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Pour son troisième concert à la Philharmonie, Valery Gergiev est venu avec son Orchestre du Théâtre Mariinsky et un programme russe

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Paris, Philharmonie, mercredi 25 mars 2015

Valery Gergiev. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Après une première prestation en février avec le London Symphony Orchestra, dont il est le Premier chef invité jusqu’en 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/02/london-symphony-orchestra-et-valery.html) suivie d’une deuxième début mars à la tête du Münchner Philharmoniker dont il vient d’être nommé directeur musical (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/le-munchner-philharmoniker-dirige-par.html), Valery Gergiev est revenu cette quatrième semaine de mars à la Philharmonie avec l’orchestre dont il a fait la réputation, forgée en vingt-six ans à l’aune de sa propre volonté pour qu’il puisse répondre précisément à sa conception du son et du répertoire. Directeur artistique et musical du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, il a fait de cette auguste institution fondée au début du XVIIIesiècle l’une des plus grandes maisons d’opéra du monde, dépassant en réputation et en exigence artistique son rival direct, le Théâtre Bolchoï de Moscou.

C’est avec un programme cent-pour-cent russe, après un concert monographique consacré au russo-américain Serge Rachmaninov, puis à Antonin Dvořák et Richard Strauss, Gergiev a présenté pour sa troisième apparition dans cette salle un programme russe de moins d’une heure (plus quarante minutes d’entracte sans doute dues en partie à un fort contingent diplomatique dont les de limousines noires aux plaques vertes « CD » encombraient l’esplanade de la Philharmonie réservé aux piétons), centrée sur Modest Moussorgski.

Rodion Chtchedrine (né en 1932). Photo : DR

Néanmoins, la première pièce de neuf minutes de durée, est caractéristique de l’esprit russe, sarcastique et d’un humour grinçant et fataliste. A lui seul le titre vaut son pesant d’or : Concerto pour orchestre n° 1 « Couplets polissons ». Cette œuvre est de Rodion Chtchedrine (né en 1932). Peu joué en France, Chtchedrine a succédé à Dimitri Chostakovitch, son protecteur, à la présidence de l’Union des compositeurs de la Fédération de Russie en 1973. Pourtant, d’après Vladimir Spivakov, qui l’affirme dans un texte écrit en 2002, si « Chtchedrine a présidé l’Union des compositeurs russes toutes ces années, peu de gens savent le nombre de jeunes talents, réprouvés et chassés par le pouvoir, qu’il a finalement soutenus »… Avec une célèbre danseuse pour épouse, Maïa Mikhaïlovna Plissetskaïa, Chtchedrine ne pouvait que s’intéresser au ballet auquel il a consacré cinq partitions, autant que d’opéras. Autre centre d’intérêt, le music-hall, qui lui a inspiré une comédie musicale japonaise… Tout cela se retrouve dans ses « Couplets polissons » dont Guennadi Rojdestvenski a dirigé la création à la Radio de Moscou en septembre 1963 dans le cadre du Festival Automne de Varsovie. Il s’agit d’une musique de foire associant en outre la musique afro-cubaine, le jazz façon George Gershwin et la chanson-blague russe connue sous le nom tchastouchka. Dans cette pièce tonitruante et virtuose, le compositeur use étonnamment de bruits blancs (cuivres frappant de la main sur les embouchures), de cordes jouées avec l’archet frappant sur la touche avec le bois, etc. Les musiciens de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky se sont donnés à fond dans ces pages qui permettent à tous les pupitres de s’illustrer soit à tour de rôle, soit ensemble.

Anastasia Kalagina, Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Modeste Moussorgski (1839-1881) a laissé fort peu d’œuvres achevées. Parmi elles, trois cycles de mélodies. C’est le premier que Gergiev a retenu, les Enfantines composées en 1868-1872 sur des textes de Moussorgski lui-même. Dédiées à la voix et au piano, les six mélodies de ce recueil, données dans leur version orchestrée, mais sans que soit précisé dans la notice programme qui est l’auteur de cet arrangement - serait-ce Rimski-Korsakov ? -, sont écrites sur des tirades d’enfant, ponctuées de brèves interventions de la mère ou de la nourrice, puisées dans la vie quotidienne. Chanteuse avenante sachant se faire tour à tour puérile et mure avec sa voix tour à tour douce, chaleureuse et colorée mais manquant légèrement de puissance, la soprano russe Anastasia Kalagina est dans son élément naturel, son interprétation se faisant lumineuse tout en restant dans le ton de la confidence.

Beaucoup plus courus, autant au piano qu’à l’orchestre, lesTableaux d’uneexposition de Modeste Moussorgski ont été proposés par Gergiev dans la somptueuse orchestration de Maurice Ravel. Cette version coule de source, tant cette ample partition de trente-cinq minutes se présente tel un grand poème pianistique en dix saynètes soudées par le superbe thème russe richement harmonisé de la Promenadequi se présente à quatre reprises dans le développement de la pièce. En fait de piano, c’est bel et bien un orchestre symphonique entier que le compositeur russe déploie dans son ouvrage sans équivalent dans le répertoire pour clavier, tant l’évolution harmonique est riche et polymorphe, les résonnances infinies, la palette sonore d’une richesse inouïe. Gergiev a donné de la version pour orchestre de Ravel une lecture imposante et colorée, abordée par les musiciens de sa phalange avec autant d’ardeur que de spontanéité. Au point que l’œuvre est apparue éclatante, avec des sonorités acides et rudes, incroyablement timbrées, exaltant la diversité des voix aux riches contrastes d’un l’orchestre pétersbourgeois extrêmement contrasté et d’une solidité confondante, avec un saxophone et des bois chauds et rêches, des cuivres incroyablement tannés, dont un tuba soliste fort évocateur, le nuancier large et épanoui. Gergiev et ses musiciens chantent assurément dans leur jardin. Mais il y manque la sensualité fruitée, la progression dramatique que peut y mettre son confrère Marris Jansons. 


Bruno Serrou

CD : Solenne Païdassi (violon) et Frédéric Vaysse-Knitter (piano) excellent dans Stravinski et Szymanowski

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Entendus l’été dernier à Menton dans un récital commun (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/legende-vivante-du-piano-menahem.html), la violoniste niçoise Solenne Païdassi, vainqueur du Concours Long-Thibaud 2010, et le pianiste français d’origine polonaise Frédéric Vaysse-Knitter, élève de Kristian Zimerman et Lauréat Juventus, proposent un éblouissant recueil de duos de deux compositeurs slaves de la première moitié du XXesiècle. Leur programme s’ouvre sur le rare Divertimentoqu’Igor Stravinski a tiré de son ballet Le baiser de la fée qui précède la Suite italienne que le Russe a adaptée d’un autre de ses ballets, Pulcinella

Frédéric Vaysse-Knitter (piano) et Solenne Païdassi (violon) jouant devant le portrait de Jean Cocteau du Musée de Menton. Photo : (c) Bruno Serrou

Les deux interprètes sont particulièrement à l’aise dans cette musique aux rythmes tranchants et aux contours acérés. Ils le sont tout autant avec la suave sensualité de Karol Szymanowski, proposant du superbe triptyque des Mythesune lecture d’une beauté et d’une intensité remarquable, à l’instar des moins connus Trois Caprices de Paganiniauxquels le Polonais a ajouté sa griffe en associant un piano intense et virtuose qui ajoute à la chaleur et au panache du violon. Les sonorités profondes et riches du pianiste constituent un heureux enrichissement au son plein et coloré de la violoniste, offrant ainsi à cette dernière une assise rythmique saisissante. Un grand disque de musique de chambre par deux jeunes artistes au tempérament généreux et d’une suprême musicalité.

Bruno Serrou

1CD Aparté AP095 (Distribution Harmonia Mundi)

Adaptation d'un article paru dans le quotidien La Croix en mars 2015

CD : l’intégrale des Sonates pour piano de Beethoven par Maurizio Pollini

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La réalisation de l’intégrale discographique des trente-deux Sonates pour piano de Ludwig van Beethoven par Maurizio Pollini a commencé en 1975 avec les trois dernières d'entre elles (op. 109, 110, 111) pour se conclure en 2014 sur les trois sonates de l’op. 31 et les deux de l’op.49 (seizième à vingtième) publiées en un CD indépendant mais simultanément au coffret qui les inclut bien évidemment. Cette genèse de quarante ans atteste une profonde intimité entre un compositeur et son interprète, en fait l’histoire de deux vies de musiciens.

Ces dernières années, Pollini a donné une grande partie des sonates de Beethoven dans ses programmes Pollini Perspectives et Pollini Projects présentés à travers l'Europe, notamment à Paris, Salle Pleyel, dans les années 2009-2013 où il a mis Beethoven en regard de compositeurs d'aujourd'hui et que j'ai notamment commentés sur ce site (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/02/salle-pleyel-maurizio-pollini.html ou http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/03/extraordinaire-final-des-pollini.html notament).

Maurizio Pollini. Photo : DR

Cette intégrale Beethoven par Pollini est proposée ici non pas selon les dates d’enregistrement ou de parution mais dans la chronologie beethovenienne. Inévitablement, en quatre décennies, la conception de du pianiste italien de l'oeuvre du compositeur allemand a évolué, mais il reste des constantes, particulièrement l’austérité du jeu, parfois implacable, et si les articulations changent et le lyrisme se fait toujours plus vigoureux, le jaillissement des timbres, le scintillement des couleurs, la noblesse de ton restent pérennes. La conception globale de Pollini n’atteint pas la profondeur de celle de Brendel, la sensualité de celle d’Arrau, la dimension titanesque de Gilels, la monumentalité de Kempff ou la grandeur de Serkin, mais elle est indispensable parce qu’elle présente un Beethoven délesté de sa germanité et avivé par une étincelante italianité et un moderne raffinement.
   
Bruno Serrou

1 coffret de 8CD DG 479 4120 (Universal Classic)

Notule parue dans le quotidien La Croix en janvier 2015

Avec l’opéra "Penthesilea" d'après Kleist, Pascal Dusapin signe pour ses 60 ans une œuvre majeure

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Bruxelles (Belgique), Théâtre de La Monnaie, mardi 31 mars 2015

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Marisol Montalvo (Prothoé), Natascha Petrinsky (Penthesilea), Eve-Maud Hubeaux (Grande-Prêtresse). Photo : (c) Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Pascal Dusapin, qui aura soixante ans le 29 mai prochain, donne en création mondiale au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles son septième opéra, Penthesilea. Deux mois après la première française par Renaud Capuçon, son dédicataire, et l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Myung-Whun Chung à la Philharmonie de Paris du concerto pour violon Aufgangcréé en 2013 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/01/aufgang-le-concerto-pour-violon.html), le public parisien a eu la primeur dès dimanche dernier, soit deux jours avant la création de l’œuvre entière, de trois des dix scènes de Penthesilea réunies sous le titre Wenn du dem Wind… chantées par Karen Vourc’h accompagnée par l’Orchestre National des Pays de la Loire dirigé par Pascal Rophé…

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Fortster/Théâtre de La Monnaie de Bruxelles
                          
La Grèce antique sied particulièrement à Pascal Dusapin. Vingt-quatre ans après s’être attaché avec succès à la tragique figure de Médée l’infanticide, le compositeur s’est tourné vers une autre grande figure mythique féminine. Cette fois, il a opté pour la légende sanglante des amazones, dont la reine, Penthesilea, est l’héroïne. Amoureuse d’Achille (qui meurt ici dans des conditions différentes de celles de l’Iliade d’Homère), cette dernière, selon les règles ancestrales appliquées à l’ensemble de son peuple, ne peut se faire aimer d’un homme sans l’avoir vaincu. Achille l’abuse en lui faisant croire que c’est bel et bien le cas. Se rendant compte du subterfuge, elle le tue dans une crise de démence avant de le dévorer et de se donner la mort. Les fragments de cette légende ont été repris et adaptés par le dramaturge allemand Heinrich von Kleist en 1807. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaNatascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

C’est cette version, d’une violence inouïe déjà mise brillamment en opéra par le Suisse alémanique Othmar Schoeck en 1927, quarante ans après le superbe poème symphonique d’Hugo Wolf, qui a inspiré à Pascal Dusapin le septième de ses opéras, le second pour Bruxelles et en allemand après Medeamaterial, adaptation de la tragique Médée par un autre dramaturge allemand, Heiner Müller. « C’est le musicologue Harry Halbreich qui, après avoir écouté mes premières œuvres, m’a conseillé de lire la pièce de Kleist, rappelle Dusapin. J’avais 22 ans. Il avait décelé dans ma musique une force adaptée à l’extrême violence du sujet. Mais j’ai préféré attendre, mesurant la dimension surhumaine de la tragédie. Puis, la maturité venant, lorsque la Monnaie de Bruxelles s’est proposée de me commander un nouvel opéra, je me suis dit pourquoi pas Penthesilea. Je me sentais en effet mûr pour affronter cette histoire et en venir à bout. Il m’a cependant fallu quatre ans pour y parvenir, écrivant d’abord le livret dans la langue originale allemande avec le concours de Beate Haeckl, puis la musique. J’ai terminé la composition dans un état quasi-dépressif. »

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Divisée en dix courtes scènes enchaînées sans interruption, se présentant tel un rituel, la partition est une totale réussite. A l’orchestre d’abord. Mais aussi sur le plan vocal, avec un sens de la phrase, de la respiration et du chant trop rare chez les compositeurs d’aujourd’hui. L’œuvre s’ouvre sur une simple et belle mélopée de la harpe évoquant l’enfance tandis que l’instrument renoue avec la lyre de la Grèce antique, bientôt rejointe par le cymbalum - tous deux ainsi que le chœur concluront l’œuvre. Soixante instrumentistes et une électronique bruissant dans le grave tel un faux-bourdon constant conçue par Thierry Coduys, fidèle collaborateur de Dusapin, coulent à jet continu dans les profondeurs des abysses de l’âme et ses déchirures exacerbées. Avec sa forme modale archaïsante et brute, l’on pense, en plus civilisé, à Iannis Xenakis dont Dusapin fut l’élève. Sous la battue de Franck Ollu, qui dirigea notamment la création de Passion de Dusapin à Aix-en-Provence en juillet 2008, l’Orchestre de la Monnaie reste en-deçà du potentiel de ce que l’audition de la part instrumentale laisse percevoir, à l’exception des violoncelles et contrebasses grondants exaltés par l’informatique en temps réel, tant l’on sent les musiciens contractés et raides de son. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaGeorg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

De cette « histoire d’amour très compliquée et autodestructrice » comme en convient le metteur en scène, Pierre Audi, qui s’est substitué en septembre à la metteuse-en-scène initialement prévue, a su traduire les méandres de l’action et sa progression dramatique avec une réalisation claire, nette et conforme au mythe et dans la continuité de sa propre pensée, bien que la transposition dans une usine d’équarrissage puisse dérouter - ce qui n’a pas été le cas pour le public de la première, qui a ovationné la production  après quatre vingt dix minutes d’une écoute particulièrement attentive. Décors et vidéo de la plasticienne belge Berlinde De Bruyckere, qui signe ici sa première scénographie d’opéra, jouent de dégradés de noir crûment éclairés pour dessiner contours et contenus d’une tannerie, suivant la transformation des peaux, qui évoluent du dépeçage de carcasses d’animaux jusqu’au stockage des produits finis sur de vastes racks, les vidéos présentant des gros plans de peaux brutes, tandis que Wojciech Diedzic s’est inspiré de costumes d’ouvriers-tanneurs (seule trace de couleurs, le visage de Penthesilea dans les derniers instants du spectacle. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaGeorg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Malgré de petites faiblesses parmi les seconds rôles, les principaux personnages sont brillamment tenus : Natascha Petrinsky, qui s’était notamment illustrée à l’Opéra de Lyon voilà trois ans dans le Triptyque de Puccini (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/01/lopera-de-lyon-il-trittico-de-puccini.html) campe une hallucinante Penthesilea, Marisol Montalvo, qui s’était imposée dans Re Orso de Marco Stroppa Salle Favart en 2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/05/avec-son-opera-re-orso-cree-samedi.html) et dans Pli selon pli de Pierre Boulezà la Philharmonie de Paris en février (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/02/matthias-pintscher-qui-dirigeait-pour.html) est une brûlante et tragique Prothoé, Georg Nigl, créateur de O Mensch! de Pascal Dusapin en 2011 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2011/12/theatre-des-bouffes-du-nord-16-novembre_06.html), est un saisissant Achilles, Werner Van Mechelen un puissant Ulysse.

Bruno Serrou

Penthesilea sera repris à l’Opéra de Strasbourg du 26 au 30 septembre 2015  

Le pianiste français d’origine italienne Aldo Ciccolini est mort dans la nuit de samedi 31 janvier à dimanche 1er février. Il avait 89 ans

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Aldo Ciccolini (1925-2015). Photo : (c) Marc Ginot

Nous le croyions immortel, tant l’âge semblait ne pas avoir d’empreinte sur lui, du moins sitôt qu’il s’asseyait devant un clavier, jouant un piano précis et d’une musicalité de chaque instant. Lui-même n’envisageait pas de s’arrêter un jour. Pourtant, depuis quelques mois, il annulait ses récitals peu avant la date prévue. Puis, il s’était effacé, discrètement, après soixante ans d’une carrière extraordinairement remplie. Ses proches viennent d’annoncer sa mort, qui serait survenue la nuit dernière en son domicile d’Asnières-sur-Seine, en région parisienne.

Photo : DR

Modeste, pudique et discret, ce Grand Monsieur à la haute et fine silhouette au côté vieille France, s'exprimant en une langue délicate mais franche et directe, était de la race des Seigneurs. Il était le doyen des pianistes vivants, appartenant à cette génération des géants dont il aura été l’un des derniers survivants. Son répertoire était immense, et il n’existait à ses yeux aucun compositeur de second rayon. Ainsi, s’attacha-t-il entre autres à défendre, tant au concert qu’au disque, des Valentin Alkan, Alexandre Borodine, Alexis de Castillon, Emmanuel Chabrier, Karl Czerny, Leos Janacek, Jules Massenet, Éric Satie, Déodat de Séverac, autant que Bach, Beethoven, Chopin, Debussy, Grieg, Rachmaninov, Ravel, Saint-Saëns, Scarlatti, Schubert, Tchaïkovski... Son enregistrement paru chez La Voix de son Maître des Concerto n° 2de Rachmaninov et Concerto n° 1 de Tchaïkovski avec l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française dirigé par Constantin Silvestri fut d’ailleurs l’un des tout premiers disques que je me suis offerts - c'était en 1959, au Lido Musique, sur les Champs-Elysées - avec mon argent de poche d’enfant, après l’avoir rencontré une première fois dans les murs de l’Ecole Marguerite Long où j’étudiais le piano et où sa protectrice l’invitait à participer aux jurys de concours de fin d’année.

Photo : DR

Né à Naples le 15 août 1925 dans une famille de mélomanes, naturalisé français en 1969, Aldo Ciccolini avait étudié le piano, l’harmonie, le contrepoint, la fugue, l’écriture, l’orchestration et la composition au Conservatoire de sa ville natale. Il fait ses débuts de pianiste en 1941, à Naples, dans le Concerto n° 2 en fa mineur de Chopin. En 1943, il obtient son prix de composition, et se voit confier quatre ans plus tard une classe de piano au Conservatoire de Naples. Vainqueur du Concours Long-Thibaud 1949 à l’issue de l’épreuve du concerto où il triomphe dans le Premier de Tchaïkovski, il s’installe à Paris, fait ses débuts à New York l’année suivante avec l’Orchestre Philharmonique de New York dirigé par Dimitri Mitropoulos. Outre son engagement en faveur de la musique française, il a participé au retour en grâce d’un certain nombre d’œuvres de Franz Liszt, dont les Harmonies poétiques et religieuses. Quoique peu engagé en ce domaine, il s’est également attaché à la musique contemporaine, créant notamment le Concerto de mai de Marcel Delannoy, le Concerto pour piano enut de Nino Rota et la Fantaisie pour violoncelle et pianode Gérard Schurmann avec Adolfo Odnoposoff. Quant à sa propre création, il l’a fort peu jouée en public. Entre 1971 et 1989, il a enseigné au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, avant de fonder une master class à l’Académie Biella en Italie, mais aussi en France et au Japon.


Sa discographie atteste de l’ampleur de son répertoire. L’essentiel a été réalisé pour la Voix de son maître puis EMI aujourd’hui Erato. Cet éditeur a réuni cette somme en un coffret de cinquante-six CD. Par la suite, il enregistre pour d'autres labels, parmi lesquels La Dolce Volta. 

Aldo Ciccolini m’avait accordé plusieurs interviews, et j’avais eu l’occasion de le rencontrer en un certain nombre de circonstances, notamment à l’issue de concerts et de récitals, à Paris, Montpellier ou La Roque d’Anthéron. J’ai choisi de publier ici l’un de ces entretiens. Il remonte au mois de janvier 2001. Nous y évoquions sa formation, ses choix artistiques, ses confrères, ses sentiments quant à l’avenir de la musique, son enseignement, certains de ses élèves favoris.    
B. S.  

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Entretien avec

Aldo Ciccolini

Bruno Serrou : Né à Naples le 15 août 1925, capitale du bel canto, par hasard, puisque votre père est du Nord de l’Italie et votre mère Sarde, vous y avez vécu dix-huit ans. Tant et si bien que, tout comme votre modèle Claudio Arrau, vous êtes un passionné d’art lyrique.
Aldo Ciccolini : Mais je n’aime pas entendre l’opéra dans un théâtre, je préfère m’imaginer un décor, et en plus j’ai horreur des lieux publics. Heureusement, sur scène, on est assez loin du public. Il y a un grand rideau de lumière, puis un grand trou noir. Je n’entre sur scène que lumières salle éteintes. Je n’ai pas encore pu réaliser mon rêve qui consiste au fait que le clavier soit seul à être éclairé et rester moi-même dans l’ombre. L’apparence de l’artiste n’a aucune importance, dans une salle de concert, il n’y a rien à regarder, le spectateur est là pour écouter ! Or, voir quelqu’un bouger sur une estrade nuit à l’écoute, l’être humain ne pouvant faire deux choses à la fois, écouter et regarder. Si bien que le disque me paraît idéal dans la mesure où il permet de nous plonger dans le noir absolu, étendus sur votre moquette pour écouter tranquillement et imaginer ce que nous voulons.

B.S. : Vous avez été le collaborateur de grands chanteurs comme Elisabeth Schwarzkopf et Régine Crespin. Pourquoi ce choix ?
A. C. : Tout jeune pianiste se doit de faire de la musique de chambre. Mais surtout jouer avec des chanteurs, car ils sont l’exemple-même de la respiration parfaite, puisqu’elle est chez eux toujours juste. J’ai l’habitude de chantonner mentalement les phrases musicales qui se présentent. Ce qui peut me prendre des semaines parce que ce phrasé n’est pas évidant à trouver. Mon plus grand souvenir musical est avec Elisabeth Schwarzkopf. Nous avons fait pas mal de récitals ensemble, et en changeant souvent de répertoire. Jamais je n’ai eu cette impression de justesse absolue, de pages qui ne pourraient être chantées d’une autre façon, une impression de vérité profonde. Elle n’était pas du tout le genre de chanteuse à vous faire fermer le piano. La première fois que j’ai joué avec elle j’avais mis le couvercle du piano sur la petite baguette, et elle l’a ouvert en grand. Elle cherchait des heures durant sa place sur l’estrade, faisait des essais, et une fois qu’elle avait trouvé le bon emplacement, on mettait le piano à l’endroit qu’elle indiquait. Mais elle avait besoin du piano. Nous avons joué ensemble le lied, pas la mélodie française. Elle me rappelait que même si elle chantait une mélodie depuis trente ans, elle la retravaillait comme si elle ne la connaissait pas. Elle me disait « Vous savez, la musique vieillit avec nous, mais il faut s’apercevoir que nous avons vieilli ». Schwarzkopf c’était l’amour du détail poussé jusqu’à l’obsession, et cela m’a beaucoup impressionné.

B. S. : Pianiste, compositeur, vous êtes aussi un pédagogue renommé…
A. C. : Je dis toujours à mes élèves que je ne suis pas professeur de piano, car je me considère davantage comme un professeur de musique et ma première préoccupation est de savoir si mes élèves aiment la musique. Ce qui n’est pas très évident. Marie-Josèphe Jude a été une élève merveilleuse, parce que toujours admirablement préparée, elle travaillait beaucoup et sérieusement. Autres élèves, Jean-Yves Thibaudet, qui fait une carrière brillante, Antonio Rosado, le Portugais qui fait aussi une très belle carrière, Nicholas Angelich, qui a été un élève doué d’une motivation énorme et qui ne s’arrêtait devant aucun sacrifice…

Les mains d'Aldo Ciccolini. Photo : (c) Bernard Martinez/La Dolce Volta

B. S : Vous avez eu votre premier prix de piano au Conservatoire de Naples à quinze ans, à dix-sept le prix de composition. Vous considérez-vous comme un enfant prodige ?
A. C. : J’avais d’énormes facilités, et mon professeur, Achile Longo, m’a encouragé. J’ai appris l’écriture, mais à un moment donné quelque chose s’est éteint en moi. Je me suis dit que je suis né trop tard dans un monde trop en mouvement, j’étais troublé par les nouvelles théories sur le devenir de la musique, si bien que j’ai préféré laisser courir.

B. S. : Vous vous êtes présenté en 1949 au Concours Marguerite Long-Jacques Thibaud, que vous avez brillamment remporté. Qu’est-ce qui vous a incité à tenter ce concours ?
A. C. : Je me suis présenté à ce concours parce que Madame Long était un nom. C’était tout de même la dédicataire du Concerto en sol de Ravel qui, à l’époque, était déjà célébrissime. Mais il y a aussi une raison affective. Ma mère, qui était une sainte, m’a dit « paie-toi un voyage à Paris, je t’inscris au concours, les œuvres du programme tu les as à ton répertoire, tu te présentes, si tu as quelque chose tant mieux, si tu n’as rien tu es inconnu cela n’aura pas de conséquence, et si tu n’as pas envie de tenter le concours, reste à Paris. » Je me suis donc présenté, j’ai passé les épreuves dans la plus parfaite inconscience et indifférence. Ce n’est qu’avant la finale avec orchestre que Madame Long a fait envoyer quelqu’un pour me dire qu’il me fallait me battre jusqu’au bout. Là, j’ai commencé à avoir un peu peur, mais comme c’était la veille de l’épreuve, je n’ai pas eu le temps de développer un trac panique. J’ai joué le PremierConcerto de Tchaïkovski avec André Cluytens et l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, ce qui était vraiment quelque chose. Mais une fois que j’ai su que j’avais remporté le Premier prix, là j’ai passé la nuit la plus atroce de ma vie. Car je n’avais qu’une idée très vague de la notion de carrière. Le soir-même de ma victoire, j’ai appris que j’étais invité trois mois en Amérique du Nord, trois mois en Amérique du sud, deux mois en Amérique centrale... J’ai eu deux semaines de crise.

Marguerite Long (1874-1966). Photo : DR

B. S. : En tant qu’Italien d’origine, que pensez-vous de l’école italienne du piano, qui a donné au clavier des interprètes de la dimension d’un Ferruccio Busoni, d’un Arturo Benedetti Michelangeli ou d’un Maurizio Pollini ?
A. C. : J’ai toujours eu pour Michelangeli une immense affection, et je crois que du point de vue esthétique et pianistique, il est le musicien dont je me sens le plus proche. Pollini, c’est une autre mentalité, d’autres paramètres. Je sais que Michelangeli m’admirait, et j’ai appris assez récemment que lorsque j’ai été opéré à cœur ouvert en 1984, Michelangeli a téléphoné chez moi, où je n’étais pas, c’est mon neveu qui lui a répondu, il était anxieux de ma santé. J’ai trouvé ce geste merveilleux, surtout de la part d’un homme que je n’avais vu qu’une fois à Bologne en 1949, où je faisais mes débuts après le concours Long/Thibaud. Il a demandé le numéro de la clinique, qu’il a appelée. C’était un homme extrêmement mélancolique, triste. Il avait peur de ne pas se plaire. Il était martyr du perfectionnisme à tout prix, et je m’insurge contre ceux qui disent qu’il était capricieux, qu’il annulait les concerts pour un oui ou pour un non. Je ne le fais pas parce que j’ai une autre mentalité, mais je le justifie amplement.

B. S. : Vous êtes un artiste discret qu’il faut savoir débusquer…
A. C. : Je suis réservé, pas modeste. Mais je suis surtout très cohérent. Beaucoup d’artistes vivent comme s’ils étaient le centre de l’univers. En fait, nous sommes les anneaux d’une chaîne, nous sommes là pour traduire ce que les grands compositeurs ont écrit, notre rôle s’arrête là. Il n’y a pas lieu de développer une forme de narcissisme à la Vladimir Horowitz. Non. Claudio Arrau, Wilhelm Backhaus étaient d’une extrême simplicité. Backhaus c’était la liberté absolue de l’élocution musicale qui m’avait impressionné. Il semblait avoir des bras en caoutchouc, et il était capable de faire n’importe quoi sans une grande participation de son corps. Tout était très naturel, incroyablement clair. Il y a eu Walter Gieseking, qui avait quelque chose de magique dans sa façon de jouer. Je pense notamment à Mozart et à certains français. Gieseking a été trahi par le disque. Yves Nat m’a appris quelque chose en me disant tout simplement : « Jouez confortablement. Si vous sentez quelque chose qui ne va pas, arrêtez-vous, cherchez le confort, il faut jouer agréablement, le piano ne doit pas être un sacrifice ni un danger. » Cela semble aller de soi, mais personne ne le dit.

B. S. : Outre les grands compositeurs, vous défendez de petits maîtres, ou considérés tels, comme Satie, Séverac, Alkan…
A. C. : Il se trouve à côté des compositeurs réputés « grands » parce que reconnus de tous des musiciens qui le sont à mon avis tout autant. Debussy a révolutionné la musique, mais le cher Satie, complètement oublié, c’est lui qui a fait la grande révolution. Il a écrit pour lui alors que Debussy écrivait pour les autres. Ce sont les compositions très linéaires pour piano qui sont révélatrices. Chez Satie, il n’y a pas du tout de système. C’était une simple recherche qui naissait comme ça, et il y a des sensations, des agrégations harmoniques qui n’ont toujours pas été explorées aujourd’hui. C’est pourquoi Satie a si peu composé. Il a beaucoup écrit parce qu’il lui fallait bien vivre, des chansons et autres, mais ce qu’il a écrit d’essentiel est d’une qualité extraordinaire. Même chose pour Séverac. Mais contrairement à Satie, que j’ai découvert grâce à Peter de Young alors directeur artistique chez La Voix de Son Maître, j’avais commencé à regarder seul la musique de Séverac. Il paraît qu’à l’époque, Debussy, Ravel et Séverac étaient les trois compositeurs que l’on considérait comme les grands du piano. Seulement Debussy était un Parisien qui vivait la vie mondaine de la capitale tout autant que Ravel, Séverac était en revanche un homme de la campagne qui ne voyait pas la nécessité de prendre le train pour Paris puis de rentrer chez lui. Mais si Séverac avait fréquenté les salons parisiens, je crois qu’aujourd’hui ce serait le troisième grand compositeur français du piano du XXe siècle. Charles Alkan est un peu le Beethoven français. Il avait un sens de la structure et de la forme incroyable. Mais il avait des mains énormes que je n’ai pas. Alkan est un musicien extraordinaire, et je regrette de ne pas le jouer, mais sa musique est réservée à des interprètes qui ont une morphologie adaptée.

Aldo Ciccolini (1925-2015). Photo : DR

B. S. : Pourquoi cet intérêt pour la musique française, vous qui êtes Italien, considérant le fait qu’il se trouve partout des compositeurs oubliés ?
A. C. : Mon professeur napolitain m’a toujours fait travailler la musique française. Je suis entré au conservatoire de Naples à huit ans, à dix je commençais à jouer Debussy. J’étais toujours amoureux du son, de sa beauté, de ses modulations, comme de celles du timbre. Pour moi le son était la magie de la musique. Je crois que mon amour pour la musique française vient de là. Les musiciens français ont su exploiter comme personne les possibilités de l’instrument. Il n’y a pas d’autres compositeurs au monde. Le son français tient du pointillisme. Des choses que vous regardez à distance vous semblent extraordinaires, vous vous approchez ce sont des petits points. C’est cela le miracle de la musique française, cette sorte d’osmose entre la peinture et la musique. Quand vous jouez d’autres écoles, vous ne trouvez jamais cette exigence du son. Creuser le son, passer des nuits entières à chercher…

B. S. : Vous jouez désormais sur un piano italien, un Fazioli. Pourquoi ?
A. C. : Je suis content de jouer sur un très beau piano, mais je ne passerai jamais une nuit à côté d’un technicien en lui demandant de me préparer telle ou telle choses. Au contraire, changer d’instrument est une provocation, et j’aime ça. Je prends beaucoup de plaisir à jouer sur un instrument que je ne connais pas. Je ne le joue que le jour du concert. Je suis attiré par toutes sortes d’instruments, même par les plus médiocres parce qu’il faut essayer de le rendre un peu moins médiocre. Chez moi, je joue un Fazioli trois quarts de queue, et, lorsque l’usine me le remet en état, je prépare mes concerts sur un Yamaha droit qui est dur comme un rocher, ce qui m’amuse beaucoup. Je suis très attaché à ce piano droit parce qu’il me rappelle mon enfance, c’est comme un retour aux sources.

B. S. : Autre compositeur à qui vous vouez une grande attention, Franz Liszt.
A. C. : C’est un véritable prisme doué d’une infinité de facettes. Ce qui m’impressionne chez lui ce sont ses pages les plus méditatives, par exemple les Années de pèlerinage que j’ai enregistrées dans leur intégralité pour la première fois chez EMI, et les Harmonies poétiques et religieuses, qui sont le sommet pianistique de Liszt. Je n’aime pas beaucoup la Sonate que je n’ai jouée que deux ou trois fois. Je comprends très bien le jugement de Wagner sur cette sonate, mais j’ai toujours trouvé un peu bizarre la phrase de Brahms qui avoue s’être endormi à l’audition de cette même sonate. Les œuvres de la maturité sont très intéressantes. C’était un chercheur, mais le Liszt des Etudes transcendantes, des Etudes de Paganini je le trouve très ennuyeux. Ce Liszt démonstratif ne m’intéresse pas. Je joue très peu Chopin, car j’ai l’impression qu’il est le plus massacré de tous les grands musiciens. Nous savons que Chopin a donné beaucoup de leçons à des princesses, à des duchesses, à des femmes du monde qui naturellement se sont fait un devoir de déclarer qu’elles possédaient le style de Chopin. Or, maintenant, je sais que Chopin n’est pas du tout un musicien frêle. Pour moi c’est un homme qui a écrit une musique extraordinairement virile. Je ne sais pourquoi on en a fait une sorte de guimauve efféminée. Je me souviens qu’Arthur Schnabel, né en Pologne, m’avait dit à New York, où il m’avait invité à un de ses cours, « Vous savez, je n’enseigne jamais Chopin, car si je devais enseigner la musique que Chopin a vraiment écrite, le public tirerait des tomates sur mes pauvres élèves. On ne peut pas enseigner Chopin parce que Chopin a été faussé dès le début par des gens qui se sont crus en possession de la vérité ». Naturellement, il y a eu des exceptions, comme Alfred Cortot, qui a été un énorme chopinien. Pour Bach, j’ai eu une impression très récente. On entend les Variations Goldberg jouées au piano ou au clavecin. Le jour où j’ai finalement entendu un organiste italien les jouer à l’orgue, et ce fut pour moi une révélation. J’aime beaucoup jouer Bach chez moi. Si je ne le joue pas en concert c’est parce que je ne sais pas si je le préfère au clavecin, que j’ai travaillé trois ans, ou au piano. Parfois, le piano me semble prêter à Bach une couleur trop romantique. Je travaille Bach chez moi parce qu’il est la musique pure. Je pense que Bach ne pourrait même pas être déformé par un trombone à coulisse. Je joue volontiers Bach, cela m’arrive souvent la nuit, même quand je travaille, il m’arrive de m’arrêter et de prendre un Prélude et Fugue et de jouer impromptu, pour le plaisir de la musique, pas pour celui du piano. Bach a un effet proprement thérapeutique. C’est comme si l’on avait avec sa musique une certitude que l’on ne peut avoir ailleurs.

B. S. : Votre répertoire est immense, puisqu’il intègre le jazz…
A. C. : Le jazz m’intéresse beaucoup. J’ai entendu Walter Gieseking en jouer. Il aurait très bien pu gagner sa vie en se consacrant uniquement au jazz.

B. S. : Malgré l’ampleur de votre répertoire, vous continuez à jouer par cœur. Est-ce un défi ?
A. C. : Je pense que le Monsieur qui regarde sa partition ne peut se donner à fond. Il faut être seul avec son instrument. Le public est là, mais on ne le sait pas, et la partition pour moi est déjà une barrière.


Aldo Ciccolini (1925-2015).Photo : DR

B. S. : Vous avez travaillé avec les plus grands chefs d’orchestre du siècle. Que vous ont-ils appris ?
A. C. : Dimitri Mitropoulos est le premier très grand chef avec qui j’ai travaillé. Puis il y eut Wilhelm Furtwängler, Hans Knappertsbusch, Paul Kletzki, Constantin Silvestri, André Cluytens, Charles Münch.... Mais j’ai détruit toute idée d’être soliste face à un orchestre. Je fais de la musique de chambre, et je vise l’osmose. Le chef d’orchestre est là pour surveiller l’ensemble, mais il n’y a pas de soliste. Généralement, on voit les chefs le jour qui précède le concert, et il vous demande régulièrement « vous faites des choses, et vous me les dites ». Je n’ai jamais eu de problème avec eux, surtout avec les très grands. C’est très facile de jouer avec les Mitropoulos, André Cluytens, Pierre Monteux. C’était la chose la plus facile du monde. Avec Wilhelm Furtwängler, dont on dit que l’on ne comprenait pas les départs, j’ai joué avec lui le Quatrième Concerto de Beethoven, et c’est le piano qui commence (rires). Il m’a fait le plus beau compliment qu’un musicien m’ait fait de ma vie, j’étais mort de peur parce que je remplaçais Wilhelm Kempff, qui était malade, à Rome, et on m’avait télégraphié aux Etats-Unis pour que je vienne d’urgence. J’ai trouvé le grand Furtwängler, nous avons commencé la répétition, j’ai joué mes accords, il a attaqué l’orchestre avec les cordes, qu’il a arrêtées pour me féliciter. Les « monstres sacrés » ne sont pas de grands chefs. Karajan n’était pas un grand chef, quoique l’on en dise. Hans Knappertsbusch était quelqu’un de très simple. Il s’excusait de répéter assis.

B. S. : A soixante-quinze ans, vous êtes l’un des doyens des pianistes.
A. C. : Le doyen a longtemps été ce merveilleux pianiste russe, Mieczyslaw Horszowski, qui est mort à presque cent-un ans. Maintenant, je crois être le doyen.

B. S. : Quelle sensation cela fait-il ? Y pensez-vous ?
A. C. : Pas du tout. J’imagine toujours qu’il y a quelqu’un de plus vieux que moi qui joue quelque part. Je suis convaincu qu’il y a un tas d’artistes merveilleux qui n’ont jamais eu la chance de se faire connaître.

B. S. : Oui, mais des grands musiciens, il y en a plein les cimetières !
A. C. : Oui, mais c’est dommage…

B. S. : La carrière doit-elle à la chance ?
A. C. : Il y a quelque chose qui doit avoir lieu, doit se vérifier à un moment donné. Cela ne se vérifie jamais, il va de soi que quelqu’un peut rester complètement ignoré toute une vie. Ce n’est pas vrai pour un compositeur parce qu’un compositeur laisse quelque chose sur le papier.

B. S. : Pensez-vous qu’aujourd’hui un vrai talent peut échapper à la vigilance des décideurs ?
A. C. : Aujourd’hui, les impresarios partent tous à la recherche du génie. Il prend le premier prix d’un concours international, qu’il soit bon ou mauvais. Il n’y a plus l’impresario comme au XIXe siècle qui se rendait compte personnellement du potentiel de l’artiste inconnu et qui prenait des risques. Cela n’existe plus !

B. S : N’est-ce pas un peu le rôle d’un pianiste comme vous, qui avez une très grande expérience et qui maintenant n’a plus rien à prouver, et qui de ce fait pourrait imposer un jeune pianiste.
A. C. : J’en connais, j’ai des élèves. Par exemple j’en ai un qui est Portugais, Antonio Rosato, qui a trente-cinq ans et qui est un merveilleux pianiste. Il a joué une fois avec Michel Plasson au Festival de la Côte Basque, la Totentanz de Liszt, et il a sorti une cassette monumentale.

B. S. : Que faites-vous pour le défendre, l’imposer ?
A. C. : J’en parle. Je ne suis pas en mesure d’imposer quelqu’un parce qu’un professeur ne peut le faire pour l’un de ses élèves. J’ai joué à deux pianos avec lui, à Milan. Très grand succès. Il a eu un récital dans la même salle du Conservatoire un an après, très grand succès aussi. Et ça s’est arrêté là.

B. S. : Comment l’expliquez-vous ?
A. C. : Ce sont les concours internationaux. C’est ça la peste, le cancer de la musique. Car finalement tout est réduit à une compétition, alors que l’art n’est pas une compétition. Pourtant, c’est devenu un sport, c’est à celui qui joue plus fort et plus vite qu’un autre.

B. S. : C’est le signe de notre époque ?
A. C. : C’est le signe de notre époque, et c’est le signe de la fin. Notre musique ne durera pas mille ans, ou alors la relève viendra d’autres cultures. Je vois avec joie et impatience le Japon prendre la relève de la culture occidentale. On sent dans l’air le frémissement qui nous vient du Japon. Dans l’atmosphère des salles de concert, ils ont des salles immenses, des pianos superbes. Pour la musique, ils ont fait des choses incroyables. Vous avez dans la seule ville de Tokyo quelque chose comme huit auditoriums. J’ai inauguré deux énormes auditoriums avec de superbes pianos, l’un à Nagoya, l’autre à Vitchocho. Le public ne vient pas pour se montrer, ce sont de vrais aficionados qui viennent pour écouter. C’est presque un culte religieux. Et ça c’est énorme. Il n’est pas question de mode, on vient pour écouter. On a cela aussi à Londres. J’ai souvent remarqué que le public londonien - pas celui de l’Albert Hall, mais celui des autres salles - va au concert pour écouter de la musique.

B. S. : Puisque vous évoquez Londres, cette ville est le centre de l’Europe musicale. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
A. C. : Il y a beaucoup d’influences, de courants qui font de Londres une ville vraiment merveilleuse pour la musique. L’Allemagne est aussi un pays plus attentif à la musique, mais c’est un pays fermé. Ailleurs c’est un peu la décadence. En Italie, si vous enlevez les villes du nord, Milan, Turin, Bologne, et quelques villes du sud, comme Palerme ou Barri, qui ont une vie musicale très intense, il ne reste rien. L’Espagne est un cas à part parce qu’on a énormément fait pour la musique, là aussi on a eu un certain nombre de nouvelles salles qui ont été bâties, à Valence, Séville de grands auditoriums, et la qualité des orchestres s’est considérablement améliorée. Je regardais l’autre jour, je suis en train  de relire l’art du chef d’orchestre de Wagner, quand Wagner lui-même dit que pour la IXeSymphonie de Beethoven, l’exécution la plus fantastique qu’il avait écoutée c’était à Paris, dirigée par Habeneck. Il écrivait que « les orchestres français ont une qualité qui fait que leurs musiciens chantent sur leur instrument, alors que les Allemands ne chantent pas ». Les Italiens ne chantent pas du tout, ils font des moues. Il y a un orchestre que j’aime beaucoup, mais il est dommage qu’il ne soit pas assez exploité pour de la musique symphonique, c’est l’orchestre de l’Opéra de Paris que je trouve superbe. Je suis emballé par la qualité, la transparence.

B. S. : Vous avez enseigné, l’impulsion internationale de votre carrière est due à votre victoire au Concours Long-Thibaud, vous êtes membre de jurys de nombreux concours, vous êtes pourtant contre le concours. N’est-ce pas contradictoire ?
A. C. : Je ne suis pas contre par principe. Tout d’abord, j’y vois une sorte d’exploitation ignoble de jeunes artistes à qui l’on promet monts et merveilles, on les fait passer par des concours très fatigants, et on leur promet je ne sais quoi, et en réalité il ne se passe rien parce que les concours du fait de l’inflation qu’il y a eu, il y en a quatre vingt sept. Or, il est impossible d’avoir quatre vingt sept premiers prix intéressants. Résultat c’est que même les concours les plus prestigieux n’assurent plus une carrière. Ils assurent deux ans, quatre ans d’activité jusqu’au concours suivant. Et ce n’est pas le public qui choisit. Autrefois c’était le cas, aujourd’hui c’est un produit imposé. On vous annonce un produit, ce produit perdure deux ans, quatre ans maximum, après on passe au suivant.

B. S. : En fait, il y a trop de pianistes sur le marché.
A. C. : Il y en a trop parce qu’avant on acceptait volontiers l’idée d’enseigner si on n’avait pas les vraiment les capacités pour faire un grand instrumentiste. Aujourd’hui, tout le monde peut jouer, tout le monde fait son disque, cela ne coûte rien. Et pourquoi pas, après tout ? Tout le monde a le droit de s’exprimer.

B. S. : Le piano est l’instrument le plus joué par les amateurs. Il y a donc de la place pour l’enseigner.
A. C. : Oui, mais il y a quelque chose qui est mort dans le piano. C’est difficile à définir le phénomène. Et les grands virtuoses du piano, ce que j’appelle virtuose un peu comme Josef Lhévinne, Josef Hofmann, Benno Moïsevitch, et autres, ces gens-là non seulement avaient des doigts fabuleux, légendaires, mais ils avaient aussi une façon de concevoir le discours musical qui, aujourd’hui, est complètement oublié. Sous leurs doigts, n’importe quelle transcription devient du grand art. Or, cela n’existe plus.

B. S. : Comment cela peut-il donc se transmettre, puisque cela n’existe plus ? Est-ce parce que les pianistes n’ont plus le temps de travailler ?
A. C. : Les gens autrefois savaient attendre. Aujourd’hui, à 19 ans, on veut absolument débuter. J’ai le souvenir, étant enfant, quand on annonçait Vladimir Horowitz ou Claudio Arrau dans ma ville natale,  on parlait des très jeunes concertistes, or la première fois que j’ai entendu Horowitz à Naples, c’était en 1935. J’avais 10 ans, lui 32 ans. Il était considéré comme un très jeune pianiste. Aujourd’hui, à 17 ans, on se présente à un concours l’après-midi, on se lance et l’on n’a pas le répertoire pour faire face. Vous pouvez me dire aussi que M. Lhévinne jouait douze morceaux et pas treize, mais de quelle façon !

B. S. : Vous avez pourtant commencé votre carrière assez jeune. Je me souviens de disques quand j’étais enfant…
A. C. : Oui, mon premier disque date de 1949. J’avais vingt-quatre ans. Vous savez, j’avais été éduqué dans un conservatoire dont l’enseignement était épouvantablement rigoureux. Il fallait par exemple suivre dix heures de cours, et je suis entré en cinquième année à l’âge de huit ans, j’en suis sorti à quinze, parce que l’on m’a fait redoubler des niveaux, entre mes cinquième et huitième années. Il fallait faire tout le Clavecin bientempéré. Le jury, lors de l’examen de passage, choisissait l’un des quarante-huit Prélude et fugue, et il fallait le jouer par cœur. Il fallait aussi présenter deux concertos.

B. S. : Mais c’était la grande époque des conservatoires italiens.
A. C. : Maintenant en effet c’est complètement terminé, n’importe qui enseigne n’importe quoi.

B. S. : Et vous, avez-vous plaisir à enseigner ? Est-ce une mission importante à vos yeux ?
A. C. : Je ne comptais pas enseigner. C’est le ministre de la Culture de l ‘époque, Jacques Duhamel, qui m’a un peu forcé la main. Il m’a fait téléphoner un jour par ses Services en me demandant si j’avais présenté ma candidature au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. J’ai répondu à sa secrétaire « Ecoutez, Madame, dites à Monsieur le ministre que je ne peux pas me présenter, je suis étranger, donc je n’ai pas le droit d’exercer cette fonction ». Elle m’a rappelé, et m’a dit : « Vous savez, Monsieur le ministre m’a dit que vous devriez ouvrir un dossier de naturalisation » - ce que j’avais d’ailleurs déjà commencé à constituer. Et je lui ai répondu : « Vous voyez, Madame, j’ai déjà ouvert un dossier, mais il me faut tout de même attendre cinq ans. ». Elle m’a répondu « mais vous savez la période a été réduite à deux ans ». Finalement, un jour, Duhamel m’a personnellement déclaré : « Ecoutez, Monsieur Ciccolini, présentez votre candidature pour cette année, nous ferons le nécessaire. » Et j’ai eu mon passeport français deux mois plus tard. Mais je ne pensais pas enseigner, et je vous avoue qu’en entrant dans cette maison illustre qui était encore installée rue de Madrid, j’étais un peu perplexe. J’ai parlé tout de suite aux élèves. Je leur ai dit : « Ecoutez, je ne viens pas ici vous enseigner Dieu sait quoi, je viens vous enseigner tout d’abord à aimer la musique. Mon premier souhait qui me préoccupe est “aimez-vous la musique ? ” Ensuite, nous parlerons de certains principes qui sont communs à tous les individus, il va de soi que l’influence du professeur de piano est secondaire. » J’ai ainsi commencé à enseigner à mes élèves certaines choses concernant la musique en disant « vous savez, tout ce que vous faites mécaniquement n’a pas de valeur en soi, ce que vous faites comme exercices, comme travail, tout doit avoir une finalité. La première chose que je vous demande est “il me faut du bon son, car il faut chanter” ». Là, nous revenons à ce que disait Wagner à propos des orchestres français qui chantaient. Le piano doit aussi chanter. Ce n’est pas une imitation, c’est suggérer la vocalité avec un certain nombre de petits principes. C’est la lecture intégrale d’un texte. Généralement, on se préoccupe d’appuyer sur les justes touches, mais on ne se préoccupe presque jamais de regarder ce qu’il y a sur les notes. Il peut y avoir des petits creux, des points, des liaisons, et cela a une valeur au moins aussi importante que les notes. Et alors je dirai même que l’interprétation est là. Ce n’est pas la colombe de l’Esprit saint qui se pose sur votre épaule et vous inspire. A un moment vous êtes là, et l’interprétation du morceau est sur le papier. Cela fait, reproduire tout ce que le compositeur a indiqué, et le travailler au point que cela devienne tellement spontané que l’on a l’impression que c’est vous qui créez le morceau au moment où vous le jouez. Il faut prendre sa propre responsabilité, mais une chose doit rester prégnante, on ne touche pas au texte. Aujourd’hui, je vois avec une forte préoccupation une certaine mode qui consiste à faire exactement le contraire de ce qui est écrit. Quand c’est forte, on joue piano, quand c’est piano, on joue fortissimo. C’est pour distraire davantage l’audition, se mettre en valeur, mais l’art n’est pas fait pour cela.

B. S. : Il y a aussi le côté démonstratif de la virtuosité technique au détriment de la musique…
A. C. : La musique peut être même totalement absente. De plus en plus de musiciens sont en condition de faire du cirque, tout le monde est en démonstration. Seulement, on n’a plus certains « produits » que l’on trouvait il y a cent ans.

B. S. : A quoi est-ce dû ? Au professeur ? A une mentalité ?
A. C. : Le professeur veut être sûr que ses élèves gagnent les concours. Cela le fait mousser, sa réputation grandit. Les élèves se contentent de gagner un concours, et l’ayant gagné croient que tout est arrivé, et ne se rendent pas compte que le concours est seulement une plate-forme à partir de laquelle on peut commencer. C’est donc une question de mentalité.

Propos recueillis par
Bruno Serrou
Paris, le 3 janvier 2001 

11 œuvres ont été créées lors du concert d’étudiants du Cursus I de composition et d’informatique musicale de l’Ircam

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Paris, Centre Pompidou, Grande Salle, jeudi 2 avril 2015

Entrée de l'Ircam. Photo : DR

L’Ircam propose chaque année à de jeunes compositeurs une formation spécialisée en composition, recherche et technologies musicales dispensées au sein-même de l’Institut dispensée sur deux années, de septembre à avril, sous le nom Cursus I et Cursus II, avec pour chacun des niveaux une sélection rigoureuse. « La formation pratique, est-il précisé sur la documentation de l’Ircam, permet à une dizaine de compositeurs âgés de moins de trente-cinq ans de s’initier et de réfléchir aux problématiques théoriques et compositionnelles de la musique informatique. L’objectif, tout au long de cette formation intensive de huit mois sur les logiciels de l’Ircam, est de leur permettre d’acquérir l’autonomie technique nécessaire à la mise en œuvre de leurs idées musicales. L’apprentissage s’articule autour de la réalisation d’une courte pièce, présentée au public lors d’un concert dans le cadre de la saison musicale de l’Ircam. Cette pièce peut prendre la forme d’une œuvre mixte (instrument solo et électronique, interprétée par un élève du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris), d’une œuvre acousmatique, d’une œuvre algorithmique sans électronique ou d’une installation. » Le Cursus I est animé par le compositeur catalan installé à Paris Hèctor Parra, professeur-associé, et par l’équipe pédagogique des réalisateurs en informatique musicale chargés de l’enseignement, Éric Daubresse, Marco Liuni, Jean Lochard, Grégoire Lorieux et Mikhail Malt.

Grâce à un partenariat développé depuis plusieurs années avec le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, les esquisses des compositeurs du Cursus I sont interprétées par les élèves des classes de master d’instruments ou du diplôme d’artiste-interprète (DAI) - répertoire contemporain et création. A noter cette année l’absence de compositrices, les dix élèves sélectionnés, dont un canadien, un états-unien, un colombien, un chilien, deux français, deux italiens, un grec et un japonais, étant exclusivement des compositeurs âgés de 27 à 35 ans. Toutes les œuvres présentées vendredi dernier sont en fait des esquisses réalisées en six mois avec les outils de l’Ircam. Difficile donc de juger selon les critères appliqués à des compositeurs maîtrisant parfaitement ces derniers, y compris ceux sélectionnés en fin de Cursus II, forcément plus aguerris. Chaque pièce est en fait un solo instrumental avec informatique en temps réel, et il n’est pas question de porter des jugements définitifs, les impressions laissées n’étant que prospectives et indicatives.

Daniel Cabanzo (né en 1979). Photo : (c) Ircam

C’est l’œuvre du compositeur le plus âgé, (Madrigal situations) Hidden lines in Electrical dimensions du Colombien Daniel Cabanzo (né en 1979), qui a ouvert la soirée. Formé à l’université de Valle à Cali, en Colombie, puis à l’Ecole nationale de musique de Villeurbanne, aux Conservatoires à rayonnement régional de Lyon et de Paris et au pôle d’enseignement artistique Paris Boulogne-Billancourt, ainsi qu’à la Haute école de musique de Genève, Cabanzo a été l’élève de David Wood, Edith Canat de Chizy, Denis Dufour, Yan Maresz, Michael Jarrell, Luis Naón et Eric Daubresse. Ecrite pour accordéon et électronique, sa pièce au titre à rallonge ne présente guère d’intérêt en l’état où elle se trouve, peu d’idées y étant explorées, l’instrument acoustique exposant toujours la même formule, tandis que l’environnement informatique tourne à vide.

Jonathan Bell. Photo : (c) Ircam

Il en est de même avec Archipel pour harpe et électronique du Français Jonathan Bell (né en 1982). C’est l’ordinateur qui choisit le schéma de l’interprétation de cette « œuvre ouverte » contenant trois pièces en puissance, selon les dire de son auteur, et l’envoie à la harpe. Il en résulte un discours planant exposant toujours la même chose dans un climat hypnotique qui conduit à la somnolence.

Caspar de Gelmini (né en 1980). Photo : (c) Ircam

Compositeur germano-italien né en 1980, Caspar de Gelmini, collaborateur de Tristan Murail et de Marco Stroppa, a étudié aux Hautes écoles de musique de Rostock, Weimar, Stockholm, Bâle, Salzbourg et Stuttgart, avant de suivre une formation à l’Ircam et au CNSMDP dans le cadre du programme d’échanges Erasmus. Son Leipzig Noir 1914 pour flûte et électronique constitue la deuxième partie d’un cycle fondé sur une œuvre radiophonique de l’écrivain allemand Jan Decker (né en 1977). Cette fois, il ne s’agit pas d’électronique « live » mais de bande magnétique préenregistrée diffusant dans la salle des sons de synthèse tandis que la flûte se déploie à partir de ladite bande. L’instrument acoustique expose de belles sonorités cristallines, mais le tout n’est pas exempt de longueurs, et ses huit minutes tendent à l’éternité.

Preston Neebe (né en 1988). Photo : (c) Ircam

Intakes est dédié au saxophone baryton évidemment associé à l’électronique. L’œuvre est signée Preston Beebe, compositeur percussionniste états-unien de 26 ans (il est né en 1988) titulaire d’une maîtrise en composition de l’université McGill. Le titre découle du processus de contamination virale du corps et du sang. Le saxophone est utilisé comme un objet sonore dont le tube formel résonne de toutes ses harmoniques sollicitées par le souffle, les lèvres et la langue de l’instrumentiste, et par les bruits de clefs. Pourtant, là aussi, les sept minutes s’éternisent, et en dehors de quelques sons originaux, l’œuvre n’avance pas.

Dionysios Papanicolaou (né en 1981). Photo : (c) Ircam

Pour son Cursus I, le Grec Dionysios Papanicolaou (né en 1981), juriste installé à Paris, où il a fait des études de composition instrumentale et électroacoustique avec Jean-Luc Hervé et Yan Maresz, ainsi qu’au département CAO de l’université Paris-VIII puis à l’Ircam, et qui se présente comme « improvisateur live de musique informatique », a réalisé une œuvre plus composée qu’improvisée pour alto et électronique. L’alto, les cordes en scordatura, est joué de toutes les façons imaginables, jusqu’à l’utilisation des dents d’un peigne métallique grattant les cordes, tandis que l’archet, utilisé avec une violence continue, perd peu à peu son crin.

Frédéric Le Bel (né en 1985). Photo : (c) Ircam

Le Canadien Frédéric Le Bel (né en 1985) s’est inspiré d’une réplique extraite du film Pulp Fiction, polar tourné par Quentin Tarantino en 1994, prononcée par le truand Jules Winnfield campé par Samuel L. Jackson peu avant de commettre un assassinat, « The path of the righteous man is beset on all sides… », après vingt-cinq minutes et dix-sept secondes de projection. D’où le titre 25:17. Il s’agit pour le compositeur d’une approche du geste instrumental suscitant un enchaînement constant de glissandi d’harmoniques. Le violoncelle est à l’origine du tout, et l’informatique effectue une analyse spectrale du son de l’instrument qui enfle tel un orage se propageant dans la salle. Œuvre d’une énergie singulière en son début, 25:17 se fait évocatrice voire onirique, et s’avère inventive et porteuse de promesses.

Naoki Sakata (né en 1981). Photo : Ircam

Phytolith I pour saxophone ténor et électronique du Japonais Naoki Sakata (né en 1981), élève de Stefano Gervasoni au CNSMDP d’où il est sorti voilà douze ans, use continument de sons multiphoniques du saxophone pour évoquer la vie de la « plante-pierre végétale » du titre grec tandis que l’électronique se rapporte au monde inerte de la minéralité. Rien d’autre de tangible dans cette pièce qui ne présente rien de neuf : sons secs claqués de la langue, une rythmique qui pulse par moments façon jazz, une informatique anecdotique...

Remmy Canedo (né en 1982). Photo : (c) Ircam

Le Chilien Remmy Canedo (né en 1982), « compositeur, programmateur visuel et performeur » formé à la Staatliche Hochschule für Musik und Darstellende Kunst de Stuttgart auprès de Marco Stroppa, a réalisé pour sa part Multiversepour clarinette basse et électronique. Cette pièce se fonde sur un texte non exposé du compositeur transcrit en matériau sonore avec divers degrés de dégradation et de similarité. Le résultat est assez impressionnant, l’œuvre étant tendue et dramatique, l’interprète jouant de tous les modes de jeu de la clarinette basse, qui finit sans anche, le souffle étant directement projeté dans le tube, tandis que l’électronique dégrade et transforme le son émis.

Alessandro Ratoci (né en 1980). Photo : (c) Ircam

L’Italien Alessandro Ratoci (né en 1980), « musicien, compositeur et performeur de musique électronique » qu’il enseigne à l’HEMU de Lausanne, rend hommage dans Rima Flow pour tuba et électronique à son grand-père et aux paysans toscans d’antan qui chantaient leurs rêves. Il s’agit ici d’un voyage outre-tombe satirique du XIXe siècle de tradition orale. Beaucoup de vent et de vacarme ici, une courte mélodie archaïque rappelle brièvement l’encrage dans le passé. L’instrument hurle des sons primitifs entouré d’une informatique bruyante.  

Emanuele Palumbo (né en 1987). Photo : (c) Ircam

Autre Italien, Emanuele Palumbo (né en 1987), formé auprès de Gérard Pesson au CNSMDP, a conçu Corps-sans-Organes pour clarinette basse et électronique. Le compositeur cherche dans cette pièce à construire, détruire, jouer par le biais d’un instrument dépossédé de son bec qui devient ainsi un non-corps puis un autre corps, celui du musicien, qui use de sa voix, tandis que l’informatique chemine inversement. Cette pièce intime et originale qui suscite une véritable écoute intérieure engendrée par le temps circulaire sur lequel elle s’appuie, s’ouvre sur des bruits blancs avant que l’instrument se reconstitue, puis, à mi-parcours, l’électronique prend le relais.

Aurélien Marion-Gallois (né en 1980). Photo : (c) Ircam

L’ultime pièce est celle qui m’est apparue la plus réussie. De fait, le Français Aurélien Marion-Gallois (né en 1980), formé au CNSMD de Lyon puis au Conservatoire de Strasbourg auprès de Philippe Manoury, signe avec éi12spour alto et électronique une fort belle pièce. Après le temps circulaire de Corps-sans-Organes de Palumbo, le temps linéaire d’éi12s de Marion-Gallois qui se subdivise en trois périodes. La première est dominée par l’alto, alors que l’informatique entre en résonance avec lui, la partie médiane inverse les rôles, tandis que dans le finale l’alto reste bloqué sur le do-grave et que l’électronique articule autour de ce temps figé les sonorités du jeu instrumental. éi12s chante, bruit, l’instrument exprime un chaud lyrisme sur une informatique fluide et évocatrice en concordance plus ou moins complexe mais toujours sensible avec l’alto.

Il convient aussi de saluer les remarquables prestations des onze élèves des classes de master et du diplôme d’artiste-interprète - répertoire contemporain et création d’Alain Billard, Gérard Buquet, Claude Delangle, Hae-Sun Kang et Jean Sulem, dans l’ordre des partitions présentées Jean-Etienne Sotty (accordéon), Eloïse Labaume (harpe), Rafal Zolkos (flûte), Raquel Panos Castillo (saxophone), Kei Tojo (alto), Cameron Crozman (violoncelle), Nicolas Arsenijevic, Hugo Clédat (clarinette basse), Jean-Baptiste Renaud (tuba), Joséphine Besançon (clarinette basse) et Vladimir Percevic (alto), qui ont servi ces pages avec une constance et une maîtrise telles qu’il a été possible de porter un jugement sur chacune d’elles en toute assurance.

Bruno Serrou

Livre : Vibrant portrait d’Iannis Xenakis par sa fille Mâkhi

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Contrairement à nombre de ses pairs, Iannis Xenakis n’a pas connu après sa mort de véritable purgatoire mémoriel. Depuis sa disparition en 2001, orchestres, ensembles instrumentaux, formations chambristes et solistes n’ont jamais cessé de jouer sa musique (1). Concerts, disques et livres maintiennent sa mémoire, à l’instar du vibrant ouvrage que vient de publier sa fille chez Actes Sud, Iannis Xenakis, Un père bouleversant.

Mâkhi Xenakis (née en 1956). Photo : DR

 « ‘’Xenakis’’ est un nom originaire du Sud de la Crète qui veut dire ‘’petit étranger’’ : xenos : étranger ; akis : diminutif, petit, gentil. Mon père se sentira toujours un étranger, où qu’il se trouve. » C’est ainsi que s’ouvre le livre émouvant que Mâkhi Xenakis consacre à son père Iannis Xenakis, décédé voilà quatorze ans. Dessinatrice, sculptrice, graveuse, décoratrice de théâtre, écrivain, Mâkhi Xenakis (née en 1956) partage avec son père une parfaite connaissance de l’architecture à laquelle elle s’est forgée au contact de Paul Virilio. Elle revient d’ailleurs avec sensibilité sur cette part importante du travail du compositeur, particulièrement sur sa collaboration avec Le Corbusier, dont est célébré cette année le cinquantenaire de la disparition.

Iannis Xenakis au côté de Le Corbusier. Photo : DR

Ce père, ce héros non seulement pour sa fille mais aussi pour ses faits d’arme en Grèce au temps de l’occupation allemande puis de l’occupation-libération britannique qui lui valut l’exil et le fait d’être longtemps apatride - c’est André Malraux qui finira par lui obtenir la nationalité française - est glorifié par Mâkhi Xenakis avec une profondeur de sentiment et une sincérité qui transporte le lecteur. Riche en illustrations, depuis une photo de 1898 réunissant les grands-parents du compositeur et dix de leurs enfants jusqu’à un cliché de 1998 où le compositeur tient dans son bras gauche sa fille au pied de l’escalier de leur domicile parisien, c’est un siècle d’histoire européenne qui est parcouru à travers le prisme de la famille Xenakis et de la vie du plus célèbre de ses représentants, le compositeur Iannis Xenakis. L’ensemble est évoqué en deux cent vingt huit documents photographiques et reproductions de partitions manuscrites, dessins d’architecte, documents administratifs, lettres et carnets intimes, beaucoup étant reproduits pour la première fois, ponctuant le texte écrit avec simplicité et émotion, le tout formant un ouvrage de deux cent trente deux pages.

Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR

« Pendant longtemps, comme beaucoup de ceux qui ont vécu les événements tragiques de la guerre, écrit Mâkhi Xenakis, [mon père] disait refuser le pathosdans son art et dessinait des équations mathématiques pour expliquer sa musique. Je ne dis pas que les mathématiques étaient secondaires pour lui. Je suis bien placée pour savoir que c’était fondamental, puisque, pendant des années, il me poursuivait en courant dans notre appartement pour que nous fassions ce qu’il appelait ‘’mes mathématiques’’. Et que plus tard, me voyant peindre, il me répéta jusqu’à son dernier souffle que sans mathématiques je ne serai jamais une bonne artiste. » De fait, lorsqu'il est question du lien entre mathématiques et musique au vingtième siècle, le nom d’Iannis Xenakis vient rapidement à l’esprit. En effet, dès Metastaseis (1953-1954), l’ingénieur devenu architecte et compositeur multiplie les œuvres composées à l’aide de principes issus des mathématiques, de la théorie des probabilités jusqu’à la stochastique en passant par l’algorythme, seul point de départ possible pour échapper, selon lui, à la « pensée linéaire » dans laquelle trop de ses confrères se seraient fourvoyés.

Le Pavillon Philips conçu et dessiné par Iannis Xenakis pour l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958

« J’ai pris des leçons privées auprès d’un compositeur d’origine russe, Aristote Kondourov, avec qui j’ai étudié trois ans, me disait-il en décembre 1997 tandis que je l’interviewais dans la perspective du festival Présences de Radio France que lui consacrait Claude Samuel en février 1998. Mais j’ai beaucoup appris par moi-même. Pendant la guerre, avec cet ami musicien, nous nous arrangions toujours pour occuper des maisons pourvues d’un piano. Mon ami était un peu plus jeune que moi, et il jouait fort bien de cet instrument. Je le suivais partout et je l’écoutais jouer tout en tirant par la fenêtre. » Mais avant de se consacrer à la composition, il lui a fallu découvrir Paris, où il est arrivé par la gare d’Austerlitz en décembre 1947. Mais alors qu’il entendait s’exiler aux Etats-Unis pour y étudier l’astrologie, des amis lui ont trouvé un emploi chez Le Corbusier. « Je travaillais chez Le Corbusier tout en commençant à composer... une musique folklorico-post-bartókienne, se souvenait-il en 1997. L’une de mes premières partitions fut la Procession aux eaux claires. Vara Hadzimikalis,avec qui j’avais combattu, m’a aidé à reprendre contact avec un certain nombre de compagnons d’arme qui avaient trouvé refuge à Paris. Lorsque j’ai connu [ma femme] Françoise, je faisais tous les trois mois la queue à la préfecture pour y renouveler mon permis de séjour. J’y passais des heures à attendre mon tour, et j’avais droit au tutoiement. Ma cicatrice au visage provoquait de violentes réactions de la part des policiers, qui me fouillaient plus que tout autre, sans doute parce qu’on me prenait pour un malfrat. » Néanmoins, Xenakis s’impose rapidement auprès de Le Corbusier, pour qui il réalise de nombreux projets que l’architecte suisse s’accapare le plus souvent, au grand dam de son collaborateur plus créatif que lui. Ce que démontrent esquisses, dessins et photos de bâtiments conçus par Xenakis qui illustrent le livre de sa fille.

Iannis Xenakis (1922-2001). Photo : DR

Dès septembre 1951, comme l’atteste son premier carnet intime reproduit dans le livre de sa fille, la musique devient le centre de la vie de Xenakis. Les mathématiques qu’il utilisait pour l’architecture trouvent très vite un usage qui lui permet de traiter les mouvements de masses sonores et de les transcrire en musique. « La musique doit être sociale, écrit-il dans son premier carnet. […] L’autre jour, j’ai essayé des superpositions de rythmes différents… Le résultat au bout de trois répétitions était très pauvre. » Grâce aux cours d’Olivier Messiaen, il découvre les rythmes complexes des musiques hindoues, ce qui conforte son idée d’associer mathématiques et musique. « Comment introduire les voix, les cris de douleur, les sanglots en musique ? », s’interroge-t-il dans ce même premier carnet...

Iannis Xenakis devant son ordinateur. Photo : DR

Mais il ne s’agit pas ici d’une monographie pure et simple - ce qui explique sans doute l’absence d’index, ce qui m’apparaît néanmoins regrettable. Impossible en effet pour la fille d’un couple hors normes - car il ne faut pas négliger la compagne de toujours du compositeur, Françoise Xenakis, écrivain et femme de médias qui est aussi la mère de l’auteur - de mettre une part d’elle-même, surtout qu’elle est aussi écrivain. C’est à travers le regard de cette enfant aimante et admiratrice de son père qu’est tiré le portrait du héros de l’auteur, qui laisse couler au fil de l’écriture ce qui appartient au plus profond de son être et qu’elle exprime avec son cœur, son âme, sa sensibilité de petite fille devenue femme puis mère et artiste. Un père génial et fin qui vit à travers elle et qui est également elle, au point qu’elle se décrit à travers lui jusqu’au plus secret de son âme. Tandis qu’elle finissait une sculpture d’Antigone sur la pelouse de la retraite que son père avait bâtie en Corse, elle conclut son livre-souvenir ainsi : « De retour à Paris, en regardant […] Antigone, je réalise une nouvelle chose incroyable. Mon père avait souhaité que l’on disperse ses cendres dans la Méditerranée, en Corse. Et c’est exactement dans ce golfe, là où Antigone porte aujourd’hui son regard, qu’elles reposent. Antigone maintenant veille sur les cendres de mon père. »

Bruno Serrou

Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis / Un père bouleversant. Editions Actes Sud, 2015 (231 p., 29€)

1) Une série de concerts est consacrée ces prochaines semaines à Iannis Xenakis. Notamment autour de l’Orestie par Spyros Sakkas (baryton), l’ensemble vocal Soli-Tutti, les Chœurs de l’Université Paris VIII et l’Ensemble Court-Circuit dirigés par Jean-Louis Forestier, samedi 11 mai à 20h Salle des Fêtes de Gennevilliers et mercredi 15 avril à 20h à l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille.



Pianiste devenu rare en France, Jean-Bernard Pommier donne à Gaveau une magistrale intégrale des Sonates de Beethoven

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Paris, Salle Gaveau, lundi 13 avril 2015


Jean-Bernard Pommier. Photo : DR

Musicien fin et discret, mettant sa sensibilité intérieure au service du seul compositeur et de son œuvre, étonnement peu présent en France, Jean-Bernard Pommier est l’un des artistes français les plus courus à l’international. Il faut dire que cet élève d’Yves Nat et de Pierre Sancan, pour le piano, ainsi que d’Eugène Bigot pour la direction d’orchestre au Conservatoire de Paris, s’est très rapidement imposé hors de l’hexagone grâce à ses victoires à 15 ans aux Concours internationaux de jeunes musiciens de Berlin et de la Guilde des Artistes Solistes Français, et en étant le plus jeune finaliste du Concours Tchaïkovski de Moscou en 1962, année où s’y sont imposés Vladimir Ashkenazy et John Ogdon, tandis qu’il se voyait remettre par le président du jury, Emil Gilels, le Premier Diplôme d’Honneur avec félicitations.

Pour ses 70 ans - il est né à Béziers le 17 août 1944 -, Jean-Bernard Pommier s’est lancé dans une nouvelle intégrale des sonates de Beethoven, qu’il a donnée d’abord à Londres et à Bruxelles avant de la reprendre à Paris, Salle Gaveau. Pommier est un familier de cet Himalaya de la littérature pianistique qu’il a enregistré à deux reprises, la dernière en 1994 rééditée en 2006, et qu’il joue partout depuis de nombreuses années. Pommier n’a pas choisi la chronologie, qu’elle soit de numéro d’ordre ou de dates, mais a obéi à des « impératifs formels et techniques »,  comme il l’a précisé à ma consœur du quotidien Le Monde, Marie-Aude Roux. Il s’agit chaque soir de faire corps avec la partition et son compositeur en mettant en relief les différentes évolutions et les subtilités harmoniques d’une sonate à une autre. Il n’en demeure pas moins que certaines soirées plongent dans un climat spécifique. Ce qui a été le cas lundi, pour le quatrième des huit volets du cycle parisien, au caractère héroïque.

Pommier a en effet inscrit à son programme cinq sonates, trois grandes dont une célèbre, entourant deux « sonates faciles », composées entre 1796 et 1805. C’est sur la première des trois Sonates op. 10, la 5e en ut mineur, qu’il a ouvert la soirée. Quoique concentrée, l’œuvre n’en compte pas moins trois mouvements de forme sonate. Réfléchi et le geste simple et sûr, le pianiste entre sans façon dans l’œuvre. Les doigts courant avec assurance et délicatesse sur le clavier dans le prolongement de mains de bucheron accrochées à des épaules larges et puissantes, il révèle dès cette première pièce un sens aigu de la narration qui émerge d’entrée par l’élan dramatique du thème principal et son écho plaintif, avant de donner à l’ensemble un tour judicieusement pathétique, sans pathos. Dans le finale, il exalte murmures et passions, jouant de l’ombre et de la lumière des sonorités de son magnifique Steinway.

Avec la Sonate n° 11 en si bémolmajeur op. 22 de 1799-1800 publiée en 1802 sous le titre « Grande Sonate pour le forte-piano », c’est le premier Beethoven qui arrive à son terme. Le ton épique préfigure en effet la maturité beethovenienne, et la forme en quatre mouvements développés ne sera reprise que dans la Sonate n° 28 « Hammerklavier » op. 106 de 1817-1819. Pommier magnifie l’héroïsme conquérant de cette grande page, tirant de son piano des résonances et des timbres dignes d’un orchestre entier, les doigts jouant avec dextérité des arpèges de doubles croches et de la polyphonie dense à la main gauche, galvanisant l’intense poésie de l’Adagio, avant de donner au menuet un tour baroque pour mieux souligner le contraste avec le vaste finale où il se joue des difficultés avec une aisance saisissante.

Jean-Bernard Pommier. Photo : DR

Se lançant dans la première œuvre de la seconde partie de son récital en prenant tout juste le temps de s’asseoir, Jean-Bernard Pommier a voulu donner aux deux « Sonates faciles pour le forte-piano » de Beethoven que sont les Sonates n° 19 en sol mineur op. 49/1 et n° 20 en sol majeur op. 49/2, une totale unité, enchaînant les deux mouvements de chacune pour en faire une unique sonate en quatre mouvements, bien que ces deux œuvres probablement conçues pour des élèves aient, en dépit de leur numéro d’ordre, précédé de peu la Sonate op. 10/1 avec laquelle Pommier a débuté ce concert. Le pianiste a donné à ces sonatines la tournure classique idoine dans l’esprit de Haydn, instillant en outre à la seconde une luminosité transcendante.

C’est avec l’une des œuvres les plus fameuses de Beethoven que Jean-Bernard Pommier a conclu son programme, dont les premières volets n’ont finalement constitué qu’un vaste prélude, leurs climats préparant celui envoûtant de la dernière, la fameuse Sonate n° 23 en fa mineur op. 57 « Appassionata » de 1805-1806. De ce « torrent de feu dans un lit de granit » décrit par Romain Rolland et que Beethoven considérait comme sa plus grande sonate, à l’exception de ses cinq dernières, Jean-Bernard Pommier a admirablement mis en lumière le déchaînement des forces irréductibles, les passions primitives et les folies troubles des hommes et de la nature magnifiés par cette œuvre extraordinaire dont il a fait un véritable poème pianistique annonciateur de la Sonate en si mineur de Franz Liszt. Tout entier engagé dans son interprétation enflammée, Jean-Bernard Pommier a tétanisé l’auditeur par la puissance de son interprétation, l’aisance phénoménale de son jeu au geste coulant avec naturel et retenue, son large nuancier, son engagement de chaque instant exprimé sans ostantation, tirant de son instrument des sonorités de braise aux résonances infinies, prenant son public à bras le corps sans que ce dernier n'en prenne conscience transporté dans un ailleurs d'où il a du mal à revenir, hypnotisé par la transcendance de la conception titanesque du pianiste de cette partition visionnaire.

Les prochains volets de l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven par Jean-Bernard Pommier résonneront dans cette même salle Gaveau les 27 mai, 4, 15 et 17 juin.

Bruno Serrou

CD : 80 ans d’Orchestre National de France en un coffret de huit disques

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Premier orchestre symphonique français permanent, l’Orchestre National de France célèbre cette saison ses 80 ans. Pour l’occasion, Radio France et l’Institut National de l’Audiovisuel publient un riche coffret de 8 CD qui retrace en trente et une œuvres extraites d’autant de concerts inédits l’histoire de cette formation qui porte haut les couleurs de la musique française à travers le monde par ses prestations retransmises sur les réseaux radios internationaux et par ses nombreuses tournées internationales. Les premiers documents datent de 1944, le dernier de 2013. Ils sont dirigés par des chefs légendaires, de Roger Désormière, Manuel Rosenthal et André Cluytens à Leonard Bernstein, Claudio Abbado et Seiji Ozawa, en passant par ses directeurs musicaux, de D.E. Inghelbrecht à Daniele Gatti. Seul manque bizarrement l’un des plus importants de ces derniers, le chef français Jean Martinon. D’éminents solistes aussi, de Dietrich Fischer-Dieskau et Victoria de Los Angeles à Isaac Stern et Martha Argerich, participent à la richesse de ce coffret. Chaque disque se fonde sur une thématique. De la tradition française (Debussy, Lalo, Roussel, Poulenc, Magnard) aux créations d’œuvres commandées par Radio France (Dutilleux, Poulenc, Messiaen, Xenakis, Berio), c’est tout ce qui fait l’identité du "National" qui est réuni.
Bruno Serrou

« 80 ans de concerts inédits de l’Orchestre National de France » 8 CD Radio France/INA 3 149028 063325 (distribution Harmonia Mundi)

Article paru dans le quotidien La Croix en avril 

Le Festival de Pâques de Deauville a révélé un nouvel orchestre de jeunes professionnels, le Secession Orchestra, et son chef de 33 ans, Clément Mao-Takacs

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Deauville (Calvados), Festival de Pâques de Deauville, Salle Elie de Brignac, samedi 18 et dimanche 19 avril 2015

Photo : (c) Bruno Serrou

Le Festival de Pâques de Deauville (1), qui, dans la perspective de sa vingtième édition l’an prochain, lance une collection de disques publiés par un nouveau label émanation de l’ensemble Le Balcon (d’où le « B ») (2), a révélé en dix-huit ans grand nombre de jeunes musiciens, dont plusieurs chefs et orchestres, ces derniers dans le cadre de l’Atelier de musique, qu’ils soient baroques, classiques ou modernes. Après le Cercle de l’Harmonie de Jérémie Rohrer, Le Balcon de Maxime Pascal, les Ensembles Orfeo55, Pygmalion, Initium, les Cris de Paris, Vocal Aedes, les Quatuors Eben, Ardeo, Hermès, Zaïde, les Trios Karénine, Dali, etc., la manifestation accueille cette fois une formation vouée au répertoire des XXeet XXIe siècles, le Secession Orchestra.

Irina de Baghy (mezzo-soprano), Clément Mao-Takacs et le Secession Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Cet orchestre jouant sur instruments modernes a ouvert le week-end dernier l’édition 2015 de la manifestation. Secession Orchestra, qui renvoie à la Sécession viennoise (1892-1906), mouvement artistique qui compte parmi ses figures de proue le peintre Gustav Klimt et l’architecte Otto Wagner, tandis que, côté musique, Gustav Mahler et le représentant emblématique, son nom trahit ses objectifs. Cette formation d’une quarantaine de musiciens est placée sous la direction musicale et artistique de Clément Mao-Takacs, qui l’a fondé voilà quatre ans. Né à Paris en 1980, ce jeune chef français aux origines bretonnes et Mittle-Europa est lauréat du festival de Bayreuth et du prix Jeune Talent de la fondation Del Duca de l’Institut de France. « Tandis que mon contrat de chef assistant à l’Opéra de Rome touchait à sa fin, j’ai eu l’idée de recruter sur audition des musiciens qui sortaient du Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris, se souvient Mao-Takacs. La cohésion s’est faite à force de travail, et les liens d’amitié se sont forgés peu à peu. Nous organisons autant de répétitions que nécessaire, sans autre limites que l’accomplissement d’un ensemble de musique de chambre. » Basé à Paris, donnant soixante concerts par an à travers l’Europe, le Secession Orchestra est une formation à géométrie variable fondée sur un noyau de trente-cinq musiciens.

Clément Mao-Takacs et le Secession Orchestra. Photo : (c) Claude Doaré

A Deauville, dans une salle peu garnie mais à l’écoute, ce sont des arrangements pour ensembles d’œuvres à gros effectifs qui ont été retenus. Ainsi, la Passacaille Op. 1 d’Anton Webern superbement arrangée par Henri Pousseur, et la Symphonie n° 1 « Titan » de Gustav Mahler transcrite par Klaus Simon (remplaçant les timbales par un piano et des timbres manquant par un accordéon) à la demande d’Universal Edition de Vienne se sont imposées par leur transparence mettant en avant la diversité des voix instrumentales tout en préservant la richesse des timbres et des dynamiques, tandis que les musiciens, à découvert, ont vaillamment relevé les défis suscités par des textures plus aérées. La mezzo-soprano canadienne Irina de Baghi a donné une vibrante interprétation des Wesendonck Lieder.

Ensemble Messiaen. Photo : (c) Claude Daoré

Autre concert, celui de l’Ensemble Messiaen. Cette formation qui réunit le clarinettiste Raphaël Sévère, le violoniste David Petrlick, le violoncelliste Volodia Van Keulen et le pianiste Théo Fouchenneret, a donné du Quatuor pour la fin du temps (1940-1941) du compositeur dont il porte le nom une interprétation encore un peu timorée mais porteuse de promesses. En ouverture de ce concert, le clarinettiste, le violoniste et le violoncelliste, associés à Verena Chen (violon), Adrien Boisseau (alto) et Guillaume Vincent (piano), ont mis en exergue le classicisme de l’écriture et de l’inspiration d’Im Fremden Land pour clarinette, quatuor à cordes et piano (2002) de Philippe Hersant dont la genèse paraît être de trente ans antérieure à celle du quatuor de Messiaen.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 2 mai. Rés. : (+33) 02.31.14.14.74.www.musiqueadeauville.com

2) B Records (distribution Naïve) : 1 CD Leoš Janáček (Quatuor à cordes n° 2 « Lettres intimes », Pohadka pour violoncelle et piano, Concertino pour piano, deux violons, alto, clarinette, cor et basson) LBM 001, et 1 CD Félix Mendelssohn-Bartholdy (Quatuor à cordes n° 3 op. 3, Sextuor op. 110) LBM 003. 

Article en partie paru dans le quotidien La Croix le 25 avril 2015

Extraordinaire Hollandais du baryton-basse coréen Samuel Youn à l'Opéra de Marseille

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Marseille (Bouches-du-Rhône), Opéra Municipal, mardi 21 avril 2015

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Ricarda Merbeth (Senta), Samuel Youn (le Hollandais). Photo : (c) Christian Dresse

A défaut de vraie nouvelle production - le spectacle est une adaptation d’une unique représentation des Chorégies d’Orange 2013 -, l’Opéra de Marseille crée néanmoins l’événement avec un Vaisseau fantôme de Richard Wagner au casting éblouissant.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Avi Klemberg (Steuermann, à gauche), Samuel Youn (le Hollandais, à droite). Photo : (c) Christian Dresse

Quatrième opéra de Richard Wagner, Der fliegende Holländer (le Hollandais volant, 1843), connu en France sous le titre le Vaisseau fantôme, ouvrage que Wagner destinait à l’Opéra de Paris qui le lui refusa tout en lui achetant les droits du livret pour en confier la mise en musique au compositeur français Pierre-Louis Dietsch, est le premier des dix opéras jugés dignes par les descendants du compositeur d’accéder à la scène du Festspielhaus de Bayreuth. Sa durée comparable au seul Or du Rhin dans la production wagnérienne et lui aussi donné sans entracte, et sa structure traditionnelle, où perce déjà la révolution formelle wagnérienne ainsi que certains de ses grands thèmes, l’errance, le sacrifice, la rédemption par l’amour, en font à la fois l’opéra le plus directement accessible du « sorcier de Bayreuth » et le sas d’entrée dans son univers. D’où sa constante présence à l’affiche.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Marie-Ange Todorovitch (Marie), Ricarda Merbeth (Senta), Choeur de femmes de l'Opéra de Marseille. Photo : (c) Christian Dresse

A Marseille pourtant, Wagner est apparemment moins couru que Verdi ou Massenet, à en juger du moins par la grande quantité de fauteuils restés vides le soir de la première du Vaisseau fantôme, l’opéra pourtant le plus « italianisant » de son auteur. Ce qui est regrettable, car l’affiche réunie n’a rien à envier aux grands millésimes du Festival de Bayreuth, à l’exception de l’orchestre... 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Avi Klemberg (Steuermann), Tomislav Muzek (Erik), Ricarda Merbeth (Senta), Choeur de l'Opéra de Marseille. Photo : (c) Christian Dresse

Comme cela devient de plus en plus systématiquement le cas, le terme « nouvelle production » n’est plus à prendre au sens premier. A l’instar de l’Opera de Paris, qui en use et abuse, les théâtres lyriques français tendent à attacher ce libellé aux productions inédites « in loco ». Et c’est le cas de ce Vaisseau fantôme, nouveau pour Marseille mais créé aux Chorégies d’Orange 2013 sur l’immense plateau du Théâtre antique. L’espace plus étriqué de la scène de l’Opéra de Marseille a nécessité de la part du metteur en scène Charles Roubaud une remise à plat de sa direction d’acteur, les chanteurs étant plus proches du public, et d’Emmanuelle Favre des décors plus resserrés. Malgré cette adaptation, l’action côté jardin, à bord du navire de Daland, n’est pas visible de partout. Les projections de mer, de tempête, d’immeubles et d’embarcadère se font trop discrètes et fort peu discernables du parterre, cachées par la volumineuse étrave rouillée du vaisseau du Hollandais, qui, au premier acte, est aussi rocher battu par la tempête. Seul raté de cette conception épurée, la mort rédemptrice de Senta, qui s’effondre à terre au côté de son père tandis que le vaisseau fantôme demeure immobile.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Tomislav Muzek (Erik), Samuel Youn (le Hollandais), Ricarda Merbeth (Senta). Photo : (c) Christian Dresse

Mais ce qui fait la particularité de la reprise marseillaise est la remarquable distribution vocale réunie pour l’occasion. Samuel Youn est un Hollandais d’exception. Voix d’airain au timbre de bronze, chant d’une plénitude absolue, engagement d’une vérité saisissante, aisance, puissance de l’émission impressionnante, solide comme un roc, le baryton-basse Coréen brûle les planches. Face à lui, Ricarda Merbeth, voix pleine et marbrée, phrasé éblouissant, est une Senta touchante et déterminée. Kurt Rydl, malgré sa voix usée, est un Daland de belle allure. L’Erik de Tomislav Muzek est viril et entreprenant mais sans brutalité. Sa voix ferme, large et lumineuse, est celle d’un Lohengrin. Marie-Ange Todorovitch, voix veloutée et sûre en Marie, et Avi Klemberg, Steuermann solide, parachèvent cette affiche d’excellence. Le chœur est vocalement sans défaut, mais les décalages sont nombreux. Il en est de même dans la fosse, avec en prime des problèmes de rythmes dus au chef Lawrence Foster, qui en plus suscite des cafouillages au sein d’un orchestre qui se donne pourtant dans cette partition avec un plaisir évident.

Bruno Serrou

 Article paru dans le quotidien La Croix le 23 avril 2015

Un Macbeth de Verdi sans fureur ni passion de Daniele Gatti et Mario Martone

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, lundi 4 mai 2015

Giuseppe Verdi (1813-1901), Macbeth. Roberto Frontali (Macbeth), Susanna Branchini (Lady Macbeth). Photo : (c) Vincent Pontet / WikiSpectacle

Premier des trois opéras dont Giuseppe Verdi tira l’intrigue de William Shakespeare, avant Otello et Falstaff qui parachèvent la création lyrique du compositeur lombard, Macbethest l’un des ouvrages les plus délicats à distribuer, particulièrement le rôle-titre, et plus encore celui de Lady Macbeth, où les cantatrices capables de s’y mesurer ne sont pas légion. Il faut dire que Verdi a tout fait pour que les chanteurs soient avant tout des tragédiens, autant dans leur jeu que dans leur voix, favorisant avant tout le théâtre au point de ne pas hésiter à faire sauter le carcan des formes traditionnelles du bel canto, et donnant à l’épouse de Macbeth une place qu’elle n’a pas dans la tragédie de Shakespeare, en faisant le véritable moteur de l’action. Le compositeur réclame d’ailleurs une interprète « laide et monstrueuse » à la voix « âpre, étouffée, sombre » pour attiser cette œuvre saturée de fureur, de haine, de passion destructrice, de folie meurtrière.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Macbeth. Choeur de Radio France. Photo : (c) Vincent Pontet / WikiSpectacle

Pourtant, ce que l’équipe italo-française réunie par le théâtre de l’avenue Montaigne ne suscite ni terreur ni frisson. A la tête d’un Orchestre National de France qui répond mollement à ses sollicitations et qui cumule les décalages, d’abord au sein-même des pupitres dans le prélude puis avec le plateau, mais dont les sonorités rêches et fauves conviennent à l’œuvre, Daniele Gatti, qui a choisi la version de 1865 écrite pour des représentations parisiennes au Théâtre Lyrique, rogne les angles et gomme les arêtes d’une œuvre faite de haine, de violence, de cris, de larmes et de fureur. Le chœur de Radio France, homme et femmes confondus, est en revanche à la hauteur de la diversité des emplois et missions que lui confie Verdi.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Macbeth. RJean-François Borras (Macduff). Photo : (c) Vincent Pontet / WikiSpectacle

La mise en scène toute en noirceur de Mario Martone, qui s’était déjà vu confier Falstaff par ce même Théâtre des Champs-Elysées en juin 2008, n’est pas particulièrement inventive, se montrant trop proche du livret. Au cas où le spectateur ne comprendrait pas, le réalisateur italien illustre apparitions et évocations par d’imposantes vidéos projetées plein cadre en fond de scène, et utilise deux chevaux - l’un blanc, l’autre noir - qui, lourdement tenus par des écuyers, parcourent le décor nu de sa scénographie - la forêt de Birnam au quatrième acte est en revanche réussie -, sombrement éclairée par Pasquale Mari, l’époque de l’action étant établie par quelques accessoires et par les costumes d’Ursula Patzak. Plus cinéaste que dramaturge, Martone signe une direction d’acteur plutôt efficace. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Macbeth. Roberto Frontali (Macbeth). Photo : (c) Vincent Pontet / WikiSpectacle

La distribution est dominée par l’excellent Macbeth de Roberto Frontali. Le timbre du baryton italien est d’un beau métal, la diction est irréprochable, la voix est solide bien qu’elle peine à aller au bout de la soirée sans encombre, le port digne quoique judicieusement sous influence. Plus discutable est la Lady Macbeth de Susanna Branchini, incontestable tragédienne mais aux intentions endiguées par une voix manquant de vaillance, de souffle et de rusticité, mais qui se libère opportunément dans la scène du somnambulisme de l’acte IV. Issue de l’Ecole d’Art lyrique de l’Opéra de Paris, Sophie Pondjiclis campe une dame d’Honneur d’altière stature, à l’instar du jeune ténor Jean-François Borras, qui saisit par sa santé vocale et sa luminosité dans l’unique et somptueuse scène et air de Macduff (n° 13 de la partition). Andrea Mastroni impose en Banquo son timbre juvénile qui fait oublier un aigu chétif, tandis que Jérémy Duffau promet en Malcolm.

Bruno Serrou

CD : Pierre Bartholomée, Œdipe sur la Route

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C’est dans le cadre du festival de musique contemporaine Ars Musica de Bruxelles qu’Œdipe sur la Route de Pierre Bartholomée (né en 1937) a été créé en mars 2003. Son commanditaire, Bernard Foccroule, alors directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, en a assuré la production dont il a confié la mise en scène à Philippe Sireuil. Figure majeure de la musique belge contemporaine, connu à la fois comme fondateur du Groupe Musiques Nouvelles de Bruxelles et pour avoir dirigé plus de vingt ans l’Orchestre Philharmonique de Liège, le compositeur wallon appartient à une génération qui a longtemps considéré l’opéra comme mort après Wozzeck de Berg. Compositeur en résidence à l’Université catholique de Louvain à l’époque de la genèse, Bartholomée a choisi le roman Œdipe sur la route publié aux Editions Actes Sud en 1990 par son compatriote Henry Bauchau (1913), à qui le compositeur a demandé d’en adapter le livret dont l’action se déploie en quatre actes. Celui-ci conte ce qu’il advint d’Œdipe entre les deux tragédies de Sophocle, Œdipe roi et Œdipe à Colonne. « On est dans le labyrinthe et dans le rêve, dans la rigueur et l’âpreté, la tension, la malédiction, la déréliction et la frayeur, écrit Pierre Bartholomée. Quête obstinée de lumière et d’une très hypothétique réconciliation. » Le héros grec et sa fille Antigone quittent Thèbes. Ils rencontrent Clios, bandit né de l’imaginaire de Bauchau, qui décide de les accompagner. Après avoir sculpté une vague immense au creux d’une falaise, il est invité au Solstice d’été par Diotime à qui il raconte son histoire. Mais il est atteint par la maladie avant d’être guéri par Calliope. Accueilli par Thésée à Athènes, il en repart en empruntant une route que Clios lui a peinte.

Pierre Bartholomée (né en 1937), Oedipe sur la Route. José Van Dam (Oedipe). Photo : (c) Johann Jacobs / Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Ecrit pour José Van Dam, le rôle-titre est profond et douloureux. Réalisant un long parcours initiatique à la quête de lui-même, l’Œdipe que les auteurs lui ont concocté est de la dimension du Saint François d’Assise de Messiaen, dont la figure tutélaire marque la partition de son empreinte. Atonal, parfois rude et âpre, le langage musical de Bartholomée n’en est pas moins accessible et d’une touchante expressivité. Mais les deux premiers actes sont par trop narratifs, ce qui leur confère le tour d’un oratorio, et il faut attendre les deux actes suivants, plus particulièrement l’ultime, pour ressentir une véritable émotion dramatique. Pourtant, sous la direction attentive de Daniele Callegari, à la tête du chœur et de l’orchestre de la Monnaie de Bruxelles en grande forme, la distribution est excellente. A commencer par José Van Dam, chanteur-acteur que l’on sait. Valentina Valente est une fière Antigone, Jean-François Monvoisin campe un ardent Clios, et Hanna Schaer une tendre Diotime.

Bruno Serrou

2 CD Evidence EVC011 (distribution Harmonia Mundi)

"Le Roi Arthus" d’Ernest Chausson, chef-d’œuvre de l’opéra français, fait son entrée à l’Opéra de Paris plus d’un siècle après sa création avec une distribution de rêve et une dramaturgie décevante

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Paris, Opéra national de Paris-Bastille, mardi 19 mai 2015


Elève de Jules Massenet et de César Franck, issu d’une riche famille bourgeoise du quartier latin, juriste de formation devenu tardivement musicien (il est entré au Conservatoire de Paris à l’âge de 35 ans), épris de la musique de Richard Wagner au point de se rendre en Allemagne dès 1879 pour assister à des représentations du Vaisseau fantôme et du Ring, puis, en 1882, à la création de Parsifalà Bayreuth, où il se rendra régulièrement par la suite, Ernest Chausson n’a eu en moins de quarante-cinq ans le temps de terminer moins d’une quarantaine d’œuvres auxquelles il convient d’ajouter des partitions de jeunesse, d’autres inachevées, ainsi que quelques esquisses, avant de mourir bêtement contre un mur à la suite d’un accident de bicyclette. Au sein de sa création, un unique opéra, qui confine au chef-d’œuvre, le Roi Arthus, qui porte le numéro d’opus 23.

J. Paquot d'Assy dans le rôle de Genièvre lors de la création du Roi Arthus d'Ernest Chausson Théâtre de La Monnaie de Bruxelles durant la saison 1903-1904. Photo : (c) Archives de La Monnaie n° 34743

Destin de l’œuvre

A l’instar du Quatuor pour cordes et piano en la majeur op. 30 créé dans cette même ville cinq ans plus tôt, c’est à Bruxelles, au Théâtre de la Monnaie, que le Roi Arthus a été donné en première mondiale à titre posthume le 30 novembre 1903, soit quatre ans, cinq mois et vingt jours après la mort de son auteur.  Tant d’ouvrages français sans intérêt ni attrait particulier ont été remis au goût du jour ces dernières années que l’on se demande ce qui a bien pu tenir cette grande partition loin des scènes françaises. Depuis la première hexagonale du seul troisième acte au plus sombre de la Première Guerre mondiale, le 30 mars 1916, il aura fallu attendre 1996 pour que l’ouvrage soit entièrement monté à la scène, grâce à l’Opéra de Montpellier dans une production venue d’Allemagne, puis encore dix-huit ans pour une deuxième production, cette fois à l’Opéra du Rhin, à Strasbourg, en mars 2014. Le public parisien a pu découvrir l’œuvre entière le 14 mai 1981 au Théâtre des Champs-Elysées, grâce à Radio France, et n’a fait l’objet que d’un seul enregistrement discographique officiel, réalisé par le label Erato en 1986, avec Teresa Zylis-Gara, Gino Quilico, Gösta Winbergh, le Nouvel Orchestre Philharmonique et les Chœurs de Radio France dirigés par Armin Jordan.

Ernest Chausson (1855-1899), sur son vélo, qui lui fut fatal. Photo : DR

Il aura donc fallu cent douze ans après sa création et cent seize ans après le décès de son auteur pour que l’Opéra de Paris daigne enfin lui prêter attention… Le Roi Arthus, dont Ernest Chausson est le signataire à la fois de la musique et du livret, est de la même luxuriance que son Poème de l’amour et de la merop. 19 qu’il composa en 1882-1892 pour voix et orchestre sur deux poèmes de son ami Maurice Bouchor. Comme cette dernière œuvre, bien que six fois plus développé, cet opéra a nécessité une genèse qui s’étend sur presque dix ans, Chausson rédigeant le texte en 1885-1886 et achevant la partition fin 1894.

Château médiéval du Pays de Galles. Photo : DR

L’œuvre

La légende arthurienne a inspiré quantité d’artistes, qu’ils soient peintres, poètes, romanciers, cinéastes, musiciens... Parmi eux, Henry Purcell pour son semi-opéra King Arthur, et Richard Wagner, qui y a puisé son ultime ouvrage, Parsifal, inspiré des aventures mystiques de l’un des chevaliers de la Table Ronde, Perceval le Gallois, parti à la quête du Saint Graal dans lequel, selon la légende, Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ quand le corps de ce dernier fut descendu de sa Croix. Un opéra que Chausson a découvert dès sa création en juillet 1882 à Bayreuth. L’on retrouve dans le drame lyrique de Chausson la proximité du « sorcier » Wagner qui pesa de tout son poids sur la musique française de la seconde moitié du XIXe siècle, de Parsifal, par le flux continu et entêtant de l’orchestre et des motifs conducteurs, et, surtout, de Tristan et Isolde, jusqu’aux héros-mêmes, avec le roi Arthus faisant imparablement penser au roi Marke - mais aussi à Wotan -, tandis que Lancelot et Genièvre renvoient à Tristan (mais aussi à Amfortas) et à Isolde, Mordred à Melot, Lyonnel à un Kurwenal embryonnaire... Néanmoins, le premier acte doit aussi à Berlioz, tandis que le tout s’avère profondément original avec une orchestration impressionniste aux harmonies transparentes et fines qui donnent à l’ensemble de la partition une flexibilité d’un rare raffinement.

Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Production de Graham Vick pour l'Opéra de Paris, début de l'Acte I. Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris

Ce drame lyrique en trois actes et six tableaux séparés par de somptueux interludes orchestraux d’une durée totale de deux heures et quarante-cinq minutes, conte une histoire peu morale considérant l’époque de sa genèse, celle de la reine Genièvre, épouse du roi Arthus, qui, à la fin du premier acte où se noue le destin des héros, embrasse presque dans un même élan les deux hommes de sa vie, son amant Lancelot et son royal époux. Au début du premier acte, vainqueur des Saxons, le roi Arthus loue les mérites des chevaliers de la Table Ronde, plus particulièrement de Lancelot, ce qui avive la jalousie de Mordred, neveu du roi. Lorsque Lancelot retrouve Genièvre, qui est sous la protection de Lyonnel, l’écuyer de Lancelot qui constate que son maître trahit la confiance du roi, les amants oublient le monde et les conventions. Ayant surpris le couple, Mordred est terrassé par Lancelot, qui le croit mort. Au deuxième acte, le chant d’un laboureur, qui célèbre les exploits d’Arthus, exacerbe les remords de Lancelot. Genièvre apprend à ce dernier que Mordred est en vie et les a dénoncés au roi, qui ne veut pas le croire sans entendre Lancelot. Celui-ci, contraint de choisir entre une vie de mensonge à la cour et la fuite, opte pour un retour en son château en compagnie de Genièvre. Pressentant la fin de son œuvre, Arthus invoque Merlin, le compagnon des premières heures dont le spectre lui annonce le déclin de la Table Ronde et sa fin prochaine avant de disparaître lorsque lorsqu’Arthus lui demande si Lancelot et la reine l’ont trahi. Arthus, qui comprend que Genièvre est partie avec Lancelot, appelle ses chevaliers à leur poursuite. Dans le dernier acte, malgré l’assaut des troupes royales, Lancelot refuse de combattre son roi et lâche son épée. Désarmé, il se jette dans la mêlée avec l’espoir d’une mort certaine, tandis que Genièvre se suicide à l’aide de sa propre chevelure. Découvrant Lancelot expirant, Arthus, accablé, pardonne au couple perfide, tandis que le chevalier meurt dans ses bras en prédisant que la pensée d’Arthur sera éternelle, contrairement à la sienne. Aspirant à son tour à la mort, Arthus jette son épée Escalibor à la mer et monte dans une nacelle, tandis que le soleil sombre dans la mer et qu’un chœur céleste l’appelle dans un au-delà mystique.

Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Roberto Alagna (Lancelot), Thomas Hampson (Arthus), Sophie Koch (Genièvre). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris

La production

Dans les deux rôles principaux, l’Opéra de Paris a reconstitué le même duo, le ténor français Roberto Alagna et le baryton américain Thomas Hampson, qui avait contribué au succès du Don Carlos de Verdi que le Théâtre du Châtelet avait produit dans sa version originale en français en 1996, à l’époque où Stéphane Lissner en était le directeur. Mais Graham Vick n’est pas Luc Bondy. Dès l’ouverture, l’on entre dans un univers singulièrement prenant de Chausson, tant il enchante les sens avec des accords et un traitement de l’orchestration qui puise plus ou moins dans la Chevauchée des Walkyries et que dirige avec allant et une sensualité délicate Philippe Jordan, qui en souligne la profondeur de champ et les volutes sonores parfaitement soutenu par les chatoyances sonores de l’Orchestre de l’Opéra de Paris.

Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Roberto Alagna (Lancelot). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris

Dès les premiers instants du premier acte, le metteur en scène gallois s’avère clairement en panne d’inspiration ou s’ennuie ferme dans le déroulé de cet œuvre dont le contenu aurait dû l’inspirer et le conduire à chanter dans son jardin. Graham Vick semble avoir tout fait pour éviter de se laisser magnétiser par la légende arthurienne, en situant l’action dans les années 1970. La direction d’acteur est limitée, le plateau dépouillé dominée dans le fond par un immense poster à dominante bleue d’où se détache une tour de château médiéval, et de grandes épées de duel médiévales portées par des hommes à la vague physionomie d’ouvriers du bâtiment qui les disposent autour des murs d’une maison… Merlin préfabriquée en construction agrémentés d’un jardinet de fleurs jaunes et d’herbe plus verte que nature. Heureusement, à défaut de l’œil, frustrée, côté musique, l’oreille est comblée. Roberto Alagna et Sophie Koch sont en très grande forme. Thomas Hampson apparaît un rien fatigué vocalement mais le timbre est splendide, le chant généreux, le port altier et de haute stature. Les seconds rôles sont parfaitement tenus, à commencer par le puissant Mordred d’Alexandre Duhamel, et l’attentionné Lyonnel de Stanislas de Barbeyrac. L’orchestre est sans faiblesse, fluide et ample à la fois, donnant à entendre toutes les voix somptueusement mises en relief par l’écriture sculpturale de Chausson. Incroyable à l’écoute de ces pages magnifiques de se rappeler qu’il ait fallu attendre cent vingt ans pour que cet authentique chef-d’œuvre de l’opéra français entre au répertoire de l’Opera de Paris. Mais combien d’années va-t-il falloir attendre pour le retrouver dans ces mêmes murs après une production aussi insipide où l’on reconnaît à grand peine, du moins dans ce premier acte, qui est qui et qui fait quoi tant les costumes sont quelconques et par trop semblables.

Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Sophie Koch (Genièvre), Roberto Alagna (Lancelot). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris

Le deuxième acte est musicalement exceptionnel. Hampson a retrouvé toutes ses capacités vocales, et se fait bouleversant dans la scène deux. Délirant, anxieux, criant de douleur et de vérité. Sa voix exhale une émotion extraordinaire. D’une force extrême, son dialogue avec Merlin a la dimension de celui de Wotan avec Erda. Peter Sidhom a une voix ferme et bien timbrée, à la hauteur de celle d’Hampson. Dans la première scène, Alagna torturé par le doute est grandiose, Sophie Koch est insupportable à souhait dans sa façon, toute féminine de torturer son amant. Mais Dieu que le canapé en skaï rouge planté au milieu du plateau est hideux, et Hampson, en costume bourgeois d’intérieur fait d’un confortable gilet et pantalon de velours de couleur beige, a bien raison de le massacrer à la fin de l’acte. 

Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Sophie Koch (Genièvre). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris

L’interlude entre les deux scènes est sublime. L’on y retrouve la fluidité des eaux du Rhin dans la Tétralogie de Wagner, les tensions du deuxième acte de Tristan et Isolde, des empreintes de Lohengrin, mais le tout réalisé avec des procédés bien personnels et d’une sensualité toute française. Mais l'on retrouve encore cette maison préfabriquée, cette fois vue de l'intérieur, et le même canapé, tandis qu’au dehors, la Table Ronde est symbolisée par le même cercle d’épées reliées entre elles par un cordage enroulé autour de leur garde tel une corde de pendu.

Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Sophie Koch (Genièvre). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris

Enfin, le troisième acte venu, le sort du canapé est jeté d’entrée. Il subit enfin le destin radical qu’il mérite : il brûle tandis que le rideau se lève. Il brûlera jusqu'au deux-tiers de la première scène, en dégageant une forte odeur de résine de plastique. Les épées sont cette fois éparpillées au milieu d’un champ de ruines, la maison, elle aussi au sol effondrée est devenue abri de SDF, seules quelques pans de mur sont encore droits. En fond de scène, le poster bleu ciel et vert sur lequel se découpe depuis le début une tour médiévale en front de mer symbolisant sans doute le château d’Arthus, à moins que ce soit celui de Lancelot, est roussi par le feu et rongé par l’humidité. Genièvre est seule en proie au doute quant au comportement de Lancelot, lorsque survient ce dernier, qui dit fuir le roi tant il a de remord. Enfin, une bribe de direction d’acteur lorsque Genièvre devient folle, ivre d’incertitude, et finit seule par se suicider, un suicide auquel on a du mal à croire tant Sophie Koch a de mal à se convaincre de l’efficacité de sa chevelure pour parvenir à ses fins. 

Ernest Chausson (1855-1899), le Roi Arthus. Thomas Hampson (Arthus), Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel), Roberto Alagna (Lancelot). Photo : (c) Andrea Massena / Opéra national de Paris

Entre les deux scènes de l’acte, comme entre chacune de celles des deux précédents, un superbe interlude, cette fois avec des fanfares guerrières qui se répondent à l’arrière-scène sonnant l’hallali entre partisans de Lancelot et ceux d’Arthus, et qui débouche sur la sublime scène finale des adieux où les des deux héros de la soirée, Alagna et Hampson, sont au sommet de leur art, bientôt rejoints par le chœur mystique qui accompagne Arthus vers son sommeil éternel, après que Lancelot ait prédit l’immortalité de la mémoire du roi. L’on entend dans cet acte ultime des effluves de Parsifal, particulièrement le chœur final et le thème de la lance, de Tristan et Isolde, le roi Marke, l’immolation d’Isolde, les appels de Brangäne et ceux de Kurwenal, le Crépuscule des dieux... ainsi que d’extraordinaires traits de violoncelle... Le tout exalté par un Orchestre de l’Opéra de Paris en très grande forme.

Bruno Serrou

Un diptyque lyrique Sciarrino/Fiszbein ouvre en fanfare le festival du Balcon et Maxime Pascal Théâtre de l’Athénée

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Paris, Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, samedi 23 mai 2015

Maxime Pascal. Photo : DR

Avant sa fermeture pendant plus d’une saison pour cause de travaux de réfection (nouvelle fausse d’orchestre, nouveaux fauteuils, etc.) et de mise aux normes électriques, informatiques, d’hygiène et de sécurité, vingt-cinq ans après la dernière tranche de travaux, le Théâtre de l’Athénée a offert à l’équipe du Balcon et à son directeur musical et artistique, Maxime Pascal, un véritable festival dans le cadre duquel la formation en résidence dans cet auguste théâtre a programmé trois opéras contemporains, dont un en création, et un autre dans une version remaniée par le compositeur, qui sera présenté courant juin.

Fernando Fiszbein (né en 1977), avenida de los incas 3518. Les trois compères. Photo : DR

Fiszbein, avenida de los incas 3518

En mai, les deux premiers ouvrages ont été présentés sous forme de diptyque. En première partie de ce dernier, un ouvrage en première mondiale, avenida de los incas 3518 de l’Argentin Fernando Fiszbein. Né à Buenos Aires en 1977, bandonéoniste, Fiszbein est de ces nombreux Argentins à avoir choisi de s’installer en France et d’y exprimer leur art. C’est en 2000 qu’il quitte son pays pour Strasbourg, où il devient l’élève d’Ivan Fedele au Conservatoire, avant de se rendre à Paris en 2004 pour étudier au CNSMDP avec Frédéric Durieux (composition), Marc-André Dalbavie (orchestration), Michaël Levinas et Claude Ledoux (analyse), Luis Naón, Yann Geslin et Tom Mays (nouvelles technologies), et de suivre le Cursus I de l’Ircam en 2007. Commande du Balcon, l’opéra de chambre avenida de los incas 3518 est son premier ouvrage scénique. 

Fernando Fiszbein (né en 1977) et son bandonéon. Photo : DR

Inspirée d’histoires que le compositeur également librettiste partageait avec ses amis lorsqu’il vivait à l’adresse éponyme, l’action se déroule dans un immeuble si au numéro 3518 de l’avenue des Incas de Buenos Aires, où trois amis d’enfance, adolescents attardés, Nico, Pablo et Diego, qui s’ingénient à perturber la quiétude d’une bâtisse bourgeoise en soumettant leur voisinage aux pires avanies en s’introduisant discrètement dans les appartements pour entrer dans l’intimité des occupants en s’accaparant des effets personnels et en surprenant des conversations personnelles, afin de manipuler de leurs victimes tout en manipulant un jeune enfant à entrer dans leurs combines. Structurée en onze scènes, l’œuvre se fonde sur un grand flash-back tenu de main de maître par un texte en castillan à l’humour caustique et une impertinence de bon aloi tandis que la musique enserre chaque saynète dans un écrin parfaitement adapté au propos, et que les protagonistes se voient confier une authentique partie chantée, qui s’avère d’une grande liberté. 

Fernando Fiszbein (né en 1977), avenida de los incas 3518. Camille Mercks (Alma). Photo : DR

Sans atteindre la créativité dans l’intégration d’images dans les opéras de Michel Van der Aa (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/passionnant-triptyque-lopera-de-lyon.html), la vidéo de Yann Chapotel qui sert de décors au spectacle, conçue conjointement au livret et à la musique, est ingénieuse et permet de voir ce quoi se passe à tous les étages du 3518 de l’avenue des Incas, avec descentes et montées vertigineuses, retours en arrière, arrêts sur image dont l’enchaînement donne le tournis, au point de faire passer à l’arrière-plan la mise en scène de Jacques Osinski. La distribution est à la hauteur de la virtuosité du texte et de la musique, avec Guilhem Terrail (contre-ténor), Pablo Ramos Monroy (ténor) et Sydney Fierro (baryton) étourdissants post-ados, Camille Mercks (contralto) est une Alma aux graves abyssaux qui fait merveille dans l’inénarrable scène de la salle de bain où l’ont enfermés les trois anarchistes, Florent Baffi (baryton-basse) et Elise Chauvin (soprano) forment un juste couple de parents Garcia submergés par leur incontrôlable progéniture. Damien Bigourdan (ténor), en amoureux zélé, Johan Leysen en récitant et Manuel Flaiszman, l’enfant pré-ado Garcia, complètent la troupe avec talent, tandis que Maxime Pascal dirige le tout avec l’énergie et la rigueur dont il ne se départit pas à la tête de son excellent Balcon.

Salvatore Sciarrino (né en 1947), Lohengrin. Johan Leysen (Elsa). Photo : DR

Sciarrino, Lohengrin

Mais l’œuvre-phare de la soirée a été le Lohengrin (1982-1984) de Salvatore Sciarrino, l’aîné de trente ans de Fernando Fiszbein. Dans cette « action invisible pour solistes, instruments et voix en un prologue, quatre scènes et un épilogue », le compositeur sicilien se fonde non pas sur l’opéra de Richard Wagner, mais sur la nouvelle de Jules Laforgue (1860-1887), poète du pessimisme, de la mélancolie et de l’humour noir. En fait de Lohengrin, le véritable personnage central est en fait Elsa, non plus fille du Comte de Brabant mais vestale accusée de fornication. Lohengrin l’épouse, mais, durant leur nuit de noces, malgré les efforts de la jeune fille pour le séduire, il refuse de consommer le mariage. L’un des oreillers du lit conjugal se transforme en cygne, sur le dos duquel Lohengrin monte pour se diriger vers la lune. Le monodrame s’achève sur la révélation qu’Elsa est en réalité internée dans un hôpital psychiatrique. 

Salvatore Sciarrino (né en 1947). Photo : DR

La partition de Sciarrino est d’une grande variété, stagnante et liquide dans sa forme, mais vivante et changeante dans sa construction, avec une musique extrêmement mouvante, riche en timbres, en miroitements, exploitant avec un raffinement souverain la diversité du jeu instrumental, ainsi que les aptitudes de la voix, du souffle au chant, ce dernier étant dévolu pleinement aux infirmiers à la toute fin de l’œuvre.

Salvatore Sciarrino (né en 1947), Lohengrin. Johan Leysen (Elsa). Photo : DR

Contrairement à ce qu’indique la partition, qui précise que le rôle d’Elsa revient à une soprano, suggestion retenue le 22 mai 2001 par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Jonathan Nott Cité de la Musique avec Marianne Pousseur, c’est à un comédien-chanteur que Jacques Osinski a confié le personnage central. La conception du metteur en scène fondateur de la compagnie l’Aurore boréale est d’une force extraordinaire. Il faut dire qu’il bénéficie de la présence d’un interprète exceptionnel en la personne du comédien belge Johan Leysen, le récitant d’avenida de los incas 3518, qui erre comme une démente accoutrée d’une robe de mariée usée le visage d’abord couvert d’un voile de mariée au cœur d’un plateau divisé en quatre espaces scéniques délimité par autant d’éléments de décors au sein desquels Elsa, crument éclairée d'une lumière acier qui lui donne les atours d'un spectre réalisée par Catherine Verheyde, vit son chemin de croix, sphère précisément délimitée grâce à l’appui de caméras cadrant au plus près l’héroïne, qui se défait peu à peu de ses vêtements, les images étant projetées plein cadre « live » sur un écran planté en fond de scène, finissant entièrement nu(e) avant que le chœur d’infirmiers (Sydney Fierro, Florent Baffi, Pablo Ramos Monroy) l’enferme dans une camisole de force.

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Troisième opéra du festival du Balcon à l’Athénée, La métamorphose, que son auteur, Michaël Levinas, a retravaillée pour l’occasion, est donné du 12 au 17 juin dans le cadre du Festival ManiFeste de l’Ircam.

Bruno Serrou

Le Requiem de Bernd Aloïs Zimmermann a ouvert en fanfare le Festival ManiFeste de l’Ircam 2015

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Paris, Festival ManiFeste de l’Ircam, Philharmonie 1, lundi 2 juin 2015


C’est une œuvre immense, autant par sa durée, ses moyens colossaux, sa richesse plurielle, sa complexité due notamment à la superposition constante de différentes strates musicales et temporelles selon le concept de sphéricité du temps enchevêtrant passé, présent et avenir, que par sa volonté d’embrasser le monde à travers tout un siècle, le XXe, qui a connu les plus grands bouleversements que l’Humanité ait eu à affronter, qui a ouvert l’édition 2015 du Festival ManiFeste de l’Ircam, le Requiem für einen jungen Dichter (Requiem pour un jeune poète) de Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Il aura fallu vingt ans pour que cette partition monumentale connaisse sa seconde exécution parisienne, la dernière remontant au 21 septembre 1995, dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre du Châtelet, dirigé par Michaël Gielen à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Baden-Baden (Südwestfunk), et des Chœurs de la Radio de Cologne, de Stuttgart, du Festival d’Edimbourg et de la Radio slovaque, équipe qui venait de l’enregistrer pour le label Sony Classical.

Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Photo : DR

Envisagé dès 1955, ce Lingual, terme inventé par le compositeur expressément pour cette œuvre qui combine l’oratorio chanté et le parler radiophonique fondé sur l’utilisation abondante de procédés de montage et de collage et mobilisant toutes les ressources de l’électronique et de la bande magnétique préenregistrée, a nécessité deux ans de genèse, entre 1967 et le 17 août 1969, avant d’être créé le 11 décembre suivant à la Rheinhalle de Düsseldorf sous la direction de Michaël Gielen, qui avait déjà dirigé la création de l’opéra Die Soldatenà Cologne quatre ans plus tôt. Cette grande partition requiert la participation de deux récitants, une soprano, un baryton, trois chœurs spatialisés, diverses sources électroniques et un orchestre de soixante-dix musiciens richement pourvu en bois (avec saxophones), cuivres (avec tuba Wagner), percussion et claviers (piano, orgue, accordéon) mais aux cordes réduites aux seuls violoncelles et contrebasses, effectif auquel il convient d’ajouter un quintette de jazz.  

Le titre de ce « Lingual pour récitants, soprano et basse solos, trois chœurs, sons électroniques, orchestre, jazz-combo, orgue, d’après des textes de différents poètes, rapports et reportages » ne se réfère pas à un poète particulier, mais à un jeune poète imaginaire qui, à l’instar du compositeur, a traversé le XXe siècle, de 1918 à 1969, et dont la pensée se trouve synthétisée dans le choix des textes et de leurs auteurs parmi lesquels James Joyce, Ezra Pound, Hans Henny Jahnn, avec une présence toute particulière de deux russes, Serge Essénine et Vladimir Maïakovski, et d’un allemand, Konrad Bayer, trois poètes qui se sont suicidés, comme le fera Zimmermann le 10 août 1970, sous le poids du conflit entre sa foi chrétienne profonde et les horreurs et souffrances de son siècle. L’œuvre s’achève sur une longue citation de Bayer précédée d’échos des manifestations de Mai 1968 à Paris et du Printemps de Prague emporté par un cri désespéré hurlé à pleins poumons par les trois chœurs, Dona nobis pacem ! 


L’assemblage de chants et de récitatifs sur quarante-sept textes exprimés en huit langues - grec ancien (Eschyle, le Kyrie) et moderne (Andreas Papandréou), latin (la liturgie des morts qui se présente dans un ordre bouleversé - Postcommunion, Oraison, Lecture au début avec néanmoins un fragment de l’Introït, les textes religieux tirés de l’Ecclésiaste et d’un discours de Jean XXIII), anglais (Joyce, Ezra Pound, Neville Chamberlain, Winston Churchill), allemand (Ludwig Wittgenstein - qui notamment cite saint Augustin dans sa définition du temps annonçant celle de Zimmermann -, Kurt Schwitters, Bayer, Jahnn, Friedrich von Schiller, la loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne, Mao Tse Toung, Adolph Hitler, Imre Nagy, Joachim von Ribbentrop, Joseph Goebbels, Otto-Ernst Remer, Joseph Staline, Roland Freisler, communiqué militaire), hongrois (Sándor Weöres - « il y a un passage en hongrois dont je lui avais parlé, raconte Péter Eötvös. C’est un poème de Sándor Weöres, dob és tánc (tambour et danse). Il est purement rythmique, donc sans signification particulière. » -, Imre Nagy), russe (Maïakovski, Staline), tchèque (Alexander Dubcek) et français (Albert Camus, manifestations), l’ampleur des moyens mis en œuvre et la dissémination du geste expriment la sphéricité d’un monde qui piétine, d’où la joie s’est retirée, étouffé par le péché, la faute et le malheur, promis à l’effondrement, à l’enlisement et à la mort (1). Côté musical, les citations sont nombreuses, Ludwig van Beethoven (les notes introductives du finale de la Neuvième, Richard Wagner (Mort d’Isolde), Olivier Messiaen (l’Ascension), Darius Milhaud (la Création du monde), Bernd-Aloïs Zimmermann lui-même (Symphonie en un mouvement), les Beatles (Hey Jude), le jazz band qui renvoie à Miles Davis et Herbie Hancock, tandis que les voix politiques ne peuvent que susciter le silence musical, ce qui, à l’issue du concert de mardi, a conduit d’aucuns qui ne s’y étaient point préparés, à relever des longueurs qui n’en sont absolument pas, car il s’agit pour Zimmermann de ne pas renoncer à leur continuité discursive et à leur spécificité sonore documentaire, renonçant pour ce faire à la moindre tentative de retouche. 

Bien que jouée en continu, la partition est divisée en quatre sections - Prologue, Requiem I (réservé pour l’essentiel aux récitants et aux sons enregistrés qui forment un kaléidoscope effroyable de dix-sept séquences différentes mélangeant sons sinusoïdaux, bruits concrets (enregistrements de foules de manifestants, de vents et de marées, de bruits de bottes, d’artillerie, de chars d’assaut et d’avions de chasse) et textes parlés souvent inintelligibles amalgamant passé et présent et qui deviennent musique), Requiem II, Dona nobis pacem. La plus longue section (vingt-huit minutes), Requiem II, est elle-même scindée en cinq parties (Ricercar où intervient le quintette de jazz, Rapprensentazioneoù les chœurs reviennent au premier plan tandis que les deux chanteurs solistes s’expriment pour la première fois et que l’orchestre affirme enfin sa pleine puissance, Elegia pour soprano, accordéon et quintette de jazz, Tratto, interlude purement instrumental dominé par les deux pianos, les cuivres, l’orgue, l’accordéon et les scansions de timbales, et Lamento, qui se fonde sur le poème de Maïakovski écrit à la mémoire d’Essénine exposé d’abord par le baryton puis par le chœur d’hommes dont le terrible cri d’angoisse est violemment interrompu par un coup de marteau). L’œuvre, qui se termine sèchement sur l’hallucinant hurlement désespéré du « Dona nobis pacem ! » con tutta la forza, est strictement minutée à soixante-cinq minutes en raison de la bande préenregistrée.

Michel Tabachnik. Photo : (c) Jean-Baptiste Millot

De ce maelstrom sonore et conceptuel, Michel Tabachnik, dont la stature rectiligne a dégagé une énergie communicative malgré une gestique un peu raide qui empêcha l’œuvre de respirer pleinement, a su faire ressortir clairement l’infinité des composants grâce à un lieu parfaitement adapté aux ambitions de l’œuvre, la Philharmonie permettant davantage que le Châtelet une ample spatialisation grâce à ses vastes proportions qui autorisent la dissémination des effectifs choraux aux quatre coins de la salle, immédiatement derrière l’orchestre, derrière le public et au milieu de ce dernier à cours et à jardin, pour le double chœur d’hommes, ainsi que les haut-parleurs, dont la répartition parfaitement équilibrée a laissé nettement distinguer les diverses sources et leurs origines géographiques dans la salle. Les deux chanteurs solistes, la soprano Marisol Montalvo et le baryton Leigh Melrose, ont donné de leur voix somptueuse une interprétation d’une solidité confondante à l’instar des deux récitants, Peter Schröder et Nico Holonics, formant avec les trois chœurs français supérieurement préparés - les Cris de Paris de Geoffroy Jourdain, le Chœur de Chambre Les Eléments de Joël Suhubiette et le Chœur de l’Armée française d’Aurore Tillac - une entité sonore d’une force et d’un éclat somptueux, tandis que les élèves du Département Jazz et Musiques improvisées (Pascal Mabit, saxophone, Timothée Quost, cornet à pistons, Nicolas Fox, percussion, Tom Georgel, piano, Victor Aubert, basse) se sont avérés à la hauteur de leur tâche, sans rien avoir à envier à leurs aînés de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart (SWR), exceptionnel de cohésion, de rigueur et de timbres.

Photo : (c) Bruno Serrou

En ouverture de programme, l’Orchestre de la SWR a donné toute sa mesure dans le prélude pour grand orchestre Photoptosis, dernière page pour orchestre seul de Zimmermann composée en 1968 parallèlement à son Requiem, et qui a été créée le 14 février 1969 à Gelsenkirschen par l’orchestre de cette ville dirigé par Lubomir Romanski. A l’instar de son Requiem, le compositeur allemand insère des citations, néanmoins plus courtes, de la Symphonie n° 9 de Beethoven, mais aussi du Concerto brandebourgeois n° 1 de Bach, de Casse-Noisette de Tchaïkovski, du Veni Creator grégorien, du Poème de l’Extase de Scriabine et du prélude de Parsifal de Wagner. Une œuvre monolithique en trois phases dont les textures extraordinairement serrées imperceptiblement mobiles instillent une impression de mouvement figé d’où émerge à l’issue d’un immense crescendo l’explosion de lumière « con tutta la forza »que le titre grec suggère.

Et dire qu’un certain nombre de mes confrères, parmi les plus âgés, se sont aventurés sitôt la soirée terminée à affirmer que ces deux œuvres ont « terriblement vieilli »... Pour ma part, j’ose espérer ne pas avoir à attendre à nouveau vingt ans pour avoir le bonheur de revivre un tel choc émotionnel, physique et auditif.

Bruno Serrou

1) apm.ircam.fr

Le Pelléas et Mélisande de Debussy décoiffant de Christophe Honoré à l’Opéra de Lyon

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Lyon, Opéra National de Lyon, lundi 8 juin 2015

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande), Bernard Richter (Pelléas). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

Pour sa dernière production de la saison 2014-2015, l’Opéra de Lyon n’a pas choisi la facilité en présentant l’ouvrage qui a ouvert l’opéra français à la modernité, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. Partition qui a marqué des générations entières de compositeurs qui, jusqu’à aujourd’hui, éprouvent d’énormes difficultés pour échapper à ce modèle incontournable, tandis que le grand public reste encore frileux à l’écoute de cet ouvrage qui leur semble impénétrable, au point que les salles, cent-treize ans après sa création, ont toujours tendance à se vider au fil des entractes… Ce qui a encore été le cas le soir de la première de cette nouvelle production lyonnaise, à en juger des sièges restés vides à la reprise du spectacle à l’issue de l’unique entracte programmé.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Vincent Le Texier (Golaud), Hélène Guilmette (Mélisande). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

L’Opéra de Lyon, où la dernière apparition de Pelléas et Mélisanderemonte à 2004 dans une réalisation de Peter Stein, a aggravé son cas en faisant appel à un metteur en scène venu du cinéma qui n’a pas craint de bousculer la traditionnelle approche symboliste de l’œuvre, en ne respectant pas la volonté de Mélisande dans son avertissement à Golaud « ne me touchez pas, ne me touchez pas, ou je me jette à l’eau », au risque de passer pour iconoclaste. Si certaines de ses conceptions respectent le livret, qu’il situe de nos jours, il en est beaucoup d’autres qui sont en contradiction avec le texte de Maeterlinck, ne craignant pas d’aller à son encontre. Ainsi, Christophe Honoré, dont l’approche actualisée de Dialogues des Carmélites de Poulenc en ce même théâtre en octobre 2013 avait convaincu, dépeint-il un Pelléas bisexuel partageant en songe Mélisande avec son ami mourant qui l’appelle à le rejoindre pour une ultime rencontre. Pas de mer, dont les parfums emplissent la partition ; pas d’été, évoqué sous la neige ; pas de longs cheveux, qui apparaissent sous la forme d’une perruque blonde coupée au carré - Mélisande adopte plusieurs coiffures et postiches de toutes longueurs et de toutes couleurs - ; pas de château, mais des murs nus et décrépis ; pas de tour, qui n’est qu’un muret ; pas de nouveau-né mais une fillette de huit ou neuf ans, comme si l’acte final se déroulait une dizaine d’années après la mort de Pelléas ; pas de chambre mortuaire, l’agonie de Mélisande se passe dans une Jaguar plantée au milieu de la forêt... 

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

La vision qu’a le metteur en scène du chef-d’œuvre de l’opéra français est particulièrement noire. Tous les personnages sont dotés d’une face sombre et, chez certains, singulièrement violente. Jamais Arkel, vieillard décharné, boiteux et bossu, n’est apparu si dur et cruel, Yniold aussi… ignoble, et qui va jusqu’à piéger sciemment le couple dans un enclos où il ne peut échapper à la vindicte de son père Golaud, qu’il va même chercher pour qu’il prenne les amants sur le fait. Golaud et Arkel sont d’une extrême brutalité, incapables de self control, traitant durement tous ceux qui leur sont inférieurs, y compris le généreux et juvénile Pelléas et, surtout, la fragile Mélisande, traitée - ou plutôt maltraitée - telle une fille de joie par Golaud et son grand-père Arkel.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande), Vincent Le Texier (Golaud), Jean Vendassi (le chauffeur, le médecin). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

A l’instar des films noirs, le cinéaste transforme le château royal d’Allemonde en une usine désaffectée et un grand dépôt qui pourraient servir à d’obscurs trafics mafieux. Les changements à vue des éléments des décors d’Alban Ho Van sont hélas beaucoup trop bruyants et perturbent fortement l’écoute des interludes que l’on eut pourtant apprécié goûter sans tant Kazushi Ono en exalte les beautés sonores et la densité expressive. Parmi lesdits éléments de décors, une Jaguar XJ40 des années 1980 avec chauffeur immatriculée dans l'Yonne présente dès le début du spectacle, Golaud étant parti avec à la chasse et derrière laquelle Mélisande est tapie avant que le chasseur de cuir vêtu la découvre tandis qu'il s'apprête à y monter, dépité de se retrouver sans gibier. Au quatrième acte, Golaud y piègera Pelléas, qui avait auparavant troussé Mélisande sur le capot-moteur, en tentant de le détourner de son épouse en lui offrant une prostituée, longue scène projetée sur grand écran pendant un interlude à rideau ouvert. A trop vouloir l’enfer, le metteur en scène rend l’œuvre plus théâtrale et concrète que de coutume.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande), Bernard Richter (Pelléas). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

Tournant complètement le dos au statisme de Robert Wilson ou au symbolisme de Peter Stein, il fait des personnages des véritables êtres de chair et de sang qu’il plonge dans un univers des plus noirs. Alors que dans le texte l’attitude des héros laisse à penser que l’acte de chair n’a jamais été consommé entre Pelléas et Mélisande, qui ne se déclarent leur amour que quelques instants avant que Golaud les surprenne et tue Pelléas, l’on voit dans la conception d’Honoré Mélisande tenter de séduire sciemment Pelléas dans la scène de la grotte, puis passer à l’acte dans le hangar tandis qu’Yniold laisse croire à son arrière-grand-père qu’il est Mélisande en se couvrant la tête de l’une des nombreuses perruques de sa belle-mère... L’acte le plus réussi est le quatrième, tendu, tragique et formidablement évocateur, avec cette rue grise ou les deux héros expriment pour la première et dernière fois leur amour sous les réverbères, physiquement loin l’un de l’autre mais si intimement proches, tandis que la vidéo de Michael Salerno les montre en gros plan dans les mêmes attitudes, mais désynchronisés par rapport à la scène - l’on regrette que de petites caméras discrètement plantées n’aient pas retransmis ces mêmes images en direct -, une tension qui suscite l’adhésion du spectateur qui entre en empathie avec chacun, les amants autant que le bourreau.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. La "scène de la grotte". Bernard Richter (Pelléas), Hélène Guilmette (Mélisande). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

La distribution est menée par les titulaires des deux rôles titres. Déjà entendu à Garnier en Belmonte de l’Enlèvement au Sérail de Mozart en octobre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/perfectible-retour-de-lenlevement-au.html), Bernard Richter, voix plus assurée encore et timbre solaire, campe un superbe Pelléas, Hélène Guilmette est une Mélisande incandescente à la voix lumineuse et sûre. Dans le rôle qu’il a le plus incarné à la scène (notamment à l’Opéra de Paris dans la mise en scène de Robert Wilson - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/03/philippe-jordan-excelle-le-dernier-soir.html), Vincent Le Texier est un Golaud halluciné et éperdu, comme possédé, d’une vérité brûlante qui fait oublier une voix qui laisse percer une légère fatigue. Jérôme Varnier, Arkel, est plus usé, ne contrôlant pas toujours une voix dont le volume, le nuancier et les hauteurs ne sont pas toujours maîtrisés. Sylvie Brunet-Grupposo convainc par son timbre de braise qui lui permet de camper une Geneviève particulièrement émouvante. Yniold est tenu par un élève de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon, Léo Caniard, voix fragile et pas toujours juste mais préférable à une voix de femme car plus authentique, d’autant plus que ce jeune garçon prend un évident plaisir à jouer la comédie.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

Le travail de Kazushi Ono dans la fosse est remarquable. Sa direction met en relief les finesses infinies de la partition tout en s’avérant dramatique et sensuelle à souhait, tirant la partition non plus vers le symbolisme mais vers le naturalisme tout en évitant judicieusement le vérisme vers lequel aurait pu le tirer le metteur en scène. L’orchestre de l’Opéra de Lyon est d’une totale cohésion, répondant à la moindre sollicitation de son directeur musical, et ses sonorités sont à la fois fruitées et oniriques.

Bruno Serrou

Répons de Pierre Boulez fait son entréee à la Philharmonie de Paris, salle qui s’avère moins adaptée à ses particularités que la Philharmonie 2

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Paris, Festival ManiFeste de l’Ircam, Philharmonie, jeudi 11 juin 2015

Pierre Boulez, Répons à la Philharmonie. Photo : (c) Luc Hossepied

La dernière fois que le public parisien a pu entendre Répons de Pierre Boulez remonte au 15 avril 2010. C’était à la Cité de la Musique. Le compositeur assistait ce soir-là depuis la salle à l’exécution de sa partition par son Ensemble Intercontemporain, pour lequel il a conçu cette somptueuse partition au tournant des années 1980 à l’Ircam dont elle est devenue l’un des symboles. Il a dirigé chacune des évolutions de cette « Work in progress » dont il disait n’être parvenu qu’à la moitié de sa durée prévue, le plan initial envisageant un développement global de quatre vingt dix minutes. En 2010, Susanna Mälkki était au pupitre. L’œuvre est entrée hier soir dans l’enceinte de la nouvelle Philharmonie (1) un peu plus de deux mois après qu'elle ait célébré les 90 ans de son concepteur avec notamment une exposition de premier ordre (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/remarquable-retrospective-pierre-boulez.html) réalisée par Sarah Barbedette.

Pierre Boulez (né en 1925). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

La genèse de Répons a commencé en 1979, avec l’arrivée dans les murs de l’Ircam de la fameuse 4X, premier ordinateur conçu pour la musique avec transformation du son en temps réel. Ceux qui, comme moi, ont assisté aux premières exécutions de cette œuvre que son auteur laissera finalement en état genèse, se souviennent du gigantisme de ce premier ordinateur, que les équipes de l’Ircam déplaçaient dans un énorme camion et qui demandait des heures de montage, tandis qu’aujourd’hui, un simple ordinateur portable suffit… Répons est le fruit d’une commande du Südwestfunk de Baden-Baden pour le Festival de Donaueschingen, où il a été créé le 18 octobre 1981 sous la direction du compositeur à la tête de l'Ensemble Intercontemporain. L’œuvre est dédiée à Alfred Schlee, longtemps directeur des Editions Universal de Vienne, pour son quatre-vingtième anniversaire, et contient un hommage au mécène Paul Sacher, dont les lettres du nom forment une partie du matériau sonore. Le titre fait référence au répons de la musique religieuse médiévale dont le compositeur reprend l’idée de prolifération à partir d’un élément simple, et de dialogue entre jeu individuel, les six instruments solistes (deux pianos, harpe, xylophone, vibraphone, cymbalum) répartis au-dessus du public et autour de l’ensemble et spatialisés par l’informatique en temps réel par le biais de six haut-parleurs, et jeu collectif, l’ensemble instrumental (deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et clarinette basse, deux bassons, deux cors, deux trompettes, deux trombones, un tuba, trois violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse), uniquement acoustique. Deux autres états de la partition ont suivi, une version élargie, créée à Londres en 1982, et une « deuxième version », créée à Turin en 1984. Répons restera inachevé, un inachèvement relatif cependant, car lorsqu’on lui parlait de sa partition, Boulez évoquait la forme de la spirale, à la fois close et achevée, et toujours en évolution…

Pierre Boulez, Répons. Plan manuscrit de la disposition du chef, de l'ensemble, des six solistes et du public. Photo : DR

Afin de permettre au public une écoute depuis deux places différentes, les sensations d’écoute étant distinctes selon l’endroit où l’auditeur est placé dans la salle, l’œuvre est souvent donnée deux fois dans un même concert. Ce qui n’a pas été le cas hier et qui est regrettable. Car, le dispositif scénique, dû à la géométrie de la nouvelle salle, s’est avéré frustrant. En effet, ce que j’ai appréhendé sitôt installé à la place qui m’avait été attribuée s’est bel et bien réalisé. Assis sept rangs à l’extérieur du cercle des six instruments solistes - derrière le second piano couvercle ouvert étouffant la dispersion du son vers l’arrière, à cour, et le vibraphone, à jardin, je me suis retrouvé à écouter Réponsen stéréophonie et non pas en tétraphonie, comme le spécifie pourtant la partition, les « six solistes [devant] entour[er] le public ». 


Pierre Boulez, Réponsà la Philharmonie.  Les deux pianistes et, au centre à l'étage, le cymbaliste, et une partie de l'ensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme un quart de l’auditoire réuni hier, il m’a fallu écouter Répons« à plat », comme muni d’un excellent casque sur une chaîne stéréo hi-fi tout aussi excellente, ce qui a bien évidemment atténué les reliefs, à l’exception des sons passant dans le haut-parleur installé en fond d’orchestre quatre rangs derrière moi. Je regrette d’autant plus ce désagrément que l’acoustique de la Philharmonie est si remarquable que les vingt-quatre musiciens de l’Ensemble Intercontemporain situés sur le plateau n’ont jamais sonné de façon aussi flatteuse depuis que j’écoute cette œuvre, c’est-à-dire une bonne douzaine de fois en tous lieux depuis sa première exécution parisienne à l’automne 1981. 


Pierre Boulez, Réponsà la Philharmonie. Les deux percussionnistes et la harpiste à l'étage au centre, et une partie de l'ensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Si bien que je me suis mis à regretter le dispositif de la Philharmonie 2, ex-Cité de la Musique, dont l’acoustique est beaucoup plus froide est moins flatteuse que celle de la Philharmonie, mais dont la topographie permet de disposer bel et bien les six solistes autour du public.

Pierre Boulez, Répons à la Philharmonie. Photo : (c) Luc Hossepied

Les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain jouent cette musique avec un plaisir et une aisance évidents, semblant jouir des résonances sublimes de l’écriture boulézienne mais écrasées à mes oreilles au point de former un monolithe en raison d’une spatialisation aplanie des instruments à clavier et de la virtuosité lumineuse des instruments acoustiques aux sonorités magnifiées par l’acoustique chaude et limpide de la Philharmonie et qui exaltent une sensualité inouïe sous la direction souple, claire et généreuse de Matthias Pintscher, qui s’avère en osmose totale avec la musique scintillante et lumineuse de son grand aîné, fondateur de l’ensemble dont il est désormais le directeur musical, et, comme lui, compositeur chef d’orchestre.

Matthias Pintscher. Photo : (c) Ensemble Intercontemprain

Plutôt qu’une première exécution de Répons, le Festival ManiFeste et l’Ensemble Intercontemporain ont préféré cette fois mettre en regard deux œuvres de deux cadets de Pierre Boulez, une pièce pour percussion du Suisse Michaël Jarrell (né en 1958) et une page d’orchestre de l’Allemand Helmut Lachenmann (né en 1935). La façon dont sonne la percussion soliste dans la salle de la Philharmonie est incroyable. Dans Assonance VII (1992) de Jarrell donné en présence du compositeur, Victor Hanna a suscité une symphonie de couleurs et un nuancier phénoménaux, du plus subtil pianississimo au plus puissant des fortississimi, tirant de la riche diversité de son instrumentarium (peaux, claviers, gongs, tam-tams, cymbales de toutes tailles) un feu d’artifice de sons et de timbres d’une sensualité pénétrant le corps et titillant l’ouïe de l’auditeur. Matthias Pintscher et l’Ensemble Intercontemporain ont ensuite offert une interprétation jubilatoire de l’extraordinaire Mouvement (- vor der Erstarrung) (Mouvement (- avant solidification)) pour ensemble (1982-1984) de Lachenmann, que l’EIC a créé le 12 novembre 1984 sous la direction de son directeur musical d’alors, le compositeur chef d’orchestre Péter Eötvös. La précision des attaques dans le souffle et les bruits blancs au début (construction) et à la fin (déconstruction) de l’œuvre, l’onirisme, l’élan, l’homogénéité des seize musiciens de l’EIC (flûte/piccolo, flûte en sol/piccolo, clarinette en si bémol, clarinette en si bémol/clarinette basse, clarinette basse, deux trompettes, trois percussionnistes, klingelspielou « piano-grenouille », deux altos, deux violoncelles, contrebasse) ont fait de cette extraordinaire partition un classique du XXesiècle. En outre, ces deux premières pièces ont été supérieurement valorisées par l’acoustique de cette superbe salle dont l’aménagement intérieur est désormais quasi achevé.

Bruno Serrou

1) L’Ensemble Intercontemporain et Matthias Pintscher reprennent Répons le 14 juin à Gashouder dans le cadre du Festival de Hollande, et le 15 août au Festival de Salzbourg. Par ailleurs, François-Xavier Roth dirige Répons au Festival de Radio France et de Montpellier Languedoc Roussillon le 22 juillet à la tête du SWR-SO de Baden-Baden und Freiburg, ainsi qu’Ulrich Pöhl à Utrecht le 8 décembre avec l’Ensemble Insomnio. 

Philippe Hurel, la liberté à 60 ans

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Philippe Hurel (né en 1955). Photo : (c) Ircam

« Le son de l’orchestre, cela reste magique ! » Pour ses 60 ans qu’il célèbrera le 24 juillet, Philippe Hurel a parachevé un grand cycle symphonique d’une heure, Tour à Tour, dont le volet central pour orchestre et électronique a été créé début juin dans le cadre du Festival ManiFeste de l’Ircam (1), qui lui consacre un second concert le 20 juin (2). « Je me suis laissé tenter par la composition d’une œuvre longue pour voir ce dont je suis capable sur la grande forme orchestrale tandis que je terminais l’opéra les Pigeons d’argile (3) » 

Après cet opéra, projet épuisant, nerveusement, physiquement, moralement, écrire pour l’orchestre, qui plus est avec électronique, est apparu à Philippe Hurel plus difficile encore « parce que l’œuvre n’est pas sous-tendue par un texte ». Cette grande page d’orchestre en trois parties occupe l’esprit du compositeur depuis 2007. 

Pourtant, Hurel s’est imposé par son sens de la miniature au service d’œuvres pour ensembles et chambristes raffinées écrites avec minutie mais toujours portées par un élan, une spontanéité qui reflètent sa personnalité généreuse, parfois excessive. « Quand Hurel venait dans ma classe au Conservatoire de Paris, se souvient pourtant son maître Ivo Malec, il était pâle, et il tremblait de tout son être. Je n’ai jamais su pourquoi. » 

Très vite, il se rapproche du mouvement spectral en vogue à l’époque auprès des jeunes compositeurs en rupture avec l’avant-garde sérielle, suivant les cours de Tristan Murail « presque en cachette ». Son attrait pour les musiques populaires marque également son style, immédiatement identifiable par sa pulsation, son énergie, son impulsivité toute en pertinence. « J’aime ouvrir mes écoutilles sur autre chose que la musique "savante". Entre mes compositions, la programmation de mon Ensemble Court-Circuit que j’ai créé en 1992, mon travail de pédagogue, d’abord à l’Ircam puis au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon où j’enseigne depuis deux ans, j’entends m’aérer en écoutant des musiques qui n’ont rien à voir avec ce que je fais. » 

Joué depuis 1986 par l’Ensemble Intercontemporain, dirigé par Pierre Boulez, Esa-Pekka Salonen, Kent Nagano, Péter Eötvös qui l’ont imposé jusqu’aux Etats-Unis, Philippe Hurel est aujourd’hui un compositeur qui compte. « Soixante ans est l’âge qu’avaient Pierre Boulez et Ivo Malec quand je suis arrivé à Paris. Ils étaient mes modèles. Je me sens désormais plus libre esthétiquement, plus indépendant de l’opinion des gens, moins angoissé par l’avenir. Je ne crains plus d’être joué et jugé à Paris. Je sais aussi qu’il me reste peu de temps pour réaliser mes projets. Il me faut donc être plus sélectif et n’accepter que ce que j’ai envie de faire. Notamment un nouvel opéra… »

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 2/07, réservations : 01.44.78.12.40, manifeste2015.ircam.fr.
2) Centre Pompidou le 20/06. 
3) Créé avec succès au Capitole de Toulouse le 15/04/2014, cet opéra fait l’objet d’un DVD à paraître en septembre chez Opus Arte

Article paru dans le quotidien La Croix daté lundi 15 juin 2015. Page 20, rubrique Culture et La Croix Internet http://m.la-croix.com/Culture/Musique/Philippe-Hurel-un-musicien-toujours-aussi-libre-de-ses-choix-2015-06-15-1323644?artn=1323644&artc=1&sctn=8666

Retravaillé par son auteur, Michaël Levinas, l’opéra "la Métamorphose" s’impose définitivement Théâtre de l’Athénée avec Le Balcon

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Paris, Festival Manifeste de l’Ircam, Théâtre de l’Athénée, mercredi 17 juin 2015

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Créé avec succès le 7 mars 2011 à l’Opéra de Lille (1), son commanditaire, la Métamorphose est, après la Conférence des oiseaux en 1985, Go-gol en 1996 et Les Nègres en 2004, le quatrième opéra de Michaël Levinas. La musique de cette Métamorphose est si sombre, qu’elle ne fait aucune concession à la lumière. Tant et si bien que cet opéra en un acte de soixante-dix minutes au sujet grave, avec cet homme victime d’une métamorphose en hideux cancrelat qu’il découvre à son réveil et que sa famille qu’il aime profondément et pour laquelle il a tout sacrifié abandonne et laisse mourir avec dégout, est d’un tragique accablant. Les huit chanteurs (contre-ténor, soprano, trois barytons, deux mezzo-sopranos, basse)  et l’ensemble de quinze instrumentistes (violon, alto, violoncelle, deux contrebasses, flûte, cor, trompette, trombone, claviers Midi, piano, guitare électrique, deux percussionnistes, harpe), sont enrichis d’une partie électronique dense et raffinée réalisée à l’Ircam par Benoît Meudic.

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Six mois après la belle réussite de la création du Petit Prince d’après Antoine de Saint-Exupéry, à Lille (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/avec-le-petit-prince-michael-levinas.html), Michaël Levinas fait de nouveau l’actualité avec une nouvelle production de la Métamorphose, ouvrage qu’il a adapté de la nouvelle éponyme de Franz Kafka. Le compositeur a retravaillé sa partition avec la participation de ses interprètes dans la perspective de cette nouvelle production présentée au Théâtre de l’Athénée dans le cadre du Festival ManiFeste de l’Ircam (2), l’œuvre apparaît plus dense, variée et moins systématique, l’usage qui apparaissait excessif à la création du glissando descendant étant moins prégnant. 

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Toujours précédée du prologue Je, tu, il, jeu de phonèmes finement mis en scène, l’éclairage se focalisant pour cette reprise sur les seules lèvres rouges des quatre protagonistes, la première partie de la Métamorphose ménage toujours la surprise, tandis que le dernier quart d’heure est d’une grande intensité. Divisé en cinq madrigaux séparés par deux ritournelles, une psalmodie, deux chants d’amour, un chant de mort, une musique « du mille-pattes », un préambule et conclu sur un postlude, ce grand nocturne de soixante-dix minutes découle de la même préoccupation de Levinas dans son premier opéra, La Conférence des Oiseaux, la dimension animale du monde instrumental. Quant à la voix, celle du personnage central victime de la métamorphose, le représentant de commerce Gregor Samsa, elle se veut ni totalement humaine ni parfaitement animale, ce qui est rendu possible par l’appoint particulièrement soigné de l’électronique sur la voix de sopraniste, « un accord par note, chaque accord étant arpégé, et chaque note de l’arpège sculptée selon sa courbe propre. Ombres et retards, vie intérieure de la voix comme polyphonie » (Michaël Levinas).

Michael Levinas (né en 1947). Photo : (c) Ircam

Cette nouvelle production est placée sous l’égide de l’équipe Le Balcon, ensemble qui met un terme (provisoire ? définitif ?) à sa résidence Théâtre de l’Athénée, qui ferme ses portes plus d’un an en raison de travaux de rénovation et de mise en conformité aux normes de sécurité, alors que cette association de compositeurs, musiciens, ingénieurs du son et informaticiens se trouve en ce moment dans une mauvaise passe financière qui l’incite à formuler un appel aux dons (3). « Créée à Lille, la Métamorphose est entièrement repris pour cette nouvelle production dont nous maîtrisons les tenants et aboutissants, me disait Maxime Pascal lors d’une interview en février dernier. Nous produisons, et coproduisions avec l’Ircam, mais nous sommes leaders du spectacle, et si l’électronique a bien été réalisée à l’Ircam, nous reprenons aussi cette partie, et reconcevons le dispositif de diffusion en lien avec l’idée que nous nous faisons de l’œuvre. Du coup, tous les aspects artistiques, musique, mise-en-scène, électronique, son, sont conçus par le même noyau. »

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Pour le rôle central de ce opéra, Michael Levinas avait fait appel dès la conception de son opéra à l’un de ses fidèles interprètes, Fabrice di Falco. Pour cette reprise, la voix du contre-ténor est confinée à l’informatique, tandis que le rôle est tenu sur scène par l’excellent Rodrigo Ferreira, à qui le vidéaste Benoît Simon fait faire par projections interposées d’incroyables acrobaties. A ses côtés, tous les rôles sont parfaitement tenus par de jeunes chanteurs, qui se fondent avec naturel dans l’efficiente direction d’acteur de Violeta Zamudio, à commencer par Elise Chauvin, sœur de Gregor, Camille Merckx, leur mère, Vincent Vantyghem, leur père, mais aussi Sydney Fierro, Florent Baffi, Virgile Ancely et Anne-Emmanuelle Davy. Dirigé avec allant et onirisme par Maxime Pascal, Le Balcon, qui joue sur un praticable monté en fond de scène dissimulé par un léger rideau, est clair et homogène, ménageant de chaudes sonorités, moins sombres que celles de l’Ensemble Ictus qui donna la création de l’œuvre à Lille, mais tout aussi rutilantes.

Bruno Serrou

1) La captation de cette création est disponible en CD chez Aeon (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/05/cd-indispensable-temoignage-de-la.html), enregistrement qui a été récompensé d’un Grand-Prix de l’Académie du Disque lyrique en 2012

2) Cette production sera reprise le 25 septembre prochain par le Festival Musica de Strasbourg Cité de la musique et de la danse, et le 4 décembre 2015 à Colombes (L’Avant-Seine)



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