart avec le Sinfonia de Varsovie…


Le coffret hors-normes que propose Warner Classics ne contient pas moins de 80 CD répartis en cinq coffrets de diverses contenances, 11 DVD le tout accompagné d’une luxueuse édition du livre Passion Menuhin : l’album d’une vie de Bruno Monsaingeon, également directeur artistique de la présente édition du Centenaire. Cet ensemble dresse un portrait de l’homme, du musicien et du pacifiste d’une richesse inédite dont la collaboration fidèle de plus de 70 ans avec son éditeur phonographique, HMV-La Voix de Son Maître/EMI est sans équivalent dans toute l’histoire du disque. Cette collaboration a produit un corpus discographique incomparable, qui constitue aujourd’hui l’un des fleurons du catalogue Warner Classics.



Quoique Le Siècle de Menuhin (The Menuhin Century) soit un projet d’ampleur peu usitée, et couvre une période de soixante-dix ans qui s’étend de 1928 à 1998, il ne prétend pas à l’exhaustivité. Il ne faut pas s’attendre à trouver ici les toutes les versions du Concerto de Beethoven, ni de ceux de Mendelssohn ou Bartók, voire des Sonates et Partitas de Bach qui témoignent pourtant de la constante évolution de l’interprétation de Menuhin. S’il comprend bien sûr les enregistrements légendaires du maître, il offre quantité d’inédits, qu’il s’agisse d’enregistrements de studio ou de concerts, et de premières en CD. Pas moins d’un tiers du coffret est ainsi composé d’enregistrements rares ou jamais publiés, offrant au mélomane comme au plus exigeant des connaisseurs de Menuhin un panorama renouvelé.


Stéphane Grappelli et Yehudi Menuhin. Photo : DR

Le Siècle de Menuhin a donc été conçu sous la conduite de Bruno Monsaingeon, écrivain, violoniste, proche de Menuhin, et réalisateur, auteur à ce titre de quelques-uns des plus beaux films sur des personnalités musicales telles que Glenn Gould, Sviatoslav Richter, et bien sûr Yehudi Menuhin, comme Le Violon du siècle ou Retour aux sources qui figurent parmi les films inclus en DVD dans ce coffret. Son livre Passion Menuhin paru aux éditions Textuel est ici réédité.


Yehudi Menuhin et Ravi Shankar. Photo : DR

Le répertoire de Yehudi Menuhin était considérable. Esprit ouvert sur le monde, il aimait à partager son art avec les plus grands musiciens venant de divers horizons. Ainsi il jouera et enregistrera avec le jazzman Stephan Grappelli et avec le sitariste indien Ravi Shankar, témoignages qui figurent naturellement dans la présente édition discographique. Aux côtés des enregistrements légendaires, comme tous ceux réalisés sous la direction de Wilhelm Furtwängler, les concertos de Mendelssohn, Brahms et Bartók, et deux versions de celui de Beethoven ainsi que ses deux Romances, le Concerto « à la mémoire d’un ange »de Berg avec Pierre Boulez, le concerto d’Elgar et celui de Walton dirigés par leurs auteurs respectifs, les enregistrements avec Georges Enesco, John Barbirolli, Adrian Boult, Charles Munch, Malcolm Sargent, l’extraordinaire Sonate de Bartók dont il est le commanditaire et créateur.



Un coffret entier (22 CD) d’inédits et raretés, allant de la petite pièce solo de trois minutes jusqu’au concerto d’une quarantaine de minutes, de Corelli à Copland en passant par Bach, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Tchaïkovski, Fauré, Chausson, Debussy, Ravel, où Menuhin troque le violon pour l’alto pour les deux Sonates de Brahms. Il retourne également à l’alto dans Harold en Italie de Berlioz dirigé par Colin Davis, la Sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy et le Concerto pour alto de Bartók ave Antal Dorati. Dirigé par Boulez, outre le concerto de Berg, il interprète les deux Rhapsodies de Bartók. Un autre volume réunit en 20 CD les nombreux enregistrements que Yehudi Menuhin a réalisés avec son sœur Hephzibah, sonates, trios, quatuors, doubles concertos de Bach, Bartók, Beethoven, Brahms, Elgar, Enescu, Franck, Lekeu, Mendelssohn, Mozart, Pizzetti, Schubert, Schumann, Szymanowski, Tchaïkovski, Vaughan Williams. Enfin, 7 CD assemblent quelques participations à des festivals et un certain nombre de concerts, Carnegie Hall 1940, Prades 1955 et 1956, Paris 1958, Tel-Aviv 1964, Bath 1964 et 1965, Edimbourg 1968, Paris, 1971, Ascona 1972.

Le jeu et le son de Yehudi Menuhin n’ont cessé d’évoluer avec le temps, et ses plus grandes années se situent avant 1950. La pureté du style, le charnu des sonorités étaient époustouflants. Puis le toucher s’est fait moins serein, le vibrato toujours plus large au point de nuire de plus en plus à la justesse. Mais le charme ne cessera jamais d’opérer et, surtout, la musicalité lumineuse qui émanait de cette personnalité hors du commun. C’est tout cela que l’on retrouve dans cette somme extraordinaire, et qui ne cesse d’attirer le regard et l’oreille dans les onze DVD qui content l’histoire d’une vie où tout est musique et générosité.

Bruno Serrou

1 coffret « collector » Warner Classics de 80 CD, 11 DVD et un livre. Chacun des cinq coffrets qu’il contient sont disponibles séparément (13 CD + 22 CD + 18 CD + 7 CD + 20 CD), ainsi que les 11 DVD.    
Viewing all 1123 articles
Browse latest View live