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Festival Berlioz III : Rois et Reine in memoriam sur les routes du romantisme par Eric Moreau, Pierre-Yves Hodique, Hervé Niquet et le Concert Spirituel

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Festival Berlioz, La Côte-Saint-André, église Saint-André, Saint-Antoine-l’Abbaye, église, samedi 22 août 2015

Abbatiale de Saint-Antoine-l'Abbaye. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour les trois premiers jours de son édition 2015, le Festival Berlioz de la Côte-Saint-André a opté pour l’itinérance. Après Corps, Laffrey, Grenoble et Vienne, c’est à Saint-Antoine-l’Abbaye, village classé parmi les plus beaux de France, que la manifestation s’est arrêtée le temps d’une belle soirée d’été pour un concert titré « Rois et Reine » donné dans l’église monumentale qui abrite les reliques de saint Antoine l’Egyptien ramenées des croisades en 1070 par le seigneur dauphinois Guigues Disdier.  

Eglise de La Côte-Saint-André. Edgar Moreau (violoncelle) et Pierre-Yves Hodique (piano). Photo : (c) Bruno Serrou

Edgar Moreau et Pierre-Yves Hodique sur les routes de l’Allemagne romantique

En guise de prologue à cette soirée de musique d’inspiration religieuse, l’église Saint-André de La Côte-Saint-André a servi d’écrin au duo constitué par le violoncelliste Edgar Moreau et le pianiste Pierre-Yves Hodique dans un programme intitulé « Sur les routes de l’Allemagne romantique ». Après huit Romances sans paroles de Félix Mendelssohn-Bartholdy, séquence un tantinet longuette mais jouée tout en joviale délicatesse, les deux jeunes musiciens ont interprété avec allant deux œuvres de Robert Schumann, la Fantasiestücke op. 73 et l’Adagio et Allegro op. 70. La Sonate n° 1 pour violoncelle et piano en mi mineur op. 38 de Johannes Brahms qui a suivi a été un moment de pure plénitude, le duo en offrant une interprétation poétique et sensible. Pierre-Yves Hodique jouant un piano léger et lumineux, a répondu avec délicatesse et souligné les sonorités fruitées et gorgées de soleil d’Edgar Moreau, qui, installé à la limite du procenium pupitre loin de lui au pied de ce dernier, maîtrise désormais un vibrato qui me paraissait voilà peu encore trop large et appuyé.

Abbatiale de Saint-Antoine-l'Abbaye. Photo : (c) Bruno Serrou

Saint-Antoine-l’Abbaye

Au cœur du charmant village de Saint-Antoine-l’Abbaye, la gigantesque église abbatiale pourvue d’un orgue monumental semble disproportionnée en regard du millier d’âmes dont elle est la paroisse. C’est oublier que, située sur l’un des chemins de Compostelle, elle reçoit les nombreux pèlerins qui se rendent au sanctuaire espagnol, et que les moines bénédictins accueillaient dans l’hôpital qu’ils ont érigés sur ses flancs les malades atteints du Mal des Ardents ou ergotisme. D’où la présence de nombreux artisanats, commerces, restaurants et hôtels. Ce majestueux édifice a été le cadre d’une soirée d’essence sépulcrale qui aurait eu toute sa place le jour de la Fête des Morts, le 2 novembre.

Abbatiale de Saint-Antoine-l'Abbaye. Photo : (c) Bruno Serrou

Veillée funèbre animée par Hervé Niquet et son Concert Spirituel

Confiée à Hervé Niquet et à son Concert Spirituel en coproduction avec le Palazzetto Bru Zane, cette soirée a en effet aligné une série de quatre œuvres funéraires écrites par des contemporains d’Hector Berlioz, dont la seule page jouée, la Méditation religieuse du trop rare triptyque Tristia op. 18 H 119B qui associe à ladite méditation la Mort d’Ophélieet la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet. La brièveté de cette page a semblé comme un alibi à ce concert titré « Rois et Reine » présenté dans le cadre du Festival Berlioz. Deux œuvres quasi-inconnues ont précédé cette pièce de Berlioz, la Marche funèbre pour les funérailles de l’Empereur Napoléon pour orchestre que Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871), l’auteur de Fra Diavolo, a composée pour le dépôt des cendres de Napoléon Ier au Invalides en 1840. A son écoute, cette partition semble venir de quelque ouverture de Verdi et pourrait avoir servi de modèle à une musique de film de Nino Rota, curieusement tronquée par Hervé Niquet, au point que le public, surpris, ne remarqua que trop tard le passage de cette première œuvre à la suivante, un requiem de Charles-Henri Plantade (1764-1839), la Messe des morts, à la mémoire de Marie-Antoinette dont il avait été le « compagnon musical ». Cette promiscuité royale lui a valu la commande de cette partition pour chœur mixte et orchestre par Louis XVIII pour les commémorations du trentenaire de la mort de Marie-Antoinette en la basilique Saint-Denis. Il avait pourtant été un temps le professeur de musique d’Hortense de Beauharnais, belle-fille de Bonaparte, mais son retour en grâce à la seconde Restauration lui aura permis d’intégrer le poste de Chef de la Chapelle Royale, qui l’a conduit à écrire des œuvres religieuses, dont plusieurs messes mortuaires pour les cérémonies officielles organisées à Saint-Denis, ainsi qu’un Te Deum et un Salve Regina pour le sacre de Charles X en la cathédrale de Reims en mai 1825. Dans son requiem célébrant la mémoire de Marie-Antoinette, Plantade ne fait guère preuve de personnalité, respectant par exemple la formule-type du Dies Irae, chanté a capella, mais il réussit à susciter la surprise dans un Dona es requiem ponctué par trois lugubres appels de cors solos en micro-intervalles, le premier étant malencontreusement ripé par le cor solo du Concert Spirituel.

Saint-Antoine-l'Abbaye. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie du concert était entièrement occupée par les cinquante minutes du Requiem en ut mineur que Luigi Cherubini composa en 1815 « à la mémoire de Louis XVI »pour chœur mixte sans solistes et orchestre sans flûtes mais avec l’introduction d’un tamtam utilisé en force dans le Kyrie. Créée le 21 janvier 1816 en commémoration du transfert des dépouilles de Louis XVI et de Marie-Antoinette à la nécropole royale de Saint-Denis, cette œuvre monumentale est l’une des plus significatives de son auteur et suscitera plus tard l’admiration de Berlioz.

Abbatiale de Saint-Antoine-l'Abbaye. Hervé Niquet, le choeur et l'orchestre Le Concert Spirituel. Photo : (c) Bruno Serrou

Instruments, articulations et locution latine à l'ancienne

Pour l’ensemble du concert, Hervé Niquet, qui avait revêtu sa tenue de circonstance - costume noir à haut col cintré de près, chaussures rouges, le tout lui donnant une silhouette digne de Nosferatu -, a placé le chœur à l’avant-scène, douze hommes à cour, douze femmes à jardin, le tiers de chaque groupe chantant assis, tandis que l’orchestre était placé à l’arrière-plan, les voix apparaissant de ce fait plus présentes que l’orchestre, souvent réduit au rôle d’assise sonore. Dans cette œuvre fréquemment interprétée par Riccardo Muti à la tête d’orchestres d’instruments modernes, les textures des cordes du Concert Spirituel sont apparues plus fines mais aussi moins rondes parce que plus acides et rêches, tandis que les instruments à vent, plus discrets mais aussi plus judicieusement fondus les uns dans les autres qu’à l’ordinaire, ont fait un quasi sans faute, si l’on excepte l’erreur d’attaque du cor solo dans le passage déjà cité dans le requiem de Plantade. Le Chœur, qui s’exprimait dans la prononciation latine du XIXe siècle, à l’instar de celui réuni la veille à Vienne sous la direction de François-Xavier Roth, s’est avéré remarquable d’un bout à l’autre de la soirée.

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Après cette soirée lugubre mais riche d’enseignements, le Festival Berlioz intègre ce dimanche soir la cour du Château Louis XI de La Côte-Saint-André pour un concert réunissant à 21h les deux volets de l’opus 14 d’Hector Berlioz, la Symphonie fantastique et Lélio ou le Retour à la vie, dirigés par John Eliot Gardiner à la tête de l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique et du National Youth Choir of Scotland. Auparavant, à 17h, en l’église Saint-André, le Trio Pascal propose un concert Chopin/Wieniawski/Lipinski, tandis qu’à 23h, la Taverne Corse ouvre ses portes avec l’Ensemble Tàlcini.


Bruno Serrou 

Festival Berlioz IV : Somptueux Episodes de la Vie d’un Artiste par John Eliot Gardiner et son Orchestre Révolutionnaire et Romantique

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La Côte-Saint-André (Isère), Eglise Saint-André et Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, dimanche 23 août 2015

John Eliot Gardiner. Photo : (c) Bruno Serrou

Après trois jours de pérégrinations sur les routes et dans les villages de l’Isère, le Festival Berlioz a retrouvé sa base, le village natal d’Hector Berlioz, La Côte-Saint-André et la cour de son Château Louis XI, avec un concert-événement : la venue pour la première fois en ces lieux d’un orchestre qui lui doit son nom, l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique. Car ce n’est pas parce qu’il a été fondé en 1989, année du bicentenaire de la naissance de la Révolution française, mais parce que son fondateur, John Eliot Gardiner, l’un des plus éminents admirateurs du musicien français, considère Berlioz comme LE compositeur révolutionnaire et romantique par excellence.

C’est grâce à l’entremise de Bruno Messina, directeur du Festival Berlioz que je remercie chaleureusement, que j’ai pu rencontrer quelques minutes pour le quotidien La Croix John Eliot Gardiner, peu avant les ultimes réglages d'avant-concert. Avant d’évoquer ce concert et celui qui l’a précédé, je prends ici la liberté de présenter le fruit de cet entretien.

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John Eliot Gardiner. Photo : DR

Entretien avec le chef d’orchestre britannique
Sir John Eliot Gardiner

Bruno Serrou :Comment vous expliquez-vous le fait que Berlioz se soit finalement imposé grâce aux Britanniques, tandis que la France continue de le bouder plus ou moins ? Qu’est-ce qui fait que ce compositeur français soit anglais ?
John Eliot Gardiner : Ce n’est pas comme ça du tout. Berlioz est typiquement français. On ne peut pas imaginer un compositeur plus français que lui. Le fait qu’il avait du mal à être accepté par ses contemporains français et par les générations qui ont suivi est une question qui m’a beaucoup troublé pendant des décennies. Je pense qu’il n’est pas conforme à l’image du compositeur selon les Français. Il était trop original, trop provocateur, trop subversif, trop excessif. Mais le seul adjectif que les Français ont retenu est « excessif ». L’image de Berlioz en son temps est celle d’un musicien qui a construit de la musique très forte, très pompeuse, très violente. Or, ce n’est pas vrai du tout. Au contraire, c’est un poète de la musique, il était capable d’écrire le septuor des Troyens, les Nuits d’été, des choses d’une fragilité, d’une souplesse, d’une subtilité inouïe. Mais l’image de Berlioz en France est celle de quelqu’un de bruyant, qui tonitrue. Ce qui est dommage et troublant est le fait qu’il était venu d’une petite ville comme La Côte-Saint-André dans la France profonde, le fait qu’il était quasi autodidacte, le fait qu’il était aussi écrivain, cela agaçait les Français. Il était beaucoup plus accepté par les milieux intellectuels de son époque, par Hugo, Balzac, Gauthier, que par le public.

B. S. : Et les musiciens ?
JEG : Les musiciens étaient mitigés, quelques-uns étaient pour lui, d’autres le trouvaient trop crazy. Nous n’avons pas les mêmes tics nerveux que vous. Nous n’avons pas les mêmes soucis, les mêmes images de ce que doit être un compositeur. Pour nous, Berlioz est un révolutionnaire et un romantique. Et nous adorons ses excès. Le fait qu’il était courageux, audacieux, il a beaucoup souffert dans sa vie privée, le fait qu’il a été accepté en Allemagne, en Russie mais pas en France nous blesse. Le fait qu’il incarne pour nous l’après-Beethoven, la possibilité de la musique symphonique et dramatique a encapsulé toutes les émotions humaines. C’est quelque chose qui nous touche profondément nous autres Anglais. »

BS : Vous qui avez un répertoire très large qui court de Monteverdi à Stravinski, où situez-vous Berlioz, outre le fait qu’il soit « révolutionnaire et romantique ?
JEG : Pour moi, c’est un personnage-clef de l’histoire de l’évolution de la musique. S’il y a trois révolutions dans l’histoire de notre art - je sais que c’est un raccourci simpliste que je vais formuler -, la première vers 1600, c’est-à-dire au temps de Monteverdi, l’autre en 1800, au temps de Beethoven et de Berlioz, et l’autre au début du XXesiècle, le temps de Stravinski. Berlioz est associé à Beethoven et Schumann, qui ont révolutionné la symphonie et l’opéra. La symphonie, qui s’est imposée au XVIIIesiècle, surtout avec Haydn et Mozart, est devenue à partir de Beethoven le véhicule de l’expression des pensées, des émotions, des sentiments profonds ; l’opéra n’est plus un genre à part mais il a infiltré aussi les symphonies dramatiques de Berlioz comme Roméo et Juliette ou un oratorio comme la Damnation de Faust, donc pour lui chaque morceau qu’il a composé est d’une manière ou d’une autre théâtrale, dramatique. Donc pour le déroulement du XIXesiècle, c’est très important le fait que Beethoven est le pionnier et Berlioz est son disciple, et sans ces deux compositeurs le romantisme tardif de Schumann, Brahms, Dvorak, Elgar, Richard Strauss, qui a complété le Traité d’orchestration de Berlioz, et Mahler ne serait pas possible. Sans le grand Traité d’orchestration de Berlioz, ces deux derniers ne seraient pas les compositeurs que nous connaissons. A mes yeux, comme pour la plupart de mes compatriotes, Berlioz est un compositeur révolutionnaire et romantique. Ce qui explique pourquoi il n’est pas compris par les Français, dont il est contraire à l’esprit.

BS : La sonorité typiquement française de Berlioz, que l’on retrouve chez Debussy et encore chez certain compositeurs aujourd’hui, n’est-ce pas aussi un plaisir que les Anglais ont de la sonorité, de la sensualité de la musique française
JEG : Absolument. Et quelque chose qui curieusement beaucoup de Français n’aiment pas tellement, je pense que les choses sont en train de se modifier, je pense, si cette conversation avait eu lieu il y a 40 ans, je partagerais votre avis, mais pour aujourd’hui c’est un peu différent. Pour moi il y a une filiation entre des compositeurs français. Commençons avec MA Charpentier, j’exclue Lully parce que c’était un Florentin, Rameau surtout, passer à Berlioz, parce que les autres compositeurs entre Rameau et Berlioz n’étaient pas au même niveau, Grétry, Méhul, Cherubini, Rouget de Lisle, même le chevalier Gluck ce n’est pas exactement la même chose, mais de Rameau à Berlioz, puis Saint-Saëns et beaucoup d’autres compositeurs français comme Chabrier que j’adore, Messager que j’adore aussi, et surtout Debussy bien sûr, Ravel et Poulenc, et jusqu’à Dutilleux, il y a quand même une sorte de filiation.

BS : Et chez les Anglais, Berlioz a-t-il une influence ?
JEG : Non pas profonde, mais indirecte. Je pense que Berlioz a davantage marqué les Russes, Glazounov, Rimski-Korsakov, même Tchaïkovski, et surtout les germains que sont Mahler et R. Strauss. Ce qui est remarquable chez Berlioz, et c’est quelque chose pour laquelle il faut toujours insister, lutter, c’est la transparence de son écriture. Et avec un orchestre moderne, c’est souvent trop lourd, trop épais, trop pompier…

BS : C’est peut-être au chef de tout faire pour éviter ces problèmes ?
JEG : Oui, absolument. Ce n’est pas forcément l’orchestre mais le chef, vous avez raison. J’étais par exemple l’année dernière là pour la première fois avec le LSO. Nous avons fait des scènes de Roméo et Juliette, et ils ont très bien joué selon mes goûts. Et maintenant je suis très fier de venir à la tête de mon orchestre de tradition romantique.

BS : Est-ce en référence à Berlioz que vous avez intitulé votre orchestre Révolutionnaire et Romantique ?
JEG : Tout à fait. Nous avons enregistré la Symphonie fantastique il y a très longtemps, dans la salle du Conservatoire aujourd’hui d’art dramatique où a été créée la symphonie.

BS : L’idée-même de la création de cette œuvre dans une si petite salle est inconcevable aujourd’hui…
JEG : C’est parce que nous sommes devenus trop grands, aujourd’hui. Il faut simplement aller dans la maison natale de Berlioz ici pour voir comme il était tout petit, ne serait-ce qu’en regardant les miroirs.

BS : Venant à la Côte-Saint-André sur l’invitation de Bruno Messina, en profitez-vous pour marcher sur les traces de Berlioz ?
JEG : Bien sûr. Mais je connais bien La Côte-Saint-André. Avant l’année dernière avec le London Symphony Orchestra, je suis venu deux ou trois fois ici avec l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon que j’ai créé en 1983. Nous avons joué sous la Halle l’Enfance du Christ, la Damnation de Faust, Harold en Italie… Mon concert d’adieu avec l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon en 1988 était entièrement consacré à Berlioz. Donc, pour moi, je défendrai Berlioz jusqu’à mon dernier souffle.

BS : Comment avez-vous découvert Berlioz ?
JEG : Quand j’étais élève du King College à l’Université de Cambridge, j’ai joué sous la direction de Colin Davis, qui y venait chaque année avec le Chelsea Opera Group. J’ai joué avec lui du violon, de l’alto et j’ai chanté parmi les ténors du chœur dans la Damnation de Faust, les Troyens, Béatrice et Bénédict
  
BS : Vous êtes dans l’enregistrement des Troyens avec Jon Vickers ?
JEG : Non. Il s’agissait simplement de versions concerts, et pas de la troupe du Covent Garden de Londres. J’ai adoré Colin, que j’admirais. J’admirais également Thomas Beecham, qui a aussi beaucoup fait pour Berlioz. Ce dernier avait beaucoup d’humour, et il en faut pour comprendre Berlioz. Il a saisi l’élégance des phrasés de Berlioz.

BS : Chez Berlioz, serait-ce l’élégance qui primerait ?
JEG : L’élégance, la transparence… Sinon c’est aussi une force de la nature, ne serait-ce que du fait qu’il a trouvé des moyens de s’exprimer auxquels personne n’avait pensé avant lui. Pas même Beethoven. Il y a des choses dans la Symphonie fantastique, Harold en Italie, Roméo et Juliette, qui sont inédites. Cela a influencé jusqu’à Wagner, qui a piqué dans Roméo et Juliette pour son Tristan et Isolde. Et c’est ce qui me fait mal quand je pense que dans sa vie Berlioz a beaucoup souffert en France par rapport à Wagner. Ce dernier est arrivé, il a imposé ses ouvrages, tandis que Berlioz n’a jamais pu écouter les Troyens, à l’exception de la seconde partie, les Troyens à Carthage.

BS : Peut-être est-ce dû à un charisme du Saxon que n’avait pas le Dauphinois. Wagner avait le sens des affaires, de l’autopromotion que n’avait peut-être pas Berlioz.
JEG : Détrompez-vous. Je pense que Berlioz avait beaucoup de charisme. Mais je ne sais pas, le public français n’a pas aimé, n’a pas accepté…

BS : Sa renommée hexagonale ne serait-elle pas victime du dicton français qui touche beaucoup de nos musiciens, « nul n’est prophète en son pays » ?
JEG : Berlioz est en effet l’incarnation-même de ce problème. Mais les choses sont en train de changer. Du moins depuis que nous avons donné les Troyens Théâtre Châtelet à Paris en 2003 dans la mise en scène de Yannis Kokkos (1). Je pense que c’était la toute première fois que cet opéra était joué en France sans coupures, parce que Myung Whun Chung l’a monté à l’Opéra Bastille, mais avec des coupes, et la première fois que nous l’avons exécuté sur des instruments de l’époque de Berlioz, avec des saxhorns  qui ont sonné de façon extraordinaire. C’est là que j’ai senti que le public parisien commençait à frémir, à apprécier. Depuis, j’ai dirigé deux programmes Berlioz avec l’Orchestre National de France Salle Pleyel, voilà quatre ou cinq ans, où ils ont très bien joué, puis en la basilique Saint-Denis, où j’ai donné avec ce même orchestre la Grande Messe des Morts. J’ai connu quelques problèmes, ce soir-là, mais le National a très bien joué. Il y a donc en France une grande capacité d’ouverture sur Berlioz.

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John Eliot Gardiner et l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique. Photo : (c) Bruno Serrou

Episodes de la Vie d’un Artiste

Le concert de dimanche soir a constitué le point fort de la vingt-deuxième édition du Festival Berlioz. Malgré les menaces de pluie, mélomanes et curieux sont venus en foule, attirés par la renommée des interprètes et par la rareté du programme, associant deux œuvres de Berlioz, l’une célébrissime, pour grand orchestre, l’autre beaucoup plus rare, pour deux chanteurs solistes, chœur, piano et grand orchestre en un même numéro d’opus titre Episodes de la Vie d’un Artiste. Cet Opus 14 de Berlioz est en effet constituée de deux volets, la Symphonie fantastique op. 14, œuvre en cinq mouvements créée le 5 décembre 1830 au Conservatoire de Paris sous la direction de François-Antoine Habeneck, six ans après la première parisienne dirigée par ce même chef six ans plus tôt, et Lélio ou le Retour à la Vie op. 14b en six parties créé dans le même cadre et par le même chef mais le 9 décembre 1832. Cette seconde œuvre « doit être entendue immédiatement après la Symphonie fantastique dont elle est la fin et le complément », a précisé son auteur. Cette dernière partition puise dans la cantate la Mort de Cléopâtre (deuxième partie), la cantate la Mort d’Orphée (quatrième et cinquième parties), tandis que le finale, Fantaisie sur la ’’Tempête’’ de Shakespeare pour orchestre et chœur s’avère être la première œuvre à intégrer le piano à l’orchestre dans l’histoire de la symphonie.

Denis Podalydès, l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique et le National Youth Choir of Scotland. Photo : (c) Bruno Serroou

Tandis que l’on craignait la pluie, qui a eu la bonne idée de se contenter de se limiter à un crachin continu, c’est sous une fraîcheur de bon aloi que s’est déroulé ce concert tant attendu par les festivaliers parmi lesquels beaucoup allaient découvrir Lélio. Respectant l’ordre de création, John Eliot Gardiner a ouvert la soirée avec la Symphonie fantastique. Avec un effectif de quarante et une cordes (douze premiers et dix seconds violons, sept altos et violoncelles ces derniers pourvus de piques, cinq contrebasses), violons et altos jouant debout, quatre harpes, bois par deux à l’exception des bassons au nombre quatre, cor anglais, quatre cors et deux trompettes naturels, deux cornets à pistons, trois trombones, deux ophicléides, trois timbaliers, une large caisse, tambour et cymbales, et deux cloches, le chef britannique s’est donné sans compter, dirigeant avec flamme et onirisme une œuvre gorgée de vie et d’humanité dont il connaît les moindres tenants et aboutissants, sûr de ses musiciens dont il connaît la maîtrise au point de ne pas hésiter à les mettre en danger pour mieux souligner la virtuosité et la fluidité de l’écriture orchestrale de Berlioz.

Les deux cloches du Festival Berlioz fondues voilà deux ans à Bressieu (Isère) utilisées dans la Symphonie fantastique. Photo : (c) Véronique Lentieul

Entrant dans la pensée dramatique du compositeur français, le chef britannique a spatialisé certaines interventions instrumentales, quatre harpes derrière le chef en demi-cercle dos au public dans Un bal, hautbois et cor anglais en coulisse au début de la Scène aux champs, le premier réintégrant sa place par la suite, le second se retrouvant à droite des cors par la suite, et le premier cornet à pistons derrière les altos, tandis que les deux cloches d’une Nuit de Sabbat, fondues en grande pompe voilà deux ans à Bressieu (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/08/hector-berlioz-recu-fin-aout-ses.html), résonnaient depuis la cour d’entrée du Château Louis XI en réponse aux signes du bras gauche de plus en plus appuyés de Gardiner. Rarement Symphonie fantastique aura sonné avec une telle force, une telle générosité dans la geste épique d’autant plus soutenue que les cordes jouant debout ont pu s’engager dans l’exécution de l’œuvre, le corps entier des instrumentistes étant engagé dans le jeu.

Denis Podalydès (Lélio). Photo : (c) Bruno Serrou

Les effectifs de Lélio ou le Retour à la Vie, plus fournis encore que ceux de la Symphonie fantastique en raison de la présence de chanteurs solistes, d’un grand chœur mixte, d’un récitant et d’un piano (ici un authentique Erard), mais un orchestre de la même nomenclature, et les longues pauses entre les numéros dues à l’intervention du narrateur et de la longue mélodie du ténor accompagnée du seul piano, n’ont pas permis aux violonistes et aux altistes de jouer debout. C’est le comédien metteur en scène épris de musique Denis Podalydès (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/07/denis-podalydes-et-christophe-coin.html, http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/02/theatre-des-champs-elysees-don-pasquale.html), qui a endossé les braies du compositeur, qui, malgré le micro accroché à sa joue droite amplifiant sa voix de façon distordue par rapport à ses partenaires vocaux et instrumentaux, a su donner toute la saveur d’un texte que d’aucuns peuvent estimer archaïque mais empli de vérités tounjours d’actualité quant au comportement du public, des édiles et des musiciens eux-mêmes face aux créateurs en général et aux compositeurs en particulier. Entré dans la peau de Lélio/Berlioz, d’abord songeur sur un canapé puis se déplaçant à travers le plateau, prenant musiciens et spectateurs à témoin, n’hésitant pas à les vouer aux gémonies, Denis Podalydès a su jouer le second degré, évitant emphase et vulgarité, donnant une véritable leçon de comédie. Seul regret, le fait qu’il ne se soit pas entièrement accaparé le texte, qu’il n’a pas osé lâcher du regard, bien qu’il n’ait jamais bafouillé ni patiner sur le moindre mot. 

John Eliot Gardiner, Denis Podalydès (Lélio), l'Orchestre Révoltionnaire et Romantique et le National Youth Choir of Scotland. Photo : (c) Bruno Serrou

Ses partenaires vocaux se sont montrés à la hauteur de sa prestation. A commencer par le brillant ténor Michael Spyres, à l’articulation parfaite et à la voix lumineuse, qui a donné toute la fraîcheur et le souffle de la ballade de Goethe Le Pêcheur accompagné par la seule pianiste de l’orchestre, tandis que le baryton Laurent Naouri a donné une interprétation désopilante interprétation de la Chanson de Brigands dans un dialogue saisissant avec les hommes du National Youth Choir of Scotland. Ce chœur de jeunes mêlant amateurs et professionnels venus d’Ecosse, s’est imposé dans l’ensemble de sa prestation d’une homogénéité et d’un engagement extraordinaires, donnant sa part de théâtralité à cette œuvre polymorphe associant poésie, théâtre, mélodie, oratorio, opéra et symphonie chorale. Dirigé par John Eliot Gardiner avec un art de la nuance d’une richesse et d’une diversité fabuleuse, l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique s’est imposé par sa vélocité, son allant, la diversité de ses couleurs, la beauté de ces timbres, attestant ainsi du bien-fondé de l’instrumentarium de l’époque de la genèse des œuvres jouées, sans condamner pour autant l’orchestre moderne, puisque, de l’aveux-même de Gardiner, il s’agit pour interpréter Berlioz de la volonté et de l’oreille du seul chef d’orchestre.

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Le Trio Pascal. Photo : (c) Bruno Serrou

Avant cette grande soirée Berlioz, l’une des plus accomplies qu’il m’ait été donné d’écouter, le Trio Pascal, constitué du pianiste Denis Pascal, le père, du violoniste Alexandre Pascal et du violoncelliste Aurélien Pascal, ses deux fils, a transporté les spectateurs réunis en l’église Saint-André « sur les routes de la Pologne », avec des pages d’Henryk Wieniawski (Polonaise brillante op. 21/2 pour violon et piano), Karol Lipinski (Polonaise n° 2 pour violon et piano) et Frédéric Chopin. C’est avec trois des Polonaisesde ce dernier que Denis Pascal a ouvert le programme sur un piano au réglage aléatoire, sans doute dû à l’humidité soudaine qui enserra le village de La Côte-Saint-André peu avant le début du concert. Peut-être aussi est-ce l’une des causes de la lourdeur de l’archet d’Alexandre Pascal sur les cordes de son violon. Seul Aurélien Pascal a convaincu, jouant un violoncelle souple aux sonorités pleines, dans l’Introduction et Polonaise brillante op. 3 pour violoncelle et piano de Chopin, et donnant toute sa saveur au Trio op. 8 pour violon, violoncelle et piano du même Chopin.

Bruno Serrou

1) Le triple DVD est disponible chez Opus Arte

Deux concerts ce lundi 24 août au Festival Berlioz, le premier volet de l'intégrale des sonates d'Alexandre Scriabine par Varduhi Yeritsyan en l'église Saint-André de La Côte-Saint-André et le concert de l''Orchestre Symphonique OSE dirigé par Daniel Kawka avec Vincent Le Texier dans l'Odeà Napoléon de Schönberg, Trois Fanfares pour des proclamations de Napoléon de Casterède et la Suite symphonique sur le Napoléon d'Abel Gance d'Honegger et Constant. 

Festival Berlioz V : Napoléon Bonaparte vu par Schönberg, Honegger, Constant et Castérède par Daniel Kawka et son Orchestre Symphonique OSE

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La Côte-Saint-André (Isère), Eglise Saint-André, Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, lundi 24 août 2015

Le canon de l'armée impériale et son canonnier à l'entrée de la cour du Château Louis XI. Photo : (c) Bruno Serrou

Le concert de ce lundi est loin d’avoir fait le plein, à La Côte-Saint-André. Il était pourtant vraiment dans la thématique de l’édition 2015, « Sur les routes de Napoléon ». Il faut dire que Arnold Schönberg (1874-1951), Jacques Castérède (1926-2014), Arthur Honegger et Marius Constant sur le haut de l’affiche effraie plus d’un mélomane, essence frileuse s’il en est et qui ne s’aventure guère au-delà du postromantisme tardif, et encore… Il suffit de se rappeler le slogan d’une station de radio qui, voilà peu encore, se targuait de diffuser de la musique « de Bach à Bartók »…

Albert Dieudonné dans le rôle de Napoléon Bonaparte dans le film Napoléon d'Abel Gance (1927). Photo : DR

Le lion, l’ogre et le renard par Vincent Le Texier, Daniel Kawka et l’Orchestre Symphonique OSE

Lancé comme chaque soir par un coup de canon tiré par un canonnier professionnel vêtu en hussard de Napoléon depuis la cour du château, le programme élaboré par Daniel Kawka et Bruno Messina était pourtant original et passionnant. Si Berlioz était loin en amont, puisque les trois compositeurs sont nés bien après sa mort, ce n’était pas le cas de Napoléon Ier. Un Napoléon présenté en toute objectivité, car tour à tour célébré et honni. C’est avec la dernière œuvre en date de la trilogie proposée que s’est ouverte la première partie de la soirée entièrement consacrée à des partitions pour récitant et formations instrumentales réduites. Les Trois fanfares pour des proclamations de Napoléon de Jacques Castérède datent de 1953. Le compositeur français de 27 ans venait de remporter le Concours de Rome et s’apprêtait à entreprendre le voyage de Rome pour son séjour de deux ans Villa Médicis. Pianiste de formation, auteur de quelques cent-cinquante partitions, dont un opéra de chambre, un ballet des pièces orchestrales et vocales et de la musique de chambre. Ce à quoi il convient d’ajouter plusieurs œuvres pour instruments à vent.

Vincent Le Texier, Daniel Kawka et les membre de l'Orchestre Symphonique OSE dans le Napoléon de Jacques Castérède. Photo : (c) Bruno Serrou

Napoléon vu par Castérède et Schönberg

Créées dans le cadre du Festival de Vichy en 1955 sous la direction de Tony Aubin, leur dédicataire, les trois parties de cette œuvre de treize minutes pour récitant, quatre cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, deux percussionnistes et timbalier se fondent sur deux proclamations de l’empereur en personne et un extrait des Mémoires d’Outre-tombe de François-René vicomte de Chateaubriand (1768-1848) sur la défaite de Waterloo, la première étant axée sur la Campagne d’Italie, la suivante sur les Adieux à la Gardechâteau de Fontainebleau, la dernière au 18 juin 1815, la Bataille de Waterloo. De cette partition dans la lignée d’Honegger davantage que de Messiaen dont l’auteur a été pourtant l’un des élèves au Conservatoire de Paris, Castérède travaille sur la déformation d’un motif qu’il module en fonction des changements de climats de l’épopée napoléonienne. Ici, il s’agit d’un récitant au sens propre du terme, contrairement à l’œuvre qui allait suivre, l’Ode à Napoléon op. 41 d’Arnold Schönberg. 

Vincent Le Texier, Daniel Kawka et les cordes de l'Orchestre Symphonique OSE à l'issue de l'exécution de l'Ode àNapoléon de Schönberg. Photo : (c) Bruno Serrou

Tandis que la première œuvre mettait en valeur cuivres et percussion, celle-ci met en avant les cordes et le piano, tandis que le récit est exprimé en Sprechgesang (parlé-chanté) à la façon de Pierrot lunaire et de Moïse et Aron. Composée en 1942 pour récitant, quatuor à cordes et piano ou pour récitant, orchestre à cordes et piano, au plus noir de la Seconde Guerre mondiale, neuf ans après que Schönberg se soit exilé aux Etats-Unis chassé de Berlin par les nazis, l’Ode à Napoléon op. 41 est une partition dodécaphonique qui contient l’hexacorde do-do dièse-mi-fa-sol dièse-la. Schönberg choisit l’ode que Lord Byron (1788-1824) écrivit en 1814 à l’encontre du dictateur Napoléon Bonaparte, texte qui permit à Schönberg de crier à son tour sa haine de la dictature, cette fois hitlérienne, à cent vingt huit ans d’intervalle, le lien se faisant dans le texte-même de Byron, qui se conclut sur les vers : « Un nouveau Napoléon pourrait surgir, / Pour à nouveau faire honte au monde - / Mais qui oserait planer si près du soleil, / Pour déployer une nuit sans étoile ? ». Daniel Kawka a choisi la version avec orchestre à cordes ainsi que le texte original en anglais du poème retenu par le compositeur. Cette partition d’une trentaine de minutes se fonde donc sur une série de douze sons mais cette dernière est de caractère tonal, qui le conduit jusqu’à la tonalité de mi bémol majeur qui est celle de la Symphonie « Eroica » de Beethoven initialement dédiée à Bonaparte avant de l’être finalement à « la mémoire d’un grand homme » sitôt que Beethoven eut appris que Napoléon s’était lui-même couronné empereur. L’excellent baryton-basse Vincent Le Texier s’est avéré plus à l’aise dans le récit en anglais et en sprechgesang de l’Ode à Napoléon de Schönberg, dont il a su traduire l’élan épique, la violence et la force de la déception de Byron et, de là, celle du compositeur austro-américain, que dans le texte dit dans les Proclamations de Napoléon de Castérède dans lesquelles il n’a pas trouvé tout à fait le débit et l’intonation de comédien qui sont de toute évidence requis par cette œuvre.  

Daniel Kawka et l'Orchestre Symphonique OSE pour la Suite Symphonique sur le Napoléon d'Abel Gance d'Honegger et Constant. Photo : (c) Bruno Serrou

Napoléon selon Gance, Honegger et Constant

La seconde partie du concert était entièrement dévolue à une Suite symphonique sur le Napoléon d’Abel Gance, film mythique long de neuf heures sans cesse retravaillé, coupé et rallongé depuis son tournage et son premier montage en 1925-1927. La dimension lyrique de ce film monumental a incité son producteur à en donner la première de la version dite « courte », en raison du montage de seulement cinq mille deux cents mètre de pellicule, à l’Opéra de Paris le 7 avril 1927 avec une musique d’Arthur Honegger, un mois avant la projection d’un montage de douze mille huit cents mètres à l’Apollo. Les diverses versions du film, qui ne cesse d’évoluer jusqu’en 1992, ont eu des musiques additionnelles à celles d’Honegger signées Henri Verdun (1935), Carmine Coppola (1981), Carl Lewis (1981) et Marius Constant (1992). C’est un mixte des musiques d’Honegger et de Constant qu’ont donné à entendre Daniel Kawka et l’Orchestre Symphonique OSE qu’il a créé en 2011 et qu’il a placé sous le signe de l’audace (de ce fait, OSE est à prononcer osé). Cette suite d’une heure enchâsse le Générique du film, et les scènes Nuit du 10 août, Masséna / La tempête, Calme, Préparation pour le combat / Siège de Toulon, Amiral Hood, L’armée anglaise, L’assaut, Après le combat, La romance du violine, Interlude et final, La Terreur, Les ombres, Chaconne de l’Impératrice, Napoléon, une reprise de Masséna, Les mendiants de la Gloire, L’armée d’Italie, Danse des enfants et la reprise du Générique. Aucun montage n’étant proposé par l’éditeur de la partition, Daniel Kawka a attesté de sa virtuosité en permutant à chaque scène, pendant un peu plus d'une heure, les différentes parties de la suite sans la moindre hésitation et sans la plus petite faute. Particulièrement cuivrée (quatre cors, trois trompettes, trois trombones, tuba) et percussive (trois percussionnistes), les bois étant par deux, les cordes étant au nombre de quarante (11-9-8-8-4) instrumentarium auquel il convient d’ajouter harpe et piano, l’œuvre alterne plages de batailles tonitruantes et d’élans poétiques et tendres, et l’on retrouve évidemment chants révolutionnaires et Marseillaise. Un passage saisit particulièrement, celui où cinq timbales exposent le thème du Ah ! Ça ira de Ladré et Bécourt. Dirigé avec allant par Daniel Kawka, avec des gestes d’une précision si saisissante qu’il suffisait de le regarder pour savoir ce qui allait se passer autant à l’orchestre que dans la musique, l’Orchestre Symphonique OSE a donné de cette Suite Napoléon d’Abel Gance en vingt numéros une interprétation d’une grande vélocité, colorée et dramatique à souhait, collant souvent le spectateur sur son siège tant ce qu’il était donné d’entendre semblant projeté en cinémascope.

Varduhi Yeritsyan (piano) dans les Sonates de Scriabine. Photo : (c) Bruno Serrou

Les Sonates pour piano de Scriabine par Varduhi Yeritsyan

Avant ce concert, Varduhi Yeritsyan a donné en l’église Saint-André le premier volet d’une intégrale des Sonates pour piano d’Alexandre Scriabine (1871-1915), compositeur révolutionnaire russe, à l’instar d’Hector Berlioz plus d’un demi-siècle plus tôt, dont elle avait donné une intégrale Amphithéâtre Bastille en juin 2013. Ce premier récital a permis d’entendre les sonates impaires. Après avoir interprétés les deux premières, dont la troisième dite « Etats d’âme », d’essence très classique, dans leur ordre chronologique, la pianiste française d’origine arménienne s’est interrompue pour avertir le public qu’elle allait poursuivre dans l’ordre inverse, commençant par la neuvième, sous-titrée « Messe noire », la plus novatrice, pour finir sur la cinquième, toutes plus serrées les unes que les autres et construites en un seul mouvement. Jouant avec un iPad sur le pupitre du Steinway de concert dont les pages se tournaient automatiquement mais qu’elle ne regardait guère, Varduhi Yeritsyan a joué avec rigueur et une aisance confondante ces pages exigeantes et tendues, dont elle connaît les moindres nuances, ces œuvres étant pour elle comme des pages d’un journal qui lui tient compagnie depuis des années et qu’elle a gravées pour le label Paraty.

Varduhi Yeritsyan donne les Sonates paires cet après-midi, à 17h, en l’église Saint-André, avant le concert de ce soir, Château Louis XI, de l’Orchestre National de Lyon dirigé par Fabien Gabel, avec le violoniste Tedi Papavrami en soliste dans un programme Kodaly, Rode, Tchaïkovski, Prokofiev.


Bruno Serrou

Festival Berlioz VI : Tedi Papavrami, Fabien Gabel et l’Orchestre National de Lyon et les revers de Napoléon

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La Côte-Saint-André (Isère), Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, mardi 25 août 2015

Napoléon Ier et son armée durant la retraire de Russie, en 1812. Photo : DR

Plus couru que celui de la veille, le concert de ce mardi était focalisé sur la seule figure de Napoléon Bonaparte, réduisant Hector Berlioz au rang d’auditeur. Après le coup de canon désormais traditionnel cette année, l’Orchestre National de Lyon, qui est comme chez lui à La Côte-Saint-André où il se produit tous les ans dans le cadre du Festival Berlioz, a choisi pour thématique avec Bruno Messina les exploits et surtout les défaites du premier des deux empereurs français vus de l’étranger, exclusivement par des compositeurs d’Europe orientale, mis en résonance avec une œuvre française du temps de Napoléon Ier, qui ne l’aimait guère, à cause d'une histoire de femme, bien qu’il l’engageât à la tête de son orchestre privé…

Fabien Gabel et l''Orchestre National de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Empereur raillé

La première œuvre du programme était aussi la plus intéressante. Il s’est agi de la Suite symphonique « Háry János » du Hongrois Zoltán Kodály (1882-1967). La fable lyrique en quatre acte pour dix-huit personnages (dont onze rôles parlés) et chœur dont elle est tirée, composée en 1925-1926 sur un livret de Béla Paulini (1881-1945) et Zsolt Harsányi (1887-1943) en langue magyare d’après l’épopée comique le Vétéran (Az Obsitos) de János Garay (1812-1853), adopte la forme du singspiel allemand sur le modèle de l’Enlèvement au sérail ou de la Flûte enchantéede Mozart mais en beaucoup plus bavard, les chansons d’essence populaire pour la plupart alternant avec de très nombreux et longs dialogues parlés. L’histoire est celle duvétéran Háry János, ex-hussard de l’armée autrichienne qui raconte dans une taverne de village ses aventures et exploits durant les guerres napoléoniennes. Il prétend entre autres qu'il a conquis le cœur de Marie-Louise d’Autriche, l’épouse de Napoléon. Il aurait ensuite défait à lui seul l’armée de son rival. Il dit avoir néanmoins renoncé à toutes ses richesses pour rentrer dans son village avec sa fiancée. La suite d’orchestre que Kodály a tirée des vingt-deux numéros musicaux de son opéra est des œuvres les plus populaires de la musique hongroise. A l’instar de l’opéra, cette partition en six mouvements (I - Prélude.Le conte de fée commence [n° 1 et 2 de l’opéra]. II - L’Horloge musicale viennoise [n° 9 de l’opéra]. III - Chanson. IV - Bataille et défaite de Napoléon [n° 13 de l’opéra]. V - Intermezzo [n° 7 de l’opéra]. VI - Entrée de l’Empereur et de sa Cour [n° 18 de l’opéra]) s’ouvre sur un éternuement, ce qui, selon le compositeur, est conforme à la tradition hongroise qui veut que « si une affirmation est suivie de l’éternuement de l’un des auditeurs, elle est considérée comme avérée ». L’orchestre convoqué par Kodály est fourni (bois par trois plus saxophone, quatre cors, quatre trompettes, deux cornets à pistons, trois trombones, tuba, cymbalum, célesta, piano, percussions, timbales, seize premiers violons, quatorze seconds, douze altos, dix violoncelles et huit contrebasses), mais il reste constamment transparent, fluide, grondant et richement coloré, l’expression festive et ludique, la richesse de timbres titillant continuellement l’oreille, l’Orchestre National de Lyon s’avérant rutilant et précis sous la direction discrète mais efficace du chef français Fabien Gabel, disciple de David Zinman et de Kurt Masur, et actuel directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Québec.

Giusepina Grassini (1773-1850) dans le rôle-titre de Zaïra de Peter von Winter en 1805. Tableau de Louise-Elisabeth Vigée-Le-Brun. Photo : DR 

Cette Suite de Kodály a résonné opportunément pour l’Orchestre National de Lyon sous le chapiteau du Château Louis XI, remplie à ras bord, car la phalange symphonique était réduite au service minimum dans l’œuvre suivante, le septième de ses treize Concertos pour violon et orchestre de Pierre Rode (1774-1830). Bruno Messina, le directeur du Festival Berlioz qui souhaitait inscrire une œuvre française du temps de Napoléon dans ce programme évoquant a posteriori les défaites de l’Empereur des Français, a sollicité Tedi Papavrami, qui, à sa grande surprise, connaissait l’existence de ce Bordelais qui fut l’élève favori de Giovanni Battista Viotti (1755-1824) et de ses œuvres exclusivement dédiées au violon. 

Tedi Papavrami (violon), Fabien Gabel et l'Orchestre National de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

Le violoniste franco-albanais avait en effet travaillé ces œuvres lorsqu’il était élève au Conservatoire de Tirana, sans néanmoins avoir eu l’opportunité de les jouer en concert. C’est donc avec plaisir que Tedi Papavrami a relevé le défi lancé par Bruno Messina, pour donner du concerto retenu une interprétation de tout premier plan à une œuvre bien faite mais sans grand attrait ni personnalité affirmée, l’interprète exaltant des sonorités de braise en toute simplicité et avec une tenue d’archet et d’instrument incroyablement souple et naturelle. Tedi Papavrami est indubitablement l’un des grands violonistes de notre temps, et l’un des rares à savoir préserver un jeu brillant et aérien sans fioriture ni ostentation. Il faut son prodigieux talent pour susciter l’intérêt dans l’écoute de cette œuvre certes virtuose mais dont la musicalité n’existe que par celle de son soliste, l’orchestre peu coloré (flûte, deux hautbois, deux bassons, deux cors, cordes [12-10-8-6-4], le timbalier n’intervenant que fort occasionnellement) étant réduit au rôle de tapis de sons. 

Tedi Papavrami (violon) et l'Orchestre National de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

Le seul intérêt historique quoiqu’anecdotique de cette partition est la légende qui veut que son auteur ait profité de sa situation de violon solo de la musique du Premier-Consul Bonaparte pour « piquer » la maîtresse de ce dernier, la cantatrice Giusepina Grassini - épisode qu’Abel Gance a intégré à son film Napoléon - avec qui il finit par fuir le courroux du Premier-Consul cocu à Saint-Pétersbourg… En bis, Tedi Papavrami a donné le deuxième des vingt-quatre Capricesop. 1 de Niccolò Paganini (1782-1840), celui en si mineur marqué Moderato qui sollicite les doubles cordes et adopte la forme question-réponse.

Fabien Gabel et l'Orchestre National de Lyon. Photo : (c) Bruno Serrou

Moscou, octobre 1812

La seconde partie du concert était consacrée à l’année 1812 et la débâcle de Napoléon en Russie. A l’issue de l’entracte, l’Orchestre National de Lyon au complet a donné une suite symphonique réalisée par le compositeur-arrangeur-biographe états-unien Christopher Palmer (1946-1995) de l’opéra Guerre et Paix op. 91 en deux parties et treize scènes d’une durée totale de plus de quatre heures qui occupa onze années (1941-1952) de la vie de Serge Prokofiev (1891-1953), qui en tira le livret avec sa femme Mira Mendelssohn du roman éponyme de Léon Tolstoï (1828-1910). Dans cet opéra, qui requiert la participation de soixante-six chanteurs solistes et d’une énorme masse chorale, Prokofiev a cherché à établir les rapports entre la Seconde Guerre mondiale et la résistance russe contre l’envahisseur étranger, que ce soient les armées nazies ou celles de Napoléon. Les passages du roman retenus par le compositeur avec le concours de sa femme ont été réalisés avec la certitude que les auditeurs potentiel de l’ouvrage connaissent parfaitement le roman qui l’a inspiré, et qu’à partir des fragments retenus ils seraient capables de reconstituer la totalité du drame en se souvenant des événements à peine efflorés dans l’opéra. Les épisodes s’enchaînent sans former une trame rigoureuse mais les tableaux sont élaborés selon la technique du montage cinématographique, tandis que les conflits personnels sont toujours en relation avec les conflits politiques. La suite que Palmer a tirée de l’opéra de Prokofiev est en trois partie : Le bal (Fanfare, Polonaise, Valse, Mazurka), Intermezzo (Nuit de mai) et Finale (Tempête de neige, Bataille, Victoire). Très rarement programmée en France - une seule production de l’opéra, celle de l’Opéra de Paris mise en scène par Francesca Zambello créée en 2000 et reprise en 2005 et 2010 -, dans sa forme originale comme dans forme de suite, la sélection opérée par Palmer ne donne pas la mesure de l’œuvre de Prokofiev, qui est plus diverse et contrastée que ce que donne à entendre la suite, qui s’avère trop tonitruante et monochrome. Surtout en regard de l’œuvre qui l’a suivie, l’Ouverture solennelle 1812 que Piotr Illich Tchaïkovski (1840-1893) composa entre septembre et novembre 1880 pour commémorer la victoire russe face aux armées de Napoléon.

L'Orchestre National de Lyon et l'Ensemble à Vent de l'Isère côté cour. Photo : (c) Bruno Serrou

Tchaïkovski commence son ouverture avec le chant militaire russe Dieu, sauve ton peuple exposé d’entrée par quatre des dix violoncelles et deux des douze altos qui annonce l’entrée en guerre de la Russie contre la France. Suit le thème des armées en marche énoncé par les quatre cors, puis la victoire française à la bataille de la Moskova et la prise de Moscou évoquées par la Marseillaise dont les expositions se terminent chaque fois sur des glissandiprémisses de la défaite française confortés  par l’exposition de chants populaires russes avertissant des revers à venir de Napoléon. A commencer par la retraite de ce dernier de Moscou en octobre 1812 représentée par un diminuendo, avant que surviennent les quatre premiers coups de canon figurant l’avancée russe à travers les lignes françaises, avant que sonneries de cloches et onze salves de canon célèbrent la victoire des Russes sur les Français, tandis que l’hymne impérial russe Dieu sauve le tsar - pendant l’ère soviétique, ce dernier était remplacé par le chœur final de l’opéra de Glinka Une vie pour le tsar - engloutit peu à peu la Marseillaise. Cette page, qui a naturellement suscité l’enthousiasme du nombreux public qui l’a écouté hier, a permis aux cordes graves de l’Orchestre National de Lyon de se distinguer par la qualité de leur palette de couleurs et par leur homogénéité, mais aussi les cuivres rutilants et les bois dans leur ensemble, avant d’être rejoints au pied du plateau des deux côtés de la salle, par une quarantaine de cuivres du jeune Ensemble à Vent de l’Isère entendus le premier jour du festival qui se sont remarquablement fondus aux sonorités étincelantes de leurs aînés de l’Orchestre National de Lyon dirigé avec souplesse et à force gestes amples et fluides par Fabien Gabel.

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Ce mercredi soir, à 21h, sous le chapiteau du Château Louis XI, l’Orchestre des Pays de Savoie dirigé par Nicolas Chalvin, son directeur musical, accompagne Nicholas Angelich dans le Cinquième Concerto pour piano et orchestre « l’Egyptien »de Saint-Saëns, entre la Victoire de Wellington ou la Bataille de Vitoria et la Symphonie « Eroica », deux partitions de Beethoven.


Bruno Serrou

Festival Berlioz VII : Nicholas Angelich, Nicolas Chalvin et l’Orchestre des Pays de Savoie au temps de Bonaparte

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La Côte-Saint-André (Isère), Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, mercredi 26 août 2015
Nicolas Chaslin. Photo : DR

A défaut de Berlioz, la présence de Nicholas Angelich, l’un des grands pianistes de la génération des années 1970, a attiré la foule des grands soirs, mercredi à la Côte-Saint-André. Néanmoins, le sujet central du concert était Napoléon Bonaparte et les relations complexes de Beethoven face à celui que le Titan de la musique entretenait avec son contemporain, qu’il considéra d’abord comme un humaniste libérateur avant de le vouer aux gémonies devant ses velléités de despote conquérant sanguinaire. Deux œuvres du « Grand Sourd » entouraient le cinquième des concertos pour piano de l’un de ses lointains disciples, Camille Saint-Saëns dont la partie soliste était confiée à Angelich.

La Bataille de Vitoria, le 21 juin 1813. Tableau de Charles et Frederick Christian Lewis. Photo : DR

Après que le traditionnel tir de canon eut retenti, signal pour les musiciens de prendre place sur le plateau du chapiteau de la Cour du Château Louis XI, l’Orchestre des Pays de Savoie et son directeur musical Nicolas Chalvin ont entonné la Victoire de Wellington ou la Bataille de Vitoria op. 91, œuvre mineure de Beethoven, qui la qualifiait lui-même de « stupidité ». Le compositeur, qui répond ainsi en octobre 1813 à une commande de Johann Nepomuk Mälzel, l’inventeur du métronome, célèbre la victoire du duc de Wellington sur les troupes napoléoniennes à Vitoria, en Espagne, le 21 juin 1813. Lors de la création de l’œuvre le 8 décembre suivant, le même soir que la Septième Symphonie, Beethoven était au pupitre du chef, tandis que ses confrères Salieri, Hummel et Meyerbeer se trouvaient dans l’orchestre. L’accueil de Wellington Sieg op. 91 fut triomphal. Comprenant deux parties, La bataille et La symphonie de Victoire, chacune subdivisée en plusieurs sections (I - Introduction, La bataille, La charge. II - Intrada, Les réjouissances, God save the King, Finale fugué), cette œuvre site deux thèmes populaires, Marlbrough s’en va-t’en guerre pour symboliser la France et Rule Britannia pour l’Angleterre, ainsi que et le God save the King. Cent quatre vingt treize coups de canon peuvent être également entendus dans le cours de l’exécution de l’œuvre. Si Beethoven préféra citer Marlbrough plutôt que la Marseillaise pour représenter les troupes de Napoléon, c’est parce qu’il ne reconnaît plus la France des Droits de l’Homme et des libertés dans l’Empire sanguinaire, belliqueux et expansionniste de Napoléon Bonaparte qui s’est accaparé la Marseillaise comme chant de bataille.

Napoléon franchissant le col du Grand Saint-Bernard en mai 1800. Tableau de Jacques Louis David. Photo : DR

Considérant les musiciens complémentaires nécessaires à l’exécution de Wellington Sieg pour une formation comme l’Orchestre des Pays de Savoie, Nicolas Chalvin n’a pas usé des fusils et canons envisagés par Beethoven, mais a bel et bien fait appel aux quatre cors, six trompettes, trois trombones, trois percussionnistes et à un contingent plus large de cordes, ici neuf premiers violons, sept seconds, cinq altos, cinq violoncelles et quatre contrebasses, effectif d’archets qu’il gardera tout au long de la soirée. Le chef français et ses musiciens ont fait tout leur possible pour donner de ces pages peu convaincantes une certaine consistance, l’attention de l’auditeur étant soutenue en outre par la rareté de ces pages au concert.   

Nicolas Chalvin et l'Orchestre des Pays de Savoie. Photo : (c) Bruno Serrou

Grandiose en revanche est la sublime Symphonie n° 3 en mi bémol majeur op. 55 « Eroica » du même Beethoven. Chacun de nous connaît la genèse de cette œuvre à la fois rigoureusement construite et d’une grande profondeur émotionnelle qui ouvre non seulement la période médiane de son auteur mais aussi sans doute romantisme musical, ainsi que l’histoire de la dédicace originellement destinée à Napoléon Bonaparte en qui il voyait l’incarnation des idéaux démocratiques et antimonarchiques de Liberté, Egalité, Fraternité de la Révolution française. Mais entre le début de la conception de l’œuvre au début de l’année 1802 et sa finalisation à la fin du printemps 1804, le Premier-Consul de France s’était lui-même couronné Empereur le 14 mai 1804, ce qui suscita la fureur du compositeur qui biffa avec rage sa dédicace, pour la dédier finalement à son mécène, le prince Franz Maximilian Lobkowitz, tandis que la première édition de la partition en 1806 portera la mention « à la mémoire d’un grand homme ». Lorsque Beethoven apprit la mort de Napoléon survenue le 5 mai 1821, il déclara : « J’ai écrit la musique de ce triste événement voilà dix-sept ans », se référant à la Marche funèbre du deuxième mouvement Adagio assai. Avec un effectif de quarante-quatre musiciens jouant comparable à celui dont disposait Beethoven à la création de cette œuvre à Vienne au Theater an der Wien le 7 avril 1805 (bois par deux, trois cors, deux trompettes à palettes, timbales, neuf premiers et sept seconds violons, cinq altos et violoncelles, quatre contrebasses) jouant sur instruments modernes, Nicolas Chalvin a donné une interprétation fébrile, chaleureuse, d’une force mâle, mais jamais lourde ni relâchée, pour se conclure dans la lumière et l’allégresse, laissant une heureuse sensation d’accomplissement. La Marche funèbrepouvait sembler manquer de tragique et de gravité, mais le chef français a judicieusement opté pour une conception plus mélancolique que douloureuse et mordante. Les pupitres solistes de l’Orchestre des Pays de Savoie (particulièrement le troisième cor et les bois) s’en sont donné à cœur joie, brillant de tous leurs feux, répondant aux moindres sollicitations de leur directeur musical, qui a tiré le maximum de sa formation devenue l’espace de cette belle soirée de fin d’août l’un des grands orchestres de formation Mannheim. Seul regret dans cette interprétation brûlante d’une unité et d’un élan éblouissant, un manque d’effectifs du côté des cordes graves, que l’on aurait aimé plus grondantes.

Nicolas Chalvin et l'Orchestre des Pays de Savoie. Photo : (c) Bruno Serrou

Entre les deux œuvres de Beethoven, l’Orchestre de Chambre de Savoie a serti un tissu à la fois moelleux et aérien au piano de Nicholas Angelich dans le Concerto pour piano et orchestre n° 5 en fa majeur op. 103 dit « l’Egyptien » de Camille Saint-Saëns, non pas parce qu'il s'agit de célébrer ici le séjour de Bonaparte en Egypte mais parce qu'il a été composé à Louxor en 1896 avant que le compositeur en donne lui-même la création le 2 juin de la même année. Il s’agit de l’un des concertos les plus populaires du répertoire.

Nicholas Angelich, Nicolas Chalvin et l'Orchestre des Pays de Savoie. Photo : (c) Bruno Serrou

De ses mains de bûcheron virevoltant avec une légèreté et une grâce inouïe sur le clavier. Le pianiste américain Nicholas, geste majestueux et jeu étincelant, a suscité un son plein et charnel, une noblesse de ton et une puissance impressionnante transcendées par un nuancier fabuleux, du pianississimole plus évanescent au fortissimo le plus vigoureux, le tout sans le moindre effort apparent. Toucher aérien exaltant des sonorités de braise, extraordinairement concentré et d’une aisance impressionnante une fois assis devant son Steinway, défait de sa timidité maladive, Angelich a brossé un concerto de Saint-Saëns onirique, dense et profond, donnant l’impulsion de son autorité naturelle à l’ensemble de l’architectonique de l’œuvre, imposant les tempidu mouvement lent, Nicolas Chalvin s’effaçant devant l’assurance de son partenaire qu’il n’a jamais couvert tout en tendant à faire de cette œuvre une symphonie concertante proche de l’esprit de Brahms, malgré les effectifs limités de l’Orchestre des Pays de Savoie.

Nicholas Angelich et l'Orchestre des Pays de Savoie. Photo : (c) Bruno Serrou

Nicholas Angelich n'a pas hésité à offrir de pages de Chopin en bis, aà la grande satisfaction du public, ébahi par la performance du pianiste américain vivant en France.

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Deux concerts ce jeudi 27 août, le premier en l’église Saint-André à 17h, avec l’altiste Pierre Lenert et la pianiste Ariane Jacob, le second au Château Louis XI, à 21h, pour une création de A. Filetta, Nabulio, par l’Orchestre Poitou-Charentes dirigé par Jean-François Heisser avec le comédien Didier Sandre en récitant.   

Bruno Serrou

Festival Berlioz VIII : Berlioz et Napoléon autobiographes contés par Jean-François Heisser, Ariane Jacob, Pierre Lenert et Didier Sandre

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La Côte-Saint-André (Isère), Eglise Saint-André et Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, jeudi 27 août 2015

                                Hector Berlioz (1803-1869)                    Napoléon Bonaparte (1769-1821)

S’il est deux personnalités françaises à s’être beaucoup épanché sur leur propre sort, ce sont Hector Berlioz et Napoléon Bonaparte. Le premier s’est mis en musique comme seul le fera aussi clairement Richard Strauss, qui l’admirait au point d’élever l’autobiographie musicale au somment de l’art musical, le second a expressément tenu à ériger son propre mémorial à sa gloire en écrivant ses mémoires pour la postérité, occupant ainsi les longues journées d’un exil aux antipodes auquel les coalisés l’avaient condamné après sa défaite à Waterloo le 18 juin 1815.

Pierre Lenert (alto) et Ariane Jacob (piano). Photo : (c) Bruno Serrou

Berlioz par Pierre Lenert et Ariane Jacob

L’altiste Pierre Lenert et la pianiste Ariane Jacob se sont attachés au premier, Hector Berlioz dont le festival organisé dans son village natal de La Côte-Saint-André célèbre chaque année son œuvre, sa mémoire et son temps, en donnant l’œuvre-symbole de l’alto, Harold en Italie op. 16 H68 pour laquelle le compositeur puise dans ses souvenirs de voyage dans les Abruzzes tout en empruntant à Lord Byron et à son roman Le pèlerinage de Child Harold (1812-1818). L’œuvre a été donnée ce jeudi non pas dans sa version originale mais dans l’arrangement que Franz Liszt en a fait pour alto et piano. En effet, ami fidèle du compositeur français, qui composa cette symphonie en quatre parties avec alto principal en 1834 pour Niccolò Paganini qui en refusa la création parce qu’elle ne mettait pas suffisamment l’alto en valeur à son goût - l’œuvre est créée le 23 novembre 1834 au Conservatoire de Paris par Chrétien Uhran et dirigée par Narcisse Giard -, en se portraiturant à travers le personnage d’Harold confié à l’instrument soliste, mais dans celle de Liszt, qui, conquis par l’œuvre, en réalisa une transcription pour piano et alto dès 1836-1837. Le compositeur hongrois remettra le manuscrit à Berlioz pour qu’il le relise, le récupèrera en 1852, et le corrigera selon les modifications que son ami portera à sa propre version, en donnant notamment à l’alto la place exacte qui lui est attribuée dans la forme originale définitive. L’on sait le talent de Liszt pour mettre tout un orchestre dans le coffre d’un piano, et l’on sait également combien l’orchestre de Berlioz, orchestrateur de génie (ce que Liszt n’était pas), est luxuriant, dense et fluide à la fois. C’est dire l’abondance de la partie piano d’Harold en Italie S. 472 de Liszt qui parvient à restituer la diversité de l’instrumentation originale, qui une flûte, un hautbois ou le cor anglais dans la Sérénade, qui un cor ou une trompette, la harpe ou les timbales, tandis que la partie d’alto reste en son état initial. Pierre Lenert, premier Alto Super Soliste de l’Opéra de Paris depuis l’âge de 19 ans, a donné de son bel instrument Vuillaume de 1865 une interprétation de sa partie onirique et évocatrice, se fondant avec souplesse au piano-orchestre déployé avec une justesse stupéfiante et une maîtrise éblouissante par sa complice Ariane Jacob, qui a donné à l’Orgie des Brigands finale une force et une exaltation sonore impressionnantes. Tandis que la pianiste se retrouvait seule devant le public dans cet ultime mouvement incarnant l'orchestre auquel Berlioz réserve l'essentiel de ce mouvement, l’altiste s’est retiré discrètement à l’arrière-scène, avant de joindre ses volutes finales dans le lointain aux derniers accords de sa partenaire, ce qui s’avère la seule solution possible à cette partie d’où l’alto est absent les neuf-dixième du temps.

Niccolò Paganini (1782-1840). Photo : DR

La première partie du récital de Pierre Lenert et Ariane Jacob était entièrement dédiée à des pages du dédicataire d’Harold en Italie, Niccolò Paganini.  Les deux artistes ont proposé dès l’abord la Sonate « per la grand viola »que le violoniste-compositeur italien écrivit pour grand alto et orchestre en 1834, la même année qu’Harold en Italie de Berlioz. Puis Pierre Lenert joua seul des transcriptions pour alto des 21eCaprice, Sonate Napoléon et 24e Caprice. L’alto de Lenert adoucit la virtuosité qui semble primer dans leur version originale pour violon, qui tend à faire passer la musique à l’arrière-plan au profit du panache, donnant à ces pièces une variété de couleurs et de ton insoupçonnée et, de ce fait, de bon aloi. En bis, Lenert et Jacob ont donné la délicate Romance oubliée S. 132 pour alto et piano de Franz Liszt.

De gauche à droite : Jean-Français Heisser, Jean-Claude Acquaviva, Bruno Coulais, Didier Sandre, A Filetta et, à l'arrière-plan, l'Orchestre Poitou-Charentes. Photo : (c) Bruno Serrou

Création mondiale de l’oratorio Nabulio de Jean-Claude Acquaviva et Bruno Coulais

Si Hector Berlioz était totalement absent du concert du soir au Château Louis XI, c’est pour s’effacer devant son impériale majesté Napoléon Bonaparte, qui, rappelons-le une fois de plus, suscitait son admiration sans ombre. Cette soirée constituait le deuxième rendez-vous phare de l’édition 2015 du Festival Berlioz. Il s’agissait en effet de la création mondiale d’une œuvre de quatre vingt dix minutes pour récitant, six voix d’hommes et orchestre (bois par deux, cor, deux trompettes, trombone, piano, harpe, célesta, timbales, percussion, cordes [10 premiers et 8 seconds violons, six altos, quatre violoncelles, trois contrebasses]). Dirigée du piano et du célesta par Jean-François Heisser à la tête de son Orchestre Poitou-Charentes, cette œuvre épique intitulée Nabulio, diminutif que les Corses insulaires donnaient à Napoléon Bonaparte enfant, se fonde sur des lettres de l'empereur et sur ses mémoires, de son enfance à Ajaccio jusqu’à sa mort à Sainte-Hélène en passant par ses conquêtes et défaites amoureuses, politiques et territoriales, l’évocation de la naissance de son fils, l’Aiglon, et de l’avenir de ce dernier, de la postérité que Bonaparte allait laisser à la France et à l'Histoire… Deux compositeurs se sont associés pour illustrer ces textes, Bruno Coulais (né en 1954), auteur de plus de deux-cents musiques de film, dont les Choristes et les Rivières pourpres, et l’auteur-compositeur-interprète corse Jean-Claude Acquaviva (né en 1965), chanteur et compositeur du groupe de polyphonie corse « A Filetta » fondé en 1978 dont il est l’une des six voix, également signataire des textes en langue corse de Nabulio

Le groupe de polyphonies corses A Filetta et les instruments à vent de l'Orchestre Poitou-Charentes. Photo : (c) Bruno Serrou

Commençant sur une longue introduction au piano de style atonal sonnant de loin en loin comme du Stockhausen, joué avec sérénité par Jean-François Heisser, la partition de Bruno Coulais qui use intelligemment du micro-intervalle tend à se faire de plus en plus tonale au fur et à mesure que se dessine le destin de Napoléon. Les polyphonies corses écrites par Jean-Claude Acquaviva ponctuent a capella les pages de Coulais, qui s’approchent de plus en plus du style de son comparse corse. Sans être novatrice, cette épopée musicale a pour elle l’originalité d’un mixage intelligent entre deux écritures musicales savantes apparemment antinomiques mais qui se fondent dans un même moule pour engendrer une œuvre particulièrement évocatrice. Surtout grâce à la présence du comédien metteur en scène Didier Sandre, pensionnaire de la Comédie Française, qui, soutenu avec attention par le pianiste-chef d'orchestre, dit avec un engagement de chaque instant servi par une diction exemplaire d'une sa voix grave et posée les textes de Napoléon, qu’il incarne avec une intensité saisissante. Seule petite réserve, l'orchestre couvre parfois le récitant au risque de le rendre incompréhensible, voire quasi inaudible. 

Didier Sandre, Jean-François Heisser et l'Orchestre Poitou-Charentes. Photo : (c) Bruno Serrou

Le groupe A Filetta s’est imposé par la beauté des voix et la maîtrise extraordinaire de leur chant qui se s’entrecroisent, s’enchevêtrent et se détachent avec une dextérité inouïe. Sous la direction ferme et claire de Jean-François Heisser, les musiciens de l’Orchestre Poitou-Charentes a servi avec assurance cette partition qui rappelle opportunément que le Festival Berlioz est naturellement ouvert à la création et qui, souhaitons-le, sera reprise au plus tôt en d’autres lieux, notamment en Corse...

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Trois concerts ce vendredi 28 août à La Côte-Saint-André, un récital Jean-François Heisser, qui propose en l’église Saint-André à 17h un programme de musique espagnole pour piano (Albéniz, Granados, Mompou, de Falla), et l’intégrale en deux concerts (19h et 21h30) des Concertos pour pianos de Beethoven par François-Frédéric Guy dirigeant du piano l’Orchestre de Chambre de Paris dans la Cour du Château Louis XI.

Bruno Serrou

Festival Berlioz IX : Les pianistes François-Frédéric Guy et Jean-François Heisser et le Vol de l'Aigle

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La Côte-Saint-André (Isère), Eglise Saint-André et Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, vendredi 28 août 2015


La Vallée du Rhône et le Massif Central au soleil couchant vus depuis la terrasse du Château Louis XI  de La Côte-Saint-André. Photo : (c) Bruno Serrou

Ceux parmi les festivaliers de la Côte-Saint-André qui n’aiment pas le piano, c’était hier un jour sans. Mieux valait en effet pour eux s’abstenir et opter pour une journée de relâche et d’en profiter pour faire du tourisme sur les pas de leur compositeur favori, Hector Berlioz, qui composa fort peu pour le clavier, à l’exception de quelques mélodies très tôt orchestrées néanmoins. Même du côté de Napoléon, héros associé à Berlioz en cette année du bicentenaire des Cent Jours, de la défaite de Waterloo et de l’exil forcé à Sainte-Hélène, il ne se trouve de pianiste que dans la troisième génération, avec le petit-neveu Louis-Napoléon Bonaparte (1856-1879), que l’on dit doué pour le piano et pour le dessin…

Jean-François Heisser en l'église Saint-André. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Espagne de Jean-François Heisser

Les trois concerts de vendredi étaient en effet entièrement dévolus au piano. Rien de berliozien, ni de napoléonien, bien sûr. Quoi que, en rapport avec ce dernier, le récital de l’après-midi menait l’auditeur sur les traces plus ou moins lointaines de l’Empereur, qui comme l’on sait, laisse de très mauvais souvenirs outre-Pyrénées. Conséquences collatérale des massacres qu’il y perpétra durant la « Guerre d’indépendance espagnole » qui s’éternisa pendant cinq ans, de 1808 à 1813 et qui s’acheva sur la victoire coalisée de Vitoria commandée par Wellington qui inspira à Beethoven l’œuvre entendue mercredi (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/08/festival-berlioz-vii-nicholas-angelich.html). Cette tragique épopée a été notamment immortalisée par Francisco Goya (1746-1828), dont plusieurs tableaux parmi ses plus célèbres s’en inspirent, comme El Dos de Mayo et El Tres de Mayo1808 (1814) et une série de quatre vingt cinq gravures réunies sous le titre les Désastres de la guerreréalisées entre 1810 et 1820, guerre qui coûta à l’Espagne trois cents mille morts ou disparus. Parmi les pages retenues par Jean-François Heisser dans son récital intitulé « Sur les traces de l’Espagne », figuraient deux des sept pièces que le peintre inspira à Enrique Granados (1876-1916) - une septième, El pelele (Lemannequin) sous-titrée « Scène goyesque » date de 1914 -, réunies sous le titre Goyescas (Goyesques) : les deuxième, Coloquio en la reja (Dialogue en la prison) dédiée à Edouard Risler, et troisième, El fandango de Candil (Le fandango à la chandelle) dédiée à Ricardo Viñes.

Francisco Goya (1746-1828), El Tres Mayo 1808 (1814). Photo : DR

Après le chef d’orchestre dans la création de l’oratorio Nabulio la veille (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/08/festival-berlioz-viii-berlioz-et.html) dans la Cour du Château Louis XI, c’est le pianiste Jean-François Heisser qui s’est exprimé ce vendredi en l’église Saint-André. Au sein d’un très vaste répertoire, qui court de Jean-Sébastien Bach à Philippe Manoury, Heisser voue une réelle passion pour la musique espagnole qu’il contribue, sur les traces de son aînée espagnole Alicia de Larrocha (1923-2009), à répandre largement auprès du grand public par les nombreux récitals qu’il donne dans le monde entier et par ses disques. Le piano espagnol, emprunt des couleurs et particularismes folkloriques de la péninsule ibérique, est né au tournant des XIXeet XXe siècle, forgé à l’aune de l’école française, tous les compositeurs d’outre-Pyrénées ayant fait le voyage à Paris, où ils sont entrés en contact avec Claude Debussy, Paul Dukas, Maurice Ravel, entre autres, chez qui ils ont puisé leurs sources sans pour autant anéantir les accents de leur terroir qu’ils ont su mêler des modes d’expression de la musique française de leur temps. Ainsi du Catalan Isaac Albéniz (1860-1909), qui fut l’élève d’Antoine-François Marmontel au Conservatoire de Paris et proche de Vincent d’Indy et de la Schola Cantorum, où il enseigna un temps. Heisser a choisi d’interpréter deux de ses quatre Livres constituant sa suite pour piano Iberia (1905-1908), ouvrant son récital avec le premier livre dédié à l’épouse du compositeur Ernest Chausson constitué d’un Evocación (Evocation), El puerto de Cadiz (Le port de Cadix) et Corpus Christi en Sevilla, qui décrit une procession se déroulant à Séville au rythme des tambours et qui s’éloigne progressivement, et le concluant avec le troisième, formé du triptyque El Albaicin décrivant le quartier gitan de Grenade, El Polo, nom d’une danse andalouse et d’un quartier populaire de Madrid, et Lavapiès, autre quartier madrilène. Mais les pages les plus célèbres de ce récital a été la Pantomime et les Deux danses extraites de L’amour sorcier de Manuel de Falla (1876-1946), tandis que les plus délicates ont été les plus proches de nous, puisqu’extraites de la Música Callada ou Musique du silence, recueil de vingt-huit pièces écrit en 1959 et 1967 d’après saint Jean de la Croix de Federico Mompou (1893-1987), compositeur catalan que côtoya Heisser, qui a donné de morceaux qu’il a sélectionnés une interprétation ascétique, en soulignant le mysticisme par un jeu particulièrement dépouillé.

C’est d’ailleurs l’idée de dépouillement qui s'impose dès l’abord à l’esprit du spectateur qui assiste aux récitals de Jean-François Heisser, tant le pianiste reste immobile devant son clavier, fermant le plus souvent les yeux comme pour jouer pour lui-même, les mains courant sur le clavier quasi sans bouger mais les doigts volant au-dessus des touches en veillant à ne pas les enfoncer tout en exaltant des sonorités de braise, comme si ces dix doigts étaient autant de pinceaux fouillant et mixant des couleurs des plus extraordinaires sur une palette de peintre. Tout, en regardant Heisser jouer, semble facile, naturel, et si l’on regarde le pianiste de dos, on a l’impression qu’il ne bouge pas et qu’il tire ses sonorités du plus profond de lui-même, et non pas du coffre du média-piano. Heisser a tout de l’artiste de la sérénité, tant tout apparaît facile sous ses mains, qui se croisent et se chevauchent avec un naturel inouï.


Le canon, son serviteur et son amie devant le Château Louis XI de La Côte-Saint-André avant le coup de canon donnant le signal du début des concerts. Photo : (c) Bruno Serrou

Intégrale des Concertos pour piano de Beethoven par François-Frédéric Guy

François-Frédéric Guy a poursuivi son « Projet Beethoven » pour la troisième année consécutive entrepris à La Côte-Saint-André en 2013 avec l’intégrale des trente-deux Sonates pour piano de Beethoven en dix jours, puis des dix Sonates pour violon et piano et des cinq Sonates pour violoncelle et piano en 2014, avec Tedi Papavrami et Xavier Philips, en attendant peut-être les sept Trio pour piano, violon et violoncelle et le Triple Concerto avec ses deux fidèles partenaires, voire la Fantaisie chorale pour piano, chœur et orchestre

François-Frédéric Guy dirigeant du piano l'Orchestre de Chambre de Paris dans le Concerto n° 4 de Beethoven. Photo : (c) Delphine Warin / Festival Berlioz

Ce n’est pas la première fois qu’il dirige du piano ces cinq concertos - il se refuse de jouer le « sixième », adaptation du Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 61 que Beethoven réalisa lui-même et que le pianiste juge sans attrait. Il les a en effet donnés ainsi notamment avec le Sinfonia Varsovia en juillet dernier à Montpellier dans le cadre du Festival de Radio France. Cette fois, c’est avec un Orchestre de Chambre de Paris complètement transcendé qu’il les a interprétés à La Côte-Saint-André, dans un concert divisé en trois parties, la première avec les Concertos n° 1 et n° 4, la deuxième réunissant les Concertos n° 2 et n° 3, la troisième avec le seul Concerto n° 5 « l’Empereur ». Un véritable marathon qui n’a pourtant rien d’un tour de force sous les doigts et la direction vivifiante de François-Frédéric Guy. Le pianiste français a enregistré ces œuvres en 2010 avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dirigé non pas par lui mais par son complice Philippe Jordan. Il entend d’ailleurs les réenregistrer, cette fois les dirigeant du piano, et pourquoi pas, s’interroge-t-il, avec l’Orchestre de Chambre de Paris, qui, avec une des effectifs quasi complètement renouvelés, est de nouveau sur la pente ascendante. Il est prévu d’ailleurs que le sang neuf soit complété dans les mois qui viennent, notamment avec le recrutement d’un corniste jouant aussi d’un instrument naturel, à l’instar des deux trompettistes qui ont joué sur des trompettes à perces les quatre concertos de Beethoven auxquels leur instrument est appelé à participer.

François-Frédéric Guy et l'Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Concertos pour piano et orchestre n° 1 et n° 4

Encore situé dans la tradition classique de Haydn et Mozart, le Concerto n° 1 en ut majeur op. 15 est en fait le deuxième des cinq concertos de Beethoven. Conçu en 1798, publié en 1801, ce concerto réunit un orchestre enrichi de deux clarinettes, de deux trompettes et de timbales. Dans la longue introduction du mouvement initial, l’orchestre énonce d’emblée trois thèmes, tandis que la cadence a été composée par Beethoven en 1809. Le Largo central reste dans l’esprit de la variation et de l’improvisation, tandis que le finale est un rondo de sonate. François-Frédéric Guy en a souligné la grande vitalité, mettant en exergue les déplacements d’accents rythmiques, l’Orchestre de Chambre de Paris répondant avec justesse à ses sollicitations et fondant ses timbres à ceux d’un piano riche en timbre et chantant avec délice.

François-Frédéric Guy et l'Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

François-Frédéric Guy a enchaîné le Concerto n° 4 en sol majeur op. 58sans pause autre que les applaudissements suscités par l’exécution de l’œuvre qui l’a précédée. Esquissée en 1804, composée en 1806, l’année de la Sonate « Appassionata », de la Quatrième Symphonie et du Concerto pour violon e orchestre en ré majeur, créée le 22 décembre 1808 le même soir que les Cinquième et Sixième Symphonies, cette partition est la plus novatrice de œuvres concertantes de Beethoven, car elle inaugure un genre qui ira en s’épanouissant avec Johannes Brahms entre autres, la symphonie avec instrument soliste obligé, que Beethoven portera dans un premier accomplissement avec le concerto suivant. C’est le piano qui ouvre l’œuvre, avec quatre accords qui sont immédiatement repris par l’orchestre, les deux entités dialoguant et se fondant l’un à l’autre avec une fluidité harmonique, rythmique et formelle exceptionnelle, supérieurement mise en évidence par François-Frédéric Guy et les musiciens de l’Orchestre de Chambre de Paris, dont bois et cuivres ont excellé dans leurs soli et répons. La cadence retenue par François-Frédéric Guy dans ce mouvement est celle écrite par Johannes Brahms. Le court mais dense et douloureux Andante con moto central a chanté sous les doigts de François-Frédéric Guy tel une sombre aria d’opéra dans l’esprit des mouvements lents des concertos de Mozart, tandis que l’orchestre lui a répondu à la façon d’un récitatif. Enchaîné attaca, le Rondo finale a libéré une énergie vivifiante.

François-Frédéric Guy et l'Orchestre de Chambre de Paris à l'issue du Concerto n° 3 de Beethoven. Photo : (c) Bruno Serrou

Concertos pour piano et orchestre n° 2 et n° 3

Après un long entracte qui a permis aux festivaliers qui ont assisté aux deux premiers concertos de la soirée commencée à 19h, de se ravitailler avant la deuxième partie de soirée, François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris, défaits de ses clarinettes, trompettes et timbales, ont interprété le Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 19, en fait le premier des cinq écrits par Beethoven, puisqu’il date de 1794-1795, le compositeur le remaniant une première fois en 1798 après en avoir donné la création à Vienne le 29 mars 1795, puis une seconde fois en 1801 en vue de sa publication à Leipzig. L’orchestre expose longuement le premier thème, que reprend brièvement le soliste, qui présente le second thème, tandis que le développement se fonde exclusivement sur le premier. La longue cadence fuguée a été écrite par Beethoven en 1809. L’Adagio est de forme sonate sans développement, dont le finale est particulièrement expressif. Le piano ouvre le Rondo final qui retourne au climat et au style du finale du Concerto op. 15. François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris ont donné à cette œuvre sa lumineuse évidence, sa fluidité chaleureuse et sensuelle qui plonge ses racines dans le classicisme viennois.

François-Frédéric Guy et l'Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Esquissé en 1796, achevé en 1802, peu après que Beethoven eut écrit son Testament d’Heiligenstadt, contemporain de la Symphonie « Eroica », le Concerto n° 4 en ut mineur pour piano et orchestre op. 37, seul concerto que Beethoven ait composé en mode mineur, est un modèle d’équilibre formel et discursif, associant la virtuosité du pianiste à la densité de l’orchestre et des dialogues entre les instruments solo du second avec le premier, préfigurant en cela le romantisme musical. Le grand moment de ce concerto, qui est aussi l’un des moments les plus sublimes de l’histoire de la musique, se situe dans la reprise qui suit l’exposé de la cadence du mouvement initial, avec ces accords en creux du piano et les réponds des timbales avant que l’orchestre entier se joigne au soliste. L’interprétation qu’ont donnée François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris de ce chef-d’œuvre est d’un équilibre et d’un souffle qui tient de l’épique, exaltant un onirisme et une noblesse saisissant, le tout avec une autorité naturelle et une fluidité déconcertante.

Le bombardement de Vienne par la Grande Armée le 11 mai 1809. Photo : DR

Concerto pour piano et orchestre n° 5 « l’Empereur »

C’est naturellement sur le Concerto n° 5 en mi bémol majeur op. 73, dit « l’Empereur », que François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris ont conclu cette intégrale des concertos pour piano de Beethoven. Cette partition a été entreprise en 1808, au moment où Napoléon Ier préparait la campagne d’Autriche. Sa genèse a été interrompue par les bombardements de Vienne et par l’occupation de la capitale Habsbourg par la Grande Armée le 12 mai 1809. « Nous avons durant ce laps de temps vécu dans une gêne opprimante, écrit Beethoven à l’éditeur Breitkof & Härtel le 26 juillet 1809. Le cours des événements a eu chez moi  dans l’ensemble sa répercussion physique et morale. Je ne parviens même pas à jouir encore de cette vie à la campagne qui m’est si indispensable. […] Quelle vie dévastatrice et épuisante autour de moi : rien que tambours, canons, misère humaine en tout genre. » Pendant cette période, il est rapporté que Beethoven était parfois pris de fièvre et s’emportait violemment contre Napoléon et le Français. Il aurait même un jour menacé du poing dans un café un officier français en lui criant : « Si j’étais général et en savais autant sur la stratégie que j’en connais sur le contrepoint, je vous en donnerais pour votre argent ! » La paix de Vienne signée en octobre 1809, Beethoven put reprendre sereinement la genèse de son cinquième concerto, parallèlement à sa Fantaisie pour piano, chœur et orchestre, son Quatuor à cordes « les Harpes » et sa Sonate « les Adieux »… Le titre de Concerto « l’Empereur » est évidemment apocryphe, Beethoven ayant rejeté Napoléon depuis que ce dernier se soit lui-même couronné empereur, qui avait conduit le compositeur à déchirer la page-titre de sa Troisième Symphonieinitialement dédiée à Bonaparte (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/08/festival-berlioz-vii-nicholas-angelich.html). Il semble que cet intitulé ait été attribué par Johann-Baptist Cramer (1771-1858), compositeur facteur de piano et éditeur britannique élève de Muzio Clementi d’origine allemande vivant à Londres, qui voulut ainsi signifier la grandeur de l’ultime concerto pour piano de Beethoven en précisant qu’il est « l’empereur des concertos ». Car, profondément républicain, il est impossible que Beethoven ait songé dédier son concerto à un empereur, serait-ce l’Autrichien ou le Russe, surtout le second, despote obscurantiste et esclavagiste. Le concerto sera créé le 28 novembre 1811 non pas par Beethoven, trop sourd à l’époque pour le jouer, mais par son élève Friedrich Schneider avec l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig dirigé par Johann Philipp Christian Schultz - l’orchestration est la même que les deux précédents concertos.

Comme Cramer l’a perçu, le Cinquième Concerto de Beethoven est de dimension inusitée jusqu’alors, et ne sera surpassée en longueur et en dimension symphonique que par les deux concertos pour piano de Johannes Brahms puis par celui de Ferruccio Busoni pour piano, chœur d’hommes et orchestre. Le premier mouvement est à lui seul un concerto entier, qui frôle les six cents mesures ouvertes sur un unique accord accentué de l’orchestre qui s’efface immédiatement pour laisser le piano s’exprimer seul pour exposer une cadence extraordinairement virtuose en trois sections séparées par des tutti de l’orchestre, qui attendra d’exposer le thème principal de l’Allegrodans l’exposition de cent mesures qui suit. Beethoven englobe la courte cadence dans la réexposition qu’il accompagne en partie de l’orchestre, ce qui exclut toute velléité discrétionnaire du soliste. L’Adagio central est un chant d’une sérénité accomplie, une tendre méditation dans laquelle le piano se fond à l’orchestre. L’élégant et allègre Rondo finale, entonné attaca après quelques accords de transitions sur une tenue de cors, se distingue par sa verve enjouée, son humour et sa grâce. Dans ce mouvement particulièrement dansant, le piano le dispute en virtuosité, en chant et en puissance à l’orchestre, dont l’écriture est particulièrement dense et jubilatoire, avec ses solos brillants et somptueusement colorés. François-Frédéric Guy a magnifié ces pages grandioses de son chant alternant délicatesse et vigueur servis par un touché aérien et d’une infinie variété, comme si le pianiste improvisait sa partie, semblant ainsi devenir Beethoven en personne, tandis que l’Orchestre de Chambre de Paris tombait littéralement sous le charme conquérant du compositeur-même.

François-Frédéric Guy remercie Deborah Nemtanu, violon solo super soliste de l'Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Rayonnant et heureux de ce pari réussi, François-Frédéric Guy a répondu à l’attente d’un public qui s’est avéré concentré et attentif à ne pas briser la magie de la soirée quatre heures durant, en lui offrant le finale de la Sonate « Pathétique » qu’il a joué comme s’il entendait se lancer dans une nouvelle intégrale, cette fois des trente-deux Sonates pour piano… Mais il a pourtant fallu rompre le charme de cette magnifique soirée d’été…

Après un tel tour de force, François-Frédéric Guy est sorti radieux de son incroyable performance, totalement revigoré et justement satisfait de son partenariat artistique avec les musiciens de l’Orchestre de Chambre de Paris. Au point de vouloir à tout prix raconter par le menu et jusqu’à plus d’heure cette aventure et en partager les exploits avec ses amis réunis autour de lui après le concert autour d’un verre à la Taverne Corse dans l’enceinte du chapiteau et animée par un ensemble de cabaret corse jouant surtout des airs napolitain. Reste à espérer un nouvel enregistrement discographique de François-Frédéric Guy de ces concertos, cette fois comme pianiste et chef, et avec ce même orchestre.

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Ce soir samedi soir, à 21h, au Château Louis XI de La Côte-Saint-André, le Festival Berlioz reçoit l’Orchestre National de Lyon et son directeur musical, Leonard Slatkin, dans un programme Berlioz/Beethoven, avec la Neuvième Symphonie de ce dernier.

Bruno Serrou

Festival Berlioz X : Sorts divers de deux cantates dramatiques de jeunesse de Berlioz et de l’hymne à la fraternité de Beethoven par Leonard Slatkin et l’Orchestre National de Lyon

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La Côte-Saint-André (Isère), Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, samedi 29 août 2015

L'église Saint-André de La Côte-Saint-André au clair de lune du 29 au 30 août 2015. Photo : (c) Bruno Serrou

Absent cinq soirs de suite de l’affiche du festival qui porte son nom, Hector Berlioz a retrouvé hier le plateau de la Cour du Château Louis XI. Avec deux cantates de jeunesse, la Scène héroïque (La Révolution grecque), H. 21 composée en 1825-1826 revue en 1833, et Sardanapale, H 50de 1830.

Eugène Delacroix (1798-1863), La Mort de Sardanapale (1827). Photo : DR

La Mort de Sardanapale

C’est avec cette seconde œuvre que Leonard Slatkin et l’Orchestre National de Lyon, fidèles voisins du Festival Berlioz de La Côte-Saint-André, ont ouvert leur concert. Il s’agit de la cantate qui permit à Berlioz de remporter en 1830 le Premier Grand Prix de Rome qui, à la quatrième tentative, lui ouvrait les portes de l’Académie de France à Rome et du séjour à la Villa Médicis. Cette œuvre pour ténor, chœur et orchestre créée le 30 octobre 1830 à l’Institut de France se fonde sur un texte de Jean-François Gail sur le thème imposé cette année-là tiré du tableau la Mort de Sardanapale peint en 1827 par Eugène Delacroix (1798-1863) inspiré d’un drame de Lord Byron. « Je terminai ma cantate quand la révolution [des « Trois Glorieuses »] éclata, écrira plus tard Berlioz dans ses Mémoires. […] Et j’écrivais, j’écrivais rapidement les dernières pages de mon orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues, qui, décrivant une parabole au-dessus des toits, venaient s’aplatir près de mes fenêtres. » Cette cantate dont manuscrit est perdu est la plus académique des quatre que Berlioz a écrites pour le Concours de Rome, ce qui dit combien le jeune compositeur tenait au séjour en Italie. « Depuis que le prix m’a été décerné, j’ai ajouté un grand morceau de musique descriptive, pour l’incendie de Sardanapale ; je ne craignais plus les académiciens et j’ai laissé agir mon imagination », reconnaîtra-t-il après avoir peaufiné sa cantate. L’écoute de cette œuvre dit combien Berlioz a contenu sa verve créatrice personnelle pour se fondre dans le moule rigide du jury constitué de membres musiciens ou pas des cinq académies de l’Institut de France. Elle a néanmoins permis au ténor Bogdan Volkov de déployer sa voix fruitée, fluide et sûre, et aux effectifs choraux formés des Chœurs Spirito, de Lyon et Britten de s’échauffer, avant d’aborder la seconde page berliozienne de la soirée.

Le Serment à Aghia Lavra de Theodoros P. Vryzakis (1814-1878) comémorant le soulèvement du 25 mars 1821. Photo : DR

La Révolution grecque

La Scène héroïque La Révolution grecque, H 21, que Berlioz conçut à l’âge de vingt-deux ans, en 1825-1826 avant de la réviser sept ans plus tard. Ecrite sur un livret d’Humbert Ferrand (1805-1868), également signataire de celui de l’opéra inachevé les Francs-Juges op. 3. Esprit épris de liberté, Berlioz célèbre ici la guerre d’indépendance du peuple grec contre l’occupant turc commencée en 1821 et qui se conclura en 1829 sur la sortie de la Grèce de l’Empire ottoman. Clin d’œil à la situation actuelle de la Grèce, la programmation  de cette cantate profane dit combien Berlioz excelle dans les descriptions conflictuelles et guerrières, tant sn orchestre est puissant, coloré, vibrant et extraordinairement descriptif. L’Orchestre National de Lyon en a donné sous la direction un peu relâchée de Leonard Slatkin une interprétation puissante voire tonitruante, laissant néanmoins percer les deux voix de basse, l’une, celle de Derek Walton, plus épanouie et colorée que l’autre, celle de Michel de Souza, tandis que les Chœurs ont incarné le peuple guerre se libérant avec élan.

Orchestre National de Lyon, Choeur Spirito, Choeurs et Solistes de Lyon, Choeur Britten. Photo : (c) Bruno Serrou

La Neuvième Symphonie

Mais c’est l’hymne à la fraternité qu’est la Neuvième Symphonie de Beethoven que l’Union Européenne s’est approprié pour indiquer son objet, l’union des peuples d’Europe en une même entité pour un avenir commun et fraternel qui a constitué le clou de la soirée. Beethoven aura été omniprésent dans cette édition du Festival Berlioz de La Côte-Saint-André qui aura réuni les figures romantiques musicale et politique que sont l’enfant du pays pour la première et Napoléon Bonaparte pour la seconde. Composée en 1822-1824, créée à Vienne le 7 mai 1824, cette Symphonie n° 9 en ré mineur op. 125 dédiée au roi Frédéric-Guillaume III de Prusse ouvre de nouvelles perspectives au genre symphonique, dont elle transcende les limites fixées par le classicisme, plus particulièrement par des compositeurs comme Joseph Haydn et Wolfgang Amadeus Mozart. Berlioz s’en souviendra, débordant avec ses propres symphonies le cadre beethovenien qui lui servira de socle pour sa Symphonie fantastique en cinq mouvements et, plus encore, avec sa Symphonie « Roméo et Juliette »pour solistes et chœur, et, plus tard, Gustav Mahler, entre autres, dans ses Symphonies n° 2, n° 3 et n° 8« des Mille ». Cette œuvre monumentale dans laquelle Wagner verra « la dernière des symphonies » et qui traumatisa Brahms au point qu’il mit quinze ans pour arriver à bout de la première de ses quatre symphonies, marque de fait un tournant dans l’histoire de la symphonie en particulier et de la musique en général. Beethoven envisageait depuis longtemps de mettre en musique l’Hymne à la Joie du poète dramaturge allemand Friedrich von Schiller (1759-1806) dont il utilisa l’un des vers en 1805 dans le finale de son opéra Fidelio. En 1808, il composa ce qui se présente comme une grande esquisse préparatoire à la Neuvième Symphonie, la Fantaisie pour piano, chœurs et orchestre en ut mineur op. 80 sur un poème de Christophe Kuffner (1780-1846) dont le thème principal de la section chantée préfigure l’Hymne à la Joie. Outre l’originalité vocale pour quatre solistes et chœur, le finale introduit dans l’orchestre deux piccolos, un contrebasson et trois tessitures de trombones, qui interviennent également dans le Scherzo, et une riche percussion pour la « musique turque ».

Sylvia Schwartz, Henriette Gödde, Leonard Slatkin, Bogdan Volkov, Michel de Souza, Orchestre National de Lyon, Choeurs et Solistes de Lyon, Choeur Britten. Photo : (c) Bruno Serrou

Leonard Slatkin a dirigé mollement cette œuvre qui célèbre pourtant avec force la grandeur de l’humanité, et n’a pas fait tressaillir le public dans le Scherzopourtant porteur de la mélodie du finale, malgré les efforts du timbalier pour susciter l’effroi, ni donné à l’Adagio molto e cantabile le souffle généreux et le caractère chaleureusement chantant qui aurait dû donner des frissons à l’auditeur, tandis que le finale a manqué d’élan et d’homogénéité, chaque section semblant se succéder sans jamais s’enchainer et moins encore s’enchâsser - ce n’est pourtant pas faute d’engagement de la part des violoncelles et des contrebasses. Malheureusement placés devant l'orchestre autour du pupire du chef alors que Beethoven spécifie que « venues du cœur, qu[e les voix solistes] retournent au chœur », le quatuor vocal n’a pas démérité, avec d’excellentes interventions de la soprano Sylvia Schwartz, de la mezzo-soprano Henriette Gödde et, surtout, du ténor Bogdan Volkov, cela malgré le choix de la basse porté sur Michel de Souza au lieu de Derek Walton, qui avait pourtant convaincu dans la Scène héroïque La Révolution grecque de Berlioz. Préparés par Michel Tétu, les Chœurs Spirito, de Lyon et Britten ont heureusement porté le message humaniste de l’Hymne à la Joie.

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Joueurs de serpents sous la Halle de la Côte-Saint-André. Photo : (c) Bruno Serrou

Histoire de cuivres

Dans l’après-midi, sous la halle médiévale de La Côte-Saint-André, tandis que se déroulait une brocante napoléonienne, les cuivres du Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz ont présenté au public la panoplie des cuivres anciens qu’ils ont également joués, courant du serpent de l’époque Renaissance aux timbres caverneux et bruts aux divers ophicléides introduits par Berlioz dans son orchestre, en passant par cors à piston, trompettes à perces et trombones de toutes tailles.
   
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Au programme de ce dimanche 31 août, qui est aussi la journée de clôture du Festival Berlioz 2015, un récital d’orgue en l’église de Voiron à 17h par Maria Magdalena Kaczor, un concert Haydn/Beethoven par le Quatuor Zaïde, toujours à 17h, mais en l’église Saint-André à La Côte-Saint-André, La Clique des Lunaisiens au Musée Hector-Berlioz à 18h et, pour conclure en apothéose, la Fête musicale et funèbre par l’Orchestre de la Garde Républicaine dirigé par François Boulanger sous le chapiteau de la Cour du Château Louis XI

Bruno Serrou

Festival Berlioz XI : Le Quatuor Zaïde et l’Orchestre d’Harmonie de la Garde Républicaine ont clôt en fanfare le Festival Berlioz 2015 à La Côte-Saint-André

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La Côte-Saint-André (Isère), Eglise Saint-André, Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, dimanche 30 août 2015

Le Château Louis XI de La Côte-Saint-André. Photo : (c) Bruno Serrou

L’ultime journée de l’édition 2015 du Festival Berlioz a irrigué l’ensemble de la ville natale de celui dont la manifestation porte le nom, Hector Berlioz.

Les steel -drums de Bruno Grare sous la Halle de La Côte-Saint-André. Photo : (c) Véronique Lentieul

Bruno Grare et ses steel-drums, l’Ensemble Tàlcini et sa musique corse

Dès le matin, Bruno Grare et son ensemble de steel drums ont présenté sous la Halle de La Côte-Saint-André et sa vingtaine de stagiaires de tous âges et de tous niveaux, du débutant au percussionniste désireux de se familiariser aux spécificités sonores et au jeu propre à cet instrument, le steel-drum ou tambour d’acier ont présenté le fruit de six jours de formation à un public de curieux qui aura manifesté beaucoup d’intérêt à cette famille d’instruments venus des caraïbes, plus particulièrement de Trinité-et-Tobago. Faits à partir de fûts métalliques de deux cents seize litres, ces instruments à percussion mélodiques conviés à La Côte-Saint-André pour faire écho à la figure centrale du Festival Berlioz 2015, l’empereur Napoléon Bonaparte, dont la première épouse, Joséphine de Beauharnais, était martiniquaise, sont fabriqués à partir de bidons de pétrole, martelés, façonnés, accordés réunis en steelbands qui ne sont pas évidents à jouer. Dans la musique « savante » contemporaine, à l’instar de Pierre Boulez dans sur Incise, de plus en plus de compositeurs utilisent cette famille instrumentale introduites en France dans les années 1980 et popularisées par le défilé du 14 juillet 1989 entre les places de l’Etoile et de la Concorde.

Affiche du Festival Berlioz 2015. Photo : (c) Bruno Serrou

Pendant ce temps, l’Ensemble Tàlcini qui aura animé tous les « after » du festival dans la Taverne Corse, a parcouru le village et ses terrasses de cafés tout l’après-midi durant, jusqu’à l’entrée du premier concert de la journée, donné en l’église Saint-André, qui s’est tenu parallèlement à un récital d’orgue de Maria Magdalena Kaczor en l’église du village de Voiron.

Quatuor Zaïde (Charlotte Juillard et Leslie Boulin-Raulet, violons, Sarah Chenaf, alto, Juliette Salmona, violoncelle). Photo : (c) Bruno Serrou

Haydn et Beethoven par le Quatuor Zaïde

Ce premier concert était confié au Quatuor Zaïde constitué de quatre jeunes femmes qui ont tiré le nom de leur formation de l’héroïne d’un singspiel que Mozart a composé en 1780 probablement inspiré de Zaïre, tragédie de Voltaire, d’où a également été tiré Zaira de Bellini en 1829. Fondé en 2009 par quatre élèves du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, le Quatuor Zaïde, fruit des cours de perfectionnement de ProQuartet-Centre Européen de Musique de Chambre fondé par Georges Zeisel, s’est imposé dès l’année suivante dans le cadre du Concours international de quatuors à cordes de Bordeaux. En six ans, les effectifs n’ont subi que deux changements, exclusivement le poste de second violon. L’osmose entre les quatre membres de l’ensemble d’archets est apparemment totale, cela dans la totalité du répertoire de quatuors, de l’époque classique jusqu’à la création contemporaine, de Iannis Xenakis à Wolfgang Rihm en passant par Jonathan Harvey, avec qui elles ont eu la chance de travailler. C’est pourtant à la seule période classique viennoise que les quatre jeunes femmes ont consacré leur concert de La Côte-Saint-André. De Joseph Haydn - qui leur a valu un premier prix au Concours de Vienne pour la Meilleure interprétation d’une œuvre de Haydn-, elles n’ont pas retenu le Quatuor en ut majeur op. 76/3 Hob. III.77, dit « l’Empereur » parce que le compositeur y reprend l’hymne impérial qu’il a écrit pour le souverain d’Autriche François Ier - il est désormais l’hymne allemand -, qui allait humilier Napoléon Ier, mais le cinquième des « quatuors prussiens », le Quatuor en fa majeur op. 50/5 Hob. III.48 dit « le Rêve » en raison de la douceur de la mélodie du mouvement lent qui s’élève dans l’aigu des cordes. Elles ont donné de ces pages conçues en 1787 une interprétation onirique et élégante, avant de donner du treizième des seize quatuors d’archets de Beethoven, le Quatuor à cordes en si bémol majeur op. 130 (1825), en fait le troisième des cinq derniers quatuors du Titan de la musique si l’on se fie à la chronologie. Construit en six mouvements, ce quatuor dédié au prince Nikolaï Galitzine, comme les quatuors op. 127 et op. 132, est l’un des plus longs de l’histoire du genre, à l’instar de la Sonate n° 29 op. 106 (1817-1819) pour piano écrit dans la même tonalité de si bémol majeur que ce quatuor opus 130. C’est la version originale avec la Grande Fugue finale qui a été retenue par le Quatuor Zaïde. Sous l’impulsion féline et passionnée du premier violon, Charlotte Juillard, les Zaïde ont donné de cette sublime partition une interprétation ardente et puissante, donnant à la pathétique cavatine une tension dramatique déchirante, avant d’offrir uneGrande Fugue fulgurante d’énergie et de vitalité, les quatre jeunes femmes ne craignant pas la prise de risques qui rend d’autant plus prégnante la ferveur libératrice de ces pages visionnaires qui concluent ce quatuor à cordes d’une intensité extraordinaire. 


François Boulanger dirige l'Orchestre d'Harmonie de la Garde Républicaine. Photo : (c) Bruno Serrou

Marche funèbre et triomphale de Berlioz par l’Orchestre de la Garde Républicaine et Jacques Mauger

Proposée sous le chapiteau de la cour du Château Louis XI, l’ultime rendez-vous du Festival Berlioz 2015 donné devant un public venu en nombre a été le cadre de la première apparition in situ de l’Orchestre d’Harmonie de la Garde républicaine, héritière de la Garde impériale créée par Napoléon Bonaparte, et de son chef titulaire, François Boulanger. Pour cause « d’astreinte » d’un certain nombre de ses musiciens retenus à Paris pour raison de service officiel, cette formation attachée à la gendarmerie nationale s’est vue contrainte de supprimer de son programme, ce qui a suscité la déception des spectateurs, la « Grande parade de tambours napoléoniens » qui devait ouvrir leur prestation, ainsi que la Marche hongroisede Berlioz sur laquelle devait s’achever la première partie, et remplacer la Danse macabre de Saint-Saëns par la Danse héroïque de ce dernier. C’est donc sur une musique funèbre qu’a débuté la soirée, le Chant funéraire à l’occasion du centenaire de la mort de Napoléonde Gabriel Fauré, suivie par le diptyque de Saint-Saëns Marche héroïque / Danse héroïque, suivi de pages plus ludiques et joyeuses, la Grande Suite de « Carmen »de Bizet et la Joyeuse Marche de Chabrier dans sa version originale. Les pages non expressément écrite pour harmonie ont sans doute arrangé par le chef de la Garde républicaine, François Boulanger.

Jacques Mauger (trombone), François Boulanger et l'Orchestre d'Harmonie de la Garde Républicaine. Photo : (c) Bruno Serrou

La deuxième partie du concert était entièrement consacrée à la Grande Symphonie funèbre et triomphaleH. 80 de Berlioz. Cette œuvre en trois mouvements, deux « funèbres » (Marche funèbre en fa mineur suivie d’Oraisonfunèbre en sol majeur) le troisième triomphal (Apothéoseen si bémol majeur), a été interprétée dimanche dans sa version originale créée le 28 juillet 1840 à l’occasion de l’inauguration de la colonne de la Place de la Bastille, c’est-à-dire sans les cordes ni les chœurs sur un texte d’Antoni Deschamps ajoutés deux ans plus tard dans le troisième mouvement. L’exécution sans faille de l’œuvre dès son morceau initial, l’une des pages symphoniques les plus grandioses de Berlioz, a littéralement scotché les spectateurs sur leurs sièges, au point que l’on n’entendit pas la moindre toux ni le plus bref raclement de gorge, et pas même la moindre tentative d’applaudissements intempestifs qui auront régulièrement marqué les pauses entre les mouvements, phénomène intéressant et gratifiant pour les organisateurs comme pour les interprètes tant il indique le succès de la manifestation qui attire un public nouveau peu habitué encore au rituel des concerts classiques. L’Oraison funèbre centrale a été remarquablement « chantée » par le trombone solo qui expose une mélodie venue de l’opéra de jeunesse de Berlioz, les Francs Juges, tenu dimanche par l’excellent Jacques Mauger.

Photo : (c) Bruno Serrou

Les cinquante-sept musiciens (vingt clarinettes de toutes tailles, sept saxophones, un piccolo, deux flûtes, deux hautbois, deux bassons, cinq cors, quatre trompettes, trois trombones, trois percussionnistes, un timbalier, trois tubas ténors, trois tubas barytons, une harpe) ont ensuite offert trois bis festifs, le dernier étant le Vol du bourdon extrait de l’opéra Tsar Saltan de Rimski-Korsakov, qui, loin de la scie que l’on pouvait craindre, s’est avérée volubile et suprêmement mise en place, servie par un orchestre constituée d’authentiques virtuoses de leurs instruments.

Structure (détail) du chapiteau de la cour du Château Louis XI de La Côte-Saint-André. Photo : (c) Bruno Serrou

A l’année prochaine !

C’est sur une ultime animation de l’Ensemble Tàlcini que s’est conclu le Festival Berlioz de La Côte-Saint-André 2015. Edition dont le souvenir restera vivace pendant les onze mois qui nous séparent de celle de 2016, durant laquelle Bruno Messina nous promet l’opéra Benvenuto Cellini de Berlioz en version concert par l’Orchestre Les Siècles dirigé par François-Xavier Roth, en attendant l’édition 2017, qui pourrait être le cadre d’une production concertante de l’œuvre scénique la plus ambitieuse et aboutie de Berlioz, les Troyens, par John Eliot Gardiner et son Orchestre Révolutionnaire et Romantique…

Bruno Serrou


Le Boston Symphony Orchestra, Andris Nelsons et Yo-Yo Ma ont ouvert la belle saison parisienne 2015-2016 qui s’annonce à la Philharmonie de Paris

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Paris, Philharmonie de Paris, jeudi 3 septembre 2015

Andris Nelsons. Photo : DR

Somptueuse affiche pour l’ouverture de saison musicale parisienne offerte par la Philharmonie de Paris à son public. La plus grande salle de concerts parisienne a en effet invité pour l’occasion le Boston Symphony Orchestra dans le cadre de sa première tournée en Europe avec son nouveau directeur musical, Andris Nelsons, qui vient de succéder à l’Américain James Levine. En prélude à sa cent trente cinquième saison, la somptueuse phalange états-unienne, l’un des fameux « Big Five » US qui est aussi le plus « français des orchestre d’outre-Atlantique » (ses trompettistes continuent à jouer sur des instruments à pistons, alors-même que les orchestre français adoptent de plus en plus la trompette à palettes), a présenté un programme germano-russe plongeant dans le postromantisme, avec une œuvre de la fin du XIXe siècle allemand et une du deuxième tiers du XXesiècle russe.

Boston Symphony Orchestra Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Avant son arrivée, le Boston Symphony Orchestra n’avait pas caché leur plaisir de découvrir la nouvelle salle parisienne où s’est déjà produit leur nouveau « boss » et dont la réputation s’est rapidement répandue à travers le monde, comme l’atteste l’exigence de Simon Rattle lorsqu’il a été approché par le London Symphony Orchestra, posant comme condition que Londres suive l’exemple de Paris en construisant avant sa venue un salle de concert comparable à la Philharmonie de Paris, alors-même que Londres dispose déjà d’un parc plutôt fourni et de qualité. L’on a bien perçu d’ailleurs que l’orchestre nord-américain, malgré l’expérience du lieu son chef letton, a tâtonné dans la mise en place de ses pupitres, les équilibres entre ayant été loin d’être convainquants. Ainsi, avoir placé dans le Don Quichottede Richard Strauss le tuba ténor à côté de la clarinette basse a fait que chacune des interventions de cet instrument n’a cessé de couvrir cordes et bois, tandis que le violoncelle solo n’a pas toujours été clairement perceptible, au-delà des moments au cours desquels il se doit de se fondre au sein de l’orchestre. En outre, placé au centre des fauteuils d’orchestre, excellente place au demeurant, le temps de réverbération relativement lent a suscité plusieurs fois un écho parfois gênant.
Yo-Yo Ma (violoncelle), Andris Nelsons et le Boston Symphony Orchestra répètent Don Quichotte de Richard Strauss Philharmonie de Paris. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Don Quichotte de Richard Strauss

L’on sait les affinités d’Andris Nelsons pour Richard Strauss (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/01/la-jeunesse-du-chef-andris-nelsons-et.html; http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/03/jonas-kaufmann-andris-nelsons-et-le.html), et le chef letton, disciple de Mariss Jansons, n’a pas failli dans Don Quichotte. Avec un orchestre aux textures lumineuses et plus souples que celles des orchestres avec lesquels il s’était produit jusqu’à présent à Paris (Orchestre de Paris, City of Birmingham Symphony Orchestra, Royal Concertgebouw Orchestra), il a réussi la gageure d’exalter l’écriture foisonnante et sensuelle du compositeur bavarois, mais aussi à lui donner une profondeur, un souffle métaphysique qui siéent à cette œuvre épique. Ample partition à l’écriture dense, virtuose et à l’orchestration foisonnante, le trop rare poème symphonique Don Quichotteop. 35 (1897) sous-titré « (Introduzione, Tema con Variazioni e Finale) Variations fantastiques sur un thème à caractère chevaleresque pour grand orchestre », variations qui, au nombre de dix, content en autant d’étapes les aventures du chevalier à la triste figure (personnalisé par le violoncelle solo) immortalisé par Miguel de Cervantès accompagné de son écuyer Sancho Pança (alto) et du fantôme de Dulcinée (violon), premier volet du diptyque Held und Welt de Richard Strauss dont la seconde partie n’est autre que Une Vie de Hérosop. 40(1897-1898) - diptyque au demeurant très peu proposé par les organisateurs de concert. La lecture d’Andris Nelsons a été épique à souhait, le chef letton tirant profit de la fluidité et des timbres luminescents de son orchestre de Nouvelle Angleterre, qui se sont avérés d’une plénitude plus affermie que celle du violoncelliste soliste tenu par l’une des figures les plus populaires parmi les musiciens, Yo-Yo Ma (1). L’Américain d’origine chinoise né en France a été peu présent dans cette œuvre, comme s’il était fatigué, ne parvenant pas toujours à se faire entendre, tirant de son instrument des sonorités sans volume et trop fines, ne donnant pas en outre la dimension chevaleresque de l’anti-héros straussien, préférant l'onirisme mais omme luttant avec un instrument réfractaire que l’on sentait pourtant capable de puissance et de colorations carnées. Malgré son immense talent, Ma n'a pas témoigné de vigueur et d'héroïsme, malgré des gestes parfois emphatiques et des mimiques pompeuses, préférant l'introspection et la méditation. En revanche, le remarquable premier alto du BSO, Steven Ansell, membre fondateur du Muir String Quartet, avec son jeu incroyablement sûr et ses sonorités ardentes et charnues, a incarné un extraordinaire Sancho Pança ,à l’instar de Malcolm Lowe, son Concertmaster, qui a campé une ardente Dulcinée.

Andris Nelsons et le Boston Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Symphonie n° 10 de Dimitri Chostakovitch

Tandis que paraît chez DG leur enregistrement de la même œuvre réalisé au Symphony Hall de Boston en avril dernier (1), le Boston Symphony Orchestra et Andris Nelsons ont donné la Symphonie n° 10 en mi mineur op. 93 que le chef letton avait déjà dirigée à la tête du Royal Concertgebouw d’Amsterdam en mars dernier en cette même Philharmonie de Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/somptueux-concert-du-royal.html)


Commencée peu après la mort de Serge Prokofiev et de Joseph Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de Staline, alors qu’il avait déclaré lors de la création qu’il avait voulu y exprimer les sentiments et passions humains), achevée en octobre de la même année, créée à Leningrad le 17 décembre 1953 sous la direction d’Evgueni Mravinski, la Dixième Symphonie de Chostakovitch s’ouvre sur un vaste Moderatosombre et pessimiste qui donne à l’œuvre entière une tristesse incommensurable. Les thèmes longuement étirés et la tension croissante qui perdure jusqu’à l’ultime point culminant ramènent au climat de la Huitième Symphonie composée dix ans plus tôt. Disciple De Mariss Jansons, Nelsons a été formé à l’aune de l’univers de Chostakovitch. Comme son maître, il gomme le côté messe de gloire à la révolution soviétique pour lui donner un tour quasi brucknérien. Le jeune chef letton avait su trouver avec le Concertgebouw d’Amsterdam le juste équilibre des masses, clairement définies dans l’espace, tirant un merveilleux parti de l’acoustique de la Philharmonie, ménageant de bouleversants et intenses moments tout en retenue et en nuances, parfois à la limite du silence, pour mieux souligner les saillies et les violences hallucinées, faisant ainsi de cette symphonie un requiem pour Staline, le dictateur sanguinaire, et pour Prokofiev, le compositeur muselé par le précédent au point de mourir le même jour que lui, le 5 mars 1953, quatre mois avant que Chostakovitch s’attèle à cette Dixième Symphonie.

Andris Nelsons et le Boston Symphony Orchestra. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Le Boston Symphony Orchestra s’est avéré moins investi et moins sûr dans cette œuvre qu’il l’est dans le somptueux enregistrement évoqué plus haut (2). Néanmoins, la clarté, la vélocité des pupitres, la rutilance des cuivres, le velouté des bois étaient bien tels qu’on les attendait de la part de cet extraordinaire ensemble. Mais, là aussi, comme dans Strauss, les équilibres n’étaient pas parfaits, l’acoustique, qui avait été extraordinairement exploitée et valorisée lors en mars dernier dans la même œuvre et avec le même chef, mais avec le Concertgebouw, apparaissant moins flatteuse et chaude avec le Boston Symphony Orchestra - mais, en mars, je n’étais pas assis à l’orchestre mais à la corbeille. Néanmoins, emportant la partition avec vivacité, Nelsons affine le côté musique de propagande, s’attardant pour les magnifier sur les moments où le compositeur laisse couler son aspiration épique. Il instille ainsi une densité mâle au pathos et à la pompe qui submergent si l’on n’y prend garde cette œuvre. Son long corps entièrement enfoui dans l’orchestre, il structure le sombre et accablant mouvement initial tel un architecte, donnant d’un geste ample mais précis de la main droite, alternativement avec ou sans baguette, départs, nuances et expressions, tandis que la main gauche marque la moindre modulation de tempo, occasion de gouter l’onirisme volubile des solos de clarinette puis de flûte, enfin des deux piccolos suprêmement chantants. La gestique du chef estonien est très expressive, et captive le regard du spectateur autant que celui des musiciens. Il pétrit dans la main gauche la pâte sonore, souligne la moindre inflexion du discours et dessine jusqu’à la plus discrète intention du compositeur. Nelsons dirige l’air de ne pas y toucher le bref mais implacable Scherzoaux rythmes fantastiques. Dans le complexe Allegretto, où Chostakovitch intègre un thème fondé sur ses initiales allemandes [D Sch - ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)] dont le climat renvoie à celui du mouvement initial dont le premier thème réapparaît au cœur du morceau. Ce pessimisme patent magnifié par le chant plaintif des hautbois, flûte et basson solos, s’éclaire peu à peu dans la frénésie de l’Allegro final, où la musique se fait soudain simple et enjouée. Tout au long de l’exécution de l’œuvre, il était impossible de résister au lustre des mémorables soli de bois, particulièrement de clarinette et de flûte, mais aussi de basson, de cor anglais (Robert Sheena) et de hautbois, tandis que solo de cor (James Sommerville) et de violon (Malcolm Lowe) se sont particulièrement distingués, à l’instar des altos, des violoncelles et des contrebasses dans leur ensemble, sans que le tutti des BSO atteigne le niveau de plénitude de celui du RCO. 

Andris Nelsons et le Boston Symphony Orchestra dans leur bis. Photo : (c) Bruno Serrou

Peut-être était-ce dû à la fatigue suscitée par la longue tournée européenne du Boston Symphony Orchestra qui touchait à sa fin à Paris... Néanmoins, pour répondre aux appels insistants du nombreux public venu écouter ce fabuleux orchestre et son chef exceptionnel, et pour en rester à Chostakovitch, Andris Nelsons et le Boston Symphony Orchestra ont donné en bis un foudroyant Galop tiré de l'opérette Moscou-Tcheriomouchki (Moscou quartier des cerises).  

Bruno Serrou

1) Sony Classical vient de publier un CD intitulé « Yo-Yo Ma obrigado Brazil Live in Concert » (SK 90970)

2) CD « Chostakovitch Under Stalin’s Shadow » DG 479 5059 (avec la Passacailleservant d’interlude de l’Acte II de Lady Macbeth du District de Mtsensk)

L’Orchestre de Paris et Paavo Järvi ont offert à leur public une somptueuse ouverture de saison 2015-2016

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Paris, Philharmonie, La Côte-Saint-André (Isère), Eglise Saint-André, Chapiteau de la Cour du Château Louis XI, jeudi 11 septembre 2015

Paavo Järvi, Lars Vogt et l'Orchestre de Paris, 10 septembre 2015. Photo : (c) Frédéric Désaphi / Orchestre de Paris

Pour le concert d’ouverture de son ultime saison de Directeur musical de l’Orchestre de Paris, Paavo Järvi a choisi un programme qui lui sied comme un gant, à l’instar de la phalange française. Deux œuvres majeures de Brahms et de Sibelius qu’un seul numéro d’opus sépare à trente-cinq ans de distance…

C’est sur l’immense chef-d’œuvre qu’est le Second concerto pour piano de Brahms que s’est ouverte le premier programme de la nouvelle quarante-neuvième saison de l’Orchestre de Paris. Un moment de pur bonheur musical. Remplaçant favorablement Hélène Grimaud, souffrante, Lars Vogt, qui a joué partition ouverte et couchée au-dessus des marteaux de son Steinway de toute évidence pour se rassurer. Beaucoup plus humble et concentré que sa consœur, plus ample, nuancé et coloré de son, exaltant ainsi des sonorités puissantes et contrastées, le pianiste allemand s’est volontiers laissé porter au dialogue avec Paavo Järvi et l’Orchestre de Paris avec lesquels il avait donné Salle Pleyel en 2011 le Concerto n° 1 du même Brahms, chacun jouant sa partie dans le même sens avec une qualité d’écoute et de partage qui a suscité une musicalité quasi parfaite. Les solistes de l’Orchestre de Paris ont partagé avec le pianiste un même panache sans fioritures, particulièrement les cornistes André Cazalet dès l’entrée de l’Allegroinitial et Philippe Dalmasso par la suite, mais aussi et tous les premiers pupitres des bois (Vincent Lucas, flûte, Michel Bénet, hautbois, Philippe Bernold, clarinette, Giorgio Mandolesi, basson). Le son chaud et puissant du violoncelle d’Emmanuel Gaugué dans le sublime dialogue avec le piano qui irradie l’Andante, dont la brûlante cantilène s’est avérée un peu trop soutenue et le vibrato trop large et appuyé. La chaleur et l’engagement partagés qui ont irisé cette interprétation ont magnifié une expressivité souveraine, qui a remarquablement préludé à la Cinquième symphonie de Sibelius. Auparavant, en bis, Lars Vogt a donné un Nocturne de Chopin au nuancier infini que l’on eut aimé retenir jusqu’au bout de la nuit…

L’on connaît les affinités de Paavo Järvi avec l’œuvre de Jean Sibelius, dont il a gravé symphonies, poèmes symphoniques et cantates avec succès avec divers orchestres. Sa profonde connaissance de l’œuvre du compositeur finlandais vient d’ailleurs d’être consacrée par la Médaille Sibelius que lui a décernée au titre de Directeur musical de l’Orchestre de Paris l’Association Sibelius à l’occasion du cent-cinquantenaire de la naissance du compositeur. Depuis sa nomination à Paris en 2010, le chef estonien a dirigé nombre de pages du père de la musique finlandaise, notamment la Suite de Lemminkaïnen, Tapiola, le Concerto pour violon, la Symphonie n° 2 et, déjà, la Symphonie n° 5en 2011, tandis qu’est annoncé pour 2016 la parution de la première intégrale discographique française des symphonies de Sibelius par l’Orchestre de Paris, enregistrements qui couronneront la collaboration de la phalange parisienne avec Paavo Järvi comme Directeur musical…

La conception de la Symphonie n° 5 en mi bémol majeur op. 82 par Paavo Järvi, qui a magnifiquement tiré profit des textures souples, profondes et ardente de son orchestre, a démontré combien cette symphonie se situe dans l’héritage brahmsien. Le chef estonien a ménagé une noble nostalgie, donnant ainsi à cette œuvre une grandeur souveraine, apportant en outre dans le majestueux choral final une clarté et une progression haletante, pour conclure sur six puissants accords des tutti ponctués de terrifiants silences emplis de l’écho envoûtant renvoyé par la grande salle de la Philharmonie. Les pupitres solistes et les cuivres respirant largement, attestant d’une maîtrise exceptionnelle du souffle et des longs phrasés, tandis que le timbalier Camille Baslé donnait une résonance singulière à la progression de cet hallucinant finale. Mais les cordes dans leur ensemble - les contrebasses en particulier - aux textures tour-à-tour feutrées et lumineuses, ont aussi admirablement servi cette œuvre grandiose que les instruments à vent bois incandescents et cuivres sombres, les ont somptueusement colorées.


Bruno Serrou

CD : Glenn Gould Is Alive and Well and Living on Sony Classical Full Recordings

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A l'occasion du soixantième anniversaire du premier enregistrement de Glenn Gould pour Columbia, les fameuses Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, Sony Classical, firme américano-japonaise qui détient depuis 1988 les labels américaino-britanniques CBS Masterworks/Columbia, publie ce 14 septembre 2015 une nouvelle édition de l’intégrale des enregistrements officiels du plus original et populaire des pianistes de l’histoire de la musique, le Canadien Glenn Gould

Glenn Gould est au piano ce que Maria Callas est à la voix : l’archétype du musicien, la figure tutélaire et emblématique de l’instrument à clavier, une véritable icône qui appartient à l’Humanité entière et qui représente à lui seul le Musicien classique par excellence aux yeux du grand public du monde entier autant qu’à ceux des mélomanes et des musiciens eux-mêmes. Car, qu’ils s’intéressent de près ou de loin à la musique, tous les publics à un degré où à un autre connaissent l’art de l’interprétation de Glenn Gould, au moins autant que celui de Maria Callas. Dès que l’on entend une note émise par la bouche de la cantatrice gréco-américaine, on l’identifie immédiatement, à l’instar de la moindre note émise par l’instrument de Glenn Gould, celui-ci est reconnu…

Comme Maria Callas, dont les enregistrements sont eux aussi régulièrement réédités par VSM/EMI/Warner/Erato, Glenn Gould est la figure charismatique du catalogue Sony. Et nul ne se lasse de l’écouter, le réécouter, le découvrir et le redécouvrir, tant son jeu, sa conception des œuvres toujours renouvelée, et jusqu’à sa vie et le mystère qui l’entoure et qu’il a tout fait pour entretenir, demeurent d’une prégnante actualité.

Si Glenn Gould est précieusement préservé dans la mémoire collective comme le génial interprète de Jean-Sébastien Bach, dont les Variations Goldberg sont l’alpha et l’oméga des enregistrements - la première version, parue en 1955, le révéla, la seconde, enregistrée en 1981, est la plus accomplie et poétique de toutes les versions de l’histoire du disque -, auxquelles il faut ajouter le Clavier bien tempéré, les Suites françaises, les Sonates pour clavier et viole de gambe, pour clavier et violon, les Toccatas, Préludes, Fughettas et Fugues, il ne faut pas oublier qu’il a été le premier pianiste américain à enregistrer la totalité des œuvres de Schönberg et Berg, à s’intéresser à Krenek, Hindemith, Byrd, Gibbons, Sibelius et au piano de Richard Strauss, mais aussi à Scarlatti, Haendel, CPE Bach, Haydn (ses six dernières sonates sont à connaître absolument), Mozart, Schumann, Brahms, Wagner - c'est avec la Siegfried Idyll de ce dernier que Glenn Gould troque le clavier pour la baguette quelques jours avant sa mort -, Bizet, Scriabine, Grieg, Prokofiev, Morawetz, à ses contemporains canadiens, que ce soit en solo ou en concerto dirigé par Leonard Bernstein, Vladimir Golschmann, Leopold Stokowski, Walter Susskind, Robert Craft, ou dialoguant avec Elisabeth Schwarzkopf ou le Juilliard Quartet… Il est aussi un immense beethovenien, comme l’attestent ses enregistrements des cinq concertos, des Bagatelles op. 33 et 126, de vingt Sonates, de trois cahiers de Variationset les Symphonies n° 5 et n° 6 « Pastorale » dans les transcriptions de Franz Liszt. Au total, cent quatre vingt six œuvres de vingt-cinq compositeurs, dont lui-même, avec sa fugue et son quatuor à cordes. Cette somme hors norme représente plus de soixante-et-une heures d’écoute auxquelles s’ajoutent quatre vingt dix minutes de documents vocaux.

Photo : (c) Bruno Serrou

Pour la troisième fois depuis que le CD existe, Sony Classical réédite la totalité du legs pianistique d’une actualité toujours plus incontestable de Glenn Gould. Soixante dix neuf CD auxquels s’ajoutent deux CD d’entretiens dans lesquels Glenn Gould évoque neuf mois avant sa mort sa vision des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, mais aussi du compositeur saxon, ainsi que la musique de Schönberg, l’Intermezzoop. 118/2 de Brahms, les Sonates Pathétique, Clair de lune et Appassionata de Beethoven et l’enregistrement par Rudolf Serkin du Concerto n° 4 du même Beethoven.

Ceux qui parmi nous possèdent l’édition blanche parue en 1991, se doivent de la garder précieusement car la présente réédition n’a pu reprendre les enregistrements « prêtés » par Radio Canada, qui n’a pas renouvelé ses accords passés avec Sony envisageant de publier ces documents sous son propre label (voir l’entretien ci-dessous avec le musicologue Michael Stegemann). En revanche, devant le succès des deux coffrets précédents épuisés depuis longtemps, Sony Classical a veillé à remarsteriser la totalité des enregistrements avec les outils numériques aujourd’hui les plus sophistiqués, et de présenter les disques avec les couplages et sous les jaquettes des trente centimètres d’origine, comme il l’a fait pour l’intégrale Pierre Boulez en janvier dernier. Ce qui justifie des durées variables des CD, qui vont de trente minutes à une heure maximum.

Glenn Gould, janvier 1961. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical

Le résultat du travail des ingénieurs du son de Sony est impressionnant, les basses grondent, les aigus étincellent, l'ampleur et la finesse du nuancier, la clarté des lignes, les reliefs sont si larges et nets que l'on a le sentiment d'un Gould en train de jouer devant nous. Assurément, Gould, dont l'exigence technique était quasi maladive, au point de renoncer en 1964 à toute apparition publique, lui qui souffrait d'agoraphobie, eut été ravi de cette réalisation exemplaire. En outre, cette réédition est d'autant plus bienvenue qu'elle et accompagnée d’un livre de quatre cent seize pages au contenu riche en textes de présentation signés Glenn Gould Kevin Bazzana et Andreas K. Meyer, et illustré de photos de Glenn Gould et des pochettes LP. Sont inclus dans cet ouvrage, le contenu précis des disques, les précisions de lieux, de dates d’enregistrement et de publication, les numéros de masters, etc.

Afin de rendre cette somme accessible au plus grand nombre, mais aussi pour inciter à la découverte de ce géant du piano et pour ceux qui ne peuvent acquérir le coffret entier pour des raisons financière, malgré son prix somme toute abordable, Sony Classical propose un « best of » de 2 CD d’extraits du coffret, et, pour célébrer le retour en grâce du 33T 30cm, la publication en 2LP des deux versions des Variations Goldberg auxquelles le nom de Glenn Gould est intimement attaché, ainsi qu’une clef USB pour les geeks. Ainsi, l'informatique célèbre-t-elle un artiste hors norme pour qui Internet et ses capacités infinies aurait été le médium parfait sans intermédiaire pour toucher le plus large public jusque dans son foyer-même.

B. S.

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Michael Setgemann (né en 1956). Photo : (c) Sony Classical

GLENN GOULD PAR MICHAEL STEGEMANN
Professeur d’Université, philosophe, musicologue, auteur de livre, articles, émissions radiophoniques consacrés à Glenn Gould

Fin connaisseur de Glenn Gould, Michael Stegemann (né en 1956) a fait ses études à Münster en musicologie, lettres françaises, philosophie et histoire de l‘art, et à Paris, où il a notamment été d‘Olivier Messiaen dans la classe de composition du Conservatoire de Paris. En 1981, il présente sa thèse de doctorat consacrée à Camille Saint-Saëns und das französische Solokonzert [Camille Saint-Saëns et le concerto solo en France de 1850 à 1920]. De 1981 à 1986, il est rédacteur en chef de la Neue Zeitschrift für Musik et Chargé de cours à l’université de Münster. Depuis 2002, il occupe la chair de musicologie à l’université TU de Dortmund. Travaillant sur Glenn Gould depuis 1980, il a publié une biographie du pianiste canadien en 1992 sous le titre « Glenn Gould - Leben und Werk » (Piper, Munich), qui a atteint le tirage enviable de trente-cinq mille exemplaires, et a réalisé une série de cinquante-deux émissions de quatre vingt dix minutes « Glenn Gould Gesamt » pour les chaines allemandes SWR/BR/NDR/SFB/DRS. Je l’ai rencontré en juin dernier dans les bureaux parisiens de Sony Classical dans la perspective de la parution ce mois-ci de l’intégrale des enregistrements de Glenn Gould pour la Columbia canadienne.

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Bruno Serrou : Vous êtes musicologue, vous avez été l’élève d’Olivier Messiaen. Qu’est-ce qui fait que vous vous soyez intéressé à Glenn Gould, surtout connu pour ses relations à Jean-Sébastien Bach ?
Michael Stegemann : Il ne faut pourtant pas oublier que Glenn Gould a été l’un des premiers à s’occuper sérieusement de Schönberg, Berg, Webern, Hindemith, Krenek en Amérique du Nord, et même en Russie, contre l’opinion publique. En fait j’ai découvert Gould quand j’avais 15-16 ans. J’étudiais à l’époque la 3e Suite Française de Bach, et mes parents ont voulu m’offrir un disque de cette œuvre jouée au piano… et Gould était le seul disponible dans le magasin. Ce fut un véritable choc, J’ai été transporté à son écoute, j’ai mis tout de suite la partition de côté et j’ai commencé à m’occuper de Gould. Depuis sa mort, je suis les développements de sa renommée. J’ai patronné la première édition de Sony parue de 1991, désormais appelée l’Edition blanche. La dernière chose que j’ai faite est l’édition voilà trois ans des enregistrements que Gould a réalisés avec Elisabeth Schwartzkopf des lieder de Strauss, un double album. Dans les coffrets Sony, il n’y a que les trois lieder d’Ophelia, alors qu’ils en ont enregistré quatre autres.

Glenn Gould au piano assis sur sa chaise percée, à Stratford (Ontario), 1956. Photo (c) Herbert Nott/Sony Classical

BS : Avez-vous rencontré Glenn Gould ?
MS : Non. J’ai commencé à écrire sa biographie en 1980. Elle devait paraître pour son cinquantième anniversaire, et j’avais l’intention de lui rendre visite après avoir plus ou moins esquissé le livre. Mais il est mort le 4 octobre 1982, neuf jours après son cinquantième anniversaire. Aujourd’hui je ne sais pas si j’en suis malheureux ou content... J’ai eu de nombreux contacts parmi ses amis, sa famille, ses collaborateurs, avec Bruno Monsaingeon. Mais pas avec Gould en personne. Peut-être est-ce mieux ainsi. Cette éloignement physique m’a permis d’avoir une vue plus neutre, plus distanciée.

BS : Quelles sont vos relations avec Bruno Monsaingeon, qui, en France, est un peu le « gardien du temple gouldien » ?
MS : Il y a une différence de générations. Bruno est plus âgé que moi, il est considéré comme l’apôtre, ou l’évangéliste de Glenn Gould. Pour autant, je crois que nous nous entendons bien. Nous n’avons pas je crois les mêmes approches de Gould, puisqu’il était beaucoup plus proche de lui, mais si l’on considère la quantité de gens qui se sont intéressés de près à Gould, qu’ils l’aient ou non connu, nous ne sommes que trois, Bruno Monsaingeon, Karine Batsana, qui a écrit les textes pour la nouvelle édition, et moi à nous consacrer à lui.

BS : Y a-t-il une grande évolution dans la connaissance de Glenn Gould ?
MS : Oui. Car au début on a considéré Gould comme pianiste, un pianiste certes extraordinaire, unique, mais depuis la perspective a considérablement changé en ce qui concerne ses idées techniques, sa vision de la relation entre le musicien et son public, sur ses travaux pour la radio, la télévision, ses écrits, ses propres œuvres musicales, et je crois qu’aujourd’hui on découvre un Glenn Gould beaucoup plus vaste, beaucoup plus total, qu’il y a dix ou vingt ans.

BS : Glenn Gould a en effet beaucoup écrit
MS : Et beaucoup a été édité depuis sa mort. Il y a aussi une correspondance, des lettres avec sa famille, notamment avec son père, qui sont difficilement accessibles. J’ai pu en lire quelques-unes, mais sans pouvoir les utiliser. Il y a d’énormes tensions entre son père et lui, le ton des lettres est très violent. Il ne faut pas oublier que Gould avait des troubles psychiques, on évoque un syndrome d’asperger, une forme d’autisme plus ou moins prouvée par Peter Oswald, qui a été son psychiatre pendant dix-sept ans qui a écrit un livre sur lui. Ce qu’il dit est tellement révélateur qu’on peut parler avec certitude.

Glenn Gould, décembre 1967. Photo : (c) Don Hunstein/Sandy Speiser/Sony Classical

BS : Ce qui explique pourquoi il s’est retiré du monde ?
MS : C’est une raison. Mais ce n’est pas la seule. Je crois que sa vision musicale était dès le début fixée sur un idéal qu’il ne pouvait pas atteindre en concert. Quand on voit les protocoles de son travail en studio, par exemple les partitions qu’il a utilisées pour ses enregistrements, avec toutes les annotations, les remarques, les changements de prises, de positionnement des micros, je crois que dès le début, même avant qu’il enregistre à la Columbia, il s’était passionnément engagé pour une présentation idéalisée de la musique pour laquelle le concert n’était pas possible. Certainement, il y avait chez lui de l’agoraphobie, son comportement avec l’autre était plus qu’étrange, et il détestait voyager, que ce soit en avion, en train ou en bateau, il était  vraiment très peu sociable. Mais le tout formait une mosaïque jusqu’à la date fatidique de 1964, année où il arrêté de donner des concerts. Ce n’est donc pas seulement à cause de ses dispositions psychiques, mais aussi à cause de la volonté de réaliser un idéal qu’il ne pouvait atteindre qu’en studio.

BS : De ce fait, y a-t-il beaucoup de prises studio inexploitées ?
MS : Il existe en effet encore énormément de trésors. La Glenn Gould Foundation, qui est responsable de son héritage, et moi-même nous essayons maintenant de cataloguer, ordonner, écouter tous ces bouts de bandes qui forment les fameux « out-tapes » qui n’ont jamais été publiés ou seulement en très petite quantité… Il existe une édition des Variations Goldberg de 1955 avec les out-tapes qui a été est parue en 2005 pour le cinquantenaire de cet enregistrement mythique. Dans cette édition, il y a à peu près trente minutes de ces bouts de bandes qui sont spectaculaires, puisque Gould avait un panel extraordinaire de possibilités d’interprétation. Preuve en est le fameux film tourné au début de sa carrière, « On the record », où il joue un mouvement de Bach de cinq façons totalement distinctes. On dirait cinq pianistes différents, des prises parfaites les unes comme les autres, et après avoir joué les cinq versions, il dit : « Bon, et maintenant on va voir, et on va choisir… » Maintenant, quand on parle des bribes de bandes qui restent dans les archives de la Columbia/Sony, ce ne sont pas des matériaux avec des fausses notes et autres défauts, mais des documents parfaits porteurs d’autres façons de voir les choses.

BS : Qui a choisi les versions à publier ?
MS : C’est toujours lui. Bon, officiellement en collaboration avec le producteur, Howard H. Scott ou autres producteurs de la Columbia. Mais dans le fond, c’est toujours lui qui avait le dernier mot.

Glenn Gould dans l'usine, janvier 1958 Steinway. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical

BS : Quand il enregistrait, filait-il l’œuvre entière ou préférait-il des prises morceau par morceau ?
MS : Cela dépend. Il a jouée des œuvres d’un bout à l’autre sans coupures à la perfection. Mais, si je suis bien au courant du travail d’un disque à l’autre, je crois qu’à partir de son travail exclusivement en studio, il a enregistré des passages de plus en plus courts. Pas à cause de difficultés techniques qu’il aurait pu rencontrer mais pour questions de positionnement du micro, de changements d’acoustique, de bruits intempestifs de chaise ou de piano…

BS : Et de son chant trop présent ?...
MS : C’est sa mère qui, quand il était enfant, l’avait incité à chanter en jouant.

BS : Tous les enregistrements rassemblés dans ce nouveau coffret Sony, sont-ils les mêmes que ceux des précédents coffrets parus à la fin des années 1980-début des années 1990 ?
MS : La première édition, l’« édition blanche », était à l’époque les œuvres réputées complètes. C’est-à-dire les enregistrements de la Columbia et ceux de Radio Canada (Vancouver et Toronto). Après, il y a les enregistrements de sa tournée en Russie, avec une œuvre de Webern, un concerto de Bach, le 2e Concerto de Beethoven à Leningrad qui ont été enregistrés par la radio soviétique, deux enregistrements de 3e Concerto de Beethoven avec Karajan, les Variations Goldberg du Festival de Salzbourg 1959, et il y a aussi certains enregistrements des stations de radio des Etats-Unis de concerts qu’il a donnés à Chicago, à Boston, etc., qui sont parus voilà quelques années chez Music & Arts. Mais ils ne faisaient pas partie à l’époque de l’intégrale blanche, car ils n’avaient pas encore été découverts. Aujourd’hui, la présente réédition ne concerne que les enregistrements Columbia, c’est-à-dire tous les disques, soit soixante dix huit au total, sont ceux qu’il a enregistrés officiellement pour CBS. Ce qui correspond à l’ancienne « Jacket Collection » que l’on avait faite en 2007 ou 2010, qui était épuisée. Mais elle a été si demandée, que Sony a décidé de la rééditer aujourd’hui. Mais selon les moyens techniques disponibles actuellement, et le résultat est vraiment très impressionnant. Sur la base des originaux, bien sûr. Tout a été nettoyé. Gould avait une telle conscience du son du piano, et il a tellement expérimenté avec les positions diverses des micros, avec les angles d’enregistrement, que je crois que le travail qui vient d’être fait vaut vraiment la peine tant il s’approche de son idée du son idéal.

Glenn Gould dans le Sudio Columbia 30e Rue. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical

BS : La réédition Sony des enregistrements de Glenn Gould compte combien de disques et d’œuvres ?
MS : Soixante dix huit CD. Ils suivent la chronologie des enregistrements. Le coffret commence en effet par le premier enregistrement mono des Variations Goldberg de 1955 et se termine avec le dernier disque consacré à Richard Strauss. Il doit y avoir deux cent cinquante à trois cents œuvres. 

BS : En dehors des enregistrements 1955 et 1981 des Goldberg, existe-t-il d’autres versions par Glenn Gould ?
MS : Dans le coffret, non… Mais il y a un enregistrement de 1954 que Gould a fait pour la Radio canadienne. Il est particulièrement intéressant d’ailleurs, parce qu’il est presque aussi lent que celui de 1981, alors qu’il date d’un an avant la première prise de studio. Il y a aussi les Goldberg de Salzbourg, un concert de Vancouver, et il a très souvent joué en concert des extraits des Goldberg… Gould était capable de présenter la même œuvre de façon tellement différente, d’un jour à l’autre, et même en studio, je ne connais aucun autre artiste chez qui le panel d’interprétations est aussi large.

BS : Qu’est-ce qui caractérise Gould par rapport à d’autres grands pianistes. Rien que pour Bach, il s’en trouve beaucoup. Qu’est-ce qui fait qu’il vous soit par exemple possible d’être un inconditionnel de Gould, phénomène qu’aucun autre pianiste ne suscite ?
MS : Il y a d’autres pianistes aussi... Disons que si j’entends Glenn Gould dans Bach, Mozart, Beethoven, Schönberg ou qui que ce soit, j’entends Gould. La musique, le compositeur, l’œuvre viennent presque au second plan. Lorsque je l’écoute, j’entends la conception d’une personnalité musicale tellement extraordinaire et unique, intelligente et fascinante, que peu m’importe de savoir s’il joue ce qui est écrit sur la partition. C’est sa façon de présenter la musique qui me passionne, me fascine et reste même presque quarante ans après sa mort d’une incroyable actualité. Quand on parle aujourd’hui des grands pianistes du passé - vous avez nommé Wilhelm Kempff, on peut parler de Vladimir Horowitz, Rudolf Serkin ou Clara Haskil ou qui que ce soit -, on parle de personnalités historiques. Personne aujourd’hui « oserait » jouer comme Kempff ou Horowitz. Il y a des pianistes comme David Fray, qui déclare que Kempff reste son grand exemple pour Bach…

BS : … Et Richter ?
MS : Oui. Qui est très romantique. Mais quand on parle de Gould, on parle d’une personnalité qui n’a rien perdu en actualité, qui reste d’une grande modernité. Il est tellement unique ; il ne reflète pas une vision de Bach des années 1950-1960-1970, mais une idée de Bach absolue, comme l’idée d’un philosophe ou d’un peintre. Gould, ce n’est pas pour comprendre Bach, Mozart ou Schönberg mais pour découvrir cette musique sous un angle unique, il n’y a personne d’autre que Gould qui est capable de faire ça.

Glenn Gould, mars 1967. Photo : (c) Don Hunstein/Sandy Speiser/Sony Classical

BS : Il y a aussi cette approche du piano de Bach qui, le son ne se déployant pas mais au contraire restant dans le piano, fait penser au clavecin, mais avec une résonance que ce dernier n’a pas. Est-ce ce qui fait la modernité de l’approche de Gould, ce son particulier qui évoque plus ou moins le clavecin, aujourd’hui souvent exigé pour jouer Bach ?
MS : C’est précisément ce que Gould a toujours voulu. Il disait : « J’aime les pianos qui sonnent comme des clavecins, et j’aime les clavecins qui sonnent comme des pianos ». Il était donc conscient, en dehors de toute question d’authenticité historique, d’un idéal sonore. Vous savez sans doute qu’il a expérimenté un piano qu’il a préparé avec des clous métalliques, un « harpsi-piano » que Steinway a fabriqué spécialement pour lui en intégrant dans chaque marteau une pièce de métal en forme de « T » qui engendrait une frappe métallique se rapprochant plus ou moins du clavecin  - « un piano névropathe qui se prend pour un clavecin », comme s’en amusait Gould - et qu’il a utilisé pour des œuvres comme l’Art de la fugue. On voit là qu’il avait conscience d’une sonorité. Son fameux Steinway CD 318, il l’a manipulé tellement souvent pour rapprocher les marteaux des cordes pour obtenir cette tactilité presque « clavecinesque » que la course du clavier était extrêmement courte.

BS : Tout le contraire d’Arrau, qui faisait régler son piano de façon à ce que la touche soit quasi enfoncée pour que le marteau se déclenche…
MS : Tout à fait. En fait, là, l’on ne peut pas vraiment parler d’un son typique de piano mais d’un son typique Gould. Ce qui fait que l’on reconnaît Gould au bout d’à peine trente secondes de musique. Même s’il ne chante pas. Cette conscience de la sonorité pianistique le diffère de tous ses collègues pour qui l’instrument est vraiment un instrument, c’est-à-dire un objet en dehors d’eux-mêmes. Pour Gould, le piano est son prolongement, et quand on le voit dans les films jouer assis sur sa petite chaise de 35 cm de haut, avec un trou et une peau de vache dessus (rires), le piano et lui ne font plus qu’un.

BS : Est-ce pourquoi il ne voyageait guère, le piano se trouvant chez lui et pas ailleurs ?
MS : A l’époque, comme Horowitz, il aurait pu facilement dire « je ne joue que sur mon piano ». Arturo Benedetti Michelangeli le faisait bien. La dernière apparition de Gould avec orchestre était dans le Cinquième Concerto de Beethoven en remplacement de Michelangeli, qui avait annulé son concert.  Gould avait dit en plaisantant « s’il ne vient pas, je joue ». Si bien qu’il a reçu un jour un coup de téléphone de la CBC lui disant « écoutez, il a annulé le concert est-ce que vous pouvez venir ». C’est ainsi qu’il a joué avec Karel Ančerl, qui était chef à l’époque le directeur musical du Toronto Symphony Orchestra.

BS : Sony ne l’a pas intégré à son intégrale ?
MS : Non. Mais il est dans la précédente édition. Les enregistrements de la Radio Canadienne sont soumis à des droits d’auteur différents de ceux de Sony. Les droits des interprètes aux Etats-Unis sont de cinquante ans. Il faut donc attendre 2024, pour que ce soit libre de droit. Radio Canada avait donné les droits pour l’édition précédente, mais ils ne les ont pas renouvelés pour cette fois. La CBC voulait les publier elle-même dans sa propre Edition Gould, qui a été en partie réalisée, mais pas totalement.

BS : Mais ce Cinquième de Beethoven est un véritable trésor !
MS : Il a existé. Si vous avez l’édition blanche, vous l’avez. En outre, il est disponible sur YouTube, avec l’image en sus.

Glenn Gould, juin 1980. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical

BS : Comment expliquer que le renom de Gould aille au-delà du mélomane averti ?Si l’on parle d’un pianiste, même à des gens peu familiarisés avec la musique, le nom de Glenn Gould vient immédiatement à l’esprit. Qu’est-ce qui contribue à l’image de ce pianiste en particulier ?
MS : C’est peut-être le génie de la Columbia qui a dès le début « vendu » Gould comme une personnalité hors normes et l’a présenté comme un nouveau Marlon Brando ou James Dean, et il y a bien sûr cette vie de musicien avec une mort très précoce, l’arrêt complet des concerts, les excentricités qui font partie du personnage et qui sont archi-célèbres, comme le bain des mains dans l’eau chaude avant chaque concert, le studio à 32°, etc. Je crois que le mythe de Gould fonctionne aujourd’hui comme il a fonctionné en 1955 et surtout après son dernier concert en 1964. Ce mythe a grandi de telle sorte que l’on ne peut plus le séparer du musicien. Et je crois que c’est une chance aujourd’hui, car ainsi l’on peut présenter Gould à un public qui ne s’intéresse pas a priori à la musique classique et qui découvre la richesse de ce répertoire à travers une personnalité qu’elle trouve fascinante.

BS : Vous disiez plus haut que le problème de Gould est qu’il joue du Gould, pas forcément la partition dans ce qu’elle contient vraiment. N’y a-t-il pas risque de découvrir les œuvres par le prisme gouldien et de décevoir en écoutant d’autres interprètes ?
MS : Cela dépend. D’abord, il faut avoir les oreilles et l’esprit ouverts aux multiples façons d’interpréter une même œuvre. La déception est néanmoins assurée si l’on veut poursuivre avec des pianistes de la trempe de Gould. Personne ne peut en effet prétendre l’égaler, et moins encore le surpasser. Malgré tous les bons mots de la presse qui assurent régulièrement découvrir un nouveau Glenn Gould, nul à ce jour n’a pu atteindre cette capacité à surprendre, même de loin.

BS : C’est aussi le cas avec Maria Callas…
MS : Ce qui prouve combien ces personnalités nous manquent et demeurent irremplaçables.

BS : Les pianos sur lesquels jouait Glenn Gould existent-ils toujours ?
MS : Ben sûr !

Glenn Gould, 1956. Photo : (c) Jock Carroll/Sony Classical

BS : Quelqu’un les joue-il, ou sont-ils exposés dans un musée ?
MS : Je vais dire quelque chose de pas très gentil... L’héritage de Gould est devenu propriété de l’Etat canadien et de la Glenn Gould Estate. Peu après sa mort, ils ont donné aux touristes la possibilité de jouer son Steinway CD 318, la « romance à trois pattes » de Glenn Gould, aujourd’hui l’un des plus précieux artéfacts culturels du Canada. Avec possibilité pour les touristes de s’enregistrer en train de jouer sur ce piano contre la somme 500 CDN$. Fort heureusement, ce sont surtout des Japonais qui se prêtaient au jeu, car ils sont respectueux. Mais, finalement, ils ont réalisé qu’il n’est pas sérieux de faire des choses pareilles. Désormais, tout l’héritage de Gould appartient au Canadian National Museum de Toronto, où la chaise percée sur laquelle il travaillait, son manteau, son chapeau, ses gants, son piano et autres objets personnels sont conservés, et fort bien conservés, car l’Etat canadien et la Glenn Gould Estate sont conscients de la dimension de cet artiste, qui appartient au patrimoine canadien. Pour eux, Gould est l’une des plus grandes personnalités canadiennes, non seulement musicale mais tout domaine confondu.

BS : Un instrument de musique doit être joué pour rester pérenne. Ce Steinway CD 318 est-il prêté à des pianistes professionnels ?
MS : Il est joué par des pianistes, lors des festivals Glenn Gould, des Prix Glenn Gould, etc., autant d’occasion de sortir cet instrument et le faire jouer. Je crois tout de même qu’un piano, contrairement à un violon, peut rester longtemps sans être joué sans subir de dommages. Mais il faut dire aussi que le piano de Gould qui est conservé au musée est le fameux CD318, qui est cassé. Il est tellement cassé que les derniers enregistrements de Gould ont été faits sur un Yamaha. Le C318 est en effet tombé d’un camion. D’ailleurs, ce fameux piano a connu deux accidents dans sa vie. Le premier autour des années 1960. Il a pu être réparé, mais ses dommages sont restés audibles. Par exemple, dans une Invention et une Sinfonia de Bach enregistrée par Gould, on entend un clic-clic qui provient du piano. Le second accident, en 1977 ou 1978, a été fatal…

BS : Comment a-t-il pu avoir ce second accident, alors que son propriétaire ne jouait plus que chez lui et en studio ?
MS : Gould a loué un studio dans l’Eaton Auditorium de Toronto, qui aura été dix ans son seul studio. Mais quand il a été fermé et le bâtiment détruit, Gould a dû déménager. Et c’est lors du déménagement que le piano a eu ce funeste accident.

Glenn Gould, juin 1980. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical

BS : Et le Yamaha, est-il joué aussi ?
MS : Non. Yamaha l’a récupéré. Du moins à ce que j’en sais. Je présume que quelqu’un l’a acheté. De toute façon, ce n’est pas un instrument avec lequel Gould a eu une relation intime. En fait, il a eu trois pianos. Le premier a été un Chickering, qui fait aussi partie du musée, un piano à queue américain pas mal du tout, un instrument produit par le plus vieux facteur des Etats-Unis, installé à Boston en 1823, que lui avaient offert ses parents, qui l’avaient acheté d’occasion. Il y a des enregistrements privés de Glenn Gould dessus, mais c’était une casserole, bien que Gould ait dit que c’était son instrument préféré, il n’était fait ni pour le concert ni pour le studio. Après, quand Gould a commencé à enregistrer pour la Columbia avec les Goldberg en 1955, c’était le Steinway CD 19 qu’il avait trouvé chez Steinway à New York, et qu’il a pu louer pour ses concerts et ses productions. C’est très souvent ce piano là que l’on entend dans les premiers enregistrements de concert. Aux Etats-Unis surtout, et au Canada, ce piano l’a accompagné jusqu’à ce qu’il découvre et achète le CD 318 de 1945 qui faisait partie de l’Eaton Auditorium de Toronto, une salle de cent-cinquante places qui était pourvue d’un orgue et implantée au dernier étage d’un grand magasin. Après le CD 318, il achètera en 1981 le Yamaha de 1975 sur lequel il enregistrera ses secondes Goldberg.

BS : Une grande quantité de livres sur Glenn Gould est parue, dont beaucoup ont été traduits en français. Pas le vôtre. Sous quelle forme se présente-t-il ?
MS : Il s’agit d’une monographie de six-cents pages qui est parue en Allemagne en 1992. Elle s’est vendue à trente-cinq mille exemplaires. Je suis également l’auteur d’une Glenn Gould Trilogy, en fait une édition en trois CD d’une composition radiophonique façon docudrame, fruit d’un collage d’enregistrements musicaux que j’avais conçu en 2007. Cette trilogie est disponible en versions allemande et américaine, et reprend la façon dont Gould a travaillé à la radio. J’ai par ailleurs écrit les textes de toutes les éditions Glenn Gould, à l’exception de celle-ci. Je suis convaincu que les gouldiens sont très heureux que tout soit fait pour que soit maintenue vivante la mémoire de leur pianiste favori, pour que le jeune public qui le découvre aujourd’hui, toujours plus nombreux, ait accès à son héritage.

BS : Messiaen, dont vous avez été l’élève, vous a-t-il parlé de Gould ?
MS : Nous n’avons jamais parlé de Gould ensemble. Il se peut même qu’il ne l’ait pas connu. Car le répertoire de Gould était éloigné de celui de Messiaen et de son univers musical.

BS : Il y avait au moins Mozart, en commun…
MS : Oui, mais je ne sais même pas si Messiaen a entendu parler de Gould. En revanche, Gould connaissait Messiaen. Dans ses séries d’émissions pour la radio, il a présenté la musique de Messiaen à travers des disques. Ces émissions sont d’ailleurs très intéressantes, car elles permettent de connaître ses préférences. Dans l’une d’elles, il dit qui est pour lui le plus grand interprète de Bach : Karl Richter, le chef d’orchestre allemand tout à fait traditionnel, alors qu’à la même époque, il y avait déjà Harnoncourt et Leonhardt. Il était aussi un grand admirateur de Karajan.

BS : Gould était-il pour ou contre l’approche baroque de Bach ?
MS : Oui et non. Quand on pense à ce fameux harpsipiano avec lequel il a essayé de faire sonner un piano comme un clavecin, où son enregistrement d’une cantate avec un contre-ténor. Il avait une conscience du style ancien, comme l’atteste aussi ses enregistrements des Suites de Haendel sur un clavecin, qu’il a entrepris il est vrai parce que son piano était cassé. Il était lucide, mais l’authenticité ne l’intéressait pas. Il avait une vision de la musique qui allait au-delà de la question de l’instrument et de l’authenticité. Par exemple, on sait que pour la plupart de ses enregistrements Bach, il a utilisé les partitions de l’édition de Carl Czerny, donc du XIXe siècle, donc porteuse d’indications de phrasés et de dynamiques plutôt datées, mais pour lui ce n’était pas nécessaire - peut-être a-t-il même utilisé les éditions Busoni. L’Urtext (édition originale) ne l’intéressait pas. Il avait une telle idée, une telle conviction musicale de l’œuvre qu’il jouait qu’il n’avait pas besoin d’une édition originale ou critique.

BS : Ce que l’on entend en écoutant les Bach de Gould sont donc du Gould pur sucre ?
MS : Oui. De toute façon, Gould joue tout selon son point de vue.

BS : Pourquoi en ce cas n’a-t-il pas fait sa propre édition Bach ?
MS : Parce que cela ne l’intéressait pas, tout simplement.

BS : Il était pourtant compositeur.
MS : Certes. Mais je crois que coucher sur partition sa version de l’œuvre pour clavier de Bach ne l’intéressait pas. Le travail à la radio et au studio était tellement important que… Et le travail d’écrivain aussi. Il a écrit une centaine de textes des plus brillants.

BS : Que faisait Gould de ses journées ? Parce qu’il était enfermé en permanence… Considérant la quantité d’enregistrements qu’il nous a laissés, il n’était pas occupé à plein temps plein par ses enregistrements et leur préparation…
MS : Oh si…

Glenn Gould, avril 1974. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical

BS : Il était toute la journée devant son clavier ?!
MS : Quand il n’était pas devant son clavier, il sortait pour promener sa Ford Lincoln. Il a néanmoins dit cette fameuse phrase : « Mon rêve de bonheur est d’être deux cent cinquante jours par an dans un studio. » Il se levait vers trois heures de l’après-midi, puis il se rendait au studio Eaton pour travailler. Il ne s’entraînait pas au piano, l’entraînement se faisait pendant le travail au studio, il travaillait d’habitude sans interruption de seize heures à minuit, à peu près, parfois plus longtemps. Il mangeait à peine. Après, il prenait sa voiture à une heure du matin. Quand le studio était terminé, il se promenait, parcourant une centaine de kilomètres sur une autoroute canadienne jusqu’à un drugstore, où il se régalait d’un burger king ou d’un big mac qu’il mangeait avec les routiers de passage. De retour chez lui, il se couchait vers quatre heures. Il regardait beaucoup la télévision, surtout les informations, mais il allait aussi régulièrement au cinéma, qu’il adorait - il était très cinéphile. Sinon il écrivait, téléphonait la nuit pendant des heures.

BS : Il aimait la solitude…
MS : En fait, il ne réalisait pas qu’il était seul. Il était comme dans un cocon, dans son monde qui ne communiquait pas avec le monde réel, celui de dehors.

BS : Il aurait donc été très heureux avec Internet !
MS : Oh oui ! Il aurait adoré. Quand on lit ses textes et que l’on voit sa perception du public musical, il a vraiment esquissé ce que nous avons aujourd’hui. Avec Internet, il aurait été au paradis.

BS : Il aurait ainsi donné ses concerts « live » depuis chez lui…
MS : Exactement. Il aurait même poussé ses techniciens à trouver le moyen d’améliorer considérablement le son numérique d’Internet à des limites inattendues (rires).

BS : Avait-il des projets d’enregistrements d’œuvres et de compositeurs qu’il n’avait pas encore gravés ?
MS : Il avait décidé - et je suis convaincu qu’il l’aurait fait - d’arrêter le piano à 50 ans. Bon, il est mort une semaine après son cinquantième anniversaire… L’on ne sait donc pas s’il aurait ou non arrêté. Mais je suis convaincu qu’il l’aurait fait. Et il avait dit « après, je vais diriger et composer ». Et il avait une liste de deux pages d’œuvres qu’il voulait enregistrer en tant que chef d’orchestre. Il n’a pu en réaliser qu’un, la Siegfried Idyll de Wagner avec les membres de l’Orchestre Symphonique de Toronto. Mais il souhaitait aussi diriger plusieurs pages de Richard Strauss, les Métamorphoses, la Symphonie alpestre… Il rêvait donc de diriger et de composer. Pour ce qui concerne la composition, il se trouve dans ses archives des esquisses de compositions remontant à cinq ans avant sa mort dont on ne sait pas précisément ce qu’elles auraient pu devenir, mais qui attestent du fait qu’il était sur le point de recommencer à composer.

BS : Quel est son style, en tant que compositeur ?
MS : Difficile à dire. Il a commencé dans la mouvance dodécaphonique. Il y a une Sonate pour basson et piano, des pièces pour piano etc., qui sont strictement dodécaphoniques dans le style de Schönberg, il y a le fameux op. 1, le seul opus officiel qu’est le Quatuor à cordes, mélange de Bruckner, Strauss, Mahler et Schönberg ; une œuvre incroyablement postromantique, très contrapuntique, pas du tout moderne. Il y a aussi des œuvres comme So You Want to Write a Fugue et autres blagues musicales, mais je crois que, s’il avait continué après 1982, il aurait développé son style de le sens de son Quatuor à cordes plus que vers la musique contemporaine dans la ligne de l’avant-garde, qui n’était pas du tout son style. Il serait allé vers une atonalité libre comparable à ce qui se fait sur la scène musicale canadienne, peut-être Murray Schaeffer, dont était un proche ami. Je peux imaginer que ç’aurait été sa voie.

BS : Le minimalisme n’était pas sa tasse de thé…
MS : Absolument pas. Pas davantage l’aléatoire. Je crois qu’il aurait eu du mal à se détacher du dodécaphonisme. Il s’est intéressé, je crois, à Pierre Boulez. Il était donc conscient du développement sériel, après disons 1955. Mais ce n’était pas son style, et Il était hors de question pour lui de jouer les sonates de Boulez.

BS : Pas davantage les Klavierstücke de Stockhausen
MS : Son Karlheinz Klopweisser, le compositeur et critique allemand qu’il a inventé, était une parodie de Stockhausen. Pour lui le compositeur allemand était l’auteur de musique d’avant-garde abstrait par excellence.

BS : Les Etudes de Ligeti auraient peut-être eu plus de chance…
MS : Peut-être, en effet. Mais il faut d’abord se rendre compte qu’il n’avait pas vraiment une grande connaissance du répertoire. Ses amis et collègues m’ont dit avoir été souvent étonnés de la quantité d’œuvres pour piano qu’il ne connaissait pas. Preuve s’il en était encore besoin d’une forme d’autisme : « je ne vois que ce que je veux voir ». Et en même temps, Jay Roberts, son secrétaire et assistant, m’a raconté une histoire : « Un jour, m’a-t-il confié, je lui ai amené la Sonate de Barber pour la lui montrer tout en lui disant que cela pourrait l’intéresser. Gould s’est aussitôt mis au piano, a joué la sonate de la première à la dernière notes, sans la moindre faute, avec cette fugue extraordinaire à la fin, puis il a fermé la partition en disant ’’Cela ne m’intéresse pas’’. » Il était capable de tout déchiffrer, parfaitement, dans le tempo, pour finir en disant « pff, non, je ne veux pas ». Sa capacité au déchiffrage était phénoménale. Et sa mémoire ! Il y a cette fameuse histoire des quatre Balladesde Brahms dont il disait - ses amis me l’ont confirmé - qu’il ne les avait jamais entendues et jamais jouées avant d’aller au studio. C’est-à-dire qu’il a travaillé avec la partition de façon purement théorique théorie, et quand il a fermé la partition, il est allé au studio, il les a enregistrées sans écart. Seul le génie permet de lire la musique et en même temps de l’avoir dans les mains et dans les doigts. C’est inexplicable, mais c’est ainsi.

Les mains de Glenn Gould, juin 1960. Photo : (c) Don Hunstein/Sony Classical.

BS : A-t-on aujourd’hui une idée précise de sa vie privée ?
MS : Nous avons beaucoup d’idées sur sa vie privée, maintenant (sourire). D’autant plus qu’il y a depuis quelques années des livres et même un film qui en parlent. Au début, les gens disaient et pensaient qu’il était asexué, homosexuel. En fait, nul ne savait. Néanmoins, on sait depuis longtemps qu’il a eu une relation de cinq ans avec la femme du compositeur et chef d’orchestre américain Lukas Foss, la fameuse Cornelia, qui avait quitté son mari pour s’installer avec ses deux enfants chez Gould, où elle est restée cinq ans. Mais, apparemment, il a eu toute sa vie des affaires d’amour. Des affaires avec des femmes, plus ou moins longues, plus ou moins officielles, plus ou moins heureuses, sa cousine Jessy a déclaré dans une interview : « J’aurais regretté en tant que femme de partager sa vie, il était déjà marié à la musique et à son piano ».

BS : Il devait en effet être difficile à vivre
MS : Pfff… Il était invivable. Il était autiste, et surtout son mode de vie était tellement inhabituel et excentrique. Ne serait-ce que question horaires… Qui aurait pu suivre ?

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 26 juin 2015

Glenn Gould Remastered. 1 coffret de 81CD Sony Classical 8850 32222 et un livre de 416 pages. 170€


Michael Tilson Thomas et le San Francisco Symphony Orchestra ont offert à la Philharmonie une « Titan » de Mahler d’anthologie

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Paris, Philharmonie, lundi 14 septembre 2015

San Francisco Symphony Orchestra filant le Concerto n° 4 de Beethoven à la Philharmonie. Photo : (c) San Francisco Symphony

En mars 2014, ils avaient enchanté la Salle Pleyel avec une Troisième Symphonie de Gustav Mahler d’une force et d’une beauté sonore à couper le souffle (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/03/michael-tilson-thomas-et-le-san.html). Un an et demi plus tard, le San Francisco Symphony Orchestra et Michael Tilson Thomas, son directeur musical depuis tout juste vingt ans, se sont produits hier pour la toute première fois à la Philharmonie de Paris, toujours avec Mahler à leur programme. Avant le concert, la formation californienne ne cachait pas son plaisir de se produire dans cette salle qu’elle découvrait, publiant sur sa page Facebook deux heures avant le concert le message suivant « First chance to check the new Philharmonie de Paris. In the words of Yves Montand, "C’est si bon" »

Davies Symphony Hall, la salle de concerts du San Francisco Symphony Orchestra. Photo : (c) Sans Francisco Symphony

C’est donc avec hâte que je me suis rendu à la Philharmonie, hier. Et je n’ai pas à le regretter. Le San Francisco Symphony Orchestra est en effet bel et bien une machine extraordinairement huilée aux sonorités moelleuses et charnues, une phalange d’une homogénéité et d’une virtuosité sans limite qui lui permet une assurance phénoménale, répondant sans faillir aux moindres intentions de son directeur musical, fort économe en gestes mais toujours précis et élégant.

Yuja Wang (piano) jouant l'un de ses deux bis devant les musiciens du SFSO. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans le Concerto n° 4 pour piano et orchestre en sol majeur op. 58 de Beethoven, qui a occupé toute la première partie du concert, Michael Tilson Thomas a assuré seul la dynamique et le lyrisme du discours de cette œuvre esquissée en 1804, composée en 1806, l’année de la Sonate « Appassionata », de la Quatrième Symphonie et du Concerto pour violon e orchestre en ré majeur, créée le 22 décembre 1808, le même soir que les Cinquième et Sixième Symphonies, cette partition est la plus novatrice de œuvres concertantes de Beethoven. Elle inaugure en effet un genre qui ira s’épanouissant avec Johannes Brahms entre autres, la symphonie avec instrument soliste obligé, que Beethoven portera dans un premier accomplissement avec le concerto suivant. C’est le piano qui ouvre l’œuvre, avec quatre accords qui sont immédiatement repris par l’orchestre, les deux entités dialoguant et se fondant l’un à l’autre avec une fluidité harmonique, rythmique et formelle exceptionnelle, supérieurement mise en évidence par Michael Tilson Thomas, qui a porté à bout de bras sa soliste, Yuja Wang. L’on a connu la pianiste chinoise plus inspirée, dans Prokofiev (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/02/yuja-wang-fascinante-dans-prokofiev-et.html) ou dans Chostakovitch (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/yuri-temirkanov-celebre-la-russie-avec.html) ou encore dans Rachmaninov. A 27 ans, toujours frêle, menue et toute en muscles, cette fois dans une longue robe blanche, le charme cette fois n’a pas opéré. En effet, sa puissance de jeu sied moins à Beethoven, car elle n’a pas su solliciter le riche nuancier beethovenien et ses sonorités linéaires n’ont pas donné la pareille à l’onctuosité du SFSO. Même l’Andante con moto central, court mais dense et bouleversant, est resté neutre, et c’est là encore, malgré ses brèves interventions, l’orchestre qui a donné l’élan requis à ce passage qui devrait chanter tel une aria d’opéra. Pour le reste, Yuja Wang n’a pas réussi à donner le change aux bois et cuivres solistes de l’orchestre en répons. Pour conclure sa prestation en réponse aux ovations du public de toute évidence ravi de ce qu’il venait d’entendre, Yuja Wang a offert deux bis qui lui sont coutumiers, un pastiche du pastiche qu’est la Marche turque de la Sonate n° 11 pour piano de Mozart, et l’ariad’Orfeo ed Euridice de Gluck par Giovanni Sgambati (1841-1914).

Michael Tison Thomas et le San Francisco Symphony Orchestra. Photo : (c) San Francisco Symphony

Dix-huit mois après la panthéiste et gigantesque Symphonie n° 3 de Gustav Mahler, le SFSO et Michael Tilson Thomas ont offert  la Symphonie n° 1 enré majeur dite « Titan »de même compositeur. Une œuvre qui, dans les années 1960, aurait valu un refus des organisateurs de concert français à Herbert von Karajan et son Orchestre Philharmonique de Berlin tant ils auraient craint une salle vide, mais qui, aujourd’hui, est archi-rabâchée, au point de ne plus même créer l’événement. Du moins le croyais-je avant de l’écouter hier. Mais dès le premier accord, Michael Tilson Thomas a scotché l’auditeur sur son fauteuil, d’où il a eu le plus grand mal à s’extraire à l’issue de cette inoubliable soirée. Cette œuvre d’une extrême virtuosité a été supérieurement servie par le San Francisco Symphony Orchestra. Il est de toute évidence à l’aise dans cette musique complexe à mettre en place tant les structures sont alambiquées, faisant à la fois ressortir les lignes de force, l’architecture, l’unité à travers la diversité, les plans apparaissant évidents et limpides, tout en soulignant l’abondance de l’inspiration, à la fois populaire, foraine, militaire, noble et grave, les brutalités, les saillies, la nostalgie. Unité et altérité dans la conduite de l’œuvre, la rythmique, le phrasé, les respirations étant extraordinairement en place, le chef américain a en outre évité le pathos et les effets trop appuyés, tout en magnifiant une intense expressivité, submergeant la salle entière dans un élan souvent bouleversant.

 Michael Tilson Thomas. Photo : (c) San Francisco Symphony

Le SFSO répond avec empressement à son chef, qu'il suit avec une aisance stupéfiante jusqu’aux limites de la virtuosité tout en gardant une cohésion exceptionnelle. Les cordes, très fournies (seize premiers et seize seconds violons, treize altos, dix violoncelles, neuf contrebasses) sont extraordinaires d’élasticité fruitée - remarquables premier violon d’Alexander Barantchik, contrebasse solo de Scott Pingel, qui a attaqué chaque note de l’introduction du troisième mouvement avec une précision exemplaire et des sonorités de grande beauté, merveilleux tutti d’altos, cordes disposées selon la formule premiers violons, violoncelles, altos, seconds violons et contrebasses dans le prolongement des premiers et des violoncelles -, les bois sont incroyablement colorés et nuancés (magnifique hautbois, mais aussi flûtes, bassons, clarinettes), une première trompette (à pistons) vaillante de Mark Inouye, trombones, tuba et timbales au diapason. Et que dire des huit cors, Robert Ward en tête, si ce n'est qu'ils sont d’une sûreté et de couleurs aux riches et souples pigmentations, et d’un aplomb phénoménal - impressionnant alignement des huit cors sur la largeur du plateau devant la percussion. Le plus stupéfiant est la façon apparemment débonnaire avec laquelle les musiciens de la phalange américaine jouent, sans effort, et obtiennent des résultats qui tiennent littéralement du prodige, tout paraissant évident. Sonnant fier et onctueux, toujours d’une singulière homogénéité, autant dans l’ensemble du groupe que côté pupitres solistes, avec de remarquables individualités, le San Francisco Symphony démontre s’il en était encore besoin après vingt ans de vie commune combien l’entente avec Michael Tilson Thomas est totale. Le chef américain a en outre pris la mesure des particularités sonores de la Philharmonie, jouant avec un plaisir évident et communicatif des impressionnantes capacités de résonance des murs de la salle, laissant le son se propager à travers l’espace jusqu’à ce qu’il s’éteigne complètement, enveloppant l’auditeur comme en apesanteur…  Une « Titan »de Mahler à tomber à genoux !

Bruno Serrou

CD : Karlheinz Stockhausen et Vanessa Benelli Mosell, son élève

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Vanessa Benelli Mosell. Photo : DR

A 28 ans, considérée comme une étoile montante du piano, Vanessa Benelli Mosell est déjà une musicienne chevronnée. Née à Prato en Toscane, non loin de Florence, le 15 novembre 1987, elle est de ces rares musiciens interprètes pour qui la musique contemporaine est une priorité absolue. Après avoir commencé le piano à l’âge de trois ans qu’elle avait découvert à l’école maternelle, donné son premier concert à sept ans avec Pascal Rogé alors qu’elle vient d’entrer au Conservatoire d’Imola, elle devient à 16 ans l’élève de Yuri Bashmet avec qui elle se produit depuis lors régulièrement en concert, et entre la même année au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou où elle étudie pendant trois ans, ainsi qu’au Royal College of Music de Londres. Ses professeurs, en majorité russes, en font l’héritière de l’école russe du piano. C’est pourtant en Allemagne qu’elle fait sa rencontre décisive, auprès de Karlheinz Stockhausen, qui l’invite à travailler chez lui, à Kürten, ses Klavierstücke pour piano. Stockhausen disait d'elle : « Vanessa Benelli Mosell a le pouvoir de permettre aux gens d'apprécier ma musique. » C'est avec huit d’entre elles qu’elle vient de faire ses débuts avec le label Decca. C’est pour évoquer ces pages et leur auteur que j’ai rencontré Vanessa Benelli Mosell à Paris, où elle vit depuis plusieurs années.

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Karlheinz Stockhausen (1928-2007) en 1997. Photo : DR

Entretien
Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen

Bruno Serrou : Comment avez-vous rencontré Karlheinz Stockhausen ?
Vanessa Benelli Mosell : J’étais très jeune. C’était en 2006. En fait, après avoir enregistré les Klavierstücke I-IV pour Radio 3, le France Musique de la RAI, j’ai rencontré le critique musical Mario Bortolotto, qui était un ami de Karlheinz Stockhausen. Quand il a entendu cet enregistrement, il a voulu me parler pour me dire qu’il me fallait absolument remettre une copie à Stockhausen. Par chance, Stockhausen était à Milan, où il répétait dans la cathédrale la première de Freude pour deux harpes à l’invitation de Don Galbini. Ce dernier m’a fait entrer, pour que je puisse assister au concert. Il y avait beaucoup de monde, et, surtout, j’étais venue uniquement pour remettre l’enregistrement à Stockhausen. A l’issue du concert, j’ai pu lui donner cet enregistrement en main propre, après avoir fait la queue pour le rejoindre. Il était derrière une chaîne vêtu de blanc. J’étais très intimidée, mais mon jeune âge m’a heureusement empêché de réaliser l’importance de cette grande figure - j’étais assez ingénue. Je lui ai remis cet enregistrement ; il m’a regardée, assez étonné, et nous en sommes restés là. J’ai pensé que c’était fini, que cela resterait sans suite. Or, ce fut le contraire. Deux semaines plus tard, je reçois un billet de la main de Stockhausen écrit avec un crayon à mine sur un programme de concert de ses œuvres avec sa photo où il m’écrivait : « J’ai écouté votre enregistrement, j’ai bien aimé. Je vous invite à étudier et à perfectionner ces morceaux chez moi, en Allemagne, dans une semaine. » J’étais très émue. Une semaine plus tard, j’étais bien sûr en Allemagne, pour travailler ces morceaux chez leur compositeur. Nos dialogues se sont faits en italien, langue qu’il parlait très bien.

B. S. : Le fait de travailler avec cet homme à la carrure plutôt imposante qui ne riait pas beaucoup et qui avait tout du gourou ne vous a-t-il pas mise mal à l’aise ?
V.B.M. : Il était très simple. Nos échanges étaient d’ordre strictement musical. Il  n’a jamais dévié vers des sujets extra-musicaux, comme la mystique, la philosophie, la politique ou les religions. Il était très près du texte de sa musique, et il abordait tout très sérieusement, même quand je lui ai donné l’enregistrement, il m’a écrit tout de suite après. J’ai immédiatement compris qu’il prenait vraiment tout en considération. Jusqu’à mon niveau de compréhension, ma façon de jouer, et il était très précis dans son enseignement. Comme dans sa musique, toutes les indications sont très importantes.

Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR

BS : Quand il vous critiquait, était-il plutôt sec ou plein d’égards ?
V.B.M. : Il était sec quand quelque chose ne marchait pas comme il le voulait. Mais en fait quand j’ai joué pour lui à Kürten, je connaissais déjà les morceaux par cœur et jusqu’au moindre détail. J’étais donc prête, quand je me suis présentée chez lui. J’ai appris les Klavierstücke seule, mon professeur à Imola, Franco Scala, ne pouvant pas m’apprendre cette musique parce qu’il n’avait pas les moyens nécessaires à l’’enseignement ce type de musique. Je me suis donc retrouvée seule pour déchiffrer une écriture très différente de celle que l’on peut trouver dans le répertoire traditionnel, et j’ai cherché à faire du mieux possible, mais, isolée comme je l’étais dans cette découverte, je ne pouvais savoir si c’était juste ou non. Parce qu’en fait les enregistrements disponibles ne sont pas assez précis. J’en ai pourtant écouté beaucoup, mais je n’étais pas sûre. En tout cas, ceux qui étaient disponibles n’étaient pas assez bien. J’ai donc fait ce que je pouvais, et j’ai réalisé après les avoir jouées à Stockhausen que je ne m’en étais pas si mal sortie, en autodidacte. C’était assez juste, ce qui m’a plutôt étonnée. J’ai trouvé instinctivement. En fait, Ce n’est pas mon seul instinct qui m’a guidée, mais aussi l’analyse des indications, et la mathématique dans la mesure.

B.S. : Comment avez-vous découvert Stockhausen ?
V.B.M. : A onze ans, à l’occasion d’un concert au Carnegie Hall de New York de Maurizio Pollini. J’étais assise tout en haut dans les balcons, avec mes parents. C’était en 1999, il était tout petit, en bas, et j’ai été très impressionnée par cette musique qui sortait de son piano. Pollini a joué les Klavierstücke V et VII, et je n’avais jamais entendu cette musique qui m’a absolument fascinée. Je ne sais pas pourquoi, mais ce doit être dans mon sang. Ce récital m’a ouvert l’esprit, et m’a conduite à la découverte de l’art contemporain. En fait, Pollini a été déclencheur de ma passion pour tous l’art moderne, pas seulement la musique, mais aussi la peinture, la sculpture, l’architecture ; le cinéma viendra plus tard. Cet amour s’est affermi durant mon adolescence, et il y a eu une période où j’achetais les livres de Le Corbusier, Mondrian, sur le Bauhaus. Ce qui m’a conduite à découvrir les artistes contemporains les plus importants de la génération désormais historique de la musique dont Stockhausen est sûrement la figure la plus révolutionnaire.

Vanessa Benelli Mosell. Photo : (c) Vanessa Benelli Mosell

Musique contemporaine

B.S. : Et Luciano Berio, l’Italienne que vous êtes ne l’a-t-elle pas rencontré ?
V.B.M. : Jamais. Je connais sa musique, surtout orchestrale, mais je n’ai jamais joué ses œuvres pour et avec piano. Je me suis concentrée sur Stockhausen. J’ai cependant joué la Sonate n° 2 de Pierre Boulez, qui m’intéresse beaucoup. J’aime aussi beaucoup Luigi Nono…

B.S. : Nous retrouvons ici de nouveau Maurizio Pollini…
V.B.M. : Oui. Mais Pollini n’a pas travaillé avec Stockhausen.

B. S. : Sont-ce vos parents qui vous ont conduite à la musique ?
V.B.M. : Mes parents ne sont pas musiciens, mais j’ai commencé le piano très jeune, à trois ans, en découvrant l’instrument dans l’école maternelle dont j’étais l’élève. Je suis née à Prato, une petite ville de Toscane non loin de Florence. Mes parents ont toujours cherché à faire grandir mon intérêt pour la musique contemporaine, mais ce n’est pas eux qui m’y ont conduite. Mes professeurs non plus, d’ailleurs. J’ai donc cheminé toute seule. C’est peut-être quand j’ai commencé à étudier la composition, ce que j’ai fait pendant sept ans au Conservatoire de Milan, ainsi que l’analyse musicale. Mon intérêt pour la musique contemporaine n’a pas pu grandir avant que je m’installe à Milan, vers 13-14 ans. C’est alors que suis vraiment entrée en contact avec la création de mon temps, surtout musicale, qui est très respectée en Italie.

B.S. : Pourtant, les compositeurs italiens quittent l’Italie, où ils disent ne pouvoir presque rien faire…
V.B.M. : Peut-être les générations actuelles, mais pas celle qui les ont précédées. L’Italie avait beaucoup de compositeurs très respectés. Nous avons appris à révérer la musique contemporaine avec Bruno Maderna, Luigi Nono, Luciano Berio, Franco Donatoni. Salvatore Sciarrino est peut-être le dernier à pouvoir vivre en Italie de sa seule création.

Karlheinz Stockhausen et Vanessa Benelli Mosell. Photo : (c) Alain Taquet

B. S. : Beaucoup de pianistes qui aiment la musique contemporaine ont une certaine appréhension à approcher les compositeurs. Est-ce votre cas ?
V.B.M. : En fait, ce sont les compositeurs qui viennent me chercher. Mais pour Stockhausen, c’est différent. Lorsque la radio italienne m’a demandé d’enregistrer les quatre premières Klavierstücke, je ne l’avais pas approché personnellement. A 17 ans, je n’avais pas encore l’idée d’aller au-devant d’un si grand compositeur. Mais je pense que les compositeurs ont toujours besoin des interprètes.

B.S. : Avec quels autres compositeurs êtes-vous entrée en contact ?
V.B.M. : Aucun dans la continuité de Stockhausen. Je trouve qu’il y a peu de compositeurs à avoir vraiment repris son héritage. Je pense également qu’aujourd’hui la musique électronique, qui semblait très contemporaine dans les années cinquante-soixante, risque de sonner archaïque.

B. S. : Il y a néanmoins l’électronique « live »…
V.B.M. : … Qui était déjà chez Luigi Nono, même si elle a beaucoup évolué depuis, par exemple avec Marco Stroppa. Les œuvres pour piano et électronique de ce dernier m’intéressent beaucoup. Mais je ne le connais pas personnellement. Georges Aperghis m’attire aussi. Ce sont de grands compositeurs. Mais il est très difficile d’en trouver un qui fasse évoluer le langage de Stockhausen, un langage qui représente la pointe de l’avant-garde, et il est très compliqué d’aller plus loin que sa quête. L’œuvre de Stockhausen est vraiment tout ce qu’il y a de contemporain.

B. S. : Stockhausen est donc celui qui serait allé le plus loin dans la recherche d’inouï ?
V.B.M. : Dans l’électronique, oui, sûrement. Peut-être dans l’écriture se trouve-t-il des exemples plus à l’avant-garde. Comme Xenakis, par exemple.

B. S. : Iannis Xenakis voulait que ses interprètes soient en danger en écrivant des choses quasi injouables de manière à ce que son interprète essaie de se rapprocher au plus près de ses intentions, même s’il n’y parvenait pas vraiment, pour susciter une tension extrême...
V.B.M. : C’est très beau, c’est comme une transcendance. L’écriture contemporaine représente une difficulté supplémentaire en comparaison de l’écriture d’un Franz Liszt ou dans les répertoires très virtuoses traditionnels, comme Serge Rachmaninov. Au-delà de la difficulté technique, s’ajoute chez Stockhausen la complexité du déchiffrage, de la mémorisation, parce que l’on ne peut pas vraiment jouer librement si l’on est trop le nez dans la partition. Je le joue maintenant par cœur, mais quand je lui ai demandé si l’on pouvait jouer avec la partition, il m’a répondu : « Tu peux garder la partition, mais je suis sûr que tout est dans ta tête. Alors, la partition, tu peux t’en passer. »

Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen. Photo : (c) Alain Taquet

B. S. : Avez-vous été tentée par les Etudes de György Ligeti ?
V.B.M. : J’ai essayé. Le langage de Ligeti est totalement différent de celui de Stockhausen. Il m’intéresse assez, mais Stockhausen a été pour moi un véritable coup de foudre, sous l’impression de quelque chose que je pouvais vraiment découvrir. En fait, Ligeti a une écriture assez traditionnelle pour le piano. J’ai travaillé quelques-unes de ses Etudes, mais Stockhausen était en comparaison sur une autre planète. Il était en fait comme sur Sirius, planète qu’il a d'ailleurs mise en musique. Cela se ressent énormément dans sa création.

B. S. : Afin de vous faire entrer dans son univers, vous posait-il des questions, vous laissait-il l’initiative de vous exprimer, ou vous fallait-il l’écouter comme le Messie ?
V.B.M. : Je l’écoutais comme le Messie, parce qu’il l’était pour moi, et travailler ses œuvres avec lui, c’était le top. De ce fait, tout ce qu’il me disait je l’essayais, le notais, et je considère aujourd’hui comme une chance phénoménale d’avoir encore ses indications de sa main sur mes partitions. Je ne discutais donc pas avec lui. Un compositeur doit avoir le droit de corriger, changer ce que ses interprètes tirent de sa création. En plus, il disait que l’interprétation personnelle était une donnée très importante, donc, après le déchiffrage correct de ses intentions sur ma partition, il cherchait aussi mon approche personnelle en tant qu’interprète. C’est un plus que j’ai appris durant ce stage chez lui.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduite à mettre une page de Karol Beffa en regard des Klavierstücke de Stockhausen ? Vous avez également choisi les Trois Mouvements de Petrouchka d’Igor Stravinski, qui a ouvert la modernité du XXe siècle, puisqu’il s’agit d’une pièce qui émane du Stravinski le plus novateur, mais entre Stockhausen et Stravinski, vous avez placé quelque chose qui ressemble à tout sauf à de la musique inventive…
V.B.M. : Mon but était de créer un contraste…

B. S. : Il est violent !
V.B.M. : C’est précisément ce qui me plait. Ce choix a en fait créé un débat culturel, car il y a autant de gens qui aiment la musique de Beffa qu’il y en a qui ne l’aime pas. C’est la même chose pour Stockhausen.

B.S : Certes, mais Stockhausen est inventif, alors que Beffa régressif !
V.B.M. : Oui. Mais, en France, c’est encore plus intéressant parce que c’est un peu comme deux partis politiques. Il y a d’un côté le parti de Pierre Boulez, de l’IRCAM, auquel Stockhausen appartient et qui est sûrement dans mon sang, tant je me retrouve dans ce type d’expérimentation quasi scientifique. De l’autre, il y a Henri Dutilleux, la grande figure qui s’oppose à Pierre Boulez en France. En tout cas, à mes yeux, Dutilleux s’oppose à Boulez… Karol Beffa peut être considéré comme successeur de ce type de démarche qui est la non-avant-garde. Il le dit lui-même, d’ailleurs, et Il est de fait notre contemporain. Son piano est classique, et aux côtés de Stravinski et de Stockhausen, il dénote une évolution du parcours de la musique. J’ai pu trouver des analogies entre Stravinski et lui, surtout dans le troisième mouvement de la Suite du second qui pourrait bien être de Stravinski ; il partage la même force rythmique, les mêmes ostinatos, les mêmes rythmes obsessionnels, une écriture influencée par le jazz. C’est donc intéressant, du moins à mon avis, de les mettre côte à côte. Je joue souvent le deuxième mouvement de Petrouchka avant la Suite de Beffa, car c’est un peu le même univers.

B.S. : Votre entreprise se situerait-elle dans la résonance de l’enseignement dudit Beffa au Collège de France, où il avait invité un certain Jérôme Ducros qui moquait Maurizio Pollini à travers son interprétation de la Klavierstücke X de Karlheinz Stockhausen
V.B.M. : Oui, j’ai vu cela… En fait, Karol Beffa n’était pas du tout content de figurer sur le même disque que Karlheinz Stockhausen, mais, de mon point de vue, c’était quand même une bonne idée de les mettre en regard. Mais il était heureux de voir publiée sa Suitequi n’avait jamais été enregistrée auparavant. Maintenant, avec le recul, assister à ce débat m’amuse.

Vanessa Benelli Mosell et Karlheinz Stockhausen en 2006. Photo : (c) Vanessa Benelli Mosell

B. S. : Avez-vous suscité cette polémique malgré vous ?
V.B.M. : Je savais que ce programme allait engendrer la controverse. Et cela m’amusait. En plus, je crois que l’artiste interprète ne doit pas prendre position. Pour ma part, je présente ce qui, à mes yeux, est de mieux aujourd’hui comme je le fais du passé, et je propose ces musiques aux personnes intéressées.

B. S. : En plus, avec le support CD, il est possible de sauter des plages…
V.B.M. : (Rires.) En fait Stravinski, avec Petrouchka, devient terre neutre. (Rires.) Cette partition plait à tout le monde. Pour moi, il s’agit d’un chef-d’œuvre qui, pourtant, n’était pas destiné au piano, bien qu’initialement prévu pour cet instrument. Le piano est en fait la voix humaine du personnage de Petrouchka.

B. S. : C’est votre premier CD Decca, vos précédents enregistrements étant pour le label Brillant. Outre la musique de notre temps, quel est votre répertoire ?
V.B.M. : Il part de Scarlatti, que je joue beaucoup, jusqu’à Beffa… (Rires).

B. S. : Comment avez-vous découvert Beffa ?
V.B.M. : Je connaissais son nom. Il m’a envoyé des partitions, comme tout le monde le fait, et j’ai trouvé parmi elles la Suite, qui n’avait jamais été enregistrée et que j’ai trouvé intéressant d’associer à Stravinski.

B.S. : Vous avez d’autres projets discographiques ?
V.B.M. : J’ai deux CD en préparation pour 2015-2016. Mais les programmes sont encore un secret. Il y aura de la musique contemporaine et du répertoire. Le second sera consacré à la fin du XIXe/début XXesiècles.

B.S. : Des Italiens ?
V.B.M. : Non.

B.S. : Pas même Luigi Dallapiccola ?
V.B.M. : Je respecte ce compositeur, mais je n’aime pas sa musique. Je serais plutôt Luigi Nono.

B.S. : Luigi Nono est de la génération suivante qui précède à son tour celle de Sciarrino…
V.B.M. : J’apprécie Sciarrino, mais Luigi Nono est celui qui m’attire le plus.

B. S. : A vous écouter, vous semblez poursuivre la tradition de Pollini !
V.B.M. : Bien sûr. Mais il manque Beffa, à Pollini (rires). Ma recherche est ouverte, surtout dans le domaine des compositeurs vivants, qui me sollicitent constamment.

B. S. : Quel piano jouez-vous ?
V.B.M. : Steinway est mon favori, j’en ai un chez moi, un B, tandis que mes disques sont tous enregistrés sur des D. Celui sur lequel j’ai enregistré [R]Evolution est celui sur lequel je joue la plupart de mes concerts en Italie. J’ai réalisé ce CD en deux temps, Stockhausen avec un technicien qui a travaillé avec lui, ce qui était très important pour moi, surtout les Klavierstückedes années cinquante/soixante. Pour Beffa et Stravinski, c’est le même piano, mais le technicien diffère.

Vanessa Benelli Mosell. Photo : DR

Ecole russe

B.S. : Vous avez beaucoup travaillé avec les Russes. Vous avez étudié à Moscou, notamment avec Yuri Bashmet, avec qui vous vous produisez régulièrement…
V.B.M. : Je l’ai rencontré par l’entremise du violoncelliste italien Mario Brunello, qui nous a présentés. J’ai joué en audition pour Bashmet et George Edelman, respectivement directeur musical et directeur artistique du Festival d’Elbe. Tous deux ont décidé de m’attribuer le prix de ce festival. J’avais 16 ans. Grâce à cette distinction, j’ai pu me produire sous la direction de Bashmet avec les Solistes de Moscou. Après l’île d’Elbe, nous avons fait des tournées en Russie et en Italie. Ce sont pour moi des moments très importants, et j’étais honorée de développer cette collaboration après ce prix, une collaboration qui s’est poursuivie jusqu’à l’an dernier. Yuri Bashmet m’a beaucoup apporté sur le plan pianistique. Il joue très bien du piano, et il est un musicien extraordinaire. Il lui suffit de dire un mot pour changer complètement votre univers. Il en est souvent ainsi avec les Russes. Il parle, joue des exemples, évoque des images, ce qui, en retour, donne immédiatement des idées, des couleurs, des sensations que j’ai voulu développer sans attendre. Donc, son contact m’a beaucoup aidée, surtout sur le plan de la performance.

B.S. : Vous avez aussi étudié au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou.
V.B.M. : Trois ans.

B.S. : Pourquoi la Russie ?
V.B.M. : C’est le contraste qui est en moi : ma recherche personnelle est du côté de la musique contemporaine, tandis que l’enseignement que j’ai reçu à Imola et, surtout, à Moscou a été centré sur le répertoire traditionnel, Beethoven, Chopin, Rachmaninov, etc., et, à mes yeux, un répertoire que je trouvais très important de bien jouer. En fait, je crois que les artistes qui ne font que de la musique contemporaine ne peuvent pas lui beaucoup lui apporter. Parce que… Je ne sais pas comment l’expliquer, mais je pense que c’est très important, à l’instar de la lecture, d’une passion pour l’art figuratif : on ne peut pas se concentrer seulement sur une époque ou une période historique. J’ai donc suivi à Paris une master class de Mikhaïl Voskresensky, alors chef du Département piano au Conservatoire Tchaïkovski, et il m’a tout de suite invitée à travailler dans sa classe, à Moscou. Pourtant, je n’avais jamais pensé faire ce choix. J’ai passé l’audition alors que je savais que je n’accepterais pas de vivre en Russie. Je voulais être à Paris ou à Londres, mais pas à Moscou. J’avais 19 ans, et mes parents m’ont dit : « Non, vas-y, maintenant tu es acceptée au Conservatoire Tchaïkovski, c’est important, là est ton école. » A ces mots, je me suis dit « bon, c’est ici mon conservatoire, celui de mon professeur, je dois y aller, c’est là que je vais me développer ». L’école était le plus important pour moi, pas le fait d’être en Russie. A la différence de beaucoup d’élèves, qui ont emménagé à Moscou en vue d’un développement personnel, je m’y suis rendu pour mon propre développement musical. Je n’ai donc pas beaucoup profité de la ville. J’apprenais comme les Russes, entourée de gens qui travaillaient tout le temps, toute la journée. J’étais donc très concentrée sur mes études. Et je l’ai pris de façon très heureuse. J’ai appris le russe en deux mois, personne ne parlant l’anglais. C’est d’ailleurs une matière imposée dans les conservatoires russes.

B.S. : Vous y avez vécu seule dès 16 ans ?
V.B.M. : Oui, mes parents sont restés en Italie. J’ai beaucoup pleuré les premiers jours parce que je me trouvais très mal, je ne pouvais ni parler le russe ni lire la cyrillique, je ne connaissais personne, j’étais seule dans les dortoirs, et j’ai fini par emménager dans un appartement, où je me suis retrouvée plus seule encore. C’était assez dur.

B.S. : De quelle école vous réclamez-vous, italienne ou russe ?
V.B.M. : De l’école russe. Parce qu’il n’y a pas d’école italienne du piano… Il y a l’école napolitaine, mais elle n’a rien à voir avec celle d’Imola… En plus, à Imola, il y a beaucoup de Russes qui enseignent. Les Russes ont donc amplement influencé ma façon de jouer, d’autant plus qu’après Moscou j’ai travaillé quatre ans avec Dimitri Alexeev, à Londres…

Recueilli par Bruno Serrou, Paris le 24 juin 2015

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CD : [R]Evolution de Vanessa Benelli Mosell

En fait de révolution, Vanessa Benelli Mosell donne tous les aspects du mot, car son programme associe révolution et réaction, voire régression. Si Stravinski est depuis longtemps un classique, la pianiste italienne rappelle en retenant les trois mouvements que Stravinski tira pour le piano de son ballet Petrouchka, qu’il fut en son temps considéré comme révolutionnaire, y compris pour les compositeurs de l’avant-garde des années 1950-1980. Notamment pour Karlheinz Stockhausen, dont les dix-sept Klavierstückeconstituent l’une des sommes les plus extraordinaires conçues pour le piano durant le second XXe siècle. « Avec les Klavierstücke de Stockhausen on est au plus haut du Mont-Blanc et on contemple la chaîne des Alpes, me disait le pianiste Florent Boffard en 1998. Elles nous proposent souvent une globalité à admirer sous des angles différents. C’est une vision totale, cosmique, parfaitement maîtrisée, équilibrée, en tout cas fort bien répartie dans le temps et qui peut donner le vertige. »

Ce que la jeune consoeur italienne de Boffard offre à entendre est précisément dans cette perspective, et l’on ne peut que regretter qu’elle n’ait pas opté pour un CD monographique Stockhausen-Klavierstücke, et plus encore qu’elle ait négligé la Sixième entre les Cinquième et Septième, et qu’elle s’arrête à la Neuvième et non pas à la monumentale Dixième. Son jeu puissant, nuancé, son touché aussi dense et varié que peut l’être la palette d’un peintre, font amèrement regretter qu’elle n’ait pas poussé plus loin son investigation dans la création de Stockhausen, préférant dégager un espace pour un compositeur sans intérêt qui, en outre, se plaît à dénigrer haut et fort celui dont elle se réclame à juste titre quand on l’écoute. Les trois mouvements de la Suite pour clavier de Karol Beffa sont en effet insipides, anodins et banaux, et l’art tout en nuances, toute la volonté de la coloriste Vanessa Benelli Mosell ne peut rien en tirer. Quel gâchis ! Enfin, les Trois Mouvements de Petrouchka de Stravinski sont un peu précipités, ce qui bouscule les tempi et comprime les rythmes. Mais les trente-trois minutes de Stockhausen font tout le prix de ce disque qu’il faut absolument écouter et réécouter tant leur interprète, par son jeu assumé, l’intelligence et la sensibilité qu’elle exalte font des huit Klavierstücke de Stockhausen qu’elle a retenus d’extraordinaires classiques du piano.

Bruno Serrou

1CD Decca 0289 481 1616 4 

Avec "Giordano Bruno", son premier opéra, Francesco Filidei atteste d’une entière maîtrise du théâtre lyrique

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Strasbourg, Musica 2015, Théâtre de Hautepierre, samedi 19 septembre 2015

Francesco Filidei (né en 1973), Giordano Bruno. Lionel Peintre (Giordano Bruno) et Guilhem Terrail (Clément VIII). Photo : (c) T&M+

« Finito ogni gesto pour flûte, clarinette, cor, violon, violoncelle et percussion de l’Italien Francesco Filidei est [l’œuvre] la plus théâtrale, avec gestes instrumentaux et grands effets dramatiques, et un traitement particulier dicté aux interprètes (corniste et flûtistes jouant aussi du tuyau, appeaux, crécelles pour tous, ballons éclatés pour le percussionniste, etc.) » écrivais-je au soir d’un concert en l’abbaye de Royaumont mi-septembre 2010 après avoir découvert ce compositeur italien vivant en France. Deux ans plus tard, je lui consacrais une page entière dans le quotidien La Croix (4 janvier 2012) lui prédisant le plus bel avenir de créateur. Comme je le pressentais alors (voir ce blog http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/01/portrait-de-francesco-filidei.html), Francesco Filidei est bel et bien aujourd’hui l’un des compositeurs majeurs de sa génération. Avec son premier opéra, Giordano Bruno découvert voilà tout juste une semaine à Strasbourg dans le cadre du Festival Musica, il atteste d’une inspiration, d’un lyrisme, d’un savoir-faire impressionnant.

Francesco Filidei (né en 1973), Giordano Bruno. Lionel Peintre (Giordano Bruno) affronte les quatre éléments. Photo : (c) T&M+

Car, avec Giordano Bruno de Francesco Filidei (né en 1973), voilà enfin un opéra qui chante, se fait protéiforme, d’une magistrale efficacité dramatique. Une œuvre qui ne lâche pas un instant le public. Nous sommes ici incontestablement en présence d’un maître de l’opéra en devenir, un futur Péter Eötvös ou Philippe Boesmans. Mais, contrairement au second, le compositeur organiste italien vivant à Paris, ex-pensionnaire de la Villa Médicis à Rome, évite le collage pur et simple d’éléments extérieurs à sa propre inspiration, même s’il emprunte ici ouvertement à la musique Renaissance, particulièrement au madrigal. Avec un orchestre de chambre riche en percussion et en sonorités flottantes, un chœur de douze voix solistes et quatre chanteurs, Filidei s’avère brillant coloriste, à l’instar d’un Monteverdi ou, plus encore, d’un Gesualdo, pour mieux rappeler l’ancrage de son héros en son temps et en souligner son intemporalité, tant la modernité de Giordano Bruno (1548-1600), éternel contestataire-jouisseur-apostât en rébellion ouverte contre l’intolérance religieuse, est prégnante.

Francesco Filidei (né en 1973), Giordano Bruno. Photo : (c) T&M+

« Une musique comme la mienne ne peut naître que dans un contexte chrétien », me disait Filidei en 2012. Et de fait, son Giordano Bruno se présente telle une passion. Opéra en deux parties et en douze scènes fondées chacune sur une note pivot de la gamme chromatique (partant de fa # pour y retourner), l’acte unique de quatre vingt quinze minutes composé sur un livret en italien de Stefano Busellato se déroule en deux lieux distincts : Venise, où le dominicain philosophe est dénoncé à l’Inquisition par son employeur, Giovanni Mocenigo, et Rome, où se déroule un procès de huit ans jusqu’à la condamnation et le bûcher au Campo de’ Fiori ou se trouve depuis 1889 la statue de bronze du moine hérétique à deux pas du palais de la Chancellerie qui abrite les services juridiques et administratifs du Vatican. 

Francesco Filidei (né en 1973), Giordano Bruno. Lionel Peintre (Giordano Bruno). Photo : (c) T&M+

Dans Giordano Bruno, le chœur de douze voix solistes représente le peuple qui soutient ou condamne le philosophe. Trois autres rôles solistes font face à Bruno (baryton), deux inquisiteurs (ténor, basse) et le pape Clément VIII (contre-ténor). Au sein de cette brillante partition, trois scènes sont plus particulièrement saisissantes, la virulente joute verbale entre Bruno et le second Inquisiteur où les mots sont lancés comme des balles de ping-pong sur une volée vocale et instrumentale sur le mode répétitif à l’impact saisissant ; le Carnaval, qui fait penser à la scène du Veau d’Or du Moïse et Aron de Schönberg ; le bûcher. Pour cette première française de Giordano Bruno dont la création a été donnée le 12 septembre à Porto, le héros de la soirée a été Lionel Peintre. Remarquablement entouré par Jeff Martin (premier inquisiteur), Ivan Ludlow (second inquisiteur) et Guilhem Terrail (Clément VIII), à qui il faut associer les douze voix solistes, le baryton français réalise une performance stupéfiante. Surplombée par énorme un demi-globe, la mise en scène d’Antoine Gindt est mue par une direction d’acteur qui instille à chacun des quinze personnages une consistance dramatique prégnante. Derrière le désormais classique voile de tulle cher à Gindt,dirigé avec un sens aigu du contraste et de l’évocation par le chef allemand Peter Rundel, le Remix Ensemble Casa da Musica de Porto est coloré et virtuose.

Bruno Serrou

Giordano Bruno sera repris à Milan le 7 novembre, au Théâtre de Gennevilliers du 14 au 21 avril 2016 et au Théâtre de Caen le 26 avril 2016.

Le Don Carlo de Verdi scéniquement ascétique et musicalement exacerbé de l’Opéra de Bordeaux

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Bordeaux, Auditorium Dutilleux, jeudi 24 septembre 2015

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlo. Tassis Christoyannis (Posa) et Leonard Caimi (Don Carlo). Photo : (c) F. Demesure

Drame noir et oppressant sur le pouvoir et ses perfidies dans l’Espagne du XVIesiècle minée par les conventions et l’Inquisition, Don Carlosest l’un des opéras les plus aboutis de Giuseppe Verdi. Il est aussi le plus développé de ses ouvrages. C’est sans doute pourquoi cette fresque grandiose a connu une genèse difficile qui a suscité plusieurs avatars. Tiré de la pièce éponyme de Friedrich Schiller (l’auteur entre autres de l’Hymne à la Joie mis en musique par Beethoven dans le finale de sa IXeSymphonie), l’ouvrage est écrit tout d’abord sur un livret en français de Camille du Locle et Joseph Méry dans le style de « Grand Opéra » à la française en cinq actes. Longtemps négligée, cette version créée à l’Opéra de Paris a été reprise avec une distribution exceptionnelle (Roberto Alagna, Thomas Hampson, Karita Mattila, Waltraud Meier, José Van Dam) Théâtre du Chatelet en 1996 dans une mise en scène de Luc Bondy. Suivent une version en quatre actes en italien pour Londres, qui évacue l’acte de Fontainebleau initial et les ballets, sous le titre Don Carlo, que Verdi retouche en 1872 pour Naples, avant de réviser dix ans plus tard la version française avec la collaboration de Charles Nuitter mais sans l’acte de Fontainebleau qu’il fait réadapter en italien par Angelo Zanardi pour la Scala de Milan en 1884, avant de retourner deux ans plus tard enfin à l’original en cinq actes traduit en italien pour l’Opéra de Modène…

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlo. Elza van den Heever (Elisabeth) et Leonard Caimi (Don Carlo). Photo : (c) F. Demesure

C’est malheureusement la version milanaise de 1882 qu’a choisie l’Opéra de Bordeaux. Placée sous le l’emprise de la mort, qui est omniprésente, métaphore de l’opposition entre les aspirations utopistes à la liberté de l’Infant Don Carlo et de son ami Posa, le despotisme du pouvoir exercé par le roi Philippe II et l’implacable domination de l’Eglise incarnée par le Grand Inquisiteur, Don Carlo(s) est aussi drame de la jalousie (Philippe II à l’encontre son fils Carlos, Eboli à l’égard d’Elisabeth), de la passion, de la trahison. Dans la rutilante acoustique de l’Auditorium Dutilleux, l’Opéra de Bordeaux présente un Don Carlo de Verdi scéniquement austère mais aux tensions musicales exacerbées. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlo. La scène de l'autodafé. Photo : (c) F. Demesure

Chaque personnage à sa part d’ombre et de folie, ce que la direction d’acteur de Charles Roubaud met bien en évidence, au sein d’une intrigue qui se déploie sur un plateau nu ceint de trois murs sur lesquels sont projetées des vidéos en noir et blanc, à l’exception de l’autodafé de l’acte II, réalisées par Virgile Koering, tandis que les chœurs, d’une homogénéité et d’une présence impressionnante, s’expriment à la façon d’un chœur antique depuis les gradins à l’arrière-scène à l’aplomb de l’action. Enlevée telle une gigantesque vague d’orage et de passion par un Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine dirigé avec flamme par son directeur musical Paul Daniel, qui remplaçait au pied levé Alain Lombard, ce Don Carlo bénéficie en outre d’une distribution équilibrée. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Don Carlo. Wenwel Zhang (le Grand Inquisiteur) et Adrian Sâmpetrean (Philippe II, à droite). Photo : (c) F. Demesure

Les rôles féminins s’imposent, à commencer par la rayonnante Elisabeth de la soprano sud-africaine Elza van den Heever face à l’ardente Eboli de la soprano américaine Kerl Alkema. Face à elles, le puissant et noble Posa du baryton grec Tassis Christoyannis, et les deux basses, le Roumain Adrian Sâmpetrean, Philippe II ondoyant et rigide, et le Chinois Wenwel Zhang, Grand Inquisiteur pétrifiant. De Don Carlos, le ténor italien Leonard Caimi a la puissance et l’endurance, mais le grain de sa voix tend à se voiler, voire à se brouiller.

Bruno Serrou

CD : Jean Martinon et Igor Markevitch, intégrales des enregistrements Erato et HMV de deux très grands forgeurs d’orchestres

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Photo : (c) Bruno Serrou

Erato/Warner publie ce qui constitue indubitablement deux coffrets-événements, chacun étant consacré à un chef d’orchestre qui a forgé l’art de la direction parmi les plus grands noms de l’histoire de leur art, en France comme à l’étranger, puisqu’il s’agit d’Igor Markevich (1912-1983) et de Jean Martinon (1910-1976).

Il ne s’agit cependant pas de l’intégralité des enregistrements de ces deux extraordinaires musiciens, dont la discographie est considérable, mais de ceux qu’ont captés les micros des labels His Master Voice (HMV) pour le premier et, pour le second, ceux de ses huit dernières années, après son retour en France réalisés entre 1968 et 1975 pour HMV ajouté à ceux parus sous le label Erato du temps de Jérôme Garcin. Fort peu d’enregistrements avec l’Orchestre Lamoureux dont les deux chefs furent pourtant les directeurs musicaux, Martinon le premier, qui, de 1951 à 1957, mit l’accent sur la musique française, et Markevitch, qui lui succéda en 1957 jusqu’en 1962, portant pour sa part son attention sur le répertoire russe méconnu. Pour Martinon, aucun enregistrement avec l’Orchestre Lamoureux, puisqu’il en fut le directeur musical avant son départ pour les Etats-Unis où l’avait appelé l’Orchestre Symphonique de Chicago.


Igor Markevitch

Pour ce qui concerne le coffret Igor Markevitch, l’on y retrouve l’inestimable gravure d’UneVie pour le Tsar de Glinka dans la révision de Rimski-Korsakov et Glazounov, et, dans l’autre extrême du répertoire du chef d’origine ukrainienne, l’intégrale de la Périchole d’Offenbach, seuls témoignages mais de taille du travail de Markevitch avec les Lamoureux de ce coffret. Mais l’essentiel des gravures de Markevitch avec les Lamoureux ainsi que de ceux avec le Philharmonique de Berlin est disponible chez DG. Ukrainien naturalisé italien en 1947 puis français en 1982, Markevitch était, à l’instar de beaucoup de ses confrères chef d’orchestre, compositeur. Mais contrairement à beaucoup, il était loin d’écrire de la musique de chef, et Erato a été bien inspiré de publier deux de ses œuvres, l’Envol d’Icare, ballet enregistré en 1938, soit six ans après sa création, et la symphonie concertante pour orchestre le Nouvel Âge de 1937, ainsi que son orchestration de l’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach qu’il réalisa en 1950, qu’il dirige ici lui-même six ans plus tard, les deux premières œuvres à la tête de l’Orchestre National de Belgique, la troisième de l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française. Le couplage proposé dans ce coffret est d’ailleurs passionnant, car les deux partitions de Markevitch sont mises en regard des trois Canti di prigionia, bouleversant chef-d’œuvre de Luigi Dallapiccola composé en 1938-1941.

C’est bien sûr avec les Russes que le chef d’orchestre Markevitch est le plus évident. A commencer par Une Vie pour le Tsar, dont c’est ici la version la plus accomplie de l’histoire du disque. Markevitch est au plus près de l’esprit de l’œuvre, évitant les boursoufflures des enregistrements soviétiques puis russes, dirigeant un orchestre rutilant et suivant son directeur musical avec un engagement et une précision de chaque instant. En outre, l’affiche est exceptionnelle, Boris Christoff plus humble que de coutume, Teresa Stich-Randall trop rare au disque, Nicolaï Gedda et Mella Bugarinovitch, le reste de la distribution et le chœur étant confiés troupe de l’Opéra de Belgrade. Sa direction rigoureuse et la façon unique dont il sculpte le son donnent à la musique russe une force haletante, que ce soit dans les deux versions du Sacre du printemps (1951 et 1959) de Stravinski, toutes deux avec le Philharmonia, la SuiteScythe, la suite de l’Amour des Trois Oranges, le Pas d’acieret la Symphonie n° 1 « Classique »de Prokofiev, Tchaïkovski (Symphonie n° 4, suites Casse-Noisette et le Lac des cygnes, les deux enregistrements de l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette), Moussorgski (une Nuit sur le Mont Chauve orchestré par Rimski-Korsakov) ou Chostakovitch (Symphonie n° 1) avec l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française.

Igor Markevitch (1912-1983). Photo : DR

Dans la musique française, Markevitch est tout aussi à l’aise, ses interprétations s’avérant colorées, contrastées et fluides, que ce soit dans la Périchole d’Offenbach, d’un allant et d’un goût suprême, au point que l’on oublie les liaisons exposées par une récitante qui situe le contexte de l’action en lieu et place des dialogues parlés. D’autant que la distribution de fière allure qui manie l’humour avec goût. Aux côté d’un étincelant Parade de Satie, une Valse et de la seconde suite de Daphnis et Chloé de Ravel de feu, à l’instar de la Fête polonaise du Roi malgré lui de Chabrier, de l’Apprenti sorcier de Dukas, la Danse macabre de Saint-Saëns, du Ballet des Sylphes extrait de la Damnation de Faust de Berlioz, mais aussi un voluptueux Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy et d’un évocateur Carnaval des animaux de Saint-Saëns.

Mais Markevitch excelle aussi dans la musique allemande, comme en témoignent les ardentes et sombres Symphonie « Inachevée » de Schubert et Variations sur un thème de Haydn de Brahms, les éclats des Symphonies n° 101 et 102 de Haydn, les rutilances de la Symphonie « italienne »de Mendelssohn-Bartholdy, les polychromies de Till l’Espiègle et du Bourgeois Gentilhomme de Richard Strauss, les chaleureuses Invitations à la Danse de Weber, ou les Deux épisodes du Faust de Lenau de Liszt. La palette expressive de Markevitch est en fait infinie, tant il apparaît chez lui autant dans le répertoire baroque, avec Haendel, Domenico Scarlatti quoique revu par Vincenzo Tommasini, et Bach, dans le bel canto italien, avec des ouvertures de Rossini et de Verdi au cordeau, l’Espagne de Manuel de Falla, la Finlande de Sibelius la Hongrie de Bartók, l’Italie de Busoni ou l’Angleterre de Britten…

Au total soixante-cinq œuvres ou extraits d’œuvres de trente-cinq compositeurs servis avec un art toujours renouvelé servi par des orchestres de premier ordre, et réédités avec soin, particulièrement les enregistrements d’origine soixante dix huit tours dénués de toute opacité et bruits parasites.


Jean Martinon

Le coffret consacré à Jean Martinon est plus homogène de son et de répertoire, puisqu’il ne réunit que des enregistrements stéréophoniques réalisés en seulement huit ans, de 1968 à 1975, au lieu de trente et un ans (1938-1969) pour Igor Markevitch, et essentiellement des œuvres françaises des XIXe et XXesiècles, négligeant néanmoins le compositeur Martinon.

Lors de la parution du coffret anniversaire que Radio France a consacré à l’Orchestre National de France, avait été relevée l’absence de tout témoignage de l’ère Martinon (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/04/cd-80-ans-dorchestre-national-de-france.html), malgré ses six années à la tête de la première phalange de Radio France (1968-1973) après avoir quitté l’Orchestre Symphonique de Chicago où il avait succédé à Fritz Reiner en 1963, période durant laquelle l’Orchestre National de l’ORTF atteint avec lui un niveau jamais égalé. S’il manque ici les gravures qui n’ont pas quitté les bacs des disquaires, du moins ce qu’il reste de cette dernière profession, les Debussy, Ravel et Saint-Saëns, grâce à la fusion d’EMI et d’Erato au sein du groupe Warner - comme quoi les regroupements industriels ne sont pas toujours négatifs -, le coffret rassemble des enregistrements plus ou moins rares, particulièrement ceux réalisés pour le label de Jérôme Garcin, Erato, qui étaient depuis longtemps devenus introuvables. Ainsi, face au célébrissime mais indispensable couplage Tragédie de Salomé / Psaume XLVII de Florent Schmidt où l’orgue cette fois n’a pas été oublié d’être mixé (contrairement au premier report CD qu’il m’avait été donné de critiquer lors de sa parution pour feu le magazine Compact), dirigé avec une dynamique et une théâtralité à couper le souffle, Martinon s’appuyant sur la dextérité flamboyante de l’ONF.

Jean Martinon (1910-1976). Photo : DR

De retour en France, c’est en effet presque exclusivement à la musique française que s’est attaché Jean Martinon. Ainsi, parallèlement à Pierre Boulez à New York pour CBS, Martinon gravait avec le National le diptyque Symphonie fantastique / Lélio, ou le retour à la vie op. 14 de Berlioz, avec une distribution de rêve, puisque, aux côtés du comédien Jean Topart à la voix magnétique en récitant, se joignaient Charles Burles, Nicolaï Gedda, Jean van Gorp, Marie-Claire Jamet, Michel Sandrez et les Chœurs de l’ORTF. Plaisir également de retrouver les trois mouvements symphonique Pacific 231, Pastorale d’été et Rugby ainsi que la Cantate de Noël (avec Camille Maurane et Henriette Puig-Roget en soliste) d’Honegger, Escales, Ouverture de fête et Tropismes pour des amours imaginaires d’Ibert d’un onirisme ensorceleur, la Symphonie en ut, une noire Péri, un vivifiant Apprenti sorcier, Polyeucteet le prélude du deuxième acte d’Ariane et Barbe-Bleue de Dukas, toutes œuvres où le souffle dramatique et la palette infinie du coloriste Martinon excellent. Parmi tous les fleurons réunis dans ce coffret Martinon, relevons une Symphonie n° 3 avec orgue avec Marie-Claire Alain distanciée et surtout un Rouet d’Omphale de Saint-Saëns taillé au scalpel, le Poème de Chausson avec Itzhak Perlman et l’Orchestre de Paris, une Symphoniede Franck d’une noblesse saisissante, mise en résonance avec les Variations symphoniques ayant pour soliste Philippe Entremont, la Symphonie espagnole de Lalo avec un « roi » David Oïstrakh distancié et un Philharmonia que les micros éloignent curieusement. Le tout mis en résonance avec des pages d’Aram Khatchatourian (Concerto pour flûte avec Jean-Pierre Rampal), Tchaïkovski (Concerto pour piano n° 2 avec Sylvia Kersenbaum), Brahms (Ouverture tragique) et Schumann (Symphonie n°4), ces trois œuvres enregistrées avec l’Orchestre mondial des Jeunesses musicales, Bartók avec un inédit de taille, la suite du Mandarin merveilleux, à l’instar du Tricorne de Falla avec la soprano Michèle de Bris à la fois merveilleusement évocateur et plein de panache côté instrumental…  

Mais ce qui fait le prix de ce coffret est la réédition en un seul bloc de la totalité des enregistrements d’origine Erato, qui, dans leur grande majorité, n’étaient plus disponibles au disque depuis fort longtemps. Ainsi des Roussel, tous plus indispensables les uns que les autres, à commencer par les ballets Bacchus et Ariane, Festin de l’araignéeet Aeneas, mais aussi les Symphonies n° 2 et n° 3, la Petite Suite et Pour une fête de printemps, des Pierné, le ballet Cydalise et le chèvre-pied, le Concertstück pour harpe et orchestreavec Lily Laskine, et les Divertissements sur un thème pastoral, des Poulenc, le Concert champêtre pour clavecin et orchestre avec Robert Veyron-Lacroix et le Concerto pour orgue, cordes et timbalesavec Marie-Claire Alain. Ajoutez à cela, un hommage au centenaire Marcel Landowski avec sa Symphonie n° 2 et son Concerto pour piano n° 2 avec Annie d’Arco. Au total, quarante-quatre œuvres de dix-neuf compositeurs…

Ces deux coffrets sont à acquérir parce qu’indispensables tant ces deux chefs comptent parmi les plus grands du XXesiècle et s’avèrent complémentaires, non seulement dans les programmes proposés, mais aussi dans leur art, chacun apportant sa pierre à l’histoire de la musique et à la conception de l’orchestre et de l’interprétation. D’autant plus recommandables que le prix de chacun est plutôt modique.  

Bruno Serrou


Igor Markevitch The Complete HMV Recordings, 18 CD Erato 0825646154937 - Jean Martinon The Late Years Erato and HMV Recordings 1968-1975, 14 CD Erato 0825646154975

Unsuk Chin, ou les feux du matin calme. Entretiens avec la compositrice coréenne

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Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR

Née à Séoul en 1961, Unsuk Chin est l’une des compositrices les plus entreprenantes de sa génération. A la fois complexe et communicative, sa musique séduit et émeut. Les quatre concerts programmés les 9 et 10 octobre et le 27 novembre 2015 par le Festival d’Automne à Paris ne feront que confirmer combien cette artiste d'origine coréenne vivant en Allemagne est précieuse et puissamment originale. Entretiens.

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Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR

Première partie*

Bruno Serrou :
Comment avez-vous découvert la musique ?
Unsuk Chin : Bien que ma famille soit pauvre - comme la plupart des Coréens de l’ère postcoloniale et de l’après-guerre -,  nous possédions un piano droit. Mon père savait lire la musique, si bien qu’il m’enseigna les premiers rudiments dès l’âge de quatre ans. Il était pasteur presbytérien, ce qui m’a incitée à accompagner dès mon plus jeune âge les hymnes des offices du temple. C’était une façon d’apprendre les principes de l’harmonie, acquérant ainsi accidentellement les autres capacités pratiques par accident : par exemple, quand les choristes de la paroisse s’emportaient, ils chantaient toujours un ton plus haut, ce qui m’obligeait à transposer. En outre, je gagnais de l’argent en jouant dans les mariages et autres circonstances.

B. S. :
En regard de la musique traditionnelle, comment était alors considérée la musique classique en Corée ?
U. C. : La musique classique occidentale a un statut privilégié. La musique traditionnelle populaire était également présente. Je  ne découvrirai la musique de cour que pendant mes études en Allemagne. En effet, en occident, tout le monde peut avoir accès à des concerts de musiques traditionnelles extra européennes, alors qu’il est difficile de les écouter vraiment dans leurs pays d’origine où elles sont jouées dans leur contexte. Une musique conçue pour une circonstance particulière, comme l’accompagnement d’une cérémonie, ne résonnera pas de façon familière présentée comme de la musique absolue dans une salle de concert moderne. Mais elle supporte fort bien d’être interprétée hors de son contexte.

B. S. :
Pourquoi tant de Coréens dans le monde musical occidental ?
U. C. : L’étude de la musique classique est particulièrement prestigieuse en Corée. Pour moult raisons, notamment le succès international de musiciens comme la fratrie Chung, Sumi Jo, etc., tandis que l’étude de la musique est généralement considérée pour ses effets positifs sur l'intellect. Malheureusement, les enfants des familles pauvres ont peu de chances de recevoir une éducation musicale de valeur.

B. S. :
Quelle idée vous faisiez-vous du statut de compositeur lorsque, à treize ans, vous avez décidé de vous consacrer à la création musicale ?
U. C. : Je voulais devenir pianiste. Néanmoins, ma famille ne pouvait pas me payer d’études, ce qui fait que j’ai travaillé le piano en autodidacte. Consciente de mes carences, mais aimant la musique par-dessus tout, mon esprit était ouvert à tous les conseils qui pouvaient m’être prodigués. C’est ainsi que, un beau jour, un professeur de musique dans mon collège m’a recommandé de devenir compositeur. N’ayant pas les moyens d’acheter des partitions, alors très précieuses, j’ai commencé mon apprentissage de compositeur en recopiant les symphonies de Tchaïkovski, Stravinski et autres. J’ai cependant continué à jouer du piano, au point de donner un certain nombre de concerts dans les années 1980, me produisant notamment au festival Pan Music à Séoul. Aujourd’hui encore, le piano est une grande passion, mais je me cantonne au domaine privé, jouant dès que j’ai du temps libre des œuvres de Scarlatti, Chopin, Schumann...

B. S. : Quelles voies s’ouvraient à vous pour l’étude de la composition ?
U. C. : Il est très difficile d’entrer à l’Université nationale de Séoul, la meilleure de Corée pour la musique, que je visais, l’examen étant périlleux pour qui n’en possède pas les clefs. Il convenait en effet de prendre des cours privés assez longtemps à l’avance, avec des tuteurs qui savaient précisément ce qui allait être demandé par les examinateurs, et qui, ainsi, préparaient précisément les candidats. Mais je n’ai pas pu me payer de cours auparavant, ce qui fait que je ne suis entrée qu’après ma troisième tentative, intégrant la classe de Sukhi Kang, qui y avait été lui-même élève d’Isang Yun.

B. S. :
Que représentent en Corée Isang Yun (1917-1995) et Sukhi Kang (*1934) ?
U. C. : Héros pacifique de la résistance contre l’occupant japonais puis contre le régime de Park, qui l’a libéré de ses geôles en 1969 à la suite des protestations de l’opinion publique internationale, Isang Yun a ouvert une voie séduisante qui consiste à introduire des éléments de musique coréenne traditionnelle dans le langage de l’avant-garde occidentale des années 1950-1960 dite de « l’Ecole de Darmstadt ». Il n’a cependant pas eu un grand impact sur ma créativité. Compositeur journaliste, président de la section coréenne de la Société internationale de musique contemporaine (SIMC), Sukhi Kang a lui-même étudié et travaillé en Europe, où il d’est formé aux techniques sérielles. Il a ramené en Corée des partitions des principaux compositeurs de l’avant-garde, tirant de ses expériences un livre où il compare et analyse les cultures musicales coréenne et européenne. Ce qui s’est avéré très important pour moi, parce que jusque-là, mes connaissances musicales classiques s’arrêtaient à Stravinsky. Kang avait travaillé au Studio de Musique Electronique de Berlin, ce qui allait aussi beaucoup compter dans ma vie de compositrice. J’ai en effet énormément appris de la musique électronique : pour un compositeur, il est fascinant de pouvoir entendre le résultat sonore de son œuvre en cours d’écriture.

B. S. : Que représentent pour vous la Seconde Ecole de Vienne, Arnold Schönberg, Alban Berg, Anton Webern ; les compositeurs de la génération des années 1920, Iannis Xenakis, Luigi Nono, Luciano Berio, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, György Kurtag ?
U. C. : Les différences entreWebern, Berg et Schönberg sont en vérité considérables, en dépit de leurs apparentes similarités. A mes yeux, Webern est extrêmement important, mais Berg et Schönberg ne le sont pas. La pureté et la netteté de la musique de Webern, sa beauté absolue sont sources constantes d’émerveillement : je pense qu’il a vraiment su trouver l’équilibre entre le contenu et la forme, et écrire de façon convaincante avec la technique dodécaphonique. Quant à la musique des années 1950, c’est un authentique exploit que ces jeunes compositeurs ont réussi en créant un monde musical complètement inédit. Pierre Boulez a réalisé une œuvre si inestimable en perfectionnant le professionnalisme dans les domaines de la composition et de l’exécution. Iannis Xenakis était un individualiste à l’imagination particulièrement fertile. Les pièces de György Kurtag pour voix et ensembles ont été importantes pour le compositeur que je suis. Karlheinz Stockhausen a écrit un nombre considérable d’œuvres truffées d’idées neuves, tels Kontakte, Stop ou Stimmung. Luciano Berio était un merveilleux artisan avec un sens exceptionnel pour l’enjouement - il suffit de penser à la Sinfonia ou aux Folk Songs.

Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR

B. S. : Qu’est-ce qui vous a conduite en 1985 à Hambourg pour suivre l’enseignement de György Ligeti ?
U. C. : J’ai en fait suivi la trace de Kang, qui avait travaillé en Allemagne. Lauréate de la Deutscher Akademisches Austauschdienst (DAAD), j’ai pu me rendre à l’Académie de Hambourg, où enseignait Ligeti. En effet, de toutes les partitions contemporaines que j’avais découvertes en Corée dans la classe de Sukhi Kang, ce sont celles de Ligeti dont je me suis sentie la plus proche. Ligeti est l’un de mes modèles les plus marquants, mais je pense que ma musique est différente de la sienne. Je suis fascinée par l’universalisme de sa création, par son aptitude à changer radicalement son style tout en demeurant dans une facture organique constante. Ligeti a toujours pris des risques, tant et si bien que sa musique reste jusqu’à la toute fin toujours aussi vivace et fraîche. Prenez les Etudes pour piano et, plus tard encore, une page comme Síppal, dobbal, nádihegedüvel, les moyens y sont à la fois extraordinairement simples et terriblement complexes.

B. S. :
Que vous a enseigné György Ligeti pendant les trois années que vous avez passées à ses côtés ?
U. C. : J’ai beaucoup appris avec lui, bien que ce ne fût pas facile. Avant que je devienne son élève, ma musique a eu quelques succès, recevant des récompenses, comme le Prix Gaudeamus en 1985 avec Spektra. Cependant, quand Ligeti a vu ces pièces primées, il m’a dit qu’il me fallait les jeter. Il ajouta qu’elles manquaient d’originalité et que vraisemblablement je ne pourrais jamais trouver ma propre voie. Ce fut un électrochoc ! Je n’ai plus composé pendant trois ans… Cette rencontre a pourtant été une chance : un succès trop précoce peut s’avérer dangereux. Ligeti était impitoyablement critique et tout autant autocritique. Les leçons portaient pour l’essentiel sur l’esthétique et sur les questions musicales générales - mais bien sûr nous apprenions beaucoup sur la technique. Ligeti s’amusait à la lecture des partitions et pointait immédiatement ce qui pouvait marcher ou pas. Lorsque je l’ai rencontré, il était arrivé à un stade personnel très intéressant : il se remettait d’une crise compositionnelle et avait commencé à écrire ces grandes œuvres tardives que sont les cahiers d’Etudes pour piano. Il était donc en pleine réflexion.

B. S. : Vivant en Allemagne depuis bientôt trente ans, désormais installée à Berlin, vous vous êtes intéressée à l’électronique. Quelle place occupe celle-ci dans votre création ? En a-t-elle modifié la conception ?
U. C. : Je considère l’électronique comme une expérience très importante pour un compositeur, Parce qu’elle donne la possibilité de créer et d’entendre sur le champ le résultat, sans intermédiaire ni intervalle. On peut ainsi apprendre énormément pour les compositions futures. Une autre expérience très importante a été ma rencontre avec la musique de gamelan balinaise voilà une dizaine d’années. J’ai tellement appris de cette musique fantastique, ainsi que du processus de création, qui est vraiment fascinant. J’ai essayé d’apprendre beaucoup de cette musique, et de la noter. Il m’est ainsi possible, dans une certaine mesure, de partir de la création collective et spontanée d’une pièce nouvelle, expérience sensationnelle pour un compositeur de musique classique d’aujourd’hui.

B. S. : Les couleurs et l’exotisme spécifiques de votre terre natale se retrouvent-ils  dans votre musique ? En est-elle redevable et porteuse ?
U. C. : D’un point de vue général, je suis fascinée et influencée par des musiques très diversifiées de tous les coins du monde et de toutes les époques.  L’idée d’une musique authentiquement nationale est une fiction, comme en toute chose. Le monde musical contemporain est globalisé, et à des degrés divers, il en a toujours été ainsi. La Corée est un pays aux multiples facettes. Il a des caractères pré et post modernes autant que modernes. Cependant, je n’ai jamais pensé que ma musique puisse sonner coréenne ou allemande, ou quoi que ce soit d’autre. Cependant, dans la dernière pièce de mon cycle de mélodies Akrostichon-Wortspiel, j’ai voulu évoquer le son d’un ensemble de musique de cour coréenne.

B. S. :
En quoi votre musique est-elle le reflet de vos rêves ?
U. C. : Ma musique reflète les visions de lumière infinie aux couleurs somptueuses qui emplissent mes rêves, qui flottent dans ma chambre et forment une sculpture sonore extraordinairement fluide. M’aidant à traverser la vie avec confiance, devenue mon idéal artistique, cette beauté parfaite, abstraite et lointaine, transmet émotion, joie et chaleur. Ces rêves m’ont ouvert les yeux et m’accompagnent dans les phases difficiles de ma vie, m’aidant à la traverser en confiance. La beauté des couleurs et de la lumière de mes rêves est devenue mon idéal artistique. Cependant, tout cela n’a pas d’importance, car je souhaite en vérité que ma musique touche par sa pureté.

Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR

B. S. : Vous aimez vous référer aux contes, au merveilleux, aux jeux de mots, à la voix, aux couleurs instrumentales suggestives, à l’ambiguïté harmonique et sonore, à la recherche sur le timbre et à la virtuosité. Pouvez-vous préciser votre conception de ces éléments, leur évolution dans votre œuvre, la façon dont ils s’expriment dans votre musique ?
U. C. : Je nepeux rien expliciter, étant trop impliquée dans le processus. Surtout, quand je travaille, je réfléchis aux problèmes et à leurs résultats de façon très pragmatique. Bien sûr, si je compose un opéra ou une pièce vocale, c’est aussi pour des questions extra musicales. Quand je travaillais sur Cantatrix Sopranica, j’étais à la recherche d’un texte qui convienne. J’ai lu quelques cent livres, de Ionesco et Beckett jusqu’aux auteurs Oulipo (1) et à la poésie dadaïste, mais j’ai fini par penser qu’il serait plus facile et plus adapté que j’écrive moi-même le texte, qui se fonde pour l’essentiel sur des onomatopées, simultanément à la composition. Les processus de travail dépendent de l’œuvre en écriture. Chaque genre - une pièce pour un ensemble de musique contemporaine, un instrument non européen et orchestre, ou un opéra - a sa propre atmosphère, un certain nombre de traditions et des besoins inhérents au genre. Je n’entends pas adhérer absolument aux traditions, mais si j’ai à écrire une œuvre pour piano, par exemple, je tiens à composer une pièce qui ne peut pas être autre chose qu’une pièce pour piano. La même chose pour un opéra. Il est difficile de faire justice à un genre déterminé, mais il est encore plus difficile de rester fidèle à ses propres idéaux. Je n’écris pas pour un public déterminé. Ma musique est abstraite, mais je suis quand même heureuse de constater qu’elle peut communiquer la joie.

B. S. :
Quel avenir pressentez-vous pour la musique savante occidentale ?
U. C. : Je pense qu’il y a un grand besoin de bonne musique, mais il est caché. Un exemple : le film Rhythm is it!, qui a été réalisé autour du Sacre du printemps de Stravinski dans le cadre du Projet Educatif du Philharmonique de Berlin, avec Simon Rattle et le chorégraphe Royston Maldoom. Ce projet dansé est destiné à des enfants de conditions sociales misérables qui n’ont vraisemblablement jamais entendu de musique classique. Le résultat est excellent ! Si l’on trouve des moyens adaptés, il est possible d’apprendre à quiconque à apprécier la musique la plus exquise. Il n’y a aucune contre-indication. Le problème est le cynisme - « Donner au public ce qu’il veut ! » Non. Certes, le public est capable de recevoir ce qu’il connaît déjà ; mais pour ce qui ne lui est pas familier, c’est plus difficile. Cela devient un objectif nécessaire à réaliser, car il faut impérativement donner au public quelque chose de si bon qu’il ne peut pas même se l’imaginer avant d’y être plongé.

B. S. : Ne craignez-vous pas qu’il soit tentant de se laisser porter vers la facilité des musiques populaires commerciales, dont la place est toujours plus dominante ?
U. C. : Il peut se trouver partout de réels talents, qui - en dépit des obstacles commerciaux - peuvent faire des choses fraîches et innovantes. Les principaux problèmes - manque d’idéal, manque de connaissances, manque d’éducation, etc. - peuvent affecter et mettre en danger non seulement la pop' music, mais aussi la musique classique et tout autant les musiques ethniques. Je m’inquiète que tout soit de plus en plus considéré comme produits, sans qu’il soit tenu compte des qualités individuelles. En musique classique, par exemple, les noms sont plus importants que les œuvres : nombreux sont ceux qui connaissent le nom de Stravinski, quantité de concerts programment ses ballets russes des années 1910 ; mais combien le connaissent-ils, combien d’orchestres programment-ils son excellent Agon ?

B. S. :
Comment votre musique est-elle reçue, en Corée ?
U. C. : Ma musique n’a pas été beaucoup jouée, en Corée. Le problème pour un compositeur vivant en Corée est l’absence d’infrastructures. Bien sûr, il y a d’innombrables étudiants, un grand nombre d’auditeurs, mais il n’y a par exemple aucune tradition de musique de chambre ni de culture d’orchestre, et moins encore en matière de musique contemporaine. La plupart des instrumentistes veulent devenir solistes, et dans le seul répertoire classico romantique. Même les grands compositeurs du XXesiècle sont méconnus. Les choses sont en train de bouger, cependant. J’ai moi-même essayé d’agir, alors que j’étais Compositeur en résidence et Directrice pour la Musique contemporaine, sur l’initiative de Myung-Whun Chung, qui, en plus de tous ses postes internationaux, est Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Séoul. Cette formation est excellente, et elle est dirigée par un grand chef. J’ai pu y programmer plusieurs projets : des concerts thématiques, comme « la musique prébaroque dans la musique contemporaine », « Beethoven dans la musique d’aujourd’hui », une série de « Concerts à la Mémoire de Ligeti », des ateliers, des activités pour les enfants, des lectures, des films, des expositions, etc.

B. S. : Envisagez-vous d’enseigner ?
U. C. : Je ne suis pas patiente !

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Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR

Seconde partie*

Bruno Serrou : Ces dernières décennies, la Corée s’avère toujours plus musicienne selon les critères « musique savante occidentale », considérant le nombre de musiciens (instrumentistes, chanteurs, chefs d’orchestre, compositeurs). A quoi cela serait-il dû ? D’où vient l'intérêt des Coréens pour la culture occidentale en général et la musique en particulier?
Unsuk Chin : La musique classique occidentale est devenue un phénomène véritablement mondial. De sorte qu’elle n’est plus seulement... occidentale. Mais plusieurs les raisons historiques font que la musique dite « classique occidentale » est devenue si importante en Corée : la première est liée à la christianisation. La plupart des musiciens classiques coréens sont chrétiens, et c’est dans les églises qu’ils découvrent habituellement la musique classique. Il en est ainsi pour moi. Mon père était pasteur Presbytérien et c’est précisément pour cette raison que je suis entrée en contact avec la musique. Pour les services de l’église, mon père a acheté un piano droit avec l’idée que j’accompagne la liturgie - et que je gagne aussi un peu d'argent pour la famille en d'autres occasions (la Corée était un pays très pauvre dans les années 1960) -, il m'a appris quelques rudiments de solfège et de piano.
Ensuite, il y a des raisons psychologiques. L’une d’elles est la success storydes chefs d’orchestre, chanteurs et instrumentistes tels que Myung-Whun Chung, Kyung-Wha Chung, Han-Na Chang, Sumi Jo, etc. De toute évidence, les enfants doués (parfois poussés par des parents ambitieux) souhaitent suivre l’exemple de ces musiciens stars. Le revers de la médaille est que l’importance de jouer de la musique de chambre et dans des orchestres a été négligée en raison du rêve utopique de la célébrité du soliste. Cela reste un problème, mais heureusement, ces derniers temps, il y a des signes positifs vers le contraire.
Une troisième explication possible se réfère à l’histoire de la Corée et à sa place dans le monde. La Corée est un pays pauvre en ressources naturelles, son histoire est difficile, elle est loin de l'Europe et des Etats-Unis, et il y a trop peu de contacts culturels avec les pays asiatiques. Les succès internationaux des musiciens interprètes peuvent donc être considérés comme des messagers entre la Corée et le reste du monde, en mettant la Corée sur la carte du monde. Je pense qu'un tel aspect psychologique peut rendre compte de la considération relativement élevée de la musique classique « occidentale » en Corée.
Une quatrième raison est que - au sens large - les liens des Coréens avec leur propre tradition musicale ont été coupés pendant l’occupation japonaise en début du XXe siècle. Malgré de nombreuses tentatives créatives et fructueuses de renaissance, ma situation reste différente des traditions Balinaises ou les Indiennes, pays qui sont très fiers de leur attachement fort et ininterrompu à leurs cultures. Pour ces raisons, il n'a pas été surprenant que beaucoup de Coréens doués pour la musique soient tenus d’entrer en contact avec de la musique classique occidentale.

B. S. : Parmi ces musiciens, y at-il plus de compositeurs qu'auparavant?
U. C. : Il y a des masses de compositeurs diplômés d’universités - ce qui n’a rien d'étonnant dans un pays où il y a trois cent soixante dix grandes écoles, dont deux cent vingt universités. Le problème est que jusque très récemment une infrastructure pour la musique contemporaine - comprenant ensembles spécialisés, festivals, résidences et une solide place dans les répertoires des orchestres pour la musique moderne des XXe et XXIesiècles - n’existait pas (des changements positifs sont en cours, mais beaucoup doit encore être amélioré). Les chances de succès en tant que compositeur sont extrêmement minces partout, mais c’est notablement le cas en Corée. Un musicien diplômé poursuit une carrière universitaire (ce qui est un peu virtuel), ou il fait un tout autre métier.

B. S. : Les compositrices sont-elles plus nombreuses en Corée aujourd’hui qu’hier ?Ont-elles plus de difficultés que les hommes à s’exprimer, à être jouées ?
U. C. : Pas nécessairement. Déjà, quand j’étais étudiante, il y avait beaucoup de jeunes femmes, y compris parmi les professeurs. La Corée était une société très patriarcale à l’époque, mais avec les compositeurs, il en allait différemment qu’en l'Europe. Je peux même dire que composer a été considéré comme une « profession féminine ». Il était beaucoup plus facile de faire une carrière dans la composition que dans de nombreux autres domaines. Je dois ajouter qu'il y a aussi des chefs d’orchestre de sexe féminin, la plus connue étant la jeune et brillante Shiyeon Sung, nommée en 2008 assistante de l’Orchestre Symphonique de Boston et qui - en plus de sa carrière internationale - est depuis 2013 Chef associée de l’Orchestre Philharmonique de Séoul.

Unsuk Chin (née en 1961), Akrostichon-Wortspiel (extrait). Photo : (c) Festival d'Automne à Paris

B. S. : En Corée, quel a été le rôle des femmes dans l'histoire de l’art, de la culture en général et de la musique en particulier ?
U. C. : Même à des moments où la société était très patriarcale, il y avait des niches où les femmes pouvaient s’exprimer. Un créneau particulièrement intéressant était le chamanisme : le chaman en Corée a toujours été une femme, et la plupart des interprètes de musique chamanique - qui est souvent extrêmement puissante et intéressante - étaient des femmes.

B. S. : Quelles influences ont les musiques extrême-orientales en général et coréennes en particulier dans votre propre musique ? Trouve-t-on des éléments dans votre création ?
U. C. : La plupart des liens avec la culture coréenne traditionnelle ont été violemment réprimés au début du XXesiècle. Pas tous les liens, bien sûr, et depuis les années 1960 une grande partie de la culture traditionnelle coréenne et les arts se sont revigorés, une partie recevant le statut de Patrimoine culturel immatériel et officiellement désignée pour la conservation par le gouvernement coréen. Pourtant, cela fait une différence, bien sûr, si l’on considère la tradition dans une période de temps continue. Né en 1917, Isang Yun a pu être en contact avec la musique traditionnelle parce qu’elle était encore jouée dans sa jeunesse dans les villages coréens, et il a pu en introduire des éléments dans sa propre musique,  peut-être comme le jeune Stravinski l’a fait de l’art populaire russe. En revanche, dans ma jeunesse, dans les années 1960 et 1970, il en allait différemment. Par exemple, je ne savais rien de la musique de cour traditionnelle coréenne dont la musique d’Isang Yun est fortement imprégnée, et je ne l’ai découverte que beaucoup plus tard. Ce qui était encore présent dans ma jeunesse dans les banlieues de Séoul où j’ai grandi était le chamanisme coréen. Quant à la référence à la musique traditionnelle coréenne dans mon travail, j’y fais allusions dans quelques-uns de mes œuvres, dans Akrostichon-Wortspielet dans Gougalon, et, bien sûr, dans Su pour sheng et orchestre qui est également écrit pour un instrument traditionnel asiatique, l'incroyable orgue à bouche chinois, que j’ai découvert enfant. Suest ma première pièce centrée sur un instrument non-européenne - bien que j’aie écrit beaucoup de pièces pour instruments à percussion de tradition extra-européenne dans la plupart de mes œuvres), et c’est quelque chose qui continue à m’intéresser – bien que ce soit très difficile le danger étant l’exotisme, ce qui doit être évité à tout prix. Je m’intéresse aux cultures musicales traditionnelles extra-européennes et probablement la principale influence de ces patrimoines culturels sur moi est le gamelan balinais. En général ma musique et tout ce qui fait mon identité est vraiment mixte - je vis depuis trente ans en Allemagne, je voyage beaucoup -, et j’en suis très heureuse.

B. S. : L’accès à la musique s’est-il démocratisé, en Corée ?
U. C. : Il est encore plutôt réservé aux classes supérieures et moyennes. Quand j’étais jeune, mes parents appartenaient à la classe moyenne inférieure. L’accès à la musique était donc difficile. Maintenant, les choses ont changé, mais de façon paradoxale : d’un côté, il y a plus de tentatives de connexion à des classes « inférieures » et de tendre vers ce qui est bon ; d’un autre côté, le coût des études (auquel s’ajoute le soutien scolaire privé nécessaire à la connaissance des règles du passage de l’examen d’entrée universitaire rigide et extrêmement compétitif) est si élevé qu’il entrave davantage de personnes issues des « classes inférieures » dans la réussite d’une carrière musicale. Un exemple: une fois, lors d’une master class de composition à Séoul, il y avait un enfant de 11 ans très talentueux qui m’a montré ses pièces pour piano sur le modèle des harmonies de la première période atonale de Schönberg. Quand je l’ai vu huit ans plus tard, il avait - en raison du manque de soutien matériel et de la rigidité du système éducatif coréen - échoué plusieurs fois le concours d’entrée au collège malgré son talent évident et sa créativité. C’est tragique. J’ai eu une expérience similaire quand j’ai échoué à l’examen d’entrée à l'Université nationale de Séoul à deux reprises - en raison d’un manque d’argent, je ne pouvais pas assumer les frais de scolarité privée et je ne savais pas que l’on devait écrire dans un langage harmonique précis (j’écrivais des harmonies librement impressionnistes, alors que c’était interdit), et je ne savais pas que je ne devais pas utiliser un stylo-bille.


Unsuk Chin (née en 1961). Photo : DR

B. S. : Quelle place occupe la musique contemporaine en Corée ? Y-a-t-il des centres de création ? Des ensembles instrumentaux spécifiques ? Des centres de recherche ? Y-a-t-il des aides publiques ou privées à la création ?
U. C. : Eh bien, depuis les années 1950 et 1960, il y a des compositeurs coréens importants à l’échelle internationale - Isang Yun et Nam Juin Paik (ce dernier pas un vrai compositeur, bien sûr, bien que formé comme tel, mais un pionnier très important - d'abord dans le mouvement Fluxus et plus tard dans les arts des médias), mais il a fallu attendre très longtemps pour que leur travail soit connu en Corée. Sukhi Kang, autre compositeur de dimension internationale, est devenu professeur en Corée dans les années 1970, après avoir été actif en Europe, et il a été un pionnier dans l’organisation de concerts et de festivals (dont les premières exécutions coréennes de la musique de Messiaen) et à fournir à ses étudiants dont je faisais partie de précieuses informations sur les dernières tendances de la musique contemporaine. Le problème en Corée, cependant, avec la musique contemporaine ou même l’institution musicale en général, a longtemps tenu au fait que même s’il y avait des initiatives très prometteuses, elles ne duraient pas longtemps. Ainsi, traditionnellement, en dehors de quelques entreprises de courte durée, la musique contemporaine s’est épanouie dans les cercles universitaires, dont certains ont leurs propres ensembles et centres de musique électronique. Cependant, depuis une dizaine d'années, les choses ont beaucoup évolué : il y a un festival de musique à Tongyeong, ville natale d’Isang Yun, qui a également un ensemble résident pour la nouvelle musique et une académie, et qui a invité des ensembles et des artistes étrangers importants, programmant de nombreuses premières coréennes d’œuvres importantes, commençant par les opéras d’Alban Berg. Il y a dix ans, j’ai été appelée par Myung-Whun Chung, directeur musical de l'Orchestre Philharmonique de Séoul (un orchestre qui a un grand succès international depuis la nomination de Chung) à devenir compositeur-en-résidence, et nous avons initié une nouvelle série de musicale qui a lieu deux fois par an. Tout en faisant cela, je remarqué combien il devait être fait dans le domaine non seulement contemporain, mais aussi dans celui de la musique du XXesiècle : les grandes œuvres d'Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, György Ligeti, Pierre Boulez, Witold Lutoslawski et beaucoup d’autres n’avaient jamais été exécutées en Corée, et - selon les éditeurs des compositeurs - même des œuvres orchestrales importantes par Anton Webern, Leos Janacek et Igor Stravinski n’avaient pas été programmées en Corée auparavant ! Nous avons toujours combiné des classiques avec des noms plus méconnus et des jeunes, et nous avons commandé de nouvelles œuvres non seulement à des compositeurs coréens mais aussi à Tristan Murail (son récent concerto pour piano), Pascal Dusapin, Péter Eötvös, Ivan Fedele, pour ne citer qu’eux. Comme chefs invités, nous avons invité Susanna Mälkki, François-Xavier Roth, Thierry Fischer, Kwamé Ryan, Stefan Asbury, entre autres, et nous avons organisé des ateliers, des classes de maître et des séances de lecture pour les jeunes compositeurs. Une fois, nous avons invité l'IRCAM à collaborer avec nous. L’orchestre a été formidable et j’étais particulièrement heureuse de voir qu’une nouvelle génération d’artistes coréens se dessine pour qui il devient naturel de jouer de la musique moderne : par exemple, la première asiatique de nouveau concerto pour violoncelle de Péter Eötvös a été réalisée par une violoncelliste coréenne avec le compositeur lui-même à la direction, et M. Eötvös a été si satisfait de sa prestation qu'il l’invitée à le jouer au Festival Wien Modern.
J’espère ardemment que la musique des XXeet XXIe siècles acquerra une position plus solide dans la vie musicale coréenne. En revanche, je pense que le manque de tradition dans la musique contemporaine peut aussi être une chance de voir les choses de façon nouvelle - si, en fait, j’ai l’espoir qu’apparaîtra un jour un phénomène comme Harry Partch en Amérique, compositeur franc-tireur qui fait une vertu de l’absence de tradition et crée une musique qui lui est propre, élaborant son propre instrumentarium et puisant sa créativité dans des sources très différentes. Dans l'art cinématographique, il y existe d’une certaine façon un tel phénomène : Kim Ki-Duk, qui compte certainement comme l’un des auteurs-réalisateurs les plus originaux de notre temps, tous pays confondus, un artiste unique avec pratiquement aucune éducation formelle qui a poursuivi son propre chemin artistique avec fermeté fascinant.

Unsuk Chin et Myung-Whun Chung à la Philharmonie de Séoul. Photo : (c) DG

B. S. : Où les compositeurs coréens sont-ils formés ?
U. C. : Tous veulent étudier à l’étranger, et nombreux sont ceux qui étudient dans les différents centres musicaux occidentaux, France, Allemagne, Autriche, Royaume-Uni, États-Unis. Bien sûr, il est très important d’avoir ces influences internationales. Quant aux instrumentistes, nous avons maintenant la première génération d’artistes de réputation internationale, à l’instar de l’excellente pianiste Sunwook Kim, qui a fait toutes leurs études en Corée, ce qui pourrait encore prendre un certain temps pour les compositeurs.

B. S. : Les compositeurs coréens sont-ils comme vous obligés de vivre en Europe pour travailler et être joués ?
U. C. : Oui, c’est encore largement le cas.

B. S. : Vous-même êtes-vous invitée et programmée en Corée comme compositrice ? Etes-vous active dans votre pays de quelque manière que ce soit ?
U. C. : Oui, comme je vous l’ai dit plus haut, avec l'Orchestre philharmonique de Séoul. Mais il y a aussi un certain nombre d’excellents musiciens coréens, la plupart vivant à l’étranger, avec qui je travaille en étroite collaboration, non pas en raison de leur nationalité mais parce qu’ils sont bons musiciens : Myung-Whun Chung, bien sûr, mais aussi un certain nombre de jeunes artistes fantastiques, dont la soprano Yeree Suh, le pianiste Sunwook Kim et le violoncelliste Isang Enders, qui est en fait demi-coréen et qui a été formé en Allemagne.

B. S. : Que ressentez-vous devant le fait que vous votre propre musique connaisse une résonance toujours plus marquée en France, où, huit ans après Musica de Strasbourg, le Festival d’Automne vous consacre plusieurs concerts ? Où vous situez-vous en regard des compositeurs français et allemands ? Vous considérez-vous comme compositrice coréenne, occidentale ou simplement vous-même, avec quelques influences plus ou moins conscientes ?
U. C. : Avant tout, j’entretiens surtout de très forts liens avec l’Ensemble Intercontemporain : depuis deux décennies, il m’a commandé un certain nombre d’œuvres et il a également enregistré mon premier CD monographique. Cet ensemble est merveilleux et c’est un grand honneur pour moi d'avoir cette rétrospective au Festival d’Automne. Je suis particulièrement touchée par le fait qu’elle a lieu dans un contexte coréen. Quant à la deuxième partie de votre question, je ne me considère pas comme un compositeur coréen ni comme compositeur européen, et je ne me sens pas attachée à une tradition particulière de la création contemporaine. Il y a bien sûr de nombreux compositeurs contemporains que j’admire, et en ce moment je ressens un intérêt particulier pour les œuvres de Gérard Grisey, Jukka Tiensuu, York Höller et George Benjamin, mais il va de pair avec d’autres intérêts, anciens et nouveaux, et ce n’est pas une question d’influence, mais plutôt de curiosité. Aussi parce que je travaille comme une organisatrice : j’organise des concerts de musique contemporaine à Séoul et à Londres (je dirige la série Music of Today du Philharmonia). Mais je m’intéressé aussi à la tradition classique, aux cultures musicales non européennes et aux influences extra-musicales. Récemment, j’ai écrit un certain nombre de travaux sur ces influences extra-musicales (Graffiti, qui se réfère à l’art de la rue, dans Cosmigimmicks- une pantomime musicale pour ensemble et Mannequin - Tableaux vivants, une chorégraphie imaginaire inspirée de l’Homme de sable d’ETA Hoffmann. En ce moment, je travaille sur une pièce pour chœur, chœur d'enfants et orchestre qui se réfère à l’astronomie et à la cosmologie, quelque chose que je voulais faire depuis longtemps, et le prochain projet sera un opéra d’après Through the Looking Glass (De l’autre côté du miroir) de Lewis Carroll pour le Royal Opera House Covent Garden de Londres où il sera créé durant la saison 2017/2018.

Propos recueillis par Bruno Serrou
2 octobre 2015 pour la seconde partie
6 et 7 octobre 2007 pour la première partie

CD : Itzhak Perlman, ou la musique absolue en 77 disques

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70 ans le 31 août dernier ! Incroyable comme le temps passe !!! Pourtant, ce dernier n’a aucune emprise sur ce magicien d’Itzhak Perlman… Personnalité au charisme unique, Perlman est LE Violoniste de notre temps, et l’un des plus grands de l’histoire de la musique. Et son influence est considérable sur la scène musicale internationale, autant comme artiste que comme pédagogue, organisateur de concerts, mais aussi en raison de son immense popularité qui rejaillit sur la Musique en son entier. Et ce violon aux sonorités chatoyantes, rondes et pleines au nuancier infini, cette expressivité veloutée à fleur de peau qui émane de doigts aussi épais qu’agiles au point de sembler à peine bouger tout en volant sur la touche de façon si aérienne qu’ils semblent défier la physique, effleurant la corde comme en apesanteur pour exalter un chant proprement miraculeux. Un violon vraiment unique, cela en dépit de la poliomyélite contractée par Perlman dès l’âge de 4 ans, six mois après qu’il eût commencé le violon, qui le condamne depuis lors à se déplacer avec des béquilles et à jouer assis…

Itzhak Perlman (né en 1945). Photo : DR

Tandis que DG publie un recueil de sonates du violoniste israélo-américain enregistrées avec le pianiste Emmanuel Ax réunissant la Sonate de Fauré et celle de Richard Strauss d’une plénitude assumée (1), Warner Classics propose un volumineux coffret de soixante dix sept CD réunis en cinquante-neuf volumes qui agrègent tous les enregistrements de Perlman depuis ses débuts pour le label HMV en 1972 à l’âge de 27 ans (soit neuf ans après son premier concert au Carnegie Hall de New York) dans le Premier Concerto de Paganini dirigé par Lawrence Foster, jusqu’en 2002 avec un disque Mozart dont il est à la fois le soliste et le chef pour EMI. Un ensemble qui dénote la vaste dimension du répertoire d’Itzhak Perlman où seule la création contemporaine est absente à l’exception de deux concertos peu marquants dont il est le commanditaire et que ce coffret reprend.

Itzhak Perlman. Photo : (c) Don Hunstein / Warner Classics

Cette somme hors du commun compte peu de doublons, Perlman se limitant à des reprises d’œuvres précédemment enregistrées à la demande de son ami Daniel Barenboïm (concertos de Beethoven, Brahms, Stravinski et Prokofiev), ou encore les concertos de Mendelssohn et Bruch avec Previn puis Haitink, et les Quatre Saisons de Vivaldi. Tous ces documents extraordinaires constituent des jalons de la discographie de chacune des œuvres abordées, que ce soient les plus populaires, comme les Capricesde Paganini ou les Quarte Saisons de Vivaldi, ou les plus rares, comme les Goldmark, Saint-Saëns, Dvorak, Korngold ou Castelnuovo-Tedesco, les monuments que sont les Bach, Beethoven, Mendelssohn, Brahms, Tchaïkovski, Bruch, Sibelius, Bartók ou Prokofiev, les pages de virtuosité pure comme les Paganini, Wieniawski, Vieuxtemps, Kreisler, mais aussi dans le domaine de la musique de chambre, avec les intégrales des Trio avec piano de Beethoven en compagnie de Lynn Harrell et Vladimir Ashkenazy et ceux pour cordes avec Pinchas Zukerman à l’alto et Lynn Harrell, Sonatesavec Vladimir Ashkenazy et Trio avec piano de Brahms avec Harrell et Ashkenazy, Sonate « Kreutzer » de Beethoven et Sonate de Franck avec Martha Argerich, le Trio avec piano de Tchaïkovski où il dialogue avec Harrell et Ashkenazy…

Quelques pochettes de l'intégrale Perlman Warner Classics. Photo : (c) Bruno Serrou

L’on retrouve avec bonheur les immenses références que constituent les Concertos de Brahms et de Beethoven dirigés par Carlo Maria Giulini avec le Chicago Symphony Orchestra pour le premier et le Philharmonia pour le second, en 1977 et 1982, ainsi qu’un très grand disque de musique française associant Saint-Saëns, Chausson et Ravel réalisé en 1975 avec l’Orchestre de Paris dirigé par Jean Martinon, mais aussi les Concertosde Prokofiev dirigés par Guennadi Rojdestvenski, le somptueux Premier Concerto de Chostakovitch avec le Philharmonique d’Israël et Zubin Mehta, les Sonates et Partitas de Bach enregistrées en 1988, qui, après les témoignages de Nathan Milstein et Henryk Szeryng et aux côtés d’Arthur Grumiaux, sont d’une finesse et d’une musicalité particulièrement prenantes et techniquement irréprochables.

Itzhak Perlman. Photo : DR

L’on redécouvre également Perlman dans des genres qu’il affectionne et qu’il se plait à défendre avec un goût exquis, le jazz, en quintet avec André Previn, à qui il est de nouveau associé dans un album Scott Joplin, et la musique klezmer.

Certes, cet imposant coffret dont l’importance est considérable n’est pas à la portée de toutes les bourses, mais il contient tant de merveilles qu’il en devient indispensable, non seulement aux amateurs de grand violon mais aussi à tous les mélomanes et les musiciens, violonistes ou pas, au point que l’on ne peut qu’espérer que les bibliothèques-discothèques de prêts se le procurent pour que sa diffusion soit maximale.

Bruno Serrou

1) 1 CD DG 4811774. 2) 77 CD Warner Classics 082564615694 

Une Damnation de Faust de Berlioz iconoclaste ouvre la saison 2015-2016 de l’Opéra de Lyon

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Lyon, Opéra National de Lyon, mercredi 7 octobre 2015

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Kate Aldrich (Marguerite), Charles Workman (Faust) et Laurent Naouri (Méphistophélès). Photo : (c) Bertrand Stofleth

Ouvrage tenant non pas de l’opéra mais de la musique à programme avec voix obligées, La Damnation de Faust n’a pas été envisagée par Hector Berlioz pour la scène. L’ouvrage s’avère de ce fait délicat à représenter. D’autant que, dans la mouture initiale, les Huit Scènes de Faust d’après le Faust de Goethe traduit par Gérard de Nerval, il s’agit d’une suite de scènes qui n’ont pas de lien entre elles. Cette œuvre tient donc de l’oratorio profane dramatique plutôt que du théâtre lyrique. Hector Berlioz ne l’a d’ailleurs jamais dirigée ni vue représentée sous une forme opératique, et il a fallu attendre près d’un quart de siècle après sa mort pour qu’il soit monté par un théâtre, l’Opéra de Monte-Carlo en 1893.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Maîtrise de l'Opéra de Lyon. Photo : (c) Bertrand Stofleth

Cette particularité octroie une réelle liberté au metteur en scène qui s’y intéresse. Il peut ainsi en effet donner libre cours à son imaginaire. Cela d’autant plus qu’il est décemment impossible de se référer à une quelconque tradition ou d’évoquer un quelconque respect de la volonté du compositeur. En tout cas, chacun peut y voir midi à sa porte, et peut à partir de cette œuvre évoquer sa propre vision de l’enfer. Ainsi, à l’instar d’Olivier Py à l’Opéra Genève en juin 2003 avec Jonas Kaufmann dans le rôle-titre, la nouvelle production de David Marton présentée depuis mercredi par l’Opéra de Lyon n’a laissé personne indifférent le soir de la première, les spectateurs manifestant bruyamment de part et d’autre leur désaccord ou leur approbation, ce qui est plutôt rare de la part du public lyonnais habituellement paisible. Mais a contrario du metteur en scène français, point de perspective théologique, métaphysique ou philosophique chez son confrère hongrois, qui se focalise sur le matérialisme consumériste et sur l’actualité la plus sombre. Ici point de Christ en croix ni de méditation sur la place de l’Homme dans le monde, mais un constat terrifiant de noirceur et d’inhumanité.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Choeur et Maîtrise de l'Opéra de Lyon. Dans le fond, une vidéo tournée à Lyon, place des Terreaux. Photo : (c) Bertrand Stofleth

Bien que cette conception tienne, l’on peut néanmoins regretter que cette production donne la primauté au théâtre sur la musique, au point non seulement d’ajouter du texte, emprunté il est vrai à Goethe et toujours dans la traduction de Nerval, mais aussi de retoucher la partition elle-même, pour ajouter en présence au chœur, qui est « clairement le personnage principal », comme le rappelle Marton. D’emblée, un long récit parlé de la foule harangue le public au sujet des réfugiés politiques syro-iraquien et de leur accueil par les pays occidentaux, avant que le même chœur se voit attribué la première intervention de Méphistophélès, s’immisce plus loin dans le duo d’amour Faust-Marguerite, entre autres modifications… Pourtant, en dépit de cette volonté formellement affichée de se rapprocher de Goethe, Marton l’est moins que ne l’était Py, qui ne s’était pas autorisé de modifications à la partition. Constitué d’un viaduc autoroutier détruit par des bombes à l’aplomb de montagnes arides et sous lequel pait un cheval blanc  et près duquel une Peugeot 203 pickup, le tout étant recouvert d’une étoffe blanche dans la seconde partie, les décors de Christian Friedländer instaurent un climat de désolation et de guerre, y compris dans les réminiscences consuméristes dont les images traversent le grand écran qui couvre le fond de scène avant et pendant la course à l’abîme de Faust et de Méphisto sur les routes du Nouveau Mexique à bord de la 203 pickup.

Hector Berlioz (1803-1869), la Damnation de Faust. Charles Workman (Faust) et Laurent Naouri (Méphistophélès). Photo : (c) Bertrand Stofleth

Ressenti d’autant plus prégnant qu’il est souligné dans la fosse par un orchestre judicieusement « sali » par Kazushi Ono, qui parvient à tirer de ses instrumentistes des sonorités rudes et hérissées propres à provoquer la frayeur. Toute d’élégance et de souplesse, la voix de Charles Workman n’a pas le charnu et la noblesse de celle d’un Kaufmann, mais, malgré l’utilisation du falsettodans l’extrême aigu dans la troisième partie de l’œuvre, le ténor américain campe un Faust séduisant et égaré. Laurent Naouri a le timbre noir et s’avère aussi extraordinaire chanteur qu’exceptionnel comédien, sa voix s’imposant également dans tous les registres. Kate Aldrich bouleverse en Marguerite, son timbre de chaud mezzo compensant largement un vibrato un peu trop prononcé. René Schirrer est un Brander à la voix fatiguée, et le chœur n’est pas exempt de décalages dans la déclamation du texte ajouté par le metteur en scène, mais se rattrape amplement par son homogénéité vocale et son engagement dans la diversité des rôles que lui attribue Berlioz.

Bruno Serrou

Jusqu’au 22 octobre 2015. Rés. : 04.69.85.54.54. www.opera-lyon.com
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