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Exposition : Marc Chagall et Le Triomphe de la musique à laPhilharmonie de Paris

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Paris, Philharmonie 1, mardi 14 octobre 2015


« Les deux merveilles du monde sont la Bible et la musique de Mozart, et une troisième (naturellement), l’amour » constatait le peintre Marc Chagall (1887-1985) à qui la Philharmonie de Paris et le Musée de la Piscine de Roubaix (Nord) consacrent simultanément une grande rétrospective à travers son amour de la musique. A l’instar d’un Gustav Klimt, d’un Vassili Kandinsky ou d’un Paul Klee pour ne citer que ces trois peintres, l’immense artiste russe nourrissait un amour aussi puissant que constant pour la musique. Celle-ci lui a d’ailleurs magistralement rendu la pareille en lui faisant côtoyer compositeurs, musiciens, danseurs parmi les plus grands de son temps et du passé qu’il fréquenta tout au long de sa vie.

Marc Chagall (1887-1985), le plafond de l'Opéra de Paris pour la première fois assemblé au sol du hangar de Meudon en 1964. ©ADAGP, Paris, 2015 - CHAGALL ®

Dès son époque russe, Marc Chagall s’est plu à peindre pour le théâtre juif qui lui inspira des tableaux surréalistes et ludiques aux couleurs chatoyantes avec ses musiciens, danseurs, prestidigitateurs, jongleurs, clowns, diseuses de bonne aventure. Mais l’exposition présentée à la Philharmonie, remarquablement réalisée par la conservateur Ambre Gauthier et mise en musique par Mikhaïl Rudy, présente l’art de Chagall à rebours de sa création, commençant par la dernière période avec l’immense plafond de l’Opéra Garnier à Paris inauguré en 1964 à la suite d’une commande en 1962 d'André Malraux alors ministre de la Culture du général Charles de Gaulle qui suscita en son temps une violente controverse - et qui continue encore aujourd’hui à le faire, près d’un demi-siècle plus tard (souvenons-nous de cette panne de secteur à Garnier le soir de la première d'Hercule de Haendel durant laquelle Hugues Gall, alors directeur de l'Opéra de Paris, invita les spectateurs à regarder "cet horrible plafond de Chagall éclairé par les lumières de secours et d'en profiter pour saisir combien ces tâches de couleurs nuisent à la beauté du lieu", en attendant que le spectacle commence) -, et se termine sur les années 1917-1924, en pleine Révolution bolchévique qui ouvrit la Russie aux modes d’expression artistiques les plus avant-gardistes avant que la mort de Lénine débouche sur la longue période d’obscurantisme stalinien qui incita Chagall à l’exil. C’est à un autre exilé, maître de l’avant-garde musicale, que Chagall reste également attaché, le compositeur Arnold Schönberg, peintre lui aussi. Bien que toute allusion à cette rencontre soit absente de toute référence au sein de cette exposition partagée entre la Philharmonie de Paris et La Piscine de Roubaix, il convient de se rappeler que lorsque Schönberg, sur le chemin de l’exil aux Etats-Unis, retourna au judaïsme le 24 juillet 1933 à la synagogue de la rue Copernic à Paris, l’un de ses deux témoins ne fut autre que Marc Chagall…

Marc Chagall (1887-1985), Izis-Chagall travaillant aux panneaux du Metropolitan Opera de New York Le Triomphe de la musique, atelier des Gobelins, 1966. ©ADAGP, Paris, 2015 - CHAGALL ®

Dans son autobiographie, Chagall évoque l’omniprésence de la musique dans son enfance, depuis son grand-père chantre jusqu’à sa mère entonnant le chant du rabbin à la veillée du Sabbat, en passant par ses oncles jouant du violon et psalmodiant. « Il faut faire chanter le dessin par la couleur, il faut faire comme Debussy », s’enthousiasmait Chagall. Cette union fusionnelle de la peinture et de la musique chez Chagall se conclura sur la commande en 1964 du diptyque monumental Le Triomphe de la musique par le Metropolitan Opera de New York pour son grand foyer du Lincoln Center où la première institution lyrique des Etats-Unis allait s’installer en 1966.

 Marc Chagall (1887-1985), projet de costume pour l'Oiseau de feu, 1945. ©ADAGP, Paris, 2015 - CHAGALL ®

Chagall a également réalisé décors et costumes de ballets et d’opéras, comme Alekoà Mexico en 1942, l’Oiseaude feuà New York en 1945, Daphnis et Chloéà Paris en 1959 pour le ballet, la Flûte enchantée mise en scène par Günther Rennert et dirigée par Joseph Krips en 1967 au Met pour le second.

Marc Chagall (1887-1985), Commedia dell'Arte, 1958 ©ADAGP, Paris, 2015 - CHAGALL ®

Au total, ce sont 270 œuvres réunissant peintures, dessins, collages, céramiques, sculptures, costumes de scène, maquettes de décors, esquisses qui sont présentées dans un parcours musical élaboré par le pianiste franco-russe Mikhaïl Rudy associant quelques-uns des compositeurs qui ont inspiré le peintre ponctué de nombreux diaporamas d’images d’archives et de photographes qui ont accompagné le travail de Chagall de l’esquisse à la scène, de captations d’époque et contemporaines de ballets et d’opéras qui permettent de mesurer la dimension monumentale de l’œuvre de l’artiste. Le plus spectaculaire se trouve dès l’entrée de l’exposition, où le visiteur est accueilli par un spectaculaire dispositif qui permet d’approcher au plus près le plafond de l’Opéra Garnier de Paris pour découvrir jusqu’au plus petit détail de ce véritable panthéon musical personnel du peintre.

Marc Chagall (1887-1985), Le Cirque bleu (1950).  ©ADAGP, Paris, 2015 - CHAGALL ®

Après Paris et Roubaix, cette double exposition sera présentée à Nice dans une version resserrée Musée national Marc Chagall du 5 mars au 3 juin 2016, puis dans une version recomposée au Canada, Musée des Beaux-Arts de Montréal, du 21 janvier au 14 mai 2017.

Bruno Serrou

A la Philharmonie de Paris, Le Triomphe de la musique,  au Musée de la Piscine de Roubaix, Aux Sourcesde la musique, deux expositions simultanées et complémentaires consacrées à Marc Chagall et son rapport à la musique jusqu’au 31 janvier 2016. Paris : 221, avenue Jean-Jaurès 75019 - Paris. Tél. : (+33) 1.44.84.44.84. http://chagall.philharmoniedeparis.fr. Roubaix : 23, rue de l’Espérance 59100 - Roubaix. Tél. : (+33) 3.20.69.23.60. www.roubaix-lapiscine.com. Un catalogue commun aux deux expositions est édité par les Editions Gallimard sous la direction d’Ambre Gauthier et Meret Meyer (352 pages, 45€)

Gautier Capuçon dans le premier Concerto pour violoncelle de Philippe Manoury

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mercredi 14 octobre 2015

L'Orchestre de Chambre de Paris au Théâtre des Champs-Elysées. Photo : (c) Bruno Serrou

La création d’une œuvre de Philippe Manoury est toujours un événement impatiemment attendu. C’est donc avec hâte que nous nous sommes rendus mercredi Théâtre des Champs-Elysées où l’Orchestre de Chambre de Paris dirigé par son nouveau directeur musical, le hautboïste chef d’orchestre écossais Douglas Boyd donnaient en première mondiale un concerto pour violoncelle du compositeur français qu’il a commandé avec le soutien de la Fondation Ernst von Siemens. L’événement était d’importance, puisque, une fois n’est pas coutume, plusieurs compositeurs ont fait le déplacement, à l’instar entre autres de Régis Campo, Yan Maresz ou Philippe Scholler…

Douglas Boyd. Photo : (c) John Batton / Douglas Boyd

Sous le titre prometteur Bref aperçu de l’infini, ce concerto pour violoncelle et orchestre (bois par deux, deux cors, deux trompettes, deux percussionnistes, huit premiers et huit seconds violons, six altos, quatre violoncelles et trois contrebasses) se déploie sur vingt-cinq minutes en un seul tenant. L’œuvre puise son matériau dans la Chaconne pour violoncelle solo et six violoncelles que Philippe Manoury a composée pour les quatre vingt dix ans de Pierre Boulez à la demande de Marc Coppey qui l’a créée avec six violoncellistes du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris le 22 mars dernier sur le plateau de l’Auditorium de la Philharmonie 2 ex Cité de la Musique (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/le-vibrant-hommage-pierre-boulez-de.html).

Tandis qu’il profitait de son passage à Paris - il vit et enseigne depuis deux ans à Strasbourg, après son retour de San Diego aux Etats-unis - pour présenter son projet de troisième opéra, Kein Licht sur des textes de la prix Nobel de littérature autrichienne Elfriede Jelinek, amie et collaboratrice de la compositrice Olga Neuwirth, dont la création est prévue à l’automne 2017 et qui a pour particularité d’être en partie financé par un financement participatif (cliquer sur ce lien https://www.culture-time.com/projet/kein-lichtpour une donation) qui permet à toute personne ayant porté son écot de participer à la genèse de l’œuvre et à la production, Manoury a activement assisté aux dernières répétitions du concerto. Ainsi a-t-il pu donner ses recommandations aux réglages ultimes, avant d’être dans la salle pour entendre sonner sa partition nouvelle.

Philippe Manoury (né en 1952). Photo : (c) Radio France / HÉLÈNE COMBIS-SCHLUMBERGER

Dans Bref aperçu sur l’infini, comme dans la Chaconne qui l’a inspiré, Philippe Manoury ne fait pas appel à l’informatique en temps réel. Il s’agit d’une œuvre purement acoustique, même s’il est évident qu’elle doit beaucoup à l’expérience unique du compositeur en la matière et sans qui l’IRCAM ne serait pas devenu ce qu’il est aujourd’hui, l’outil de référence dans le domaine de la transformation du son en temps réel. Contrairement à son somptueux Concerto pour piano Echo-Daimónon créé le 2 juin 2012 Salle Pleyel en ouverture du Festival ManiFeste (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/une-splendide-creation-de-philippe.html), qui associait un piano acoustique soliste à une électronique engendrant quatre claviers virtuels, ke son mis en résonnance par l’informatique en temps réel étant créé à partir de ceux de pianos préexistants, le Concerto pour violoncelle n’use d’aucun artifice sonore. Pourtant, peu de traces de l’écriture instrumentale et orchestrale comparable à la palette d’un peintre aux multiples facettes qui magnifiait le concerto pour piano, avec des éclats de couleurs chaudes et bigarrées de Jackson Pollock, les grands traits de pinceaux jaillissants façon Pierre Soulages, les à plat au centre de l’œuvre qui faisaient penser à Yves Klein, tandis que les apparitions des diables pianistes sont des fantômes de Francis Bacon… Contrairement au pianiste Jean-Frédéric Neuburger, également compositeur, soliste de la création du Concerto pour piano, le violoncelliste Gautier Capuçon n’est pas un foudre de guerre en matière de musique contemporaine…

Gautier Capuçon. Photo : DR

Aussi, conscient du manque d’expérience dans le domaine de la musique la plus inventive d’aujourd’hui de ses commanditaires et premiers interprètes ainsi que du public du Théâtre des Champs-Elysées, Philippe Manoury, tout en cherchant naturellement à rester fidèle à lui-même, n’a pas voulu effaroucher l’auditoire « bourgeois » qui fréquente habituellement la salle de l’avenue Montaigne, craignant peut-être un nouveau scandale après le Sacre du printemps de Stravinsky en 1911 et Désert de Varèse en 1954 (ceux qui sont venus avec l’espoir d’une nouvelle « bataille d’Hernani » sont repartis bras ballants et circonspects). Mais aussi ne pas déstabiliser ni mettre en danger ni son soliste ni l’orchestre, qui n’a que peu à exprimer, en tout cas rien de bien novateur, tant l’écriture est classique. Notablement concentré, Gautier Capuçon n’a pas eu le loisir de faire ses simagrées et ses mouvements de mèche rebelle dont il use et abuse dans ses exécutions de pages du répertoire. Le son de son instrument - un Matteo Goffriller de 1701 - est toujours somptueux, ce qui sert bien évidemment l’œuvre de Manoury, mais le violoncelliste était comme tétanisé par la mission qui lui était confiée, contraint dans son interprétation et dans son jeu par une partition qu’il ne s’est pas pleinement accaparée. Quant à l’Orchestre de Chambre de Paris, il n’était pas non plus vraiment à l’aise, et ses sonorités ont manqué de chair et de contrastes. A la fin de l’exécution de son concerto, lorsque le compositeur est venu saluer, il n’a pas semblé si heureux que ça... 

Douglas Boyd, Philippe Manoury, Gautier Capuçon (derrière le pupitre du chef) et l'Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Des problèmes de mise en place s’étaient révélés au sein de l’orchestre dès le premier mouvement de la pièce d’ouverture, le Concerto en mi bémol majeur « Dumbarton Oaks » d’Igor Stravinski, un Stravinski pourtant dans sa période néo-classique, peut-être la plus difficile à réaliser il est vrai. Au-delà de quelques fautes du côté des instruments à vent, la rythmique est apparue plate et pesante, la conception de Douglas Boyd manquant de dynamique et de rebonds qui font l’une des saveurs de Stravinski. La seconde partie du concert était consacrée aux deux partitions que Mozart composa pour le mécène salzbourgeois Sigmund Haffner. Deux œuvres plus en concordance avec l’expérience des musiciens de l’Orchestre de Chambre de Paris et de son public, du moins celui qui le suit Théâtre des Champs-Elysées…

Bruno Serrou

Valery Gergiev a dirigé Stravinski pour ses derniers concerts parisiens de Chef principal du London Symphony Orchestra

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Paris, Philharmonie 1, vendredi 16 et samedi 17 octobre 2015

Valéry Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Un monde fou s’est précipité aux deux derniers concerts parisiens de Valery Gergiev avec son London Symphony Orchestra, l’un des plus fabuleux orchestres au monde dont le chef russe est le chef principal depuis 2007. A la fin de la présente saison, il quitte la phalange britannique pour prendre les mêmes fonctions en Bavière, au Münchner Philharmoniker (Orchestre Philharmonique de Munich). L’ambiance était d’ailleurs à la nostalgie et à une proximité jamais atteinte entre un orchestre, un chef et un public conscients de vivre un moment d’une rare intensité.

Habitué des cycles (on se souvient notamment avec ce même orchestre londonien de son double cycle Szymanowski/Brahms - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/valery-gergiev-et-le-london-symphony.html), Valery Gergiev a donné cette fois la part belle à son compatriote et aîné le plus inventif du XXe siècle, Igor Stravinski. La première des deux soirées a été monographique, puisqu’uniquement constituée d’œuvres du compositeur russe. C’est sur la Symphonie en ut, œuvre de la deuxième des trois périodes de Stravinski, que Gergiev a ouvert ce premier concert. Commencée en 1938 à Paris, achevée en 1940 à Beverly Hills, cette partition d’une demi-heure en quatre mouvements appartient à l’époque néo-classique de Stravinski.  Malgré les circonstances de sa genèse (les morts successives de sa fille et de sa femme emportées par la tuberculose, puis de sa mère, l’exil aux Etats-Unis), cette symphonie ne porte aucune trace d’expression autre que musicale, Stravinski déniant à la musique toute velléité d’expression de « sentiment, attitude, état psychologique, phénomène de la nature ». Valery Gergiev en a donné une lecture sage, rythmée comme il le faut mais manquant de dynamique mais pas d’élasticité, tirant parti des qualités intrinsèques du LSO.

Valéry Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Précédant de deux ans l’œuvre emblématique du néo-classicisme stravinskien qu’est le ballet Pulcinella, le poème symphonique le Chant du Rossignolappartient autant à la première période de Stravinski qu’à la deuxième. Il s’agit en effet d’une adaptation en trois mouvements symphoniques réalisée en 1917 pour le Ballet russe à la demande de Serge de Diaghilev de l’opéra le Rossignol dont la genèse commencée en 1908 fut interrompue par la composition des trois grands ballets (l’Oiseau de feu, le Sacre du printemps, Petrouchka), ouvrage créé le 26 mai 1914 à l’Opéra de Paris qui reprennent l’essentiel des deuxième et troisième actes. Valery Gergiev a judicieusement attaché son interprétation à la période fauve de Stravinski, en sollicitant pleinement les frictions, tensions et rythmes, laissant le soin à l’orchestre londonien d’ancrer l’œuvre dans le néo-classicisme par ses voluptueuses sonorités.

Mais la part du roi a été le Sacre du Printemps, l’une des œuvres qui ouvrit le XXe siècle musical, « un chiffon rouge, un brûlot », comme le rappelle Pierre Boulez. Au sein d’un matériau mélodique et harmonique relativement simple et traditionnel, Stravinsky instille dans ce ballet une vitalité rythmique nouvelle tout simplement incroyable et jamais égalée, qu’il ne pouvait obtenir sans une certaine simplification de son vocabulaire. Sans atteindre la puissance tellurique ni les tensions hallucinées d’un Pierre Boulez ou d’un Esa-Pekka Salonen, Valéry Gergiev instille au Sacre un sens de la narration, une théâtralité haletante qu’il distille à satiété, sûr de son orchestre qui scintille de tous ses feux avec le confort d’une Rolls Royce dopée aux amphétamines.  

Le concert de samedi a mis en regard Stravinski et Bartók, deux maîtres du rythme de la sauvagerie dans l’expression, qui ont tous deux « renouvelé le sang occidental d’une façon assez décisive et brutale », selon une formule de Pierre Boulez. C’est avec la Suite de danses Sz. 77 BB 86a que Béla Bartók a composée en 1923 que Gergiev a lancé son programme. Rondo associant cinq danses auxquelles s’ajoute un finale, les six mouvements mêlent éléments arabes, hongrois et roumains qui confinent à une série d’études de rythmes magnifiée par une orchestration flamboyante que Gergiev a remarquablement mis en valeur. Le chef russe a de toute évidence des accointances avec le compositeur hongrois, ce qui fait d’autant plus regretter qu’il n’ait pas programmé l’intégralité de la pantomime le Mandarin merveilleuxop. 19 Sz. 73 (1918-1924), qui, à l’instar du Sacre du printemps treize ans plus tôt suscita un violent scandale le soir de sa création en 1926, se limitant à la suite sèchement interrompu au beau milieu d’un crescendo stratosphérique. Gergiev en a souligné le tour expressionniste, amenuisant les côtés impressionniste et surnaturel, que le LSO a néanmoins laissé percer grâce à ses aptitudes à la polychromie.

Valéry Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie de ce second concert était entièrement occupée par le premier grand ballet de Stravinski, L’Oiseau de feu, partition qui a suscité un véritable électrochoc à sa création, le 25 juin 1910. Cette œuvre d’une violence fauve où s’associent les orientalismes et l’orchestration somptueuse de Rimski-Korsakov, l’un des maîtres de Stravinski, et la sensuelle transparence de Claude Debussy le tout illustrant un livret en deux tableaux adapté d’un conte populaire russe par le chorégraphe Michel Fokine, rencontra un succès immédiat. Rarement donné dans l’intégralité de ses dix-neuf numéros, les organisateurs de concert préférant les suites de 1911, 1919 ou 1945, le ballet intégral a connu avec Gergiev et le LSO une interprétation foisonnante, avec une introduction bien dans l’esprit de Debussy, et davantage encore d’Ibert (Escales), remarquablement mise en valeur par les textures aériennes du LSO et ses solistes tous plus remarquables les uns que les autres (notons que, à l’exception du premier violon Roman Simovic qualifié dans le programme de « chef d’attaque », tous les premiers pupitres ont changé entre les deux concerts et parfois durant les entractes), qui ont retenti avec une vigueur et un éclat extraordinaire dans les moments les plus retentissants, tout en maintenant une rythmique au cordeau d’un bout à l’autre de l’exécution.

Les deux soirs, Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra ont donné l’impression de ne pas vouloir conclure leurs prestations communes, au point de donner deux bis, deux Prokofiev, la marche de l’Amour des Trois Oranges vendredi et un plus long extrait de Roméo et Juliettesamedi. Mais il est sûr que le chef russe et la formation londonienne se retrouveront…


Bruno Serrou  

Moses und Aron d’Arnold Schönberg mis en scène par Romeo Castelluccisonne brillamment le réveil de l’Opéra de Paris après cinq ans deléthargie

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Paris, Opéra national de Paris-Bastille. Mardi 20 octobre 2015

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte I. John Graham-Hall (Aaron) et Thomas Johannes Mayer (Moïse). Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

C’est sous le signe de la spiritualité et de la politique qu’est placée la première production de l’ère Lissner, qui, comme ses devanciers, établit à travers elle ce qui gouvernera son mandat de Directeur général de l’Opéra de Paris. Moses und Aron d’Arnold Schönberg est de fait à elle seule une œuvre programme. 

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte I. Thomas Johannes Mayer (Moïse) et John Graham-Hall (Aaron). Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Figure tutélaire de la création musicale depuis les années 1910, inventeur de l’expressionnisme musical et du dodécaphonique, compositeur pédagogue à la fibre éminemment religieuse, à l’instar d’un Messiaen, Arnold Schönberg (1874-1951) a composé plusieurs œuvres inspirées de l’Ancien Testament : de Die Jakobsleiter (L’Echelle de Jacob, 1917-1922) jusqu’à ses Psaumes modernesdont il n’a pu mettre en musique que le premier, l’op. 50c de 1950 en passant par le drame en trois actes Der biblische Wegde 1926. Toutes œuvres qu’il n’a pu mener à terme, à l’instar de Moses und Aron. Ce dernier ouvrage constitue d’ailleurs l’aboutissement de Der biblische Weg (La Voie biblique)  dont l’intrigue traite des aspirations politiques dans un cadre moderne dans laquelle Schönberg prône l’idée d’un Parti Juif Unifié dans la mouvance de Theodor Herzl. Bien que les deux ouvrages partagent une même source biblique et une dimension politique, Moses und Aron s’attache principalement à des questions théologiques et esthétiques.

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron. Arrivée de Moïse et d'Aaron, Acte I. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Composé à la fin des années 1920 et au début des années 1930, Moïse et Aaron  - Schönberg a supprimé du titre le second « a » de Aaron pour échapper à un titre comptant treize lettres, le chiffre 13 lui paraissant fatal et qui devait de fait avoir raison de lui, puisqu’il mourut un 13 juillet qui plus est un vendredi - ce qui est un clin d’œil de la fatalité fait à l’inventeur de la musique à douze sons -, est le grand opéra de son auteur, qui, comme son élève Alban Berg dans les mêmes années trente avec sa Lulu, en a laissé le troisième acte inachevé. Schönberg a lui-même tiré le livret de son opéra de l’Ancien Testament au moment où il se rapprochait de son identité juive à laquelle il avait renoncé pour se convertir au protestantisme dans un pays, l’Autriche, majoritairement catholique, foi juive qu’il recouvrera en 1933 à Paris, synagogue de la rue Copernic sous le parrainage de Marc Chagall. Arrivé en Californie, Schönberg ne reprendra pas Moses und Aron qu’il avait abandonné en 1932 à la fin du deuxième acte, ne laissant que quelques esquisses pour le troisième et le livret complet, esquisses insuffisantes pour qu’un autre que lui prenne la liberté de compléter son opéra, a contrario de Turandot de Puccini, la Symphonie n° 10 de Mahler ou Lulu de Berg entre autres exemples… Schönberg ne verra jamais son opéra, dont la seule scène du Veau d’or de l’acte II est donnée de son vivant, onze jours avant sa mort le 13 juillet 1951, à Darmstadt sous la direction de Hermann Scherchen. Moses und Aron est créé en version concert à Hambourg le 12 mars 1954 dirigé par Hans Rosbaud (1), puis le 6 juin 1957 sous sa forme scénique au Stadttheater de Zurich de nouveau sous la direction de Rosbaud et dans une mise en scène de K. H. Kahl.

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron., Acte I. Thomas Johannes Mayer (Moïse) et John Graham-Hall (Aaron). Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Dans son livret, Schönberg, qui, dans Moses und Aron, place la communication et l’éthique au centre de ses préoccupations, met en scène Moïse, qui, missionné par Dieu pour libérer les Hébreux de leur esclavage en Egypte, demande l’aide de son frère Aaron qui, contrairement à lui, sait convaincre par la maîtrise du langage et par sa séduction. Parti dans le Sinaï pour recevoir les tables de la Loi, il trouve à son retour le peuple plongé dans le chaos. Furieux, il brise les tables et accuse son frère de forfaiture. C’est sur terrifiant cri d’impuissance de Moïse tombant dans le silence de l’orchestre « Oh parole, parole, qui me manques », que se termine l’opéra, Schönberg, acculé à l’émigration, laissant sans musique le troisième acte au terme duquel, après une violente explication avec son frère, Aaron s’écroulera, mort.

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte II. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Le 23 octobre 1995, Nuria Schönberg-Nono, que j’interviewais pour le quotidien La Croix en vue de la rétrospective que le Festival d’Automne consacrait à son père dans le cadre de laquelle entrait en résonance la production de Wernicke de Moses und Aronau Théâtre du Châtelet, avait évoqué l’importance de cet opéra dans la pensée d’Arnold Schönberg :
« Je m’interroge souvent au sujet de relations de Schönberg avec le judaïsme. Il m’est donc très difficile de répondre à cette question. Il ne nous en a jamais parlé. Il était religieux dans le sens de la foi en Dieu et, par-dessus tout, il était un homme de morale. Dans toutes ses entreprises, il se montrait discipliné, tenu par son sens du bien et du mal, du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste. Sa quête de la vérité et de la pureté à travers les justes relations et une logique intelligibilité sont une constante dans sa vie de musicien autant que dans sa vie familiale, sociale et politique. Dans ses Psaumes modernes et dans ses derniers écrits, il a des conversations avec Dieu sur des questions d’ordre planétaire. Je crois que l’on ne peut sous-estimer l’importance du composant « sioniste » dans le texte de Moses und Aron, surtout à la lumière du fait qu’il écrivit Der biblische Weg (une pièce de théâtre agit prop’, comme il la qualifiait lui-même) au moment même où il écrivait le texte de Moses und Aron. Dans les premiers jours de 1923, il travaillait sur ce thème. Il se sentait très concerné par la montée du mouvement antisémite en Allemagne et en Autriche, et il désirait prévenir les Juifs et les encourager à quitter l’Europe avant qu’il ne soit trop tard. »

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte II. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Lorsque je lui demandais si à ses yeux Moses un Aron représentait la synthèse de la pensée musicale, philosophique et religieuse de son père, Nuria Schönberg-Nono me répondait :
« Pour Moses und Aron, Schönberg se servit de son art et de tout son savoir au plus haut degré afin d’y fixer ses idées. Il fonda l’ensemble de son opéra sur une série unique à partir de laquelle se développe la musique la plus complexe et mouvante. Les solistes et les chœurs, et l’utilisation de l’orchestre sont parmi les plus expressifs et sophistiqués de la totalité de son œuvre. Non seulement il écrivit le texte lui-même, mais il décrivit en détail la scénographie. Il mit toute son âme, toute sa technique et toute sa science dans cet ouvrage, mais c’est ce qu’il faisait dans toutes ses entreprises !… »

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte II.. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Cette œuvre grandiose, en fait l’un des ouvrages majeurs de l’histoire de l’opéra, est inexplicablement fort peu représenté à la scène, malgré la plastique indéniable du tableau central du veau d’or. Ce qui néanmoins n’est pas forcément une trahison puisque le compositeur avait tout d’abord envisagé ce projet sous forme d’oratorio. De plus, la puissance évocatrice de la partition, les sortilèges de l’orchestration, la dualité des protagonistes, les grondements d’un orchestre polychrome, la force et la profondeur du livret sont tels que l’on peut aisément se passer de support dramaturgique. La dernière fois que j’ai pu écouter ce pur chef-d’œuvre sous cette forme, c’était en septembre 2012 dans le cadre du festival Musica de Strasbourg (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/09/le-30e-musica-de-strasbourg-festival.html). Moïse, tout empli de la mission que Dieu lui a confiée, est tout de rigueur et de droiture ne peut s’exprimer que par le langage parlé - à l’exception de quelques mesures chantées dans le premier acte -, selon le mode que Schönberg mit au point dès le final des Gurreliederavant de le cristalliser dans Pierrot lunaire, le sprechgesang (parlé-chanté), tandis qu’Aaron, porte-parole de son frère Moïse, tout de charme et de séduction, chante de sa voix de ténor au timbre étincelant, alors que le chœur, omniprésent et véritable personnage protéiforme, est traité avec une imagination constante, usant de tous les modes d’expression vocale, du parlé au chanté, du souffle au cri, ce qui renvoie à la maîtrise exceptionnelle de Schönberg de l’écriture chorale.

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte II. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

C’est la seconde fois que Stéphane Lissner programme à Paris le chef-d’œuvre lyrique de Schönberg. Sa première production remonte en effet à novembre 1995 au Théâtre du Châtelet, dans une mise en scène et une scénographie d’Herbert Wernicke, avec le Philharmonia de Londres et le Chœur de la Philharmonie slovaque dirigés par Christoph von Dohnanyi avec une distribution de tout premier plan (Aage Haugland en Moïse, Philip Langridge en Aaron, Hanna Schaer, Mireille Delunsch, etc. Vingt ans plus tard presque jour pour jour, pour son tout premier spectacle dont il a eu l’initiative en tant que directeur général de l’Opéra de Paris, il bénéficie d’équipes-maison de tout premier plan, avec un orchestre et des chœurs qui, de toute évidence, ont relevé le défi de cette œuvre exigeante mais revigorante avec un plaisir et une volonté sans faille. Moses und Aron n’est entré au répertoire de l’Opéra de Paris que le 27 mars 1973, sous l’impulsion de Rolf Liebermann - l’ouvrage avait été donné une première fois à Paris en 1961 au Théâtre des Champs-Elysées dans une production venue du Deutsche Oper de Berlin - qui en avait confié la direction musicale à Georg Solti, dont l’enregistrement avec l’Orchestre Symphonique de Chicago paru en 1985 chez Decca constitue l’une des références discographiques de l’œuvre. Chantée en français dans une traduction d’Antoine Goléa, cette production mise en scène de Raymond Gérôme, qui interprétait également le rôle de Moïse, ne laisse pas un souvenir impérissable. Pourtant, outre Raymond Gérôme, la distribution comptait dans ses rangs Richard Lewis (Aaron), Renée Auphan, Francine Arrauzau, Jacques Mars, Jocelyne Taillon, Nadine Denize... Depuis lors, l’œuvre avait totalement disparu de la première scène lyrique française.

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte II, le Sacrifice. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Pour son retour à l’Opéra de Paris, après quarante-deux ans d’absence, Moses und Aron investit l’Opéra-Bastille, salle qui lui est parfaitement adaptée. Originellement confiée à Patrice Chéreau, mort prématurément, le projet a été repris avec panache par Roméo Castellucci, dramaturge, metteur en scène, plasticien, scénographe italien de renom, qui a fait la une des grands médias lors de la présentation au Théâtre de la Ville à l’automne 2011 de sa pièce jugée blasphématoire Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu) et qui donna lieu à de violentes manifestations des mouvements intégristes catholiques sur la place du Châtelet. Cette même année 2011, il met en scène un splendide Parsifalde Wagner au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (2), théâtre où il reprend en 2014 un Orfeo ed Euridice adapté de Gluck qu’il avait présenté peu auparavant aux Wiener Festwochen. Castellucci est littéralement habité par la figure de Moïse sur laquelle il travaille depuis de longues années. C’est un Moses und Aron en noir et blanc qu’il propose, ce qui dès l’abord laisse présumer d’une approche manichéenne de l’opéra biblique de Schönberg. Mais les images qu’il suscite, en maître inspiré de tous les tenants et aboutissants de la scénographie et de la dramaturgie, sont toutes plus belles et signifiantes les unes que les autres. 

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte II. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Malgré un certain manque de lisibilité immédiate due à la présence du début à la fin de l’acte initial d’un voile de tulle blanc qui ne laisse percer que des silhouettes imperceptibles, le premier acte est une réussite totale. Le spectacle commence avant même les premières mesures de la partition sur la descente depuis les cintres d’un magnétophone Studer à bande qui va aller se dévidant avec un magnétophone à bande pendant à l’avant du rideau, tandis que le buisson ardent résonne pour la première fois alors que Moïse est à terre à contre-jour au centre du plateau. Vêtu de noir, se mettant à genoux, il récupère dans les mains la bande qui se dévide du magnétophone et exprime ses premiers mots, « Unique… Eternel… Omniprésent… Invisible… irreprésentable… Dieu ! » Dieu qui, par le biais du buisson ardent incarné par le chœur, lui demande immédiatement d’être son prophète, au moment où apparaît derrière Moïse la silhouette d’un taureau vivant dans une sorte de châsse, sans doute un renvoi à l’idolâtrie païenne du peuple élu en captivité en Egypte. La deuxième scène voit Moïse apparaître derrière le rideau - qui sera l’ère de jeu de toute la suite du premier acte -, portant à la main la bande magnétique dévidée et emmêlée, et allant à la rencontre d’Aaron après s’être défait de ses vêtement noirs pour un costume blanc. Les formes de tous les protagonistes se dissolvent et se floutent, tandis que le verbe échappe à l’entendement des hommes. Le floutage des formes, l’anéantissement de tout repère sont l’expression du doute de Moïse, tandis que sur le voile sont projetés à une vitesse allant s’accélérant une série continue de mots, le premier étant « frère », suivi de « terre » puis de « horizon », « idée », « Amour »… 

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron. Acte II. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

En revanche, le deuxième acte se déroule sans le voile de tulle, pour mieux laisser se déployer ouvertement la souillure des Hébreux qui, dépités de ne pas voir Moïse revenir du mont Sinaï, se jettent sur le paganisme après avoir convaincu Aron de les laisser adorer le veau d’or. Le blanc vire de plus en plus au noir. L’acte est introduit par un décompte électronique où les secondes s’égrènent jusqu'au nombre quarante, symbole des jours passés par les Hébreux dans le désert. Une huile noire tirée de la terre par le biais d’une foreuse en forme de vaisseau spatial ou de châssis-poutre avec un moteur et des cardans qui salit les corps comme l’idolâtrie les âmes et dans laquelle solistes, choristes et figurants de blanc vêtus plongent comme s’ils traversaient la Mer Rouge saturée de pétrole pour en ressortir noirs comme la suie de l’enfer, tandis que, durant la scène du veau d’or, censée être dansée, des figurants traînent nonchalamment un taureau dodu et court sur pâtes, sans doute sous calmants tant il est paisible. En fait de danse du veau d'or, tout est statique et personne ne bouge ou presque si ce n'est pour marcher à pas lents tandis qu’une jeune femme nue se fait brinquebaler sans égards par le chœur et les figurants. Le tout est galvanisé par une direction d’acteur éblouissante, des éclairages de toute beauté, qui trouvent leur accomplissement dans la scène finale, dont l’impact est si signifiant qu’elle suscite l’émotion la plus vive, lorsque, après que les sommets enneigés des montagnes du décor se sont effondrés et que le tulle s’abaisse sur lui alors qu’au loin les Hébreux reconnaissent que le Dieu unique d’Israël est plus fort que tous les dieux de l’Egypte, Moïse s’effondre, invectivant le « Dieu irreprésentable, Idée multiple et inexprimable […] Ainsi je suis vaincu ! Tout ce que j’ai pensé n’était que folie… Ne peut et ne doit être dit ! », tandis que les contrebasses disent les abysses de la douleur du prophète, avant que les violoncelles interviennent puis le reste des cordes, Moïse crie son ultime constat désolé, « Ô parole, toi parole, qui me manques », suivi d’une longue tenue de cordes allant decrescendo jusqu’à s’éteindre dans la nuit étoilée…  

Arnold Schönberg (1874-1951), Moses und Aron, Acte II.. Photo : (c) Opéra de Paris / Bernd Uhlig

Entre l’expressionnisme et la jubilation sonore d’un Solti et l’énergie, la transparence et la volupté sonore de Pierre Boulez - son second enregistrement est moins rugueux que le premier -, mais assez éloigné de l’extraordinaire synthèse réalisée par Michael Gielen (3) pour la bande son du film d'une intensité rare de Danielle Huillet et Jean-Marie Staub tourné en 1972 (4) avec Gunther Reich et Louis Devos dans les rôles titre, moins incandescent que Sylvain Cambreling à la tête de l’Orchestre Symphonique du Sudwestfunk Baden-Baden und Freiburg dans la version concertante entendue à Strasbourg en 2012, Philippe Jordan, dont la conception se fond subtilement à la mise en scène de Castellucci, tire de l’Orchestre de l’Opéra de Paris des sonorités liquides et fruitées, une pâte sonore claire et bigarrée, avec des basses grondantes et des aigus étincelant suscité par des musiciens virtuoses, à l’instar des chœurs supérieurement préparés par José Luis Basso, familier de l’ouvrage qu’il a déjà eu l’occasion de travailler à deux reprises, à Barcelone et à Florence, et qui s’imposent par leur homogénéité, leur puissance, leur diversité expressive et leur engagement théâtral plus perceptible que jamais. Le Moïse de Thomas Johannes Mayer est d’une intensité saisissante. Le baryton-basse allemand est d’une présence proprement hallucinante magnifiée par une voix d’airain égale, puissante et nuancée, sa diction est parfaite et son intelligence du rôle est si impressionnante qu’il semble proprement habité par le personnage, en digne héritier d’un Gunther Reich ou d’un Franz Grundheber. Vocalement moins convaincant que son partenaire, en raison en raison d’un vibrato un peu trop envahissant et manquant de puissance, mais la voix est agile et les aigus maîtrisés, le ténor britannique John Graham Hall campe un Aron de braise sur le plan dramatique. Le reste de la distribution est excelle dans les nombreux rôles secondaires dont certains fort courts, avec la soprano Julie Davies (une jeune fille), la mezzo-soprano Catherine Wyn-Rogers (une malade), le ténor Nicky Spence (le jeune homme encanaillé ici en « folle » chauve), le ténor Michael Pflumm (le jeune homme nu), etc.

Bruno Serrou

1) L’enregistrement de la création dirigée par Hans Rosbaud captée par Radio Hambourg diffusé en LP par Columbia est aujourd’hui plus ou moins disponible en 2 CD chez Bag of Rags (2012). 2) 2 DVD Bel Air BAC097. 3) 2 CD Brillant 9083. 4) 3 DVD Editions Montparnasse.

Jusqu’au 9 novembre 2015. La captation de ce spectacle est visible depuis le 20 octobre et jusqu’au 20 décembre sur Arte Live Web à l'adresse suivante : http://concert.arte.tv/fr/moses-und-aron-de-schonberg-lopera-de-paris

Hommage-interview à Luciano Berio qui aurait eu 90 ans ce samedi 24 octobre 2015

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Luciano Berio (1925-2015). Photo : (c) Universal Edition

« Ce qui m’intéresse, disait Luciano Berio, c’est la diversité, pas le cosmopolitisme ; le pluralisme de l’expressivité, mais en profondeur, comme fait culturel. » Mort à Rome mardi 27 mai 2003 à l’âge de 77 ans, Luciano Berio était l’une des rares personnalités parmi les compositeurs de la génération des années vingt à faire l’unanimité chez ses confrères les plus jeunes. Créateur des plus féconds et célébrés du dernier demi-siècle, chantre de la pluralité, Berio était l’une des figures tutélaires de la musique d’aujourd’hui. Il faut dire qu’il était des créateurs les moins dogmatiques et les plus ouvertement voluptueux. Des traditions extra européennes jusqu’au jazz et aux musiques rock, ses emprunts aux cultures du monde, savantes et populaires, collectées au cours de ses voyages, ont été multiples et ont participé sans ambiguïté à son écriture particulièrement virtuose qu’il définissait comme hétérophoniqueparce que « chaque voix possède son identité, son autonomie sa signification propres et peut “vivre” dans l’insouciance de l’autre », par opposition à la polyphonie, qui implique quant à elle la « conscience des autres ».

Né le 24 octobre 1925 à Oneglia (Ligurie), Berio a été pendant plus de quarante ans le chef de file de la musique italienne. Après avoir fondé au début des années 1950, avec ses aînés Bruno Maderna et Luigi Nono, le Studio di fonologia musicale de la RAI de Milan, Berio avait introduit l’ordinateur à l’Ircam créé à Paris par son ami Pierre Boulez dont il a été l’un des tout premiers collaborateurs avec l’informaticien Giuseppe di Giugno. Il s’enorgueillissait pourtant de persister à écrire à la table, considérant les nouveaux outils comme seulement aptes à enrichir la palette sonore. La voix était l’un de ses médiums privilégiés, « instrument naturel »dont il a pu étudier toutes les capacités auprès de sa première femme, Cathy Berberian pour qui il a notamment composé les Folk Songs et des œuvres sur des textes de ses amis écrivains, Edoardo Sanguineti, Italo Calvino et Umberto Ecco, dont L’Œuvre ouverte a marqué son esthétique personnelle. « Je suis contre la notion d’œuvre objet fini, disait Berio. Une œuvre est un signal sur un parcours, comme une étape à Rome durant un voyage de Paris à Pékin. » C’est sans doute ce besoin de « balises » qui l’a conduit à se retourner vers les musiques du passé, de Monteverdi et Mozart à Mahler et Weill qu’il sut s’approprier tout en respectant l’esprit de chacun. Ainsi dans la fameuse Sinfonia (1968), où il prend pour matériau la Symphonie « Résurrection » de Mahler, Le Chevalier à la rose de Strauss et La Valse de Ravel. Après avoir longtemps estimé qu’écrire un opéra était l’acte le plus réactionnaire qui soit pour un compositeur, il avait fini par composer au début des années 1980 de grandes partitions scéniques. La quatrième, Outis d’après Ulysse, a été donnée à Paris, Théâtre du Châtelet, en 1999.

De ses cadets, qui, toutes « écoles » confondues, y compris quelque pop star américaine venue acquérir auprès de lui une « technique », se réclamaient nombreux de lui, Berio reconnaissait avoir considérablement appris.  Les derniers mois de sa vie, Luciano Berio avait cessé de composer et avait annulé les concerts qu’il devait diriger. Il s’était concentré sur la direction de la Cité de la musique de Rome dont il était devenu le deus ex machina. Parmi ses dernières décisions, le départ de Myug-Whun Chung de la direction musicale de l’Orchestre de l’Accademia di Santa Cecilia, dont Berio était président et intendant et dont il avait choisi de confier les rênes à son jeune compatriote Antonio Pappano. 

Bruno Serrou

 A écouter :
SequenzeI-XIII, Solistes de l’Ensemble Intercontemporain (DGG) ; Sinfonia,Formazioni, Folksongs, J. Van Nes, Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dir. Riccardo Chailly (Decca) ; Voci, A. Bennici, London Sinfonietta, dir. L. Berio (BMG) ; Coro, Chœur et Orchestre Symphonique de la Radio de Cologne, dir. L. Berio (DGG) ; Cries of London, A-Ronne, Swingle II (Decca) ; Corale, Chemins II, Chemins VI, Ensemble Intercontemporain, dir. P. Boulez (Sony) ; Quatuors àcordes, Quatuor Arditti (Naïve).

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Luciano Berio (1925-2003). Photo : DR

Interview de
LUCIANO BERIO
(1997)

Bruno Serrou : Quels que soient les compositeurs, quels que soient les courants actuels, tous se réclament de vous, disent avoir été votre élève, qu’ils soient les héritiers de l’avant-garde, spectraux, néo-tonaux, et jusqu’aux minimalistes, comme l’Américain Steve Reich ou le Hollandais Louis Andriesen, qui affirment que vous êtes un modèle. Que ressentez-vous devant un tel consensus ? 
Luciano Berio : Steve Reich et Louis Andriesen sont en effet deux de mes élèves, et je leur suis très attaché. Quoiqu’extrêmement différents, ils sont liés. Andriesen a essayé de développer le minimalisme en assimilant des gestes de musique légère et de jazz. Il est très divers. Tandis que Reich est plus spirituel, intériorisé. Il a découvert de fort belles choses. Leur cas m’intéresse beaucoup, et je suis leur travail tant que je peux.

B. S.Vous êtes de l’école dite de Darmstadt. Or, même les musiciens qui condamnent ce mouvement se réclament de vous. Vous êtes le seul dans ce cas, avec György Ligeti. Mais votre aîné est furieux de cette situation, clamant farouchement son indépendance et qu’il n’entend surtout pas faire école. Qu’en est-il de vous ? Que pensez-vous du fait qu’une unanimité se fasse autour de vous ? 
L.B. : Ces compositeurs qui disent avoir été mes élèves ne l’ont pas forcément été, Ainsi, l’un d’eux affirme qu’il a été mon assistant pendant quatre ans. Ce qui est faux ! Et en même temps, il est vrai, surtout aux Etats-Unis, que j’ai essayé de rencontrer le plus de jeunes possible. Ma façon de les approcher est toujours assez souple. J’étais fasciné – moins maintenant – par le fait de connaître ces jeunes gens et d’entrer plus ou moins dans leur esprit, dans leur personnalité, et de les laisser vivre, de les aider à se développer en leur suggérant d’autres parcours que ceux qu’ils envisageaient. Mais étant égoïste de nature, c’était, pour moi, une façon d’apprendre extraordinaire. Leurs réactions étaient intéressantes. C’est pourquoi, au sein de mes élèves, il se trouve tant de personnalités fondamentalement différentes. J’imposais une rigueur musicale, mais pas une poétique.

B. S.Que cherchent donc ces jeunes musiciens auprès de vous ? 
L. B. : Tout dépend de leur âge. Très souvent, ils viennent chez moi pour la technique, d’autres sont attirés par une certaine diversité de mon propre cheminement, espérant apprendre à maîtriser des choses différentes, mais la technique est la seule constante. Pour le reste, je les laisse se développer tels qu’ils sont.

B.S. : Vous qui avez réuni autour de vous quantité de jeunes, attirés par vos idées, que pensez-vous de la jeune musique italienne d’aujourd’hui ? 
L.B. : Elle est très vivace et diversifiée. Mais ce sont hélas l’Etat et le gouvernement italiens qui ne font rien pour la jeune musique italienne. L’Italie compte en son sein beaucoup de compositeurs qui ont entre vingt et vingt-cinq ans, même trop, peut-être (rires). Ce qui est remarquable est qu’ils sont obligés de quitter l’Italie pour travailler, s’essaimer en Angleterre, en Allemagne ou en France, puisqu’ils n’ont aucun moyen de travailler chez eux. Et ce sont les meilleurs qui s’en vont.

B.S.Ce qui est aussi souvent relevé est votre cosmopolitisme, votre intérêt pour tout, ou presque.
L.B. : Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le cosmopolitisme mais la diversité, le pluralisme de l’expressivité, mais en profondeur, comme fait culturel.

B.S. : Est-ce pourquoi, à l’écoute de votre musique, l’on y trouve des emprunts au rock, des traitements de musiques folkloriques ou ethniques ?
L.B. : Ce qui, bien sûr, ne m’empêche pas d’avoir des notions de valeur. Aux Etats-Unis, j’ai eu des élèves rockers, mais ils sont restés très peu de temps. Ils venaient uniquement chercher une technique. Ce qui les intéresse est superficiel, alors que ce qui m’intéresse est la diversité des cultures, l’« hétérophonie », qui diffère de la polyphonie.

B.S. : Qu’est-ce que l’ « hétérophonie » ?
L.B. : Chaque élément, chaque ligne, chaque voix possède son identité, son autonomie, sa signification par elle-même. Tandis que dans la polyphonie, chaque ligne, chaque voix n’est pas nécessairement signifiante en elle-même. En matière d’hétérophonie, les voix ne peuvent vivre les unes sans les autres, contrairement à celles de la polyphonie où chacune a un sens complet en soi. Dans la polyphonie, il y a aussi une conscience des autres, tandis que dans l’hétérophonie l’insouciance est possible.

B.S. : Comment travaillez-vous l’hétérophonie ? N’est-ce pas difficile de gérer toutes ces voix indépendantes les unes des autres ? N’est-ce pas un peu comme si vous écriviez plusieurs œuvres en même temps et que vous les mettiez ensemble ? …
L.B. : Communément, une hétérophonie est l’association d’une multiplicité de choses différentes les unes des autres, des moments autonomes de caractères distincts qui ne sont pas nécessairement liés entre eux. Ce qui forme les liaisons est la quantité d’éléments en présence. En fait un groupe n’est le fruit que d’une notion statistique.

B.S. : C’est vous qui avez amené à l’IRCAM, Institut de coordination acoustique/musique fondé par Pierre Boulez en 1976, l’informaticien Giuseppe di Giugno, qui a mis au point la fameuse série des ordinateurs en temps réel « 4 », de la « 4 A » à la « 4 X ». Cela signifie que, pour la recherche de l’élargissement du spectre musical vous étiez en avance dans la maîtrise de l’outil informatique. Vous étiez à l’époque à la RAI de Milan, où vous aviez créé le Studio de phonologie. Aviez-vous déjà l’outil informatique à l’époque ? 
L.B. : Non… Pas dans les années cinquante !

B.S. : Comment avez-vous pensé à l’ordinateur ?
L.B. : Je considère les expériences du Studio di fonologia musicale comme une répétition générale de ce qui allait se passer plus tard avec l’informatique. La rencontre en 1963 avec Di Giugno a été pour moi un moment important de ma vie. Maintenant, il travaille dans l’industrie, où il a développé un orgue électronique chez Bontempi. Mais il s’agit d’un très bel instrument, auquel il a donné le nom Mars, une belle machine, très compacte.

B.S. : Que vous a apporté l’informatique ? A-t-elle enrichi votre palette de compositeur ? Est-ce un instrument de plus ? 
L.B. : Non pas un instrument de plus, mais un moyen supplémentaire. Il permet de développer l’instrumentarium classique, voix, instruments, etc., et il développe cette chose essentielle qu’est la palette sonore qui préoccupe depuis toujours les compositeurs. Mais lorsque je compose, je le fais toujours à la table.

B. S.Dans votre musique, l’on retrouve à la fois votre intérêt pour les musiques et les arts du passé et ceux du présent dans leur infinie diversité. Vous êtes également dans la projection, donc plongé dans l’avenir. Comment pouvez-vous intégrer tout cela à la fois au sein de votre création ? 
L.B. : C’est très humain, au fond, parce que l’Homme ne peut vivre s’il ne le fait dans ces trois dimensions.

B.S. : Vous utilisez les œuvres de vos aînés, que vous retravaillez, revisitez, exploitez dans votre propre création en faisant des collages, etc. 
L.B. : Je n’ai jamais fait le moindre collage dans ma vie ! Sinfonia est un tuilage harmonique avec des références au voyage. Dans sa troisième partie, j’ai voyagé sur le vaisseau de Gustav Mahler, le Scherzo de la II° Symphonie, support du mouvement entier, comme le texte qui lui est associé supporte la pensée de Samuel Beckett.

Luciano Berio (à droite) suivant une répétition de Pierre Boulez et de l'Ensemble Intercontemporain. Photo : DR

B.S.Pourquoi retravaillez-vous les partitions de Monteverdi, orchestrez-vous les lieder de Mahler ? 
L.B. : Parce que j’ai beaucoup à apprendre d’eux. Parfois, je touche la musique ancienne parce que l’un ou l’autre de mes amis me le demande. Par exemple, un altiste m’a dit un jour qu’il existait très peu d’œuvres classiques pour son instrument. J’ai donc pris la Sonate en fa mineur de Brahms pour alto et piano que j’ai orchestrée pour lui. Plutôt que d’offrir des bonbons ou des fleurs, j’offre à mes amis des œuvres plus ou moins développées. Ce sont donc des présents ou des cartes postales. Mais cette orchestration de la sonate de Brahms présentait un défi, qui consistait à faire oublier le piano tout en respectant Brahms, et faire une prestation homogène dans l’esprit du compositeur, Avec Manuel de Falla, j’ai fait la même chose avec le piano que j’ai transposé à l’orchestre, sans pour autant le trahir. Dans Mahler, c’est différent. Pour les lieder, c’est Henri-Louis de La Grange qui me l’a demandé. Cette proposition m’a enchanté, parce que ces chansons sont fort belles. Je me suis proposé de faire apparaître de temps à autre les références du jeune Mahler que sont Wagner et Brahms, mais aussi Mahler lui-même. Pour Monteverdi, j’étais fasciné par le fait qu’il ait réuni à lui seul tout ce que l’Italie avait de musique jusqu’à lui tout en annonçant la musique de l’avenir. Il est un peu ce que sera un siècle plus tard Jean-Sébastien Bach à l’Allemagne. Si l’on prend l’Orfeo, il s’y trouve toute l’histoire de l’opéra ! Avec la X° Symphonie de Schubert que j’ai dénommée Rendering, je n’ai pas essayé de construire une forme comme aurait pu le faire un musicologue avec une symphonie de Schubert. J’ai agi comme un restaurateur avec un tableau. J’ai constaté ce qui manquait, et j’ai essayé de reconstruire à l’identique, contrairement à ce qui était fait au XIX° siècle où l’on adaptait l’ancien pour faire du neuf. J’ai orchestré le tout, et je suis resté neutre entre les esquisses, ou plutôt « schubertien », avec des références aux dernières œuvres de Schubert, pour souligner l’orchestration, l’articulation entre les pupitres, car, parfois, il n’y avait qu’une seule ligne dans les esquisses, qui comptent des incohérences très significatives, par exemple dans celle d’un épisode un peu plus lent dans un passage en si bémol mineur pour quatre trombones. C’est incroyable ! Toute l’harmonie de Schubert se fonde sur le thème et la modulation dudit thème. Mais Dieu sait ce qu’il aurait fait s’il avait pu aller au bout de sa symphonie. Ce travail a été fascinant parce que tout Schubert est centré sur cette diversité/étrangeté des éléments. Il passe d’un thème, d’un motif, d’une situation à l’autre sans logique scolastique, découvrant des dimensions insoupçonnées. Il éprouvait un immense désir de faire du théâtre, ce qu’il n’a jamais réussi à faire parce que, musicalement, l’opéra est si vaste, que son univers musical ne pouvait coller avec la nuée dramaturgique.

B.S. : Il arrivait à faire un drame en quatre minutes, pas en deux heures ?!
L.B. : C’est un peu cela. Nous sommes habitués à un théâtre musical où la musique et la conception scénique sont étroitement imbriquées, alors que la vision musicale de Schubert ne lui permet pas de trouver d’influence entre elles. Ce qui est fascinant dans un monde où l’expérience classique avait conduit l’opéra dans une impasse. Mozart est une sorte de miracle, tout fonctionne à la perfection ; tout est conçu de telle sorte que tout devient harmonieux. Je pense que l’on n’a pas encore assez développé la fonction classique dans l’opéra. Je n’ai pour ma part pas eu le temps de l’étudier, mais je pense que les duos d’amour étaient aidés par la forme classique dans l’opéra, tout comme les formes concertantes étaient contenues dans l’héritage classique. Mais, rassurez-vous, il se trouve quand même par la suite de beaux duos d’amour, comme celui du deuxième acte Tristan ! (rires)

B.S. : Pendant très longtemps, les compositeurs postsériels ont eu du mal à se faire à l’idée de l’opéra. Vous et Luigi Nono êtes restés fidèles à l’opéra. Mais en même temps, vous avez dit que l’opéra était mort. Même si vous en renouvelez propos et forme, vous restez dans vos grandes œuvres dans la tradition du spectacle lyrique. Vous disiez qu’écrire un opéra est l’acte le plus réactionnaire qui soit, que plus jamais on en écrirait. Or, depuis, vous avez écrit plusieurs grands opéras qui ont eu du succès.
L.B. : On ne peut plus rien raconter avec l’opéra. Je pense que l’identité qui se faisait à travers le genre, cette rencontre sociale totale, culturelle qu’est l’opéra, est dépassée. Au XIX° siècle, les gens allaient à la Scala de Milan écouter un opéra de Verdi. Ils y étaient tous pour la même chose, ils s’embrassaient, communiaient dans un univers commun. Ils suivaient avec une grande émotion une histoire qui se déroulait sur la scène. Mais l’opéra n’a pas suscité le développement du langage musical italien, seulement le théâtre, l’exploitation des salles de spectacle, le business. C’est ainsi que le grand éditeur Ricordi a bâti sa fortune. Mais la pensée musicale était rare. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec Bertolt Brecht, je pense tout comme lui qu’il est impossible de croire que l’on puisse mourir en chantant, et pour que cette situation ne soit pas grotesque, il faudrait que le public chante avec le mourant. Brecht exprime cette idée dans son essai sur le chant qu’il a écrit à la suite de la création de l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny qu’il avait écrit en collaboration avec Kurt Weill. Brecht ne comprenait rien à la musique, mais il a eu l’intuition en suggérant que le grotesque est quand le public ne chante pas avec le chanteur.

B.S. : Pour quelqu’un qui dit que l’opéra est mort, vous n’arrêtez pas d’en composer et d’en parler ! 
L.B. : Le dernier en date, Outis*, n’est pas un opéra, mais une action musicale. C’est la musique qui tient ce petit monde, gère le tout, est la force motrice principale, y compris de la narration.

B.S.Ce que vous dites c’est jouer sur les mots, non ? Wagner usait pour sa part de la formule Festival scénique plutôt qu’opéra, alors que ses drames musicaux, au fond, racontent encore des histoires. 
L.B. : Non, il n’y a pas d’histoire, chez moi, mais un cycle. Dans Outis, il y a une même structure narrative répétée cinq fois, puisque cette action musicale est subdivisée en « cinq cycles ».

B.S. : Avez-vous réfléchi au concept opéra avec vos amis écrivains, Umberto Ecco, Edoardo Sanguineti et Italo Calvino, tous de grands écrivains ? 
L.B. : Non, j’ai inventé cela tout seul. Ma réflexion sur le théâtre musical est en fait en phase avec l’œuvre de Vladimir Propp et des structuralistes soviétiques, plus particulièrement le livre Origines du comportement fondamental.

B.S.Que pensent vos amis écrivains de votre attitude à l’égard de la narration dramatique ? 
L.B. : Vous savez, la musique a le pouvoir d’intimidation !

Luciano Berio (1925-2003). Photo : DR

B.S. : Vous êtes resté marqué par l’esthétique qu’avait définie celui qui n’était pas encore le romancier à succès que l’on sait mais esthéticien, Umberto Ecco, dans son livre L’Œuvre ouverte. N’y a-t-il pas chez vous plus ou moins l’idée qu’une œuvre ne doit jamais être close, « achevée » ?
L.B. : Je suis contre l’œuvre objet. Une œuvre est un signal au sein d’un parcours, comme passer par Rome au milieu d’un voyage de Paris jusqu’en Chine. Aujourd’hui, chaque œuvre contient une recherche de nature différente de celle, par exemple, d’un Chopin - que j’adore.

B.S. : Qu’est-ce que la mélodie, pour vous, aujourd’hui ? 
L.B. : Ce terme est assez ambigu, complexe. Autrefois, la mélodie impliquait des fonctions harmoniques, métriques, structurelles, des relations de symétries, etc. L’exemple que j’aime à donner est que Bach pouvait écrire une fugue avec une flûte solo, parce qu’il y avait un code de reconnaissance des éléments de la fugue. La mélodie était alors habitée par des choses reconnaissables. Mais ce n’est plus le cas au XXe siècle. Il n’y a plus rien d’implicite dans la mélodie. Il faut que le compositeur indique tout de façon explicite.

B.S. : Que pensez-vous du public parisien ? 
L.B. : Paris est une ville très particulière, peut-être l’une des plus musicales au monde. J’y ai vécu quatre ans, avec ma famille, j’y ai beaucoup travaillé, et je me rappelle les années cinquante/soixante, quand Maurice Fleuret s’occupait des Semaines musicales internationales de Paris (SMIP). L’éducation musicale dans les écoles intéresse les Français. Hier, à la répétition du concert à Radio-France, j’ai vu des jeunes très sympathiques et motivés. En Italie, c’est le désastre ! Mais nous nous battons pour changer les choses. Par exemple, les programmes sont les mêmes dans les quatre-vingts conservatoires italiens depuis 1981. Soixante de ces conservatoires sont inutiles, il n’en faudrait que vingt et les renforcer. J’aime mon pays, bien que je ne sois pas nationaliste, je l’aime parce qu’il est irrégulier. Les Italiens constituent en fait un peuple aux cultures multiples, les langues diffèrent entre Turin, Milan et Catane. Il est difficile de voyager, de parcourir tous les méandres de l’Italie. La diversité italienne est considérable, et peut-être faudrait-il un jour, quand l’Etat sera un peu plus évolué, essayer de la respecter tout en la considérant d’un œil plus constructif. La collectivité italienne implique toujours une localité. En Italie, y a l’italien, et il y a le dialecte.

B.S. : Face à l’Italie, si diverse, qui compte tant de jeunes musiciens intéressants, à son extraordinaire floraison dans la création musicale, que pensez-vous de la centralisation française que d’aucuns considèrent comme trop extrême, parce que favorisant, dit-on, une culture officielle, la domination d’un style, d’une équipe, d’un homme ? 
L.B. : Vous croyez ?… Il faut placer le problème dans une autre perspective. La différence structurelle entre la France et l’Italie, est que la société de mon pays n’a jamais eu de bourgeoisie, de classe moyenne, mais toujours des extrêmes. Au milieu, c’est indéfinissable. Voilà pourquoi, au XIX° siècle, il n’y a pas eu de grande littérature italienne. Quand Flaubert écrivait Madame Bovary, il dialoguait avec une classe identifiable. A la même époque, la littérature italienne est pauvre, s’il n’y avait eu Giacomo Leopardi. Mais la situation est identique pour la culture en général. Il n’y avait pas de dialogue, d’entente, d’échanges d’impressions réciproques entre un écrivain, un peintre et une classe reconnaissable. Et la musique en a plus ou moins souffert. Mais il y avait l’opéra, qui était très présent. L’Italie a changé depuis, et il y a une vraie classe bourgeoise. J’espère qu’elle n’est pas trop marquée par le berlusconisme, mais aujourd’hui sa diversité est plus grande et attend d’être protégée. Mais l’Italie a un autre problème avec non pas un Etat, mais deux, en raison de la présence au beau milieu de Rome de la Cité du Vatican, qui a une puissance considérable. Et, pas plus que l’Etat italien, l’Etat du Vatican ne passe de commande ! Seul l’Etat français le fait ! Mais il se trouve heureusement dans mon pays des gens assez sensibles et intelligents pour investir toute leur énergie dans la culture afin de changer la situation.

Luciano Berio et sa première épouse, la cantatrice Cathy Berberian pour qui il composa notamment la Sequenza III et les Folk Songs. Photo : DR

B.S. : Quel est le paysage musical italien aujourd’hui ? 
L.B. : Il est extrêmement vivant. Le processus est néanmoins assez lent. L’Italie musicale était un peu fermée à cause de l’opéra. Le premier compositeur repère est Giacomo Puccini. Sa façon d’être, très attachante, a marqué le monde jusqu’en Amérique. Certes, nous avons eu des musiciens comme Ferruccio Busoni ou Alfredo Casella qui sont entrés en crise avec cette Italie fermée sur elle-même et l’ont ouverte à l’Europe. Puis est venu Luigi Dallapiccola, et, enfin, ma génération, avec Bruno Maderna, Luigi Nono, Franco Donatoni et autres. Maintenant, c’est une prolifération de personnalités plus ou moins développées, mais qui échappent à toute catégorisation. C’est mieux, mais nous sommes un certain nombre à avoir plus ou moins le désir de voir émerger une unité, une perspective culturelle qui lie cette diversité. Pour le moment, je ne la trouve pas.

B.S. : Avez-vous eu des expériences malencontreuses de manifestations agressives à la suite d’exécution de certaines de vos œuvres ?
 L.B. : Oui, par exemple à la Scala de Milan, en 1963, lors de la création de Passaggio. Les musiciens et moi, avons été dans la fosse la cible de jets d’objets accompagnés d’insultes. Cette œuvre, il est vrai, était particulièrement violente pour l’époque. Je l’avais conçue pour provoquer un public plutôt stupide, et lui faire prendre conscience de sa stupidité. On nous traita de « bufoni ! ». Le public de l’opéra a heureusement évolué, depuis. A la Scala, il y a quatre mois, la création d’Outis a bénéficié d’une très belle exécution, sous la direction de David Robertson. J’ai eu du succès !

B.S. : Quel est à travers les différentes époques ce qui vous reste de profondément personnel et qui vous accompagne depuis toujours, et fait qu’aujourd’hui votre présence est considérable ? Quel est votre secret ? 
L.B. : Cette question est trop vaste… Il y a des choses que je déteste, comme le compositeur qui fait son auto exégèse. Je pense qu’à un certain moment l’expérience musicale devient mystique et qu’il est effectivement nécessaire d’exprimer ses principes musicaux, mais le faire me met dans l’embarras. Pourtant l’auto exégèse est devenue un genre littéraire en soi parmi les musiciens de ma génération. Mais ce phénomène nous vient de Beethoven. Celui qui a le plus écrit sur lui et sa création est Richard Wagner. Mais il ne s’exprimait pas tellement en tant que musicien, et ne faisait pas d’auto-analyse perspective. Une telle attitude a émergé au sein de la génération de l’après-guerre. Cela crée une nébuleuse parfois très intéressante, mais qui me laisse perplexe…

B.S. : Nous sommes en février 1997, à quatre ans d’un nouveau siècle. Est-il aujourd’hui possible d’envisager ce qu’il sera ?
L.B. : Les gens sont trop attachés au calendrier, qui, en fait, n’est que formalité, si nous considérons les calendriers : hébreu, chinois, musulman et autres… C’est pourquoi il ne faut pas dramatiser cette fin de millénaire. De culture chrétienne, nous sommes évidemment touchés par le tournant qui s’annonce, et ne pouvons y échapper, mais nous ne devons pas projeter cette notion à la face du monde. Il nous faut relativiser. Je ressens le panorama de cette fin de siècle comme une grande diversité de pluralismes. La conscience du pluralisme est très difficile à acquérir parce que cette notion imbrique un respect de fond pour la diversité culturelle, spirituelle, ethnique, et je pense qu’il faut être conseillé, éduqué pour l’assimiler. Je pense que, comme le cinéma, la musique doit éduquer à la connaissance et au respect de ces différences. Dans mon œuvre, j’ai depuis longtemps essayé de m’accrocher à cette dimension différente de la mienne, surtout dans le folklore, qu’il soit sicilien, yougoslave, arménien ou autre, comme la musique africaine et toutes les musiques de tradition orale. J’ai beaucoup appris d’elles, et je dois reconnaître que j’ai pu approcher et aller en profondeur dans ces domaines grâce à mon éducation, à ce que j’ai précédemment appris des outils techniques et intellectuels qui m’ont permis de m’approcher de cette culture musicale si diverse, non pas comme un colonialiste qui veut civiliser, s’approprier des choses pour les vendre, mais comme un musicien avide de connaître le plus et le mieux possible.

B.S. : Vous sentez-vous loin aujourd’hui des apports de l’Ecole de Vienne ?
L.B. : Il y a peut-être une chose importante qui a émergé à cette époque, les rapports à l’orchestre symphonique, institution assez dangereuse et négative, sorte de prison, un organisme qui, pour survivre, doit vendre sa marchandise et produire le plus possible et à toute vitesse avec un seul jour de répétition. Mais il y a des choses plus importantes, par exemple la conception des grandes masses instrumentales qui contiennent déjà une division, un morcellement sous-tendant la musique de chambre présent dans Mahler, Debussy, Schönberg, Berg, Webern, entre autres. Cette idée s’est considérablement développée depuis, et elle m’intéresse encore beaucoup puisque j’entends poursuivre dans cette voie. Par exemple, ce soir**, le programme compte deux œuvres pour grands effectifs, le Concerto pour piano et Voci, où il se trouve beaucoup de musique de chambre, une respiration verticale à l’intérieur. Aujourd’hui, par exemple en France, vous avez la musique spectrale, phénomène assez intéressant qui propose une autre dimension nouvelle des grandes masses sonores de l’orchestre. Phénomène qui n’a pas encore abouti à quelque chose de vraiment significatif, parce que l’enveloppe, la forme, le dessein de cette musique sont si simples que cela sonne parfois comme un accompagnement, une musique devant accompagner ce qui n’est pas là. Il faut encore creuser dans cette direction si l’on veut trouver quelque chose de plus significatif. Autre innovation, plus ou moins source de conflits, les nouvelles technologies, la présence de plus en plus prégnante de l’ordinateur, mais je ne crois pas qu’il devienne un instrument de musique à part entière, mais qu’il restera un moyen d’élargir, de développer ce que nous connaissons, et de le contrôler sur une autre échelle. Je m’en sers, personnellement, surtout sur le plan acoustique, avec le temps réel ou « live electronic ». Si l’on considère les moyens de l’électroacoustique des années 1950-1960 où l’on faisait tout avec les mains et passait des jours et des nuits pour achever la moindre pièce, l’articulation du travail et du résultat assez complexe est aujourd’hui plus proche de la pensée du compositeur grâce à l’ordinateur. En effet, avec l’ordinateur nous sommes plus libres, nous pouvons respirer, être plus détendus, plus flexibles, mais si elle n’est conçue qu’à travers l’informatique, la musique est imbécile, stupide. Il faut que la pensée soit baignée dans une autre dimension. C’est pourquoi j’insiste : l’ordinateur est un moyen pas une fin.

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 6 février 1997

* Après Outis achevé en 1996, Luciano Berio a composé Cronaca del Luogo, qui a été créé au Festival de Salzbourg en août 1999.
** Rappelons que cet entretien a été réalisé dans la journée du 6 février 1997, peu avant un concert Berio donné Auditorium Olivier Messiaen dans le cadre du festival Présences 1997 de Radio-France.

Pénélope de Fauré noble d’Anna Caterina Antonacci dans la mise en scène circulaire d’Olivier Py à l’Opéra du Rhin

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Strasbourg, Opéra du Rhin, vendredi 23 octobre 2015

Gabriel Fauré (1845-1924), Pénélope. Anna Caterina Antonacci (Pénélope), Marc Laho (Ulysse). Photo : (c) Klara Beck

Connu du grand public pour sa Messe de Requiem et son Cantique de Jean Racine, Gabriel Fauré (1845-1924) a beaucoup écrit pour la voix, lui dédiant une centaine de mélodies, des pages chorales religieuses et profanes. Sa fibre lyrique s’est exprimée dans des musiques de scène pour le théâtre dramatique et dans le théâtre lyrique, avec la tragédie lyrique en trois actes Prométhée donnée aux Arènes de Béziers en 1900, et le poème lyrique Pénélope composé entre 1907 et 1912.

Gabriel Fauré (1845-1924), Pénélope. Anna Caterina Antonacci (Pénélope). Photo : (c) Klara Beck

Dans Pénélopese trouve le meilleur de l’auteur du Requiem. Au point qu’il a donné naissance à l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra français du XXe siècle. C’est pourquoi l’on ne peut que s’étonner qu’il soit si rarement à l’affiche, la dernière production, sauf erreur, ayant été proposée voilà plus de seize ans à l’Opéra de Rennes avec Manon Feubel en Pénélope, production précédée en 1989 par celle de l’Opéra de Nancy avec Isabelle Vernet dirigée comme à Rennes par Claude Schnitzler - ils retrouveront tous deux l’œuvre en 2001 lors d’un concert Théâtre des Champs-Elysées. Sauf erreur ou omission, Paris n’a pas vu l’ouvrage depuis 1943, à l’Opéra de Paris, avec Germaine Lubin dans le rôle-titre, si ce n’est une autre version concert en 2013 dans le même Théâtre des Champs-Elysées qu'en 2001. L’œuvre est pourtant d’une accessibilité immédiate, et l’on oublie les vers plutôt emphatiques et datés de René Fauchois - l’auteur de Boudu sauvé des eaux -, volontiers admis avec le recul du temps par le librettiste et le compositeur eux-mêmes : quantité d’opéras sont écrits sur des textes plus faibles encore et n’en connaissent pas moins de constants succès. Quant à la partition, il est trop souvent affirmé que l’orchestration n’est pas de Fauré. En vérité, moins du cinquième de celle-ci est dû à une main étrangère, celle d’un certain Fernand Pécoud à qui le compositeur ne confia que les passages à orchestre réduit. Ce « poème lyrique », suggéré à Fauré par la cantatrice Lucienne Bréval, qui allait créer le rôle-titre, inspira au compositeur épris d'Antiquité grecque une musique aussi généreuse et envoûtante qu’originale. Dans Pénélope, Fauré emprunte au leitmotiv wagnérien qu’il adapte et simplifie et ouvre des voies nouvelles dans le traitement de la voix, mêlant récitatif, arioso accompagné et mélodie lyrique.
Gabriel Fauré (1845-1924), Pénélope. Anna Caterina Antonacci (Pénélope), et les prétendants. Photo : (c) Klara Beck
Créés à Monte-Carlo le 4 mars 1913, repris avec grand succès à Paris le 24 avril suivant lors des festivités de l’inauguration du Théâtre des Champs-Elysées, les trois actes de Pénélope exhalent une atmosphère profondément humaine, pudique, réservée, mais aussi dramatique et sensuelle. L'orchestre, auquel revient le matériau thématique, est souvent opalescent et permet à la voix de s’épanouir librement, mais il peut aussi se laisser porter par l’héroïsme du sujet, sans pour autant couvrir les voix. Le magnifique rôle de Pénélope est tout de vertu, de dignité, de l’attente obstinée dans la solitude, de la sobre grandeur a été l’apanage de Germaine Lubin, qui incarna les plus grandes Isolde et Brünnhilde que la France ait connues. Pourtant, cet ouvrage est rarement représenté, du moins en France, et il n’en existe que deux enregistrements.
Gabriel Fauré (1845-1924), Pénélope. Anna Caterina Antonacci (Pénélope), Marc Laho (Ulysse). Photo : (c) Klara Beck
L’Opéra du Rhin, où Pénélope n’avait pas été représentée depuis 1923, a fait appel pour le retour de l’ouvrage à l’affiche à Olivier Py, qui a monté la saison dernière dans ce même théâtre Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, autre opéra français inspiré de la mythologie grecque. Py apprécie tant Fauré qu’il en avait inclus le Cantique de Jean Racine dans sa mise en scène du Soulier de Satin de Paul Claudel en 2003 où il s’était joint à la troupe qu’il avait réunie pour chanter l’œuvre avec elle. Sa conception du chef-d’œuvre de Fauré est loin du dépouillement et du statisme de celle qu’Alain Garichot a présentée à l’Opéra de Rennes.
Gabriel Fauré (1845-1924), Pénélope. Anna Caterina Antonacci (Pénélope), Edwin Crossley-Mercer (Eurymaque). Photo : (c) Klara Beck
Dans une scénographie en mouvement perpétuel - le décor tourne quasi continument sur lui-même au point de donner le tournis au spectateur -, réalisée par son fidèle collaborateur Pierre-André Weitz, se construisant et se déstructurant à l’envi, avec en son centre une étendue d’eau par trop sonore où évolue les protagonistes ainsi qu’un bruyant destrier monté avec panache par son cavalier - pensons ici à un autre cheval, qui, à Genève, l’après-midi de la première de la Damnation de Faust donnée sous une forte chaleur, avait déposé des crottins puants qui suscitèrent quelques malaises parmi les spectateurs, si bien que dans les représentations suivantes, Py condamna l’animal à rester à l’écurie -, les trois actes se déploient sans interruption, ce qui donne à l’œuvre une grande unité dramatique. Py signe un spectacle en noir et blanc où les protagonistes se meuvent avec un naturel qui reflète une direction d’acteur au cordeau.
Gabriel Fauré (1845-1924), Pénélope. Anna Caterina Antonacci (Pénélope), Marc Laho (Ulysse), un figurant (Télémaque), Jean-Philippe Lafont (Eumée), Zia Grob (un pâtre). Photo : (c) Klara Beck
Dans cette ode à la fidélité et à l’intrépidité, Anna Caterina Antonacci, qui avait tenu ce rôle Théâtre des Champs-Elysées voilà deux ans face à l’Ulysse de Roberto Alagna, émeut en Pénélope toute en tensions intérieures et en pudeur, s’exprimant en un français irréprochable de sa voix claire et ardente. A ses côtés, Marc Laho est un Ulysse héroïque au chant d’une singulière douceur. Au sein d’une distribution homogène où les femmes se distinguent, particulièrement Elodie Méchain, Euryclée à l’alto de velours, et Sarah Laulan au chaud mezzo dans le trop court rôle Cléone, les prétendants étant des mâles grossiers que seul le sexe préoccupe, relevons la présence de Jean-Philippe Lafont, qui brosse un Eumée sonore mais ardent.
Gabriel Fauré (1845-1924), Pénélope, finale Anna Caterina Antonacci (Pénélope), et le Choeur de l'Opéra du Rhin. Photo : (c) Klara Beck
Patrick Davin, qui a déjà travaillé avec le metteur en scène à Genève en 2003 dans la Damnation de Faust de Berlioz, dirige avec rigueur l’Orchestre Symphonique de Mulhouse plutôt cohérente dont il est le patron depuis deux saisons et qui aurait sans doute été moins sec et abrupt s’il avait été plus étoffé côté cordes.
Bruno Serrou
1) Opéra de Strasbourg, jusqu'au 3 novembre. La Filature de Mulhouse les 20 et 22 novembre. 2) Le premier avec Jessye Norman et dirigé par Charles Dutoit (2 CD Erato), le second avec Régine Crespin dirigé par D. E. Inghelbrecht (2 CD Rodolphe, distribution Harmonia Mundi)

CD : Séverine Ballon, le violoncelle dans toute son amplitude

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Avec Séverine Ballon, le violoncelle français tient l’une de ses incarnations les plus aventureuses et les plus fécondes. Formée en Allemagne, vivant entre Paris, l’Allemagne et les Etats-Unis, ex-élève du Centre Acanthe où elle a pu se forger à sa passion pour la création au contact des compositeurs les plus féconds de notre temps, Séverine Ballon est l’une des musiciennes les plus hétéroclites et généreuses qu’il se puisse rencontrer. Toujours sur la brèche, particulièrement dynamique, elle  est ouverte à tous les époques, du baroque, qu’elle joue dans des orchestres et ensembles spécialisés dès que l’occasion se présente, à la création la plus aventureuses, dans un ensemble comme Multilatéral et en soliste. Quantité d’œuvres nouvelles lui sont dédiées, et elle se plaît à travailler avec les compositeurs du monde entier dès le stade de l’élaboration. 

Séverine Ballon. Photo : (c) Pierre Gondard

Ainsi, son premier disque monographique révèle-t-il la grande variété de styles et la riche inventivité que le violoncelle inspire aux compositeurs d’aujourd’hui, qu’ils soient Italiens (Mauro Lanza), Australiens (Liza Lim), Britanniques (James Dillon, Rebecca Saunders, la page de cette dernière, Solitude, donne le titre à l’album) ou Français (Thierry Blondeau), avec (Blackbird de Blondeau, 2013) ou sans bande, en soliste ou avec piano (la Bataille de Caresme et de Charnage de Lanza, 2012), dont l’imagination est stimulée par les prouesses de prestidigitateur de la jeune musicienne.

Bruno Serrou

« Solitude » par Séverine Ballon (violoncelle) - avec Mark Knoop (piano) pour la pièce de Blondeau. 1 CD Aeon/Outhère Music AECD 1647 (69mn 08s)

CD : L’indispensable « György Ligeti Project » réédité chez Warner Classics

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Photo : (c) Warner Classics

Le bonheur pour les nombreux admirateurs de György Ligeti ; une manne pour qui souhaite se familiariser avec la musique contemporaine, ce retour huit mois avant le dixième anniversaire de la disparition du compositeur du coffret paru en 2008 des cinq CDs György Ligeti Project publiés chez Teldec/Warner Classics entre 2002 et 2005. Réalisée du vivant du compositeur hongrois après que ce dernier se fut fâché avec le chef finlandais Esa-Pekka Salonen au moment de la production de son opéra le Grand Macabreà Salzbourg puis au Châtelet et de son enregistrement pour Sony Classical, qui avait initié l’intégrale discographique de son œuvre mais qui, du fait de cette fâcherie, fut interrompue au huitième volume sur la douzaine originellement prévue.

Du Concerto roumain pour orchestre de 1951 à Sippal, dobbal, nádihegedüvel (Pipeaux, tambours, violons) sur sept poèmes de Sándor Weöres pour mezzo-soprano et percussion créé à Metz le 10 novembre 2000, ce sont cinquante ans de création, de mutations et d’invention d’un Géant du XXesiècle qui sont synthétisées en vingt-quatre œuvres, toutes plus magistrales les unes que les autres, qui sont rassemblées ici. Warner Classics présente un somptueux support pour saisir concrètement ce que György Ligeti constatait lui-même lorsqu’il écrivait avoir « tendance à changer la manière de travailler dès qu’une idée est réalisée ».

Le mélomane peut ainsi percevoir les sources de Ligeti, de Bartók à l’Afrique, ses caractéristiques, comme les structures en réseau et les labyrinthes polyphoniques denses parallèlement au concept de polyphonie « floue », l’utilisation d’échelles diatoniques et de champs harmoniques consonants, suivis des polyrythmies complexes, brouillages ou répétition quasi mécanique, tandis qu’au début des années quatre-vingt il découvrait la musique des Caraïbes et celle d’Afrique ainsi que l’univers rythmique de Nancorrow qui gouvernent entre autres son Concerto pourpiano. Apparitions (1958-1959) est la première œuvre représentative de la manière de Ligeti, tandis que San Francisco Polyphony (1973-1974) démontre que les techniques d’écriture d’avant-garde et le minimalisme peuvent coexister dans une même partition. Cet itinéraire de toute une vie créatrice qui part d’un style folklorisant dans le Concerto roumain pour aboutir à la complexité la plus fertile en passant par les masses orchestrales magnifiquement informes de Lontano (1967), brosse un pétillant portrait de l’un des créateurs majeurs de l’histoire de la musique.

Photo : (c) Bruno Serrou

Outre l’extrême qualité des interprétations, l’un des attraits de ce coffret est le nombre de premiers enregistrements mondiaux qu’il réunit. A commencer par Clocks and Clouds (Horloges et nuages) de 1973 pour douze voix de femmes et Sippal, dobbal, nádihegedüvel(2000), ainsi que des œuvres moins importantes mais tout aussi significatives comme le Concerto roumain et Apparitions des années 1950, deux œuvres pour orchestre déjà évoquées, mais aussi les Mysteries of the Macabre (1991) dans leur arrangement de 1993 par Elgar Howarth pour trompette et ensemble de seize instruments solistes, œuvre à l’origine destinée à la voix de mezzo-soprano et à l’orchestre tirée de l’opéra le Grand Macabre (1974-1977, 1997). Pour les autres partitions, l’on peut trouver des versions plus incisives, poétiques ou colorées, par exemple les trois Concertos(Pierre Boulez et l’Ensemble Intercontemporain (DG), Matthias Pintscher et le même EIC (Alpha)), Atmosphères, Lontano (Claudio Abbado et le Philharmonique de Vienne (DG)), Concerto de Chambre, Ramifications, Aventures et Nouvelles Aventures par Boulez et l’EIC (DG), mais les interprétations sont toujours de très grande valeur.

A commencer par la prestation du Schönberg Ensemble dans Aventures et Nouvelles Aventures qui est plus ludique et spontanée que celle de Pierre Boulez et l’Intercontemporain. L’arrangement pour accordéon par Max Bonnay de Musica Ricercata originellement pour piano corrobore le sens de l’humour particulièrement aigu de Ligeti, le chant de Katalin Károlyi dans Sippal, dobbal, nádihegedüvel est proprement prodigieux, servant magnifiquement cette œuvre extraordinaire dans laquelle Ligeti âgé de 77 ans s’avère plus créatif que jamais, ouvrant des portes inouïes dans lesquelles les compositeurs d’aujourd’hui seraient bien inspirés de s’aventurer. Reinbert de Leeuw et ses Ensembles ASKO et Schönberg à qui reviennent onze des vingt-quatre œuvres du coffret comptent parmi les interprètes les plus chevronnés et enthousiastes de Ligeti. Parfait connaisseur de l’œuvre de Ligeti, qu’il dirige depuis nombre d’années, notamment avec le London Sinfonietta puis en tant que directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain, Jonathan Nott, bouillonnant, onirique, maître du temps et de l’espace, dirige les œuvres pour grand orchestre (Concerto roumain, Apparitions, Atmosphères, Requiem, Lontano, San Francisco Polyphony) avec une aisance et un engagement proprement idiomatique un Orchestre Philharmonique de Berlin de toute beauté remarquablement capté par les micros de Teldec qui mettent en lumière une polyphonie et une polychromie d’une densité hallucinante supérieurement sollicitées par le binôme chef/orchestre. Parmi les solistes, quelques-uns des grands artistes de notre temps, comme la mezzo-soprano Katalin Károlyi, le flûtiste Jacques Zoon, le compositeur-hautboïste Heinz Holliger, la corniste Marie Luise Neunecker, le violoniste Frank Peter Zimmermann, les violoncellistes Siegfried Palm et David Geringas, le pianiste Pierre-Laurent Aimard…

Au total un coffret indispensable pour qui veut entrer dans la création de l’un des compositeurs les plus captivants et novateurs du XXesiècle, dont l’œuvre, avec les huit CDs Sony Classical, est désormais accessible à tous. 

Bruno Serrou

« The Ligeti Project »5 CD Warner Classics 0825646028580 (5h31mn)

Un Orchestre de Paris festif, avec Esa-Pekka Salonen puis l’inauguration de l’orgue symphonique de la Philharmonie de Paris avec Paavo Järvi

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Paris, Philharmonie 1, jeudi 22 et mercredi 28 octobre 2015

Photo : (c) Orchestre de Paris

Deux semaines de fête, tel est le sort enviable de l’Orchestre de Paris dans sa salle de la Philharmonie. La semaine dernière avec la venue du compositeur chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen ; cette semaine avec l’inauguration de l’orgue symphonique de la Philharmonie mais aussi une brillante création mondiale par l'altiste Antoine Tamestit d’un concerto pour alto de très haute tenue signé Jörg Widmann…

Buffet et tuyaux. Photo : (c) Bruno Serrou

Naissance de l’orgue de la Philharmonie

La première prestation de l’orgue de la Philharmonie a attiré hier la foule des grands soirs. Il faut dire que le petit bois de tuyaux longilignes et argentés pointant au-dessus du plateau côté cour devant un mur blanc apostrophait le public depuis déjà neuf mois. Ledit public qui s’installait à sa place hier avait le regard attiré par une énorme console type Airbus A380 ou d’un OVNI intergalactique que le bricoleur Jean-Michel Jarre ne renierait pas. Une fois le noir-salle établi, l’ombre de Thierry Escaich, compositeur-organiste titulaire de la tribune parisienne de Saint-Etienne-du-Mont-membre de l’Institut de France-professeur d’écriture et d’improvisation au CNSMDP voisin que d’aucun considère de par ses fonctions et titres comme le successeur d’Olivier Messiaen, se glisser subrepticement jusqu’à la console, qui, dès le premier son émis, déclencha l’ouverture d’ouïes à l’arrière du bois de grands tuyaux d’où est sortie une lumière rutilante quasi-divine qui fit la même sensation qu’une apparition mariale dans la grotte de Lourdes. 

Claviers. Photo : (c) Bruno Serrou

Une mise en scène impressionnante apte à faire oublier au public français, réputé plus sensible à la lumière qu’au son, les aptitudes de l’instrument lui-même. Il serait ingrat de juger des qualités de l’improvisation de Thierry Escaich. En effet, sa mission était de tirer tout ce qu’il pouvait des soixante pour cent du potentiel de l’orgue, qui ne sera complet qu’en février prochain, pour son inauguration officielle (1). De ce fait, le musicien a cherché à faire entendre la diversité sonore et technique de l’instrument, qui s’avère indubitablement prometteur et qui, dans cette salle pour laquelle il a été expressément conçu, sonne avec une transparence et une diversité de timbres impressionnante. Il lui manque cependant encore rondeur et relief, ce qui ne sera assurément plus le cas dès que l’instrument sera complet, d’ici moins de quatre mois.

Paavo Järvi, Thierry Escaich et l'Orchestre de Paris. A gauche, le prifil blanc du clavier de l'orgue de la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

L’orgue a été remis à contribution dans la seconde partie du concert, dans la configuration pour laquelle il a été conçu, celle de sa participation à un concert symphonique, fondu ou dialoguant avec l’orchestre. L’œuvre choisie pour cette première a été la plus emblématique de ce répertoire, la Symphonie n° 3 en ut mineur avec orgue op. 78 de Camille Saint-Saëns. Cette fois, la console blanc-émail rutilant de l’orgue était placée de profil, côté jardin derrière les violons et cachant le piano, révélant un profil digne du design des produits Jacob Delafon, comme me l’a soufflé un espiègle soliste de l’Orchestre de Paris. Sous l’impulsion de Paavo Järvi, qui a semblé se délecter de cette œuvre scintillante dont il a su souligner la diversité des atmosphères tout en suscitant une transparence et une fluidité des pupitres et des voix, sans en affecter les climax funèbres dont la symphonie est toute imprégnée avec le leitmotiv du Dies Irae - œuvre sans doute choisie indépendamment de la proximité de la Fête des Morts, le 2 novembre -, exacerbant les contrastes et les vagues de sons qui parcourent l’orchestre tout au long de l’œuvre, rivalisant de puissance avec l’orgue, qui n’a jamais écrasé l’orchestre même dans les moments où les plein-jeux s’expriment.

Jörg Widmann (né en 1973), Viola Concerto, disposition de l''orchestre. Photo : (c) Bruno Serrou

Antoine Tamestit crée Viola Concerto de Jörg Widmann

Mais l’autre grand moment de la soirée, parallèlement à la première participation de l’orgue de la Philharmonie à un concert symphonique, a été la création mondiale du Concerto pour alto - Viola Concerto de Jörg Widmann (né en 1973). Egalement clarinettiste et chef d’orchestre, l'artiste bavarois disciple de Hans Werner Henze est l’un des compositeurs les plus créatifs et talentueux de sa génération. En février 2014, il avait joué lui-même son Concerto pour clarinette« Elégie » avec l’Orchestre National de France dirigé par Ilan Volkov dans le cadre du festival Présences. En 2009, pour le vingtième anniversaire de l’Opéra Bastille et l’ultime spectacle de l’ère Gérard Mortier, il avait donné en création Am Anfang (Au commencement), sorte d’Ovni qu’il avait réalisé avec le plasticien Anselm Kiefer et qui avait suscité de violentes réactions. Cette fois, c’est au remarquable altiste français Antoine Tamestit qu’il a dédié son Concerto pour alto, commande conjointe des Orchestres de Paris, de la Radio suédoise et Symphonique de la Radio bavaroise. Ce concerto d’un peu plus d’une vingtaine de minutes est en fait un grand chant virtuose imbriquant étroitement humour, onirisme et nostalgie. Widmann a le sens de la couleur et des alliages de timbres instrumentaux qui lui permettent d’instaurer entre les pupitres et le soliste des coloris et des fondus sonores époustouflants. Sa maîtrise du micro-intervalle, la palette de timbres et la virtuosité qu’il met magnifiquement en valeur lui permettent de mêler subtilement les sonorités immatérielles d’instruments comme la harpe et le célesta ainsi que de l’alto, et la richesse de couleurs de l’orchestre et de chacun de ses instruments. La formation qu’il met en jeu, sans hautbois (quatre flûtes (dont flûte basse et flûte en sol), quatre clarinettes (dont clarinette basse et clarinette contrebasse), trois bassons (dont un contrebasson), quatre cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, trois percussionnistes, timbales, célesta, piano, deux harpes, quatre violons, trois altos, trois violoncelles, huit contrebasses), est disposé en arc de cercle de façon peu commune, les pupitres étant positionnés dans l’espace de telle sorte que la perception spatiale des instruments soit amplifiée et que suffisamment de place soit laissée aux pérégrinations du soliste à travers l’orchestre. 

Jörg Widmann (né en 1973), Viola Concerto. De gauche à droite : Paavo Järvi, Jörg Widmann, Antoine Tamestit devant l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

L’alto solo donne discrètement le signal du début de l’œuvre dont il est le soliste, debout entre harpes et célesta tapant sur le corps de son instrument et sur le cordier, lançant des regards de défit rigolards et moqueurs au chef d’orchestre tandis que lui répondent les toms en imitation, avant de commencer une longue série de pizzicati et de traverser l’orchestre jusqu’en son centre, les contrebasses le soutenant avec toutes sortes de pizzicati parcourus de pizz. Bartók secs et sonores, jusqu’à ce que l’orchestre retentisse violemment. A l’instant de ce premier climax, une corde de l’alto solo choisit de rendre l’âme dans un grand claquement frappant contre le corps de l'instrument et qui contraint Antoine Tamestit à se retirer dans la coulisse pour changer de corde et la régler, laissant orchestre, chef et public dans le silence de l’attente. Pour la reprise, Paavo Järvi fait reprendre au climax, sur le cri des trompettes et du tuba. Cette fois, la corde rebelle résiste. Soudain, Tamestit tend le bras et l’archet pointant vers le plafond, signifiant qu’il cesse de jouer pizzicato pour jouer enfin con l’arco, qu’il va utiliser de toutes les façons imaginables, y compris col legno. Puis il s’accorde, tandis que les pupitres de cordes jouent pizzicato. A l’alto répond l’écho velouté de la flûte basse et de la flûte alto vers lesquelles il se dirige. Survient un moment exceptionnel lorsque l’alto use de ses harmoniques face aux graves des clarinettes et du tam-tam auxquels il répond sur la corde de do. Suit un très beau solo sur une, puis plusieurs cordes, soutenu par les seules contrebasses bientôt rejointes par les trombones qui le submergent bientôt, puis les clarinettes grondantes sur une longue tenue tandis que l’altiste se déplace tout en jouant jusqu’au centre du plateau, se plaçant cette fois entre les trompettes et les contrebasses, alors qu’un immense cri perçant s’élève de l’orchestre, le soliste s’exprimant sur un mode de plus en plus exacerbé. Mais alors qu’il se dirige vers le côté cour du plateau, Tamestit perd l’épaulière de son alto, incident qui devait fatalement arriver tant l’œuvre exige un jeu singulièrement énergique et virtuose. Enfin, sur une montée vers l’aigu, le soliste s’installe à la place habituellement dévolue au soliste, entre violons et chef et se lance dans le finale, lyrique et d’essence tonale, où il est soutenu par les cordes seules, finale qui s’éteint doucement, après que l’alto ait réalisé une scordatura de la corde do, relayé tandis qu’il s’efface par les graves des contrebasses. Véritable poème symphonique pour alto et orchestre, cette œuvre pourrait rapidement devenir l’une des plus courues par les altistes en quête de répertoire concertant.

Esa-Pekka Salonen et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Esa-Pekka Salonen et Béla Bartók

Une semaine plus tôt, l’Orchestre de Paris s’est illustré sous la direction d’Esa-Pekka Salonen dans un programme monographique consacré à Béla Bartók. Toujours jeune, svelte, élégant et plein d'énergie, le chef finlandais a semblé chanter dans son jardin, tant l’alliance chef/orchestre a semblé couler de source. Je n’ai pu ce soir-là m’empêcher de songer à Pierre Boulez, qui a si souvent fréquenté la musique de Bartók, notamment avec l’Orchestre de Paris et dans les mêmes œuvres. Je ne fais ici qu’évoquer ici en passant la triste et déconcertante prestation des sœurs Labèque dans la version avec orchestre de la Sonate pour deux pianos et percussion dans lequel l’Orchestre de Paris a eu peu à faire, et les deux percussionnistes, Camille Baslé et Eric Sammut, tous deux solistes de l’Orchestre de Paris, respectivement aux timbales et à la percussion, sont apparus circonspects, pour célébrer l’extraordinaire prestation de l’Orchestre de Paris et de tous ses pupitres solistes autant dans la Suite de danses pour grand orchestre Sz. 77, qui est apparue plus brûlante qu’avec Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra cinq jours plus tôt dans la même salle, que dans le Concerto pour orchestre Sz. 116 auquel Esa-Pekka Salonen a donné à la fois tout son éclat grâce à l’assurance des musiciens de l’Orchestre de Paris, sa rigueur rythmique et sa diversité poétique.

Bruno Serrou

1) Les 6 et 7 février 2016

CD : Witold Lutoslawski par Krystian Zimerman, Simon Rattle et l’Orchestre Philharmonique de Berlin

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Witold Lutoslawski (1913-1994) est assurément le plus grand des compositeurs polonais - si l’on considère Frédéric Chopin comme autant Polonais que Français et qu’il se consacra quasi exclusivement au piano -, et l’un des plus inventifs et originaux de tous ceux de sa génération, d’autant que sa création ne compte aucune faiblesse.  

Le Concerto pour piano et orchestre est une œuvre tardive de Witold Lutoslawski, puisqu’elle date de la seconde moitié des années 1980. D’aucuns se souviennent qu’il était venu le diriger à Salle Pleyel à la tête de l’Orchestre de Paris avec en soliste son compatriote Krystian Zimerman, dédicataire du concerto avec qui il l’a enregistré en 1989 en compagnie de l’Orchestre Symphonique de la BBC, déjà pour le label DG. Composé en 1988, ce Concerto est une œuvre nuancée, parfois aux limites du silence, avec ses intensités qui frisent le murmure, sa luminosité assez française - l’on sait combien Lutoslawski était épris de poésie française – son onirisme original. Lutoslawski use d’éclats dissonants tout en se tournant vers le grand concerto romantique dans la mouvance du Deuxième de Brahms avec ses quatre mouvements, qui s’enchaînent quant à eux. On y trouve aussi des traces de Bartók dans le mouvement lent au climat nocturne. Somptueusement soutenu par Simon Rattle et un Orchestre Philharmonique de Berlin liquide et velouté, Krystian Zimerman donne à « son » concerto toute sa magnificence, son éclat, grâce à son toucher cristallin et à sa virtuosité éblouissante qui se joue en toute simplicité des redoutables difficultés de cette partition.

Witold Lutoslawski et Krystian Zimerman. Photo : DR

Composée en 1966-1967, soit un quart de siècle après la Première et onze ans avant la Troisième, la Symphonie n° 2 - dont le second mouvement a été créé dès 1966 à Hambourg sous la direction de Pierre Boulez à la tête de l’Orchestre de la Norddeutscher Rundfunk, son commanditaire, huit mois avant la première exécution de l’œuvre entière par l’Orchestre de la Radio Polonaise dirigé par le compositeur -, compte deux mouvements joués dans leur continuité et mêlant une part d’aléatoire - les parties instrumentales sont précisément notées, tandis que leur coordination est organisée avec des éléments soumis au hasard -, et ponctués d’accords rugueux et éruptifs. Le premier se présente sous la forme d’une suite de séquences réunissant chacune divers petits groupes instrumentaux et s’achevant par un court refrain joué par trois instrumentistes qui n’ont précédemment jamais été intégrés à un groupe. Le finale se subdivise en cinq parties toujours plus rapides et sonores. La direction lumineuse de Simon Rattle stimule l’Orchestre Philharmonique de Berlin, dont les timbres luxuriants exaltent une œuvre d’une beauté saisissante.

Bruno Serrou

1 CD DG 479 4518 (Universal Classics) (62mn 17s)

Dossier : L’immense pianiste Stephen Kovacevich a 75 ans

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Stephen Kovacevich. Photo : DR

Pour son soixante-quinzième anniversaire, qu'il a célébré lundi 2 novembre 2015 (1), rejoint par son ex-épouse, Martha Argerich, dans la salle où il a fait ses débuts en 1961 grâce à son professeur, Myra Hess, le Wigmore Hall de Londres, Stephen Kovacevich a présidé le Concours Marguerite Long 2015 qui vient de se dérouler à Paris au mois d’octobre et qui n’a pas attribué de Premier prix. A cette occasion, les organisateurs du concours conjointement à Universal Classics m’ont permis d’aller à la rencontre de cet immense artiste américain pour m’entretenir avec lui en son domicile londonien.

Stephen Kovacevich est notamment un remarquable interprète de Beethoven, qu’il investit jusqu’au plus secret de chaque note en lui donnant limpidité, sérénité, grandeur, onirisme exhaussés par un son ample et chaud qui lui est propre. Rencontré dans son cottage londonien où il faut retirer ses chaussures si l’on tient à entrer, confortablement assis non loin de son Steinway de concert couvert d’un tissu coloré, chaleureux et plein d’humour, Stephen Kovacevich ne paraît pas son âge. Né le 17 octobre 1940 à Los Angeles de père croate et de mère américaine, il a donné son premier récital à 11 ans. A 18 ans, il s’est rendu en Angleterre pour étudier avec Myra Hess. Depuis lors, il réside à Londres. Ce qu’il  retenu de Myra Hess ce n’est pas tant le travail que le son, sa profonde connaissance des partitions et des indications qu’elles contiennent. Quand il étudiait en Californie, Kovacevich ne comprenait pas vraiment le nuancier, particulièrement celui de Beethoven. C’est à son contact qu’il a commencé à le saisir. Il s’est aussi formé à l’écoute d’Otto Klemperer. S’il n’a pas joué sous la direction de l’impressionnant chef allemand, cela lui paraît sans importance car il dirigeait les plus grands Beethoven qu’il a entendus de sa vie, le son Klemperer étant unique et impressionnant de noblesse. Ce n’est donc pas avec Klemperer que Kovacevich a donné son premier concerto mais avec un anglais. « C’était aux Proms de Londres avec Malcolm Sargent dans le 4e Concertode Beethoven, se souvient-il. A 23 ans, j’ai joué le même concerto avec Colin Davis en concert à Liverpool. Dans les dix ans qui ont suivi, nous avons enregistré ensemble les concertos de Beethoven, Bartók, Brahms, Grieg, Schumann… » Mais il faut aussi écouter ses Variations Diabelli (son premier disque, à 27 ans) et sonates de Beethoven, ses Brahms, ses duos avec Martha Argerich, qui fut sa femme et dont il a eu une fille aujourd’hui photographe (2). Tous enregistrements qui viennent d’être réédités en un coffret (voir le compte-rendu ci-dessous, après l’interview).

Depuis 1984, Stephen Kovacevich est également chef d'orchestre. Il a fait ses débuts à la tête du Houston Symphony Orchestra, avant de diriger entre autres le Chamber Orchestra of Europe, le Royal Philharmonic Orchestra, le BBC Symphony...

B. S.

1) En France, Stephen Kovacevich se produira au Festival de Pâques d'Aix-en-Provence le 24 mars 2016 et à la Philharmonie de Paris le 15 avril 2016 

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Stephen Kovacevich. Photo : DR

Entretien avec
STEPHEN KOVACEVICH

Bruno Serrou : Qu’est-ce ce qui vous a incité à accepter de présider le concours Marguerite Long 2015 ?
Stephen Kovacevich : J’aime écouter les jeunes musiciens, et je suis heureux qu’un certain nombre viennent travailler chez moi. Il en est d’incroyables. Je donne des cours privés. J’enseigne à Verbier, tous les deux ans. J’y serai l’année prochaine. Les standards y sont très élevés.

B. S. : Pour votre part, vous n’avez jamais tenté de concours ?
S. K. : Si. Le Reine Elisabeth de Belgique. J’avais 19 ans. Mais Rien n’est arrivé. J’étais trop nerveux, devant le clavier. Les deux grands concours de mon temps étaient l’Elisabeth et le Tchaïkovski. Pour les autres, la notoriété était moindre.
   
B. S. : Pensez-vous qu’il est important aujourd’hui pour un jeune musicien de remporter un concours ?
S. K. : Aujourd’hui, c’est la seule manière pour un jeune artiste d’être entendu. Quand j’ai commencé, j’ai loué le Wigmore Hall de Londres pour trois soirées réparties sur en deux saisons, et j’ai eu de la chance parce que mon professeur, Myra Hess, m’y a aidé. Mais aujourd’hui, si vous louez une salle personne ne vient. En fait, le concours met tout le monde à égalité, et je pense que vous n’êtes pas obligé de jouer la Méphisto-Valse pour gagner, vous pouvez aussi jouer Beethoven, Schubert ou Brahms. Le concours est moyen plus sophistiqué, plus civilisé qu’autrefois. Mon premier vrai jury remonte à il y un an, lorsque Nelson Freire m’a demandé d’être président de son concours à Rio de Janeiro. J’étais très content, d’autant plus que je découvrais Rio. J’aime aussi Paris, et je suis heureux d’y séjourner quelques jours grâce au Concours Marguerite Long. Je pense que c’est la seule voie pour un jeune de savoir ce qu’il vaut. Même s’il ne gagne pas il peut faire impression. Dans des grands concours comme le Chopin, le Tchaïkovski, le Leeds, le Cliburn, vous n’êtes pas obligé de gagner, quelque part vous jouez devant des professionnels, devant un public. Vous gagnez, ok, mais si vous ne gagnez pas, vous pouvez susciter l’intérêt. Vous développez aussi votre répertoire. Il n’est donc pas nécessaire de gagner.

B. S. : Vous êtes californien, vous êtes venu au Royaume Uni pour travailler avec Myra Hess. Comment avez-vous découvert cette grande pianiste ?
S. K. : Elle jouait souvent à San Francisco avec l’orchestre symphonique de la ville. Et la première fois que je l’ai entendue, j’ai apprécié mais pas plus. La deuxième fois que je l’ai écoutée, je trouvé que c’était vraiment une très-très grande interprète. J’avais un ami qui la connaissait, il m’a présenté à elle. Je lui ai joué l’Opus 109 de Beethoven, et elle a accepté que je vienne à Londres. Pour ce faire, mon université m’a attribué une bourse de deux ans pour m’y rendre.

B. S. : Pendant vos études avec Myra Hess, donniez-vous des concerts publics ?
S. K. : Je me limitais à l’étude.

B. S. : Comment était votre professeur ?
S. K. : Elle excellait dans Beethoven, Schubert, Brahms. Dans Mozart aussi… Ce que j’ai retenu d’elle ce n’est pas tant le travail que le son. Elle connaissait par cœur les partitions et toutes les indications qu’elles contenaient. Quand j’étudiais en Californie, je ne comprenais pas vraiment toutes les nuances des œuvres, particulièrement chez Beethoven. Je n’ai commencé à les comprendre qu’à son contact. A Londres, je me suis également formé en écoutant Otto Klemperer. Je n’ai pas joué avec lui, mais cela n’a pas d’importance parce qu’il dirigeait les plus grands Beethoven que j’ai entendus de ma vie. Le son de Klemperer est unique et il est impressionnant de grandeur.

B. S. : Au contact de Myra Hess et d’Otto Klemperer, vous avez été à bonne école pour devenir un grand interprète Beethoven
S. K. : Pourtant, quand j’enregistrais chez Philips, je ne connaissais pas toutes les sonates de Beethoven. C’est pourquoi je ne les ai toutes enregistrées qu’une fois chez EMI. Toutes ne m’intéressaient pas encore (rires). Je n’aimais que la dernière période, et je n’ai pas joué la Sonate « Hammerklavier » avant d’avoir 50 ans. Avant, je ne pensais pas être capable de la jouer. Mon véritable amour quand j’avais 20-30 ans étaient les Diabelli.

B. S. : Avec les Diabelli, vous commencez avec Haydn et vous finissez avec Schönberg...
S. K. : Oui… Mais je n’aime pas Haydn (rires).

B. S. : Sous la direction de qui avez-vous donné vos premiers concertos de Beethoven ?
S. K. : Le premier chef avec qui je me suis produit a été Sir Malcolm Sargent. C’était aux Proms de Londres dans le Quatrième Concerto de Beethoven. Puis, à 23 ans, j’ai rencontré Colin Davis, avec qui j’ai joué ce même Quatrième Concerto de Beethoven à Liverpool, avec le Liverpool Philharmonic. Le contact avec Colin a été très fort. Et dans les dix ans qui ont suivi nous avons fait tous les disques pour Philips, le Deuxième Concerto de Bartók en 1968 et le Cinquième Concerto de Beethoven en 1969. Les derniers seront les deux Concerto de Brahms, en 1979. Colin avait le « feeling » avec Berlioz, il « possédait » littéralement Berlioz, au point de voir comme Berlioz. Mais Berlioz était trop musicien pour écrire pour le piano (rires).

B. S. : En revanche vous jouez Sir Michael Tippett, qui était aussi un ami de Colin Davis.
S. K. : Oui. J’ai joué son concerto sous sa direction. J’estimais que les indications métronomiques de Tippett dans son premier mouvement étaient beaucoup trop rapides. Mais, jugeant que c’était la volonté du compositeur, je me suis senti obligé de jouer comme il l’avait noté. Aussi, à la première répétition, j’ai interprété le mouvement au tempo indiqué, mais il m’a dit : « Pourquoi jouez-vous si vite ? » Je lui ai répondu « Mais, Sir Michael, c’est ce qu’il y a sur votre partition ». Il m’a répliqué : « Cher garçon, n’y prêtez aucune attention » [Stephen Kovacevich imite la voix posée et légèrement voilée de Tippett]. Bartók était un maniaque pour ses tempi, pourtant, quand vous écoutez ses enregistrements, il ne fait pas ce qu’il a écrit.

B. S. : Quel est le chef d’orchestre qui vous a le plus impressionné ?
S. K. : Probablement Otto Klemperer, mais aussi Arturo Toscanini, et j’adore les enregistrements Strauss de Fritz Reiner. Ils sont absolument incroyables. Ils sonnent dans mes oreilles quand je joue au piano, j’ai le son Strauss de Reiner.

B. S. : Jouez-vous la Burleske de Richard Strauss ?
S. K. : Une pièce magnifique, mais je ne la joue pas.

B. S. : Pourquoi ?
S. K. : Je ne sais pas... J’ai entendu d’extraordinaires Burleske, celle du pianiste suisse Pierre Montesi il y a un an, mais aussi Martha [Argerich], Byron Janis...

B. S. : Comment choisissez-vous votre répertoire ?
S. K. : Uniquement la musique que j’aime. Bartók pendant un temps a été mon préféré, j’ai joué et enregistré à la fin des années 1960-début des années 1970 ses trois Concertos, sa Sonate pour deux pianos et percussion, En Plein air, le sixième livre du Mikrokosmos et la Sonatine.

B. S. : Choisissez-vous les compositeurs ou les œuvres ?
S. K. : Par exemple, pour Bartók, je suis d’abord tombé amoureux de son Deuxième Concerto, et j’ai finalement abordé le Premierpuis le Troisième… J’ai suivi la même voie pour Beethoven, je suis d’abord tombé amoureux des Diabelli, pour Brahms ce fut le Concerto en ré mineur. En fait, c’est une seule œuvre qui m’attire vers un compositeur.

B. S. : Qu’en est-il de Jean-Sébastien Bach ?
S. K. : Je l’adore, mais je ne joue de lui que la 4e Partita et quelques Préludes et fugues. J’aime les concertos de Haydn, mais je n’apprécie guère ses sonates.

B. S. : Vous jouez Beethoven partout et souvent. Sont-ce les organisateurs qui vous y invitent ou est-ce vous qui le voulez ?
S. K. : C’est moi qui le veux. Je joue aussi beaucoup Schubert, ses deux dernières sonates très-très-très souvent. Surtout maintenant. Elles signifient beaucoup pour moi.

B. S. : Schubert est difficile à jouer en raison des da capo, que d’aucuns jugent longs quand ils sont faits et plus longs encore lorsqu’ils ne le sont pas…
S. K. : C’est amusant… J’ai joué à Zagreb voilà deux jours la dernière Sonate de Schubert, et je n’ai pas fait les da capo. J’aime pourtant les faire, mais je ne les fais qu’en fonction de la façon dont je perçois le public. Je n'ai pas de position tranchée. J’aime faire les reprises, bien sûr, mais tout dépend de la salle. Si je la sens concentrée, je les fais. Un chef m’a dit une fois à propos d’un concerto : « Si vous prenez le premier mouvement, si vous le répétez c’est trop long ; si vous ne le reprenez pas, c’est trop court ». Et c’est vrai. Je suis content de répéter, mais je ne répète pas toujours.

B. S. : Jouez-vous les lieder de Schubert ?
S. K. : Je ne les ai jamais donnés en public. J’aime les lieder de Schumann, Grieg, Bartók, Brahms, moins ceux de Beethoven. Mes préférés sont ceux de Schumann.

B. S. : Préférez-vous vous produire avec un chanteur ou avec des instrumentistes ?
S. K. : C’est totalement différent. Je pense que ma plus grande joie est de jouer avec des violonistes, des violoncellistes et autres instrumentistes.

B. S. : Claudio Arrau disait que pour lui le piano devait être chant, celui-ci étant le plus important dans la musique, estimant le piano comme une voix comme une autre.
S. K. : Oui. C’est vrai, et ma joie est de jouer avec un violoniste avant tout.

Avec Martha Argerich. Photo : DR

B. S. : Vous aimez à vous produire avec des artistes particuliers ?
S. K. : Jeune, j’étais heureux de jouer avec Joseph Suk. Aujourd’hui, la violoniste avec qui j’aime le plus jouer est Alina Ibragimova. Nous avons fait ensemble la Sonate en sol majeur de Brahms. Ce fut un véritable rêve. Parmi les violoncellistes, Lynn Harrell, Truls Mörk, I love. J’aime aussi beaucoup Kyung-wha Chung, avec qui j’ai fait beaucoup de choses.

Le coffret "Stephen Kovacevich, The Complete Philips Recordings". Photo : (c) Bruno Serrou

B. S. : Qu’est-ce qui est le plus important, pour vous, entre le disque et le concert ?
S. K. : Les deux ! Ce sont en effet deux choses complètement différentes, qui sont aussi importantes l’une que l’autre. Par exemple, lorsque j’entends les disques de Rachmaninov, ils sont absolument incroyables.  Nous avons besoin de connaître cela. Rachmaninov est un géant, a King. Il ne nous a pas légué que ses interprétations de sa propre musique, mais aussi des Impromptusde Schubert, qui sont les plus grands Schubert que j’ai entendus. Personne ne joue Carnaval de Schumann comme lui, cette œuvre sous ses doigts est absolument étonnante.

B. S. : Jouez-vous Rachmaninov ?
S. K. : Je commence à le jouer. Après une longue attente (rires). Ses Danses symphoniques avec Martha [Argerich], par exemple. C’est merveilleux à jouer pour un pianiste. Cela suscite un énorme plaisir.

B. S. : Plus que Prokofiev, par exemple ?
S. K. : C’est différent. Pourquoi - et c’est très français - vouloir à tout prix faire des distinctions ou des classifications entre les compositeurs ? Chez Prokofiev, ce qu’il y a d’extraordinaire ce sont ses Sixième et Huitième Sonates, ses deux Sonates pour violon et piano, son Roméo et Juliette est phénoménal, ses deux Concertos pour violon

B. S. : Pour ce qui concerne la musique contemporaine, vous avez joué Tippett, mais jouez-vous d’autres compositeurs ?
S. K. : John Taverner m’a écrit une pièce. Mais plus contemporains, non. Je ne les comprends pas totalement. J’aime la musique de George Benjamin et quelques pièces de Harrison Birtwistle comme le Triopour violon, violoncelle et piano ; un très beau trio. J’aime aussi James Dillon, mais je ne le joue pas. La musique de Ligeti est très belle et je l’aime beaucoup, mais je ne la joue pas non plus. Parce que beaucoup de jeunes pianistes peuvent le faire bien mieux que moi.

B. S. : Aujourd’hui, outre Rachmaninov, avez-vous dans votre viseur d’autres compositeurs que vous aimeriez jouer ?
S. K. : Oui je commence à en apprendre, les Etudes-Tableaux notamment. Mais pour le moment il est mon seul nouvel amour (rires). Je joue aussi Messiaen, le Quatuor pour la fin du Temps.

B. S. : Il semble que vous n’avez jamais rencontré de difficulté à mener votre carrière.
S. K. : J’ai eu cette chance, en effet. J’ai cependant dû m’arrêter à 35 ans. J’ai pensé que je ne pourrais plus jamais jouer. J’étais trop nerveux. Lorsque j’ai recommencé à me produire en public, les deux premières années ont été très difficiles, car j’ai donné de très mauvais concerts. Mais, petit à petit, ma confiance est revenue. C’était un problème psychologique. Lorsque j’étais sur scène, c’était une véritable torture. Jouer en public est encore un problème, mais cela va beaucoup mieux.

B. S. : Quand vous montez sur scène, voyez-vous le public ou seulement votre piano ?
S. K. : Je ne sais pas… Je vois tout, je pense. Parfois c’est encore difficile mais pas si mal maintenant, avant cela l’était davantage.

B. S. : Combien de concerts donnez-vous par an ?
S. K. : Maintenant, je fais très attention. Je joue seulement vingt à trente fois par an, au maximum, contre cinquante à soixante auparavant. J’ai trop joué, et trop souvent. Tous les jeunes jouent trop. Ils deviennent des machines, et les agents en sont responsables au premier chef.

B. S. : Que représente Marguerite Long, à vos yeux ?
S. K. : Je pense à ses collaborations avec les compositeurs, comme Ravel. Sur elle-même, je ne sais pas, je sais qu’elle est une importante pianiste française, probablement, même si sa façon de jouer ne m’est pas proche. Mais elle compte parce qu’elle était proche de Ravel, de Debussy, de Fauré. Là est l’important. En revanche, il y a une pédagogue française que je n’aime pas du tout, c’est Nadia Boulanger. Elle est si stupide… Pas ses étudiants, mais elle, oui. Beaucoup de gens l’aiment bien, elle était intelligente, mais l’intelligence c’est la moitié, maximum, pour la musique, elle ne fait pas tout.

B. S. : Vous qui n’enseignez pas dans des conservatoires ou autres institutions pédagogiques, comment choisissez-vous vos élèves ?
S. K. : Ils m’appellent et ils viennent ici, chez moi. La plupart sont très bien, et jouent déjà en concert. Je les connais par leurs enregistrements ; je les ai entendus en concert. Nous passons des moments fantastiques ici. Je n’enseigne pas que le piano, mais aussi par exemple le Concerto pour violon de Sibelius ; des trios, des quatuors constitués viennent vers moi. C’est merveilleux. 

B. S. : Leur dites-vous comment ils doivent travailler ?
S. K. : Habituellement, ils viennent ici parce qu’ils ne comprennent pas complètement quelque chose. Bien sûr, il nous faut travailler dur, mais la seconde chose que vous apprenez seulement par vous-même est qu’il faut acquérir un fort degré d’introspection en étant dans l’œuvre pendant des semaines, voire des mois.

B. S. : Quel est votre vision de l’avenir de la musique ?
S. K. : Je connais de nombreux merveilleux jeunes pianistes qui ont un riche potentiel, mais qui n’ont pas d’avenir parce que personne ne les connait. Ils n’ont pas d’argent. C’est comme ça. On a besoin de beaucoup de chance.

B. S. : Mais ces jeunes qui viennent vous voir, travaillent avec vous, vous-même pouvez parler d’eux.
S. K. : C’est ce que je fais. Je connais une excellente jeune pianiste, Zlata Chochieva… Vous connaissez André Furno ? Je lui ai parlé d’elle, elle a fait un sensationnel cd consacré aux Etudes de Chopin, un disque absolument magnifique. J’ai appelé André, il a écouté le disque, et il lui a offert un récital à Paris. Un autre a suivi à Berlin…

B. S. : D’où viennent vos élèves ?
S. K. : De partout. Je n’ai pas de français de ce niveau. Au plus haut niveau, j’ai des Slaves, Russes, et Géorgiens, des Chinois, des Japonais, un Américain dont la famille est polonaise. Peut-être ce dernier va-t-il remporter un concours...

B. S. : Que pensez-vous du fait que les Asiatiques aiment la musique occidentale ?
S. K. : Les musiciens japonais se font de plus en plus expressifs. Je joue avec les orchestres nippons, et ils tous sont excellents. Je me suis produit voilà trois ans avec un chef français, Sylvain Cambreling, et un orchestre japonais, le Yomiuri Nippon Symphony Orchestra. C’est la première fois qu’une formation symphonique de ce pays jouait non pas seulement correctement mais avec une grande beauté sonore et avec compréhension. Il y a trois ans, encore, à Verbier, un pianiste japonais joua la Quatrième Ballade de Chopin, je n’ai jamais entendu mieux, ce fut extraordinairement musical. Les Japonais évoluent bien ; en Chine vous avez des violonistes absolument merveilleux.

B. S. : Allez-vous au concert écouter vos collègues ?
S. K. : Je vais parfois les écouter. Ce qui m’attire dans les salles de concert en tant qu’auditeur c’est parfois le répertoire, parfois la personne. On ne sait pas pourquoi les artistes réussissent des choses merveilleusement, d’autres qu’ils ratent. C’est inexplicable.

Photo : (c) Medici.tv

B. S. : Pour votre part, vous excellez partout…
S. K. : Non. En fait je choisis ce que je joue.

B. S. : Combien d’œuvres avez-vous à votre répertoire ?
S. K. : Aucune idée. Par exemple, j’aime Chopin, mais je ne pense pas avoir le son qui lui est adapté. Je ne le joue donc pas. J’ai enregistré quelques pages de lui, Polonaise op. 61, Impromptu op. 51/3, Mazurkas op. 63, Barcarolle op. 60, Nocturnes op. 62, des Valses avec celles de Ravel… Je pense que j’aimerais travailler les Mazurkas... J’en connais trente sur cinquante-huit. Je les possède assez bien. Mais avec Chopin, le son est complètement différent du mien. Moi qui ai tant joué Beethoven, Chopin n’a rien à voir. Je joue tous les Brahms de la maturité. Les œuvres courtes de Brahms sont de grandes œuvres, et elles sonnent comme un orchestre.

B. S. : Quelles sont vos affinités avec Schumann ?
S. K. : J’aime Schumann. Je joue son Concerto, sa Sonate en fa dièse, sa Fantaisie, mais pas beaucoup. Je veux apprendre ses Kreisleriana. Les miniatures de Schumann sont probablement plus difficiles que celles de Beethoven et de Brahms. Parce que le son… Oui, je pense que Kreisleriana est une œuvre géniale, mais le son, l’ambiance ne sont pas directs. Là où Brahms est en résonance, Schumann est en intimité. Le phrasé de Brahms est long, celui de Schumann est plus court. Mes deux concertos favoris sont le Premierde Brahms et le Deuxième de Rachmaninov. L’un de mes grands aînés et compatriotes, William Kapell (1922-1953), jouait merveilleusement le Deuxièmede Rachmaninov…

B. S. : N’est-il pas trop difficile pour un pianiste d’avoir tout ce back ground ?
S. K. : Au contraire, c’est bien. Nous avons de grands pianistes. Van Cliburn (1934-2013) était exceptionnel quand il était jeune. Après quelque chose a dû lui arriver, il a perdu sa confiance en lui. Il a joué à Moscou les Deuxième et Troisième Concertos de Rachmaninov, c’était fantastique. Il ne jouait pas comme les autres, pas très vite, mais sa personnalité était incroyablement passionnée. C’était un très grand pianiste, mais soudain quelque chose est arrivé, je ne sais pas quoi. C’est bien d’avoir toute cette histoire du piano derrière soi, quand on est pianiste. Cela inspire.

B. S. : Et pour trouver sa propre personnalité ?
S. K. : J’ai appris de tout le monde. Votre personnalité vous est propre. Je n’ai pas peur d’écouter tout le monde. Je pense qu’il est important de les connaître.

B. S. : Vous vous êtes mis à la direction d’orchestre…
S. K. : Oui, et je dirige beaucoup.

B. S. : Qu’est-ce qui est important de posséder pour diriger ?
S. K. : Vous devez avoir le geste, être capable de vous exprimer. Je dirige les œuvres que je veux, les symphonies de Brahms, celles de Beethoven, la Quatrième de Sibelius, quelques pages de Wagner, des œuvres de Tchaïkovski… Je voulais faire ces pièces, et je les ai faites.

B. S. : Vous dirigez aussi du piano ?
S. K. : Oui. J’ai enregistré avec l’Orchestre de Chambre d’Australie l’Empereur de Beethoven. Ce Cinquième Concerto est facile à diriger du piano. Le Quatrième est le plus difficile, parce qu’il est très flexible, mais c’est possible. Mais je ne dirige plus, en ce moment. J’ai arrêté. Par choix personnel.

B. S. : Le piano vous suffirait-il ?
S. K. : Il est plus que suffisant. J’ai envie de faire de la musique de chambre, la Sonate n° 2 pour violon et piano de Bartók, une pièce vraiment magnifique. Je veux la jouer avec Alina Ibragimova.

B. S. : Que pensez-vous de la situation de la musique aujourd’hui ?
S. K. : Je ne sais pas pourquoi le milieu musical se fait de plus en plus alarmiste… Les gens continuent à se rendre au concert. Par exemple à Paris, le public est plus jeune qu’à Londres. Je ne sais pas pourquoi. Quand je donne un récital à Paris, il y a beaucoup de jeunes spectateurs. Ce n’est pas comme à Londres. Je pense… Non, la musique est vivante, preuve en est le fait que les jeunes pianistes, les jeunes violonistes sont merveilleux.

B. S. : Aux Etats-Unis, où vous vous produisez régulièrement, la musique où en est-elle ? S’exprime-t-elle exclusivement dans les universités ?
S. K. : Non. Certes, il y a toujours plus de musique dans les universités qu’ailleurs, mais moins maintenant. New York a une vie musicale très importante.

B. S. : Vous n’êtes jamais retourné vivre aux Etats-Unis. Préférez-vous Londres à San Francisco ?
S. K. : Je suis venu à Londres pour étudier, et mes enfants y sont installés. J’aime l’Europe. Je vis à Londres parce que mon français est très mauvais. En Angleterre, il y a beaucoup d’excellents orchestres, y compris hors de Londres : Birmingham, Liverpool sont de très bons orchestres. Je me produits une ou deux fois par an à Londres, voire trois. Mais je ne joue pas beaucoup de concertos.

B. S. : Quel est l’endroit où vous aimez le plus vous produire ?
S. K. : Je me sens très bien à Paris. Ainsi qu’en Scandinavie. A New York, j’aime jouer au Metropolitan Museum of Art, c’est une très bonne salle. Ma salle parisienne favorite est Gaveau. Le son est magnifique. C’est le meilleur de Paris.

B. S. : Quels sont les chefs d’orchestre avec qui vous aimez vous produire, aujourd’hui ?
S. K. : Je n’ai plus de relations aussi privilégiées aussi fortes qu’avec Colin Davis autrefois.

B. S. : Vous ne souhaitez plus enregistrer de concertos ?
S. K. : Non, seulement de la musique de chambre. Et peut-être quelques œuvres pour orchestre.

B. S. : En dehors de la musique, qu’aimez-vous dans la vie ?
S. K. : Le tennis et la cuisine indienne. Je connais quantité d’excellents restaurants indiens à Paris. A Londres aussi, bien sûr. Pour le tennis, je suis inscrit dans un club londonien, pas loin de chez moi, et je joue deux fois par semaine.

B. S. : Le tennis n’est pas dangereux, pour un pianiste ?
S. K. : Non, si l’on joue régulièrement, ce n’est absolument pas dangereux.

B. S. : Travaillez-vous votre piano tous les jours ?
S. K. : Chaque jour, en effet. De 10h30 à 19h. Pas toutes les secondes, mais quand j’ai fini une pièce j’en fais une autre. Depuis mon accident vasculaire cérébral, il y a six ans, je dois pratiquer mon piano tout le temps, pour les connexions cérébrales et gestuelles.

B. S. : Vous travaillez aussi quand vous êtes en vacances ?
S. K. : Je prends de très courtes vacances, cinq jours tout au plus. Sinon je joue tous les jours, sur ce Steinway.

B. S. : Est-il important de jouer par cœur ou avec partition ?
S. K. : Je préfère jouer par cœur, mais quand je fais de la musique de chambre, j’utilise évidemment les partitions. Mais je n’aime pas jouer comme Richter.

B. S. : Etes-vous un adepte des intégrales ?
S. K. : Je n’ai jamais joué toutes les sonates de Beethoven dans une même série. Je ne le peux pas. Cela m’intéresse, mais ce n’est pas ma façon de travailler. Je dois travailler si dur pour bien jouer, que je ne peux pas faire une intégrale d’un coup, je n’ai pas le temps. Je ne suis jamais pleinement content de mes prestations. Il y a deux ans, j’ai donné un récital qui m’a comblé, c’était l’un de mes meilleurs concerts que j’ai joué de ma vie. J’en ai été très heureux, bien sûr. Mais c’est très rare de jouer ainsi. Si je joue merveilleusement, cela m’encourage. Je me dis que je peux faire mieux encore. C’est pourquoi je continue à jouer. Je dois faire la Sonate en si bémol de Schubert ici, à Londres, le 2 novembre, peu après mon soixante-quinzième anniversaire (1), et ce sera peut-être merveilleux, c’est possible, parce que je travaille dur et advienne ce que pourra.

B. S. : Travailler trop dur peut être risqué…
S. K. : Oui, mais je pense savoir comment m’y prendre.

B. S. : Quelle sensation vous procure le fait d’avoir 75 ans ?
S. K. : Je joue au tennis deux fois par semaine. Cela me maintient (rires).

B. S. : L’âge venu, avez-vous fini par adopter votre patronyme définitif ?
S. K. : Maintenant, je joue sous le nom de ma mère. Cette dernière a fait un terrifiant mariage avec un nommé Bishop. Au début de ma carrière j’ai porté le nom de mon père, puis je l’ai associé à celui de ma mère, que j’ai fini par adopter… Mais je pense que c’est mon dernier changement de nom (rires).

Recueilli par Bruno Serrou
Londres, lundi 12 octobre 2015

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CD : STEPHEN KOVACEVICH EN 25 CD DECCA

A l’occasion des 75 ans du pianiste américain, le label Decca a eu l’excellente initiative de regrouper en vingt-cinq CD les enregistrements Philips de Stephen Kovacevich, soit les quinze premières années de la carrière discographique du pianiste (1968-1983), avant qu’il rejoigne EMI. Des enregistrements pour la plupart acclamés dès leur publication, et depuis lors confortablement installés parmi les références absolues. Pensons à ses Beethoven, Schumann, Brahms, Bartók et autres duos avec Martha Argerich, dont il a été le troisième époux, sans oublier sa remarquable complicité avec le chef d’orchestre britannique Colin Davis. Parmi ses enregistrements de jeunesse, des Chopin qui constituent le seul maillon faible de cette somme malgré de poétiques Nocturneset Fantaisie-Polonaise, son concerto de Stravinski, Quintette de Dvorak, concertos et Trio avec clarinette de Mozart plus rares sous ses doigts. Un pianiste qui nous offre toujours, quels que soient le compositeur et l’époque abordés, une vision claire, prenante, philosophiquement élevée de la musique qu’il joue magnifié par un sens prodigieux du détail. Un artiste toujours remarquablement inspiré. Tous les concertos enregistrés avec Colin Davis sont d’une beauté et d’une profondeur inouïe tant l’entente entre les deux hommes est totale, que ce soit au plan des sonorités de tous les pupitres, clavier et orchestre, que  l’allant, le rythme, l’intonation, les intentions.

Kovacevich est l’un des rares pianistes à avoir enregistré et à jouer régulièrement les trois cahiers de Bagatelles de Beethoven, qui sonnent sous ces doigts avec infiniment d’esprit, de grâce, de limpidité. Il est d’ailleurs parmi les grands interprètes de Beethoven, toutes époques confondues, cela dès son tout premier enregistrement, les Variations Diabelli en février 1968, l’une des versions les plus extraordinaires qui puisse se trouver. Son Concerto n° 1de Brahms est d’une ferveur toute juvénile et débouche sur un finale passionné, tandis que le Concerto n° 2 s’impose comme un modèle de fusion et de dialogue entre le soliste et l’orchestre qui corroborent le fait qu’il s’agit en fait d’une symphonie avec piano obligé. Dans les pièces pour piano solo du même Brahms, Kovacevich caractérise magnifiquement chacune d’elles, particulièrement les Variations Haendel et les Valses op. 39. Kovacevich a enregistré quatre des concertos de Mozart, les vingtième, vingt et unième, vingt-troisième et vingt-cinquième. Il exalte les mouvements lents par son chant typiquement mozartien, offrant ses propres excellentes cadences dans les Concertos n° 20, 21 et 25, Mozart n’en ayant pas écrit pour eux, contrairement au 23e. Dans le classique couplage des concertos de Schumann et de Grieg, Kovacevich accorde une attention particulière aux lignes mélodiques qu’il galvanise par la beauté de ses phrasés tout en s’avérant d’une virtuosité naturelle impressionnante. Les deux premiers concertos de Bartók rivalisent avec les versions de Mauricio Pollini et ont peu à envier à celles de Géza Anda, tandis que sa Sonate pour deux pianos et percussion avec sa compagne de l’époque, Martha Argerich, avec qui il dialogue en outre dans des pages de Mozart et de Debussy, l’unicité de leur conception et de leur rapport à l’œuvre, leur technique et leurs timbres font de ces enregistrements des réalisations de référence.

Philips a longtemps été célébré pour la qualité de ses enregistrements, et cet ensemble ne fait pas exception. Chaque disque sonne avec infiniment de naturel, sans aucun excès de dynamiques. Chaque CD reprend la pochette d’origine, à l’exception d’un disque de musique de chambre qui réunit deux albums. L’ensemble du coffret est présenté dans l’ordre alphabétique des compositeurs et non pas dans la chronologie des enregistrements et des parutions.

B. S.

25 CDs Stephen Kovacevich The Complete Philips Recordings 478 8662

Intégrale des Symphonies de Beethoven : Simon Rattle déleste les Berliner Philharmoniker de leur séculaire tradition beethovenienne

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Paris, Philharmonie 1, mardi 3, mercredi 4 et vendredi 6 novembre 2015

Berliner Philharmoniker dans la configuration de la Symphonie n° 3 de Beethoven. Photo : (c) Bruno Serrou

En treize ans de direction musicale, Sir Simon Rattle a complètement changé les particularités sonores des Berliner Philharmoniker. Le son rond et moelleux, le fondu des textures d’une qualité fusionnelle hors normes, les assises harmoniques sir profondes qu’elles pénétraient jusqu’aux tréfonds de l’âme et du corps de l’auditeur ne sont plus d’actualité. Un siècle d’héritage forgé par quatre générations de chefs germaniques, qui, depuis Hans von Bülow en passant par Arthur Nikisch et Wilhelm Furtwängler, a atteint son apogée avec Herbert von Karajan, sont passées par pertes et profits. Claudio Abbado en avait déjà éclairé les textures par sa luminosité et la sensuelle plastique de sa conception du son, tout en préservant peu ou prou cette tradition par son propre encrage « Mittle Europa » (Abbado était certes italien, mais de Milan et élève de l’Autrichien Hans Swarowsky).

Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker jouent Beethoven à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Monika Rittershaus / Berliner Philharmoniker

Le recrutement des musiciens s’est internationalisé, et si le niveau est toujours aussi exceptionnel dans l’excellence, l’on n’entend plus cette homogénéité profonde et grave qui rendait le son des Berliner chaud et onctueux comme un cocon qui donnait l’impression à l’auditeur d’être submergé et emporté dans une étoffe extraordinairement voluptueuse. Le chef britannique, qui avait transformé un orchestre de province en une phalange de très haut niveau lorsqu’il était directeur musical du City of Birmingham Symphony Orchestra dont il a fait l’une des formations majeures du Royaume-Uni, a métamorphosé les Berlinois, qui, tout en restant un modèle, n’est plus le même qu’il y a une décennie. Rattle a transformé Berlin en une sorte d’Orchestre of the Age of Enlightenment avec lequel il est associé depuis 1987, mais en plus sûr et en plus accompli, ne serait-ce que parce qu’utilisant un instrumentarium moderne.

Sir Simon Rattle. Photo : DR

Symphonies n° 1 et n° 3 « Eroica »

Ainsi, sommes-nous loin des lourdeurs et de l’emphase insupportables de ce qu’un Christian Thielemann a donné à entendre Théâtre des Champs-Elysées en 2010 avec sa Staatskapelle de Dresde. Mais là où l’on voyait avec Karajan dans les symphonies de Beethoven une section de cordes aussi étoffée que s’il s’agissait des symphonies de Brahms, Bruckner ou Mahler, Rattle module les effectifs conformément aux dates de genèse des œuvres. Ainsi, dans l’intégrale des Symphonies de Beethoven qu’il vient de donner à la Philharmonie de Paris à la tête des Berliner Philharmoniker, il a ouvert sa série en toute logique avec la Symphonie n° 1 en ut mineur op. 21. Les lignes se sont révélées si affinées qu’il a été donné d’entendre une symphonie de Haydn en plus développé au point que la partition de Beethoven a semblé traîner en longueur, avec des reliefs élagués et un discours si aéré que les lignes se sont avérées ténues. Trois contrebasses et cinq violoncelles pour les graves, sept altos ajoutés aux cinq violoncelles pour les médiums, dix premiers et huit seconds violons (la disposition des cordes sera du début à la fin premiers et seconds violons encadrant violoncelles et altos, contrebasse derrière les premiers violons), voilà qui ramène à l’intégrale des mêmes symphonies de Beethoven par le Chamber Orchestra of Europe dirigé par Bernard Haitink en 2011 Salle Pleyel… Mais le chef hollandais n’a pas l’expérience de Rattle en matière d’interprétation « à l’ancienne », ce qui lui avait permis d’exalter des sonorités plus rondes et brûlantes que son cadet tout en se faisant plus haydnien, dès l’Adagio initial, dans l’Andante où le cantabile manquait cependant de luminosité, ainsi que l’Adagio introduisant le finale, tandis que le Menuetto est apparu un peu comprimé, mais l’Allegro conclusif s’est fait dynamique et plein d’allant.

Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker à l'issue de la Symphonie n° 3 de Beethoven. Photo : (c) Bruno Serrou

Cinq soirées durant, le Philharmonique de Berlin s’est montré aussi réactif qu’une formation chambriste. Postérieure de quatre ans de la Première, la Symphonie n° 3 en mi bémol majeur op. 55 « Eroica », a naturellement vu les effectifs du Philharmonique de Berlin grossir, avec douze premiers violons et dix seconds, huit altos, six violoncelles et cinq contrebasses, ainsi que trois cors et trois timbales au lieu de deux dans la Première Symphonie. Fébrile, chaleureuse, d’une force mâle, la conception de Rattle convainc davantage que la Première, même si l’Allegroinitial manque de mordant et la Marche funèbre d’énergie et de tensions, mais l’œuvre se conclut dans la lumière et l’allégresse perceptibles dès le Scherzo, laissant une heureuse sensation d’accomplissement dans le Finale. Les pupitres solistes du Philharmonique de Berlin s’en sont donné à cœur joie, brillant de tous leurs feux, répondant aux moindres sollicitations de leur directeur musical. La virtuosité du timbalier est à toute épreuve, mais, depuis le bacon de face, il s’est avéré trop présent placé côté cour et dans un rapport plus équilibré au centre, derrière l’orchestre.

Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker à l'issue de la Symphonie n° 5 de Beethoven. Photo : (c) Bruno Serrou

Symphonies n° 2 et n° 5

L’OuvertureLeonore Iop. 138 qui a lancé la deuxième soirée de l’intégrale des symphonies de Beethoven, n’a pas semblé passionner Rattle, qui n’a rien tiré de cette dizaine de minutes de musique pourtant dramatique et contrastée. Avec dix premiers violons et autant de seconds, six altos, cinq violoncelles et quatre contrebasses côté cordes, bois et cuivres par deux, Simon Rattle et ses Berlinois ont brossé une Symphonie n° 2 en ré mineur op. 36guillerette et pimpante, à laquelle il n’a manqué qu’un zest de lyrisme pour convaincre pleinement. Avec des effectifs comparables à ceux de Leonore I dont elle est contemporaine (bois par deux, deux trompettes, quatre cors, deux timbales, douze premiers et dix seconds, huit altos, six violoncelles et cinq contrebasses auxquels s’ajoutent un piccolo et un contrebasson placés au fond de l’orchestre encadrant trois trombones), la Symphonie n° 5 en ut mineur op. 67 a été édifiée tel un immense crescendo gonflant d’impressionnante manière jusqu’à la toute fin, pour retourner à la puissance tellurique des quatre coups du destin qui sonnent avec une intensité foudroyante pour s’épanouir de façon triomphale dans le finale. Rattle dirige cette œuvre avec vigueur et allant, sans grandeur inutile mais avec une noblesse toute en souplesse et en vitalité, débarrassé de toute tentation d’exaltation de basses grondantes, totalement annihilées dans sa volonté d’alléger les textures et de les rendre transparentes.

Simon Rattle et lers Berliner Philharmoniker à l'issue de la Symphonie n° 7 de Beethoven. Photo : (c) Bruno Serrou

Symphonies n° 4 et n° 7

N’ayant pu assister aux Sixième et Huitième Symphonies, devant être le même soir à un récital deux pianos et piano à quatre mains dans une ville de Seine-et-Marne, je me suis rendu au pénultième volet de cette intégrale des symphonies de Beethoven, qui a réuni les belles Quatrième et Septième Symphonies. A contrario des deux premiers soirs, où j’étais installé au balcon dans les trois premiers rangs de face, j’ai entendu ce troisième concert depuis le treizième rang de l’orchestre, ce qui a changé la perspective d’écoute. Semblant davantage dans le son que les deux soirs précédents, j’ai pu retrouver mes sensations d’écoute que je gardais en moi, le Philharmonique de Berlin me paraissant plus coutumières, avec un son charnel vibrant et résonnant dans le corps, tandis que les textures se sont faites plus palpables, grondantes et malléables. Ainsi les deux œuvres jubilatoires d’une extrême vitalité réunies dans le concert de vendredi me sont-elles apparues plus équilibrées, séduisantes et habitées que les quatre précédentes, tandis que les pupitres toujours virtuoses se sont faits plus fusionnels et concordants, y compris les timbales, pourtant fort mises à contribution dans les deux œuvres. De forme et d’orchestration classique (une flûte, bois et cuivres par deux sans trombones, deux timbales, 12-10-8-6-5), la Symphonie n° 4 en si bémol majeur op. 60est toute de sérénité, de frémissements et d’abandon, portant en germes la ferveur foudroyante de la Septième. En termes de vitalité rythmique pure, peu d’œuvres atteignent l’exaltation démonstrative de la Symphonie n° 7 en la majeur op. 92d’une allégresse carrément propulsive. En dépit de plans pas toujours au cordeau, l’interprétation de Rattle et de ses Berliner Philharmoniker est montée peu à peu en puissance, le chef britannique scindant l’œuvre en deux parties, les deux premiers mouvements s’enchaînant, à l’instar des deux derniers, tandis qu’une grande respiration a séparés les deux blocs. Rattle a dirigé avec vivacité et le geste précis, le corps penché vers l’orchestre avec lequel il n’a plus formé qu’une seule entité, se montrant l’instrument moteur de cette furie dansant jusqu’à la frénésie, qui semblait ne jamais perdre souffle. Un feu d’artifice festif particulièrement communicatif qui aura parachevé pour moi l’intégrale Beethoven des Berliner Philharmoniker qui se terminait ce vendredi soir avec la Neuvième Symphonie

Bruno Serrou

1) Une intégrale est annoncée en formats CD et Blu-ray dans une édition Berliner Philharmoniker Recordings : www.berliner-philharmoniker-recordings.com

CD : Concertos pour piano de Ravel et Schmitt par Vincent Larderet, Daniel Kawka et l'Orchestre OSE

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Voilà un disque remarquable qui invite à la découverte. Deux des plus célèbres concertos pour piano du XXesiècle français, encadrant une œuvre du même genre et de la même époque enregistrée ici pour la première fois, le tout joué par des interprètes français, un jeune pianiste à la personnalité et au talent déjà bien affirmés, et un orchestre plus jeune encore dont c’est le premier disque, dirigé par un chef qui l’a fondé surtout connu pour son talent dont il fait bénéficier la création contemporaine la plus pointue…

Vincent Larderet, Daniel Kawka et l'Orchestre Symphonique OSE en scéance d'enregistrement à Grenoble. Photo : DR

Si l’on ne présente plus les deux Concertos de Maurice Ravel (1875-1937), celui en ré majeur connu sous le nom de Concerto pour la main gauche (1929) précédant de deux ans celui en sol majeur, enregistré ici avec les effectifs initialement prévus par son auteur (50-60 musiciens), il n’en est pas de même pour celui de Florent Schmitt (1870-1958), J’entends dans le lointain…, poème symphonique déployé en un unique mouvement d’à peine plus d’une dizaine de minutes. Composé en 1929, ce concerto illustre un vers du premier des six Chants de Maldoror du comte de Lautréamont, « J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante ». Daniel Kawka offre de cette page où Schmitt rend hommage aux victimes de la Première Guerre mondiale une lecture claire et intensément douloureuse, au diapason avec la violence, l’ardeur déchirante que Vincent Larderet donne à entendre de cette partition d’une exigence incroyablement virtuose que le compositeur n’a en rien simplifiée dans la version avec orchestre d’une œuvre originellement conçue pour piano seul.

Vincent Larderet. Photo : DR

Vincent Larderet a déjà livré son intégrale de l’œuvre pour piano seul de Maurice Ravel ainsi que de celle de Florent Schmitt, chez le même éditeur allemand. C’est dire combien le musicien est familier de l’univers de ces deux compositeurs français qui se sont côtoyés, le second ayant vécu plus longtemps que le premier, hélas me permets-je d’écrire, tant il s’est mal comporté dans les années 1939-1944. Doué d’une technique envoûtante qui lui permet d’exalter des sonorités d’une richesse, d’une variété et d’une amplitude infinies, Vincent Larderet donne des interprétations hallucinantes de ces œuvres, à la fois limpides, aérées et extraordinairement dramatiques.


Daniel Kawka et l’Orchestre Symphonique OSE que le chef a créé en 2011 en région Rhône-Alpes et qu’il a placé sous le signe de l’audace (de ce fait, OSE est à prononcer osé), donnent des trois œuvres réunies une interprétation au cordeau, d’une grande vélocité, colorée, singulièrement ciselée et dramatique à souhait. Soutenu par des musiciens qu’il a choisis lui-même, le chef français s’investit sans restriction dans cette musique, comme il l’a fait pour Richard Wagner en 2013 à Dijon dans un Ring malheureusement tronqué à outrance et charcuté par Brice Pauset, donne à l’ensemble cohésion, souplesse, rigueur et précision, tandis que l’orchestre atteste de sa virtuosité et d’une formidable fluidité.

Bruno Serrou

1 CD M. Ravel, Concertos pour piano, F. Schmitt, J’entends dans le lointain… Vincent Larderet (piano), Orchestre Symphonique OSE, Daniel Kawka (direction). Enregistré Auditorium Olivier Messiaen de Grenoble en février 2015. 53mn 04s. Ars Production Schumacher DSD 38178 (UVM Distribution)

In memoriam Claudio Abbado : Martha Argerich, le Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons ont rendu un vibrant hommage au grand chef disparu voilà 22 mois

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Paris, Philharmonie 1, mardi 9 novembre 2015

Andris Nelsons. Photo : DR

C’est une véritable soirée de gala qu’a proposée hier la Philharmonie de Paris en coproduction avec Piano****. Non seulement pour l’action de mécénat caritatif qui lui était accolé, au profit de la Fondation de l’Institut Curie pour la recherche contre le cancer - j’ai ainsi appris que les chances de guérison sont de soixante-dix pour cent chez l’enfant, de soixante pour cent chez la femme et cinquante pour cent chez l’homme, au moment-même où les députés assouplissaient la loi Evin sur la publicité sur l’alcool, pourtant cause d’un demi-million de décès par cancer -, au point que la presse n’a pas eu accès au programme de salle, outil de travail pourtant précieux pour qui veut identifier sans trop de risques de se tromper les extraordinaires musiciens d’un orchestre non permanent. Au fond, même si ce détail est gênant et le risque d’erreur de susciter quelque raillerie de la part de lecteurs important, l’enjeu de la soirée était amplement supérieur à ce qui peut passer pour de la mesquinerie (les invendus seront sans doute détruits), et, pour ma part, l’exceptionnalité de l’événement a été telle que l’heureux élu que je suis a volontiers fait fi de ce détail.

Claudio Abbado (1933-2014). Photo : DR

En effet, la fête a été à son comble, ce beau lundi de novembre pour un superbe hommage à Claudio Abbado, qui était l’un des invités privilégiés de Piano****. D'autant plus que j'étais fort bien placé, à l'orchestre, endroit qui semblerait bien être le plus adapté à l'écoute d'un concert symphonique de cette très belle salle. Etaient en effet réunis l’un des derniers orchestres que le chef milanais a fondés (ou refondé, pour être plus précis dans le cas qui nous occupe) en 2003, le Lucerne Festival Orchestra sur la base du Mahler Chamber Orchestra rejointe par des solistes prestigieux et des membres d’illustres phalanges européennes (Philharmoniques de Berlin, de Vienne, etc.), dirigé par le grand chef letton Andris Nelsons, directeur musical du Boston Symphony Orchestra qui a assuré l’intérim du LFO pendant deux ans, entre la mort de Claudio Abbado le 20 janvier 2014 et l’arrivée de Riccardo Chailly l’été prochain, et avec en soliste l’immense pianiste Martha Argerich, qui avait fait la connaissance de Claudio Abbado dans les années 1950 alors qu’ils étudiaient tous deux le piano à Vienne avec Friedrich Gulda, avant d’enregistrer leur premier disque commun chez DG en 1967 (1).

Claudio Abbado et Martha Argerich travaillant sur la scène de la Scala de Milan. Photo : DR

C’est d’ailleurs avec la première œuvre que ces deux extraordinaires musiciens ont enregistré ensemble, le Concerto n° 3 en ut majeur op. 26 (1921) de Serge Prokofiev, qui est aussi l’un de ses chevaux de bataille. Jouant avec une facilité déconcertante, les doigts courant sur le clavier comme en apesanteur, frôlant les touches plutôt que de les enfoncer, exaltant pourtant des sonorités flamboyantes aux couleurs vif-argent, la lionne argentine, sourire contenu et démarche inquiète mais au jeu tout en souplesse et à l’assise détendue, a offert une prestation virile et incroyablement virtuose. 

Martha Argerich. Photo : (c) Bruno Serrou

Argerich s’investit corps et âme dans cette partition qu’elle fréquente depuis si longtemps, féline, instinctive, jouant telle la braise en fusion. Dirigé par Andris Nelsons, l’Orchestre du Festival de Lucerne donne à la soliste une réplique ardente, généreuse, d’une beauté captivante, un véritable écrin polychrome sertissant un joyau hors normes. Plus qu’une lutte fratricide entre un orchestre et un piano virtuoses, le Concerto n° 3de Prokofiev a été l’occasion pour Martha Argerich, geste simple et efficace, de stupéfie par la légèreté aérienne de son touché, la profondeur de sa conception de l’œuvre qui chante avec elle comme avec nul autre, rassérénée par la présence d’un orchestre et d’un chef dignes d’elle.

Martha Argerich se lançant dans son bis Domenico Scarlatti. Photo : (c) Bruno Serrou

En bis, Martha Argerich a offert une Sonatede Domenico Scarlatti dont elle a le secret, démontrant qu’une fois en confiance, elle a toutes les capacités requises pour assumer le récital entier que son public attend depuis longtemps…  

Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est à Gustav Mahler, dont Claudio Abbado était un interprète inspiré, que la seconde partie du concert était consacrée. Le Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons ont donné une grandiose interprétation de la Symphonie n° 5 en ut dièse mineur(1901-1902). Dès l’attaque à découvert de la trompette solo qui introduit de façon tragique la première symphonie de Mahler non inspirée du Wunderhorn, le public a senti qu’il allait vivre un grand moment. Il faut dire que Reinhold Friedrich s’est avéré incroyablement sûr et brillant soixante-dix minutes durant. Voyant sans doute arriver la fin du long premier mouvement dans lequel il a fort à faire puisque c’est à lui qu’est confié l’essentiel du matériau de ces vingt minutes de musique avant d’être souvent à découvert par la suite, le trompettiste n’a pas même failli dans sa phrase ultime s’achevant sur une tenue pppa capella à la fin de la coda. 

Andris Nelsons salue la perfiormance du trompette solo du Lucerne Festival Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Autres performances remarquables, celle du cor solo, du premier violon, Gregory Ahss (?), tout aussi magistraux l’un que l’autre… Mais tous les pupitres sont à féliciter - notamment la harpiste, le premier altiste Wolfram Christ, son homologue contrebassiste Slawomir Grenda, le flûtiste Jacques Zoon, le hautboïste Lucas Macias Navarro, ainsi que clarinettiste (?), bassoniste (?), tromboniste (?) et tubiste, timbalier, entre autres -, tant l’ensemble de la phalange s’est avéré d’une dextérité exemplaire, faisant à eux tous un orchestre remarquable d’équilibre, de cohésion magnifiée par un évident bonheur de jouer ensemble. De vrais musiciens à la virtuosité épanouie que Nelsons dirige sans en avoir l’air, le corps penché vers les musiciens le geste rare mais large et précis, battant souplement la mesure, ouvrant largement les bras dans les moments de tendresse et de poésie, s’économisant toujours pour laisser libres ses musiciens, porter l’écoute du public à son comble.

Andris Nelsons salue la prestation du cor solo du Lucerne Festival Orchestra. Photo : (c) Brubno Serrou

Andris Nelsons offre une conception ardente, vigoureuse et tendue cheminant lentement mais de façon prégnante de l’ombre vers la lumière, et peut se permettre de foudroyants moments de frénésie tant l’Orchestre du Festival de Lucerne, concentré, puissant, homogène, répond promptement et s’avère somptueusement véloce. Cette approche est magnifiquement dramatique, dès les mesures initiales avec les hallucinants appels de trompette qui ouvrent la Marchefunèbre initiale de cette symphonie en cinq mouvements regroupés en trois parties et qui tétanise l’auditeur, heureusement ponctuée de passages plus élégiaques, et se poursuit dans le Stürmig bewegt (Violemment agité) qui suit, à la dynamique impressionnante débouchant sur un fascinant Scherzo, mouvement le plus développé de la symphonie occupant à lui seul sa deuxième partie. 

Andris Nelsons, Wolfram Christ (alto) et le Lucerne Festival Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Andris Nelsons enflamme ländler et valse au ton grinçant et parodique. Les cordes sont particulièrement délectables, précises et luxuriantes dans l’Adagiettoqui introduit la troisième partie, moment pourtant difficile à négocier de la symphonie tant son climat peut prêter à confusion pour sombrer dans un larmoyant pathos contraire à la mission introductive au Rondo-FinaleAllegro, que les musiciens enlèvent à bras le corps pour conclure en apothéose dans une épiphanie de sonorités foisonnantes traduisant à la perfection le tour dionysiaque et la joie de vivre aux fragrances de gravité sous-jacente qui disent combien Mahler est ici ironique et sarcastique, voire inquiet, le climat des mesures conclusives annonçant le tragique de la symphonie suivante.

Bruno Serrou

1) DG a eu l’excellente idée de réunir la totalité des enregistrements de Martha Argerich et Claudio Abbado réalisés entre 1967 et 2013 en un coffret de 5 CD (DG 479 4155)

CD : Somptueux Portrait de Franz Liszt par Roger Muraro

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Pianiste référent d’Olivier Messiaen, musicien ultra-sensible et profond, doté de mains gigantesques, Roger Muraro a tous les atouts pour être un grand interprète de Franz Liszt. C’est ce qu’il confirme haut-la-main avec le disque qu’il publie cet automne chez La dolce volta (1). Il l’avait déjà démontré au disque dans une formidable interprétation de l’impressionnante transcription du compositeur-virtuose hongrois de la Symphonie fantastiquede Berlioz (2).

En 2011, pour un dossier paru dans les colonnes du quotidien La Croix pour le centenaire Franz Liszt alors que paraissait cette Symphonie fantastique accompagnée d’extraits des Années de pèlerinage, Roger Muraro m’avait confié ses affinités avec l’abbé Liszt. « Franz Liszt conforte mon idée du métier de pianiste qu’il est l’un des premiers à avoir initié et mené à son apogée au siècle d’or du romantisme en matière de récital de piano, m’avait avoué Roger Muraro. Sa musique, sa personnalité me stimulent car elles s’appuient sur un concept essentiel : donner sans compter, quitte à entrer dans le mur. Je pense que Liszt a dû s’en payer plus d’un. Ne serait-ce que les cordes qui cassent, comme cela m’est arrivé devant Messiaen, dans ses Vingt Regards sur l’Enfant Jésus. Un do dièse s’est brisé alors que j’avais toutes les cloches à faire dessus. Liszt entérine ma conception du musicien qui entre sur scène, prend la parole avec son instrument et se raconte à lui-même une histoire à laquelle il espère que les auditeurs adhéreront pour que le concert soit un moment unique.


Photo : (c) Piano à Lyon

« Liszt n’est pas un torturé, mais un rêveur, un passionné, un être généreux, poursuivait-il. Un faible aussi qui ne savait pas dire ''non", se faisant avoir par tout le monde, à qui il a beaucoup donné… Séducteur, il a le charme de la personne douée et supérieure qui sait éblouir. Il est l’archétype du romantisme allemand. Dans sa musique, la moindre virgule ouvre une nouvelle forme de pensée, qui revient à l’idée initiale débouchant sur un autre paysage où l’on rencontre un personnage qui rappelle le paysage que l’on vient de quitter… Le tout en dix phrases, à l’instar de la poésie de Richter, Novalis, des tableaux de Friedrich, etc. Il avait besoin d’aventure. Pour y répondre, il lui a fallu briser le cadre classique. C’est ce qui rend si intéressante sa Sonate en si mineur, qui annonce la Sonate de Berg à cinquante ans de distance. Je peux aussi le rapprocher de Messiaen, mosaïque d’influences qu’il a abondamment travaillées pour forger son propre langage. Tous deux ont découvert des procédés qui ont suscité l’intérêt et allègrement servi aux autres, pour Liszt à Schönberg, et, surtout, à Wagner… Je suis exaspéré quand j’entends "il faut jouer Liszt wagnérien" : c’est Wagner qu’il faudrait jouer lisztien. L’école russe lui doit aussi beaucoup. Sa technique de fragmentation se déploie chez Scriabine. En revanche, Moussorgski lui est opposé avec son piano qui n’en est pas un.

« Pour être un bon interprète de Liszt, mieux vaut ne pas être inhibé pour livrer sans retenue le geste musical, ne pas avoir peur d’ouvrir. La pudeur peut néanmoins être dans trois notes d’un Sonnet de Pétrarque. Il y a chez lui mille facettes, certaines plus difficiles à percer que d’autres. On y trouve toujours du neuf. En outre, il y a chez Liszt l’aspect recréation qui est indispensable. Lui-même ne jouait jamais deux fois de la même façon. C’est cette palette qui compose sa personnalité de musicien virtuose qui embrasse tout. Le Liszt philosophe m’ennuie, le démonstratif plus encore, l’introverti m’agace, l’extraverti m’insupporte… Mais le mélange de cette philosophie, de cette retenue, de cette façon de donner, de cette fulgurance, du voyageur, du rêveur rend cet auteur ardu et passionnant. Il faut pouvoir entrer souplement dans chacune de ces cellules pour constituer un tout. Rares sont les pianistes comme France Clidat à avoir approfondi sa création, alors que les intégrales Chopin sont légion. Liszt, comme Schumann, est un moderne, ce que n’est pas Chopin. Le moderne qui a suscité le plus d’intégrales est Beethoven. Mais chez lui il y a un parcours, tandis que chez Liszt c’est un insaisissable zigzag permanent. Les gens n’étant pas sûrs d’eux-mêmes, dès l’instant qu’ils sentent ostensiblement une démonstration, une aisance, une facilité à provoquer, à séduire, voient du suspicieux et préfèrent rejeter tout en bloc… C’est pourquoi il est encore mal-aimé. »


C’est sur la Fantaisie et fugue sur le nom de B.A.CH. S. 529/2 que Roger Muraro ouvre son disque conçu autour de la vertigineuse Sonate en si mineur. Un programme qui ramène donc entièrement à cet immense poème symphonique pour piano, les élans rhapsodique, la foi chrétienne qui conduit à la rédemption, les influences « en miroir » (Muraro) en Liszt et Wagner, avec notamment le leitmotiv… La première pièce de ce cheminement à travers la création lisztienne est donc la transcription de la seconde mouture de la pièce éponyme pour orgue de 1855 révisée en 1870 dans laquelle Liszt brosse un portrait de Bach, à la fois fantasque et monumental. Autre hommage, celle de Liszt à son ami Richard Wagner, dans deux transcriptions de passages fameux de deux opéras, tout d’abord le Chœur des fileuses du Vaisseau fantôme S. 440que Liszt rend particulièrement aérienne, puis celle de la Mortd’amour d’Isolde, scène finale de Tristan und Isolde S. 447d’une force dramatique et d’une fougue passionnée extraordinairement communicatives. Le côté tempétueux de la Sonate en si mineur est éclairé par la dixième des quinze Rhapsodies hongroises, l’un des plus populaires, celle en mi majeur S. 244/10 au caractère insouciant et vif mais non sans quelques passages plus graves au sein de multiples changement de tempo. Le contraste est saisissant avec l’intériorité, la ferveur religieuse de la pièce suivante, véritable œuvre à programme annonciatrice de la Sonate, la seconde Légende pour piano, Saint François de Paule marchant sur les flots S. 175 (1865), qui illustre la traversée du détroit de Messine sur son manteau déployé sur l’eau par le saint calabrais, après qu’il eut refusé de payer le passage en barque.

La Sonate en si mineur S. 178 est le sommet de la création lisztienne, dont est à la fois le résumé et la projection sur l’avenir, un monument de la littérature pianistique. Tenant à la fois de la sonate pour piano en quatre mouvements et du poème symphonique en un seul tenant et l’usage du leitmotiv, autant par son côté narratif que par la diversité inouïe des sonorités et des timbres que le compositeur exalte trente minutes durant. A l’instar des pièces qui prélude à ce chef-d’œuvre, Roger Muraro donne de la Sonateune lecture époustouflante d’intensité, de luminosité, de clarté, de puissance des contrastes, d’intensité dramatique, de fluidité, d’unité du discours, de diversité de climats, tirant de son instrument une impressionnante pyrotechnie de couleurs et de timbres aussi riche et bigarrée que celle d’un grand orchestre symphonique postromantique, avec soliet tutti de cordes, de bois, de cuivres et de percussion mêlés et divisés tour à tour. Tout, sous les doigts gigantesques et le poids du corps délié de Roger Muraro se fait évidence, aisance, intelligibilité, sensibilité. Roger Muraro démontre ici qu’il est de la cour des grands, l’égal d’Alfred Brendel, de Claudio Arrau ou de Vladimir Horowitz.

           Bruno Serrou

1) Roger Muraro, « Liszt, le piano de demain ». 1h 08mn 55s. 1 CD La dolce volta LDV 20 (distribution Harmonia Mundi). Il se produit le 12 novembre 2015, 20h30, en la cathédrale Saint-Louis des Invalides
2) 1 CD Decca/Universal Classics



Perpignan, le festival Aujourd’hui Musiques riposte avec la création musicale à la haine et à l’obscurantisme

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Perpignan. Théâtre de l’Archipel. Festival Aujourd’hui Musiques. 13-15 novembre 2015

Perpignan. Au fond, le mont Canigou. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sous l’emprise des terrifiants événements qui ont tétanisé Paris dans la nuit de vendredi 13 à samedi 14 novembre que s’est ouvert le festival de création contemporaine Aujourd’hui Musiques de Perpignan.

Photo : (c) Bruno Serrou

L’atmosphère de la journée de vendredi 13 novembre était déconcertante. Tandis que la Gare de Lyon était évacuée par la police à la suite d’une alerte téléphonique à la valise piégée, partait le TGV qui m’emmenait vers la cité catalane, alors-même qu’un autre TGV au départ de Lyon vers Barcelone était supprimé. Celui où je me trouvais récupérera une heure quarante-cinq plus tard les voyageurs, l’obligeant à deux arrêts supplémentaires, le premier à Lyon-Saint-Exupéry pour les embarquer, le second à Béziers pour en déposer quelques-uns. Une douce soirée d’automne digne d’un mois de juin m’attendait à Perpignan pour le concert d’ouverture d’Aujourd’hui Musiques. Un concert au programme peu attractif pour moi, mais qui permettait d’écouter la qualité du travail réalisé au sein du Conservatoire de Perpignan, qui vient d’inaugurer ses locaux somptueusement rénovés (voir http://www.la-croix.com/Culture/Musique/A-Perpignan-le-Conservatoire-navire-amiral-de-la-politique-culturelle-2015-11-16-1380920).

Daniel Tosi et l'Orchestre Perpignan Méditerranée. Photo : (c) G. Cuartero / Aujiurd'hui Musiques

John Adams par Daniel Tosi

Le concert d’ouverture qui s’est déroulé simultanément au début des attentats à Paris était en effet entièrement consacré à John Adams. L’Orchestre Perpignan Méditerranée, constitué de musiciens qui enseignent pour beaucoup au sein du Conservatoire et dirigé par le compositeur Daniel Tosi, également directeur du Conservatoire de la cité catalane, a donné l’une des œuvres les plus emblématiques du compositeur minimaliste américain, le fameux Harmonielehrecomposé en 1985. Allusion au livre éponyme d’Arnold Schönberg, n’a pourtant rien à voir avec la Seconde Ecole de Vienne et moins encore avec la série de douze sons. Adams dit avoir été inspiré dans cette pièce par un rêve dans lequel, roulant sur Bay Bridge à San Francisco, il vit un pétrolier se tourner soudain vers le ciel et décoller tel une fusée. Le compositeur précise que ce songe débloqua sa créativité tétanisée depuis un an, ce que reflètent les trois mouvements qui constituent la partition, qui évoquent tour à tour la Libération (mouvement sans titre)le Désert spirituel (la Blessured’Amfortas, allusion au roi du Graal du Parsifal de Wagner) la Grâce(Meister Eckhardt and Quackie, titre qui réunit le théologien dominicain rhénan et Emily, fille du compositeur qui l’a rêvée sur les épaule du premier). Adams y introduit des allusions Mahler à travers la Symphonie n° 10, et à Liszt, avec la Lugubre gondole qu’Adams orchestrera plus tard. En seconde partie, un pièce pour chœur mixte et orchestre antérieure de cinq ans d’Harmonielehre, la symphonie chorale Harmoniumconstituée de trois mouvements, Negative Love sur un texte de John Donne, I Could not Stop for Death et Wild Nights, ces deux derniers sur des poèmes d’Emily Dickinson. Adams considère le mouvement initial comme l’une de ses essais architecturaux les plus réussis de toute sa production. Cent trente cinq choristes amateurs, de tous âges, professions et origines sociales, ont été convoqués pour interpréter ces pages répétitives fondés sur des textes puissants. Malgré d’inévitables décalages, l’interprétation a suscité l’enthousiasme, autant des chanteurs que du public nombreux réuni dans la Salle Le Grenat du Théâtre de l’Archipel, tandis que l’orchestre, qui n’a guère à faire si ce n’est respirer et jouer rigoureusement rythmiques, figures et notes maintes fois répétées, s’est avéré engagé et assez solide, tandis que le seul musicien à avoir vraiment quelque chose à faire de varié et nuancé, le timbalier, ici Philippe Spiesser, a régalé l’assistance en jouant brillamment sa partie qu’il a interprétée avec un bonheur éclatant.

Après une reprise du finale en bis, le public s’est doucement dispersé dans le hall du Théâtre de l’Archipel, alors que se répandait par le biais des smartphones rallumés la nouvelle des attentats qui étaient en train de se dérouler à un millier de kilomètres de Perpignan, dans le nord de Paris. Le silence et la consternation ont rapidement envahi les spectateurs, les gorges se sont serrées, les informations se sont propagées de bouche à oreille dans un silence pesant, chacun invitant son vis-à-vis à regarder les flashs qui se succédaient sans pause les uns après les autres. Puis chacun est rentré chez soi  suivre les tragiques événements sur son écran de télévision.

Le Conservatoire à Rayonnement Régional de Perpignan. Photo : (c) Bruno Serrou

Le Conservatoire de Perpignan

Après une nuit blanche passée à sonder les chaînes de télévision à l’affût des informations sur la nuit de terreur vécue par les Parisiens, cherchant à obtenir des nouvelles de ma famille et de mes amis, il a fallu retourner à ce pour quoi j’étais non pas auprès de mes proches mais à Perpignan. Après le rendez-vous manqué que m’avait pourtant lui-même fixé le Maire de la cité catalane sans qu’il ait daigné m’en faire avertir, avec qui je devais évoquer la politique culturelle fondée sur le Conservatoire à Rayonnement Régional dont il vient d’inaugurer les nouveaux locaux, j’ai pu visiter ce somptueux bâtiment, que j’ai évoqué dans les colonnes de La Croix (voir http://www.la-croix.com/Culture/Musique/A-Perpignan-le-Conservatoire-navire-amiral-de-la-politique-culturelle-2015-11-16-1380920).

Installation sonore de Ludicart Théâtre de l'Archipel. Photo : (c) Bruno Serrou

En 24 ans d’existence, Aujourd’hui Musiques s’est largement développé. Attirant plus de douze mille spectateurs en dix jours, les spectacles sont précédés tout au long de la journée d’ateliers pour petits et grands, animations, expositions, concerts gratuits. Le tout dans l’enceinte du Théâtre de l’Archipel. Ainsi, cette année, le festival a fait appel à Jean-Robert Sédano et Solveig de Ory de Ludicart pour deux séries d’objets sonores fondés sur l’art numérique interactif, ludique et musical permettant à tous et à chacun de créer son propre univers sonore par un jeu collectif avec une collection de colonnes lumineuses et une déclinaison de roues émettant des sons divers en fonction de la vitesse de rotation. 

Aujourd'hui Musiques de Perpignan, Prologue musical dans le hall du Théâtre de l'Archipel. Photo : (c) G. Cartero/Aujourd'hui Musiques

En outre, chaque soir, une demie heure avant le spectacle, un concert de musique de chambre est organisé dans le hall du Théâtre de l’Archipel par des professeurs et des élèves de troisième cycle du conservatoire dans des programmes exigeants mêlant à des pages plus célèbres du répertoire des pages plus ou moins contemporaines, des plus complexes aux plus néo-tonales…

Walter Ruttmann (1887-1931), Berlin, Symphonie d'une grande ville. Photo : DR

Berlin, Symphonie d’une grande ville

Après une longue journée d’hésitation, due à l’attente de la décision de la préfecture des Pyrénées-Orientales d’annulation ou de maintien des spectacles dans le département, la plus petite des deux salles du Théâtre de l’Archipel Le Carré (400 places), après une minute de silence en hommage aux victimes des attentats de Paris qui s’étaient déroulés la nuit précédente, a été le cadre d’un ciné-concert consacré au chef-d’œuvre du cinéma muet d’avant-garde de l’Allemagne de la République de Weimar, Berlin: Die Sinfonie der Großstadt (Berlin, Symphonie d’une grande ville) que Walter Ruttmann (1887-1931) réalisa en 1927. Le sujet, la vie et le rythme trépidant d’une mégapole, de l’aube à minuit, où l’on pressent la fin d’un monde à l’aube du nazisme. Le rythme suffocant des images courant à travers l’immensité de la cité prussienne était à l’origine souligné par la musique du compositeur autrichien Edmund Meisel (1894-1930), déjà cosignataire avec Dimitri Chostakovitch de la musique du film d’Einsenstein le Cuirassé Potemkine sorti en 1925. Mais, pour cette projection, c’est une musique originale qui a été réalisée, conçue par le musicologue Philippe Langlois et signée Simon Fisher Turner, qui intègre jazz, pop’, musique contemporaine et électroacoustique. La musique est interprétée live au pied de la toile par un trio, deux « bruiteurs » ou joueurs de « laptops » et d’un vieux phono, et un pianiste, ce dernier ayant fort peu à faire étant le seul à pouvoir profiter du film. Si les deux premiers ont eu leur nom publié dans le programme, Klara Lewis et Rainer Lericolais, le troisième reste inconnu, remplaçant au pied levé le compositeur absent, Simon Fisher Turner. Commençant pppp, la partie musicale va crescendo une heure durant, collant le plus possible à l’image mais sans l’illustrer vraiment, formant plutôt un bruit de fond qu’une musique au sens propre du terme. Loin en tout cas des propositions d’un Martin Matalon, qui s’avère comme un véritable maître en la matière.

Carolyn Carlson et Jean-Claude Dessy dans Dialogue with Rothko. Photo : (c) G. Cuartero/Aujourd'hui Musiques

Carolyn Carlson et Jean-Claude Dessy

Après une nouvelle minute de silence, hommage aux victimes de la nuit qui a endeuillé la France et le monde, la Salle Le Grenat a refusé du monde, malgré ses 1.100 fauteuil, pour assister au ballet chorégraphié, dansé et dit par la grande Carolyn Carlson, qui, à soixante-treize ans, est plus jeune que jamais. Véritable duo pour une ballerine et un musicien, l’excellent compositeur-violoncelliste-chef d’orchestre belge Jean-Paul Dessy, directeur musical de l’ensemble bruxellois Musique Nouvelle, Dialogue with Rothko est un hommage au grand peintre russe Mark Rothko (1903-1970), figure majeure de l’Ecole de New York fou de musique, de littérature et de philosophie. Cette passion pour le son et le texte ont inspiré à Carlson et à Dessy un ballet où le texte occupe une place aussi importante que le geste, le son et la peinture, qui sont conviés en une somptueuse polychromie. Assis côté cour, le violoncelliste joue sa propre musique, d’une émouvante beauté, toute en retenue et en spiritualité, en osmose totale avec les mouvements de Carolyn Carlson tout en souplesse et en raffinement, proprement félins, soulignés par les costumes de Chrystel Zingiro, tandis que la scénographie de Rémi Nicolas restitue l’esprit de l’univers de Rothko de façon judicieusement distanciée. A l’issue de ce spectacle d’une grande beauté plastique sachant éviter la froideur esthétique, les deux créateurs-interprètes ont répondu avec enthousiasme et en toute simplicité aux questions pertinentes des spectateurs conviés heureux de dialoguer avec des artistes, notamment avec Carolyn Carlson dont ils connaissent tout de la brillante carrière.

Bruno Serrou


Le festival Aujourd’hui Musiques de Perpignan se poursuit jusqu’au 21 novembre 2015. Rés. : 04.68.62.62.00. www.theatredelarchipel.org

CD : intégrale des Sonates pour violoncelle et piano de Beethoven par Xavier Phillips et François-Frédéric Guy

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Fou de Beethoven, qui le porte depuis toujours, François-Frédéric Guy poursuit son exploration de l’œuvre pour et avec piano du Titan de Bonn. Après concertos, sonates pour piano seul et pour violon et piano, ces dernières avec Tedi Papavrami, voici venu le temps de l’œuvre pour violoncelle et piano. Une fois encore, c’est avec l’un de ses compagnons de route que François-Frédéric Guy a enregistré cette somme que tous les violoncellistes se plaisent à pratiquer, le rayonnant Xavier Phillips. Avec cinq sonates écrites en vingt ans en trois vagues (op. 5/1 et 2, op. 69, op. 102/1 et 2), auxquelles s’ajoutent trois recueils de variations (WoO 45 et 46 et op. 66), c’est l’évolution non seulement de Beethoven mais aussi celle du duo dédié aux deux instruments qui sont réunies ici, avec le passage de la Sonate pourclavecin ou fortepiano avec violoncelle obligéà la Sonate pourvioloncelle et piano, tandis que les variations sont de véritables concours de virtuosité entre deux partenaires. Une évolution que François-Frédéric Guy connaît intimement en raison de sa pratique assidue et sensible de l’œuvre beethovenien, tandis que Xavier Phillips en exalte les arcanes de son jeu délié et de son chant d’une grande humanité. De purs moments de bonheur !

Bruno Serrou

2 CD Evidence EXCD015. 1h 28mn 05s. Distribution Harmonia Mundi


Le Songe d’une Nuit d’été de Britten malicieusement onirique de Katharina Thalbach

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Genève (Suisse). Grand Théâtre. Vendredi 20 novembre 2015.


A plus d’un siècle de distance, la comédie de William Shakespeare le Songe d’une nuit d’étéécrite en 1594-1595 a directement inspiré deux purs joyaux du théâtre lyrique : la musique de scène en onze numéros de Felix Mendelssohn-Bartholdy en 1843 rendue célèbre par son ouverture de 1827, et l’opéra en trois actes de Benjamin Britten. Ce dernier a lui-même adapté le livret avec l’assistance de son ami le ténor Peter Pears pour son propre Festival d’Aldeburgh où il a été créé en 1960. Pour son cinquième opéra, conçu six ans après le tragique Tour d’écrou d’après Henry James, le compositeur britannique a opté pour la féerie, l’humour primesautier. Britten réussit la gageure de rendre dans son opéra toute la dimension fantasque et poétique de la pièce de Shakespeare, qui, au fil des interventions malicieuses et maladroites de l’elfe Puck, démonte l’éphémère, l’inconstance et les contradictions de l’amour. Cela avec des moyens à la fois conformes à la grande tradition lyrique et originaux, particulièrement avec l’introduction de la voix de contre-ténor pour le personnage d’Oberon, le langage parlé pour son serviteur Puck, et, surtout, un orchestre de chambre aux couleurs foisonnantes incarnant l’éveil de la nature, le romantisme du royaume des fées, le grotesque des artisans athéniens.


Tout en coupant une grande moitié du texte de Shakespeare et en faisant débuter l’action de son opéra par la scène du rêve qui ouvre le deuxième acte de la comédie éponyme, Britten a veillé à ne point trahir le dramaturge élisabéthain, sauvegardant autant l’esprit que la lettre de la comédie en ajoutant sa musique d’une force expressive et d’une diversité de couleurs et de climats qui pénètre jusqu’au tréfonds de l’âme des personnages de cette histoire complexe. L’action du Songe d’une nuit d’étése déroule en Grèce, tout d’abord au cœur d’une forêt puis dans un palais, et réunit pour mieux les désunir deux couples de jeunes amants, le tout sous le contrôle du roi des elfes, Oberon, qui charge son serviteur Puck de le réconcilier avec son épouse Titania. La scène la plus célèbre de la comédie de Shakespeare, naturellement reprise par Britten, est celle de l’apparition du tisserand Bottom affublé d’une tête d’âne que la magie de Puck fait aimer de la reine.


Pour cette rêverie qui a fait les beaux soirs du Festival d’Aix-en-Provence dans une production de Robert Carsen créée en 1991 reprise avec succès l’été dernier, Katharina Thalbach situe les trois-quarts de son action sur un tronc de femme nue amplement offert dont les cavités et aspérités se font à la fois forêt vallonnée, trappes pour les apparitions, niches pour les actions plus ou moins simultanées, le tout éclairé par une lune laiteuse, avant de laisser place pour la scène finale à un tréteau de commedia dell’arte, le tout judicieusement conçu par Ezio Toffolutti, qui, pour le premier décor, pourrait s’être inspiré de ce qu’a fait Alfons Flores pour la production de La Fura dels Baus du Grand macabre de György Ligeti à la Monnaie de Bruxelles en 2009. Le public genevois, qui en a vu d’autres en matière de sexe sur cette même scène du Grand Théâtre (rappelons ici les productions d’Olivier Py de la Damnationde Faust en 2003 et de Lulu en 2010) s’est volontiers laissé porter par l’humour de l’œuvre mêlée à l’insolence onirique d’une mise en scène pleine de surprises de la comédienne berlinoise, fille du metteur en scène suisse Benno Besson et dont la propre fille, Anna Thalbach, campe un Puck malicieux gaffeur au port d’acrobate. 


Les dix-neuf rôles sont parfaitement incarnés et remarquablement animés par une direction d’acteurs au cordeau. Le contre-ténor américain Christopher Lowrey est un Oberon de noble stature, sa reine, la soprano slovène Bernarda Bobro, a de l’abattage, la soprano américaine Dana Beth Miller, le ténor Shawn Mathey, le baryton allemand Stephen Genz et la mezzo-soprano américaine Stephanie Lauricella forment deux couples d’une jeunesse inépuisable, tandis que le Bottom de la basse russe Alexey Tikhomirov est un inaltérable battant. Ajoutons à cela la fine équipe d’enfants personnifiant la petite troupe d’elfes. Dirigé avec précision et allant par le chef américain Steven Sloane, l’Orchestre de la Suisse romande participe avec éclat à la féérie en relevant sans faillir le défi de l’écriture singulièrement virtuose de Britten.

Bruno Serrou


L’Opéra de Paris réunit en diptyque le Château de Barbe-Bleue de Bartók et la Voix humaine de Poulenc avivés par Esa-Pekka Salonen, étincelant

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Paris. Opéra national de Paris-Palais Garnier. Lundi 23 novembre 2015

Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue. Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Voilà presque neuf ans, Gérard Mortier proposait le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók avec le Journal d’un disparu de Leoš Janáček qu’il avait confié à Gustav Kuhn, qui avait réalisé pour l’occasion l’orchestration de la cantate du compositeur tchèque, et au collectif catalan La Fura dels Baus. Cette association pour le moins surprenante, avait été un demi-échec, la réalisation de l’opéra hongrois étant bien plus convaincante que celle de la cantate morave.

Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (la Femme). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Cette fois, le rapprochement du Château de Barbe-Bleue (1911) de Béla Bartók (1881-1945) et de la Voix humaine(1959) de Francis Poulenc (1899-1963) paraît plus étrange encore. En effet, si les tensions et les climats de Bartók et Janáček peuvent avoir des rapports plus ou moins proches, ne serait-ce que par leur commune appartenance à l’empire austro-hongrois au moment de la prise de conscience des nationalismes et de la scission qui suivit le Traité de Versailles de 1919, il n’en est pas de même dans la relation entre Béla Bartók et Francis Poulenc. Langages et atmosphères sont diamétralement opposés, seuls les sujets peuvent être plus ou moins rapprochés, puisqu’il s’agit de l’incommunicabilité des êtres et la détresse de la femme due à son insistance et à sa curiosité forcément mortelles. Ce qui conduit de nouveau à regretter que l’Opéra de Paris n’ait toujours pas songé à réunir les trois partitions scéniques de Bartók (le Prince de bois, le Château de Barbe-Bleue, le Mandarin merveilleux), qui n’occupent en fait à eux trois qu’une soirée en trois actes et qui permettrait d’associer le Ballet de l’Opéra de Paris à une soirée lyrique ou le contraire, en fait deux séances psychanalytiques auxquelles aurait fort bien pu s’ajouter le monodrame Erwartung d’Arnold Schönberg. Mais, à la violence intérieure du premier s’oppose le lyrisme intime du second, alors que le second, écrit peu après Dialogues des Carmélites, est moins capital que le premier.

Prologue Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue / Francis Poulenc, la Voix humainePhoto : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Après Moses und Aron de Schönberg, Stéphane Lissner retrouve deux œuvres qu’il avait programmées lorsqu’il était directeur du Théâtre du Châtelet, le Château de Barbe-Bleue en avril 1993 mis en scène par Stéphane Braunschweig et dirigé par Charles Dutoit, alors directeur musical de l’Orchestre National de France, avec Eva Marton et Csaba Airizer, et la Voix humaine en mai 1989 avec Gwyneth Jones puis en octobre 2002, avec Jessye Norman, l’Orchestre National de Lyon et David Robertson dans une mise en scène d’André Heller.  

Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue. Entrée du conte : John Relyea (le narrateur). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Contrairement à Braunschweig, qui avait omis les portes, Krzysztof Warlikowski en offre d’imposantes, qui sont en fait sept grandes vitrines sorties tout droit des Grands Magasins du boulevard Haussmann voisins de Garnier qui apparaissent tour à tour et vont s'amoncelant dans lesquelles se trouve en modèles réduits le concentré de ce qui est décrit par les protagonistes. Judith a quitté famille et fiancé pour suivre Barbe-Bleue dans son château sans fenêtres et aux murailles suintantes qui symbolisent l’âme de son propriétaire. Elle se propose d’y faire entrer la joie et la lumière en ouvrant les sept portes d’une pièce obscure. Barbe-Bleue essaie de l’en dissuader. Elle découvre successivement une chambre de torture, une salle d’armes, un trésor, un jardin merveilleux et un royaume, tous baignés de sang. Suivent un lac de larmes et, enfin, les trois épouses vivantes dans le souvenir de Barbe-Bleue, chacune attachée à un moment du jour : l’aurore, midi et le crépuscule. Judith comprend, trop tard, qu’elle sera l’image resplendissante de la nuit. Parée d’un manteau d’étoiles, elle disparaît derrière la septième porte. Barbe-Bleue reste seul dans le noir, concluant tristement « Désormais, plus rien que l'ombre... » La partition s’achève sur les accords et les timbres du début.

Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (la Femme). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

La Voix humaine de Poulenc participe d’une esthétique plus classique, infiniment moins téméraire que le Château de Barbe-Bleue pourtant composé près d’un demi-siècle plus tard. Quant au texte de Jean Cocteau, malgré ses indéniables qualités, il est également assez conventionnel dans sa structure, le vocabulaire très quotidien, tantôt précieux tantôt archaïque. La confrontation avec le Château de Barbe-Bleue, surtout dans l'ordre choisi pour le spectacle (à savoir d’abord le Château puis la Voix) s’avère plutôt cruelle pour la seconde, et met en évidence la supériorité de la première.

Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-Bleue. John Relyea (lBarbe-Bleue), Ekaterina Gubanova (Judith). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

C’est à la toute fin du spectacle que le fil de la soirée apparaît dans son évidence. Lorsque, du fond du plateau, derrière les projections de gros plans sur le visage de la Bête tirées du film de Cocteau La Belle et la Bête(Warlikowski aime se référer au cinéma dans ses propres productions, comme on a pu le voir dans l’Affaire Makropoulosde Janáčekà l’Opéra Bastille en 2007, entre autres), apparaît un double de Barbe-Bleue, le torse ensanglanté, en fait l’amant de Elle qui lui téléphonait après l’avoir mortellement blessé avec le revolver qu’elle tenait à la main durant la transition entre les deux opéras. Warlikowski retrouve ainsi l’ambiguïté d’Erwartung de Schönberg, qui, dans la forêt, est à la recherche du cadavre de l’homme qu’elle a en fait tué. Mais ici, lorsqu’apparaît l’amant agonisant, la Femme se suicide afin de le rejoindre dans la mort.

Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (Elle), Claude Bardouil (Lui). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Beaucoup plus respectueux du texte qu’à son habitude, le metteur en scène polonais crée le lien alors que le public s’installe en réunissant les trois personnages qui vont faire le spectacle, la Femme de la Voix humainedebout dans la salle, les deux interprètes du Château de Barbe-Bleue sur le plateau respectivement transformés en prestidigitateur et son assistante. Il convient dès lors de féliciter le baryton John Relya, qui atteste d’une belle diversité de talents, s’avérant dans son habit encapé et la tête couverte d’un chapeau haut-de-forme un magistral illusionniste et un magnifique récitant lorsqu’il dit en magyar le texte de Béla Balázs qui introduit le Château de Barbe-Bleue. D’ailleurs, à l’instar du taureau de Moïse et Aaron de Schönberg à l’Opéra-Bastille le mois dernier, la présence sur la scène de Garnier d’une colombe, d’un lapin et d’un chien pourrait bien susciter une levée de bouclier de la part des associations de défense animalière… tandis que la polémique à propos des cloisons des loges de corbeille de Garnier est heureusement passée à l’arrière-plan depuis les tragiques événements du vendredi 13 novembre. Mais à chaque ouverture de porte, Warlikowski montre dans les vitrines qui leur correspondent ce qu’y voit précisément Judith, alors que dans la Voix humaine, l’héroïne ne tient aucun combiné téléphonique. Le mobilier, art déco, est réduit à sa plus simple expression : un canapé et un bahut, ainsi qu’un vieux téléphone mural, le tout agrémenté d’images vidéo s’égrenant avec naturel. Ce dépouillement relatif permet de goûter pleinement une direction d’acteur réglée au cordeau.

Bélà Bartók (1881-1945), le Château de Barbe-BleueEkaterina Gubanova (Judith), John Relyea (Barbe-Bleue). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Dans le Château de Barbe-Bleue, la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova campe une Judith entêtée et opiniâtre, même si la voix manque de velouté et de carnation, tandis que John Relyea est un Duc à la voix solide, ample et noble mais touchant de découragement et de résignation, bref profondément humain. Plus exceptionnelle encore est la performance de Barbara Hannigan qui, dans la Voix humaine chante les trois-quarts du temps allongée, sur le sol puis sur le canapé et se bat constamment avec l’équilibre perchée sur des talons aiguilles pour le moins instables, ce qui comprime la portée de sa voix et dessert les grands épanchements lyrique ménagés par Poulenc, mais lui permet de jouer au maximum de ses extraordinaires qualités d’actrice que Warlikowski exploite sans restriction et en toute connaissance de cause (cf. leur commune Lulu de Berg à La Monnaie de Bruxelles en octobre 2012 - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/extraordinaire-lulu-de-barbara-hannigan.html) allant jusqu’à les exposer en gros plan par caméra interposée.

Francis Poulenc (1899-1963), la Voix humaine. Barbara Hannigan (Elle), Claude Bardouil (Lui). Photo : (c) Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Mais le plus exceptionnel émane de la fosse, où Esa-Pekka Salonen s’avère un véritable sorcier du son, faisant gronder l’Orchestre national de l’Opéra de Paris avec une poésie, une transparence sonore, une fluidité aussi stupéfiante qu’il y a un peu plus de dix ans à l’Opéra Bastille dans Tristan und Isolde de Richard Wagner mis en scène par Peter Sellars et Bill Viola, mais qui avait juré ses grands dieux en 2006 qu’on ne le verrait plus à l’Opéra de Paris, choqué par les grèves qui avaient contraint le théâtre de reporter la création mondiale d’Alma Mater de sa compatriote et amie Kaija Saariaho. Jamais le chef finlandais ne couvre les voix, qu’il inclut au contraire au sein de l’instrumentarium de son orchestre. S’il transcende l’écriture de Poulenc qui donne dans l’épure, c’est Bartók qu’il exalte, creusant la partition en ses moindres recoins, jouant de l’immense nuancier de l’orchestration du compositeur hongrois, faisant venir de loin les crescendo qu’il dramatise au plus haut degré, jouissant des silences pour mieux galvaniser les fortississimi, jouant de la lumière et de l’ombre pour aveugler, terrifier, oppresser, envouter l’auditeur jusqu’au tréfonds de son inconscient, tandis que l’orchestre répond à toutes ses intentions et sollicitations.  

Bruno Serrou

Nguyen Thien Dao, compositeur franco-vietnamien, s’est éteint vendredi 20 novembre 2015 à Paris. Il avait 75 ans

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Nguyen Thien Dao (1940-2015). Photo : DR

« Il faut que vous sachiez que je tiens [Nguyen Thien] Dao pour un très grand musicien, un des compositeurs les plus originaux de notre époque, écrivait le 17 février 1978 son maître Olivier Messiaen à Rolf Liebermann, alors directeur de l’Opéra de Paris. Il y a quelques années, j’ai entendu son Koskom (communauté cosmique) pour grand orchestre : j’en ai été bouleversé. Et tout ce qu’il a écrit depuis n’a fait que confirmer ce premier émerveillement... » Dans Musique et couleur, l’auteur de l’opéra Saint François d’Assise précisait : « Je considère Dao comme un compositeur extraordinaire, et le jour où j’ai entendu son Koskom, j’ai pensé qu’il s’agissait vraiment d’une des grandes œuvres du siècle. C’est une partition énorme, excessivement travaillée, dont le titre signifie "communauté cosmique". C’est le rêve de Dao, musicien vietnamien fixé à Paris : une "communauté cosmique", une fraternité qui rassemble non seulement les hommes mais aussi les extra-terrestres. Koskom, c’est l’explosion de la fraternité des ondes, un formidable bouillonnement de sonorités totalement original, avec l’utilisation de notes non tempérées - quarts, tiers et même sixièmes de ton - et l’écho des portamentos que Dao a puisés dans la technique vocale vietnamienne traditionnelle. La musique de Dao est l’exemple frappant des contrastes dynamiques : des pianissimos imperceptibles alternent avec des fortissimos écrasants (aussi terribles que ceux de Xenakis). C’est une musique qui évolue surtout, dans le sous-grave et dans le suraigu, souvent dans les deux à la fois. » 

Nguyen Thien Dao (1940-2015) et Olivier Messiaen (1908-1988) au Festival de Metz en 1980. Photo : DR

Né à Hanoï le 17 décembre 1940, le compositeur franco-vietnamien Nguyen Thien Dao s’est éteint vendredi 20 novembre 2015 à Paris. Il avait 75 ans. Son chef-d’œuvre, l’opéra-oratorio Les enfants d’Izieu, œuvre sans concession, tragique, tendue jusqu'à la cassure. Arrivé en France en 1953, quelques mois avant la signature des Accords de Genève qui mettaient un terme à la guerre d’Indochine, il était entré au Conservatoire de Paris dix ans plus tard. En 1967, il intégrait la classe d’Olivier Messiaen, qui le conduit à découvrir la voie qui deviendra la sienne, après qu’il eut remporté son premier Prix de Composition du CNSM de Paris avec Thanh dong To coq (Le Mur d’airain de la patrie), œuvre dans laquelle il pose clairement la question de l’engagement de l’artiste. Nourri des images de son enfance et des longues méditations au sein de la nature, hanté par des « polyphonies célestes et totalement imaginaires », imprégné de poésie vietnamienne et chinoise, il se définissait comme « l’héritier des civilisations orientale et occidentale » dont il a cherché à faire une synthèse en concevant une musique fondée sur le micro-intervalle, les timbres-couleurs, une structure rythmique et un temps-durée particuliers. Il espérait être me créateur d’une « musique de lyrisme, de passion et de caractère épique », soucieux d’« exigence d’écriture et de forme ».

Nguyen Thien Dao dirigeant à l'Opéra de Hanoï. Photo : DR 

C’est avec Tuyn Luapour ensemble qu’il est révélé au public en 1969 au Festival de Royan. Deux ans plus tard, Koskom pour grand orchestre est donné en première mondiale à Radio France, puis c’est au tour de Ba Me Vietnam pour contrebasse et vingt instruments au Festival de Royan 1972. En 1974, il reçoit le Prix Olivier Messiaen de composition de la Fondation Erasme de Hollande. En 1978, son opéra My Châu-Trong Thuy est créé à l’Opéra de Paris, Salle Favart. Six ans plus tard, son Concerto pour piano et orchestreest donné en création aux Rencontres de Metz. En 1989, deux œuvres voient le jour, la Symphonie pour pouvoir au Théâtre des Champs-Elysées, et le Concerto 1789pour sextuor à cordes et orchestre par l’Orchestre National de Lille au Palais des Congrès de la cité du nord. Le 17 juillet 1994, son opéra-oratorio Les enfants d’Izieu sur un livret de Rolande Causse en un prologue et trois « actions » est créé par la Maîtrise de Radio France et l’Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction de Sylvio Gualda, avec parmi les solistes Christian Treguier et Hélène Lausseur, Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon dans le cadre du 48eFestival d’Avignon et du Centre Acanthes, pour le cinquantenaire de la rafle de quarante-quatre enfants et à leurs six accompagnateurs arrêtés dans cette petite ville de l’Ain sur ordre de Klaus Barbie le 6 avril 1944 et qui seront déportés et assassinés à Auschwitz. En 1995 et 1997, il dirige à l’Opéra de Hanoï à la tête de l’Orchestre national du Vietnam les créations de Hoâ Tâu et de Khai Nhac, ce dernier dans le cadre de la soirée de gala du 7eSommet de la Francophonie. En 2000, pour la série Alla breve, France Musique lui a commandé la pièce pour violoncelle solo Arco Vivo qu’il a écrite pour Christophe Roy. Parmi ses œuvres les plus récentes, Kosmofonia pour chœur et grand orchestre créé à Forbach en 2001, Song Nhat Nguyen et Song Nhac Truong Chi sont respectivement créés en 2002 et 2003 à l’Opéra de Hanoï, l’opéra de chambre Quatre lyriques de ciel et de terreà Paris créé le 28 mai 2004 par l’Ensemble Aleph Théâtre Dunois, Suoi Lung May au Festival de Musique International de Hué 2006, Khoi Thap et So Dayà l’Opéra de Hanoï en 2007, en 2008 Khai Giacet Duo Vivo, hommage à Olivier Messiaen créé au Théâtre des Bouffes du Nord. Ce sont au total soixante-douze œuvres abordant tous les genres, du solo instrumental à l’opéra, en passant par la musique de chambre, d'ensemble, d'orchestre, la musique de film et le ballet.

Nguyen Thien Dao (1940-2015). Photo : DR

« Je place ma foi au service de l’homme et, partant, au service du peuple, convenait Dao. En fait, toute œuvre d’art, dans la mesure où elle pressent l’homme, est une œuvre engagée. Pouvoir se dégager de soi-même et aller au cœur des êtres et des choses... Tirer l’événement de plus loin, de plus haut ; c’est à l’artiste, en partant de la réalité la plus quotidienne, qu’il appartient de faire le point, mais une réalité rendue plus générale, plus universelle, d’autant plus que les problèmes qui, dans notre civilisation, se posent à certaines nations, peuvent concerner aussi les autres. »

Nguyen Thien Dao (1940-2015). Photo : DR

D’une gentillesse et d’une douceur extrêmes, Nguyen Thien Dao était hélas trop humble et beaucoup trop discret pour occuper la place qu’il méritait amplement, l’une des premières. Mais son temps viendra, assurément. Ses obsèques ont lieu au cimetière du Père Lachaise, à Paris, vendredi 27 novembre.

Bruno Serrou
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