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Channel: Classique d'aujourd'hui, blog d'actualité de la musique classique et contemporaine
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CD : l’intégrale des Sonates pour piano de Beethoven par Maurizio Pollini

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La réalisation de l’intégrale discographique des trente-deux Sonates pour piano de Ludwig van Beethoven par Maurizio Pollini a commencé en 1975 avec les trois dernières d'entre elles (op. 109, 110, 111) pour se conclure en 2014 sur les trois sonates de l’op. 31 et les deux de l’op.49 (seizième à vingtième) publiées en un CD indépendant mais simultanément au coffret qui les inclut bien évidemment. Cette genèse de quarante ans atteste une profonde intimité entre un compositeur et son interprète, en fait l’histoire de deux vies de musiciens.

Ces dernières années, Pollini a donné une grande partie des sonates de Beethoven dans ses programmes Pollini Perspectives et Pollini Projects présentés à travers l'Europe, notamment à Paris, Salle Pleyel, dans les années 2009-2013 où il a mis Beethoven en regard de compositeurs d'aujourd'hui et que j'ai notamment commentés sur ce site (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/02/salle-pleyel-maurizio-pollini.html ou http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/03/extraordinaire-final-des-pollini.html notament).

Maurizio Pollini. Photo : DR

Cette intégrale Beethoven par Pollini est proposée ici non pas selon les dates d’enregistrement ou de parution mais dans la chronologie beethovenienne. Inévitablement, en quatre décennies, la conception de du pianiste italien de l'oeuvre du compositeur allemand a évolué, mais il reste des constantes, particulièrement l’austérité du jeu, parfois implacable, et si les articulations changent et le lyrisme se fait toujours plus vigoureux, le jaillissement des timbres, le scintillement des couleurs, la noblesse de ton restent pérennes. La conception globale de Pollini n’atteint pas la profondeur de celle de Brendel, la sensualité de celle d’Arrau, la dimension titanesque de Gilels, la monumentalité de Kempff ou la grandeur de Serkin, mais elle est indispensable parce qu’elle présente un Beethoven délesté de sa germanité et avivé par une étincelante italianité et un moderne raffinement.
   
Bruno Serrou

1 coffret de 8CD DG 479 4120 (Universal Classic)

Notule parue dans le quotidien La Croix en janvier 2015

L’ARCAL présente un "Armida" de Joseph Haydn d’une vigoureuse jeunesse

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Massy-Palaiseau, Opéra de Massy, vendredi 23 janvier 2015

Joseph Haydn (1732-1809), Armida. Production de l'ARCAL mise en scène par Mariame Clément. Photo : (c) ARCAL

Des treize opéras de Joseph Haydn trop systématiquement négligés par la scène lyrique contemporaine, Armida est l’un des plus connus aux côtés de la Fedeltà premiata et l’Anima del filosofo. Composé pour le château d’Eszterháza comme tous les ouvrages scéniques de Haydn à l’exception du dernier - l’Anima del filosofo a été écrit pour Londres -, cet opera seriaen trois actes et un peu plus de deux heures a connu cinquante-quatre représentations au théâtre de la cour du comte Eszterházy, entre sa création le 26 février 1784 et 1788. Il sera également représenté du vivant du compositeur à Pressburg (Bratislava), Budapest, Turin et Vienne. C’est cet ouvrage que l’ARCAL, compagnie nationale de théâtre lyrique et musical, a choisi de produire cette saison 2014-2015 et de présenter dans une tournée lancée en octobre dernier à Saint-Quentin-en-Yvelines, puis présenté à Reims, Massy, Besançon, Clermont-Ferrand, Orléans, Louvrais, Cergy-Pontoise, Niort (1).

 Joseph Haydn (1732-1809) en 1792. Portrait de Thomas Hardy. Photo : DR

Bien que Haydn considérât Armida comme le meilleur de ses opéras, l’ouvrage disparut de l’affiche à la mort du compositeur pour ne réapparaître qu’en 1968, année où il fut donné en concert à Cologne, avant de retrouver la scène à Berne. Tiré du poème épique la Jérusalemdélivrée de Torquato Tasso qui inspira Claudio Monteverdi, Jean-Baptiste Lully, Georg Friedrich Haendel, le chevalier Gluck, Fernandino Bertoni et Gioacchino Rossini, entre beaucoup d’autres, le livret utilisé par le compositeur se présente comme une compilation de divers éléments de toutes origines sans doute assemblés par Nunziato Porta, qui allège l’action au point de la rendre singulièrement mince. Néanmoins, apparaît ici clairement le fait que Haydn rend un hommage appuyé à Gluck, dont il a de toute évidence su assimiler la réforme, introduisant ici une grande fluidité dans les arie et les récitatifs souvent accompagnés par l’orchestre pour instaurer continuité et unité dramatiques, tout en s’inspirant du Giulio Sabinodu compositeur vénitien Giuseppe Sarti monté à Eszterháza en 1783. Reprenant les passages les plus significatifs de l’opéra qu’elle précède, l’ouverture se présente comme une véritable page à programme préfigurant les affrontements violents entre Rinaldo et Armida, qui cherche à ensorceler ce dernier, les airs guerriers et les scènes pastorales. L’intrigue est connue, puisqu’elle reprend à grands traits celle de l’Armide de Lully et du Rinaldo de Haendel, mais en plus concentré et axé sur la seule psychologie, ce qui rend l’intrigue peu théâtrale. Autour du thème central qu’est le conflit entre l’amour et le devoir, le cadre est l’affrontement sans merci durant la Première Croisade entre Chrétiens et Musulmans, ces derniers étant présentés comme des païens, entre foi et magie, hommes et femmes, chacun des protagonistes restant prisonnier de sa propre vision du monde, de ses valeurs, incapable de comprendre leurs semblables.

La Salle Haydn du Château d'Eszterháza. Photo : DR

A l’écoute de l’œuvre entendue à l’Opéra de Massy dans l’excellente production de l’ARCAL, l’on se demande pourquoi Armida est si peu donné en France. Il s’agit en effet indubitablement d’une pièce majeure de l’échiquier de l’histoire de l’opéra du XVIIIe siècle. Il convient néanmoins de signaler que la partie vocale est difficile à distribuer, particulièrement les deux rôles principaux, la sorcière sarrasine Armida, confiée à une soprano, et le chevalier franc Rinaldo, qui revient à un ténor, rôles qui requièrent un large ambitus et une grande maîtrise de la vocalise, les voix étant traitées comme des instruments, tandis que l’orchestre devient un personnage à part entière et traduit la psychologie des protagonistes. Réunissant flûte, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors/trompettes, timbales, cordes et continuo, ce dernier est remarquablement servi par l’ensemble d’instruments anciens Le Concert de la Loge Olympique qu’a fondé le violoniste Julien Chauvin, collaborateur pendant une décennie du Cercle de l’Harmonie de Jérémie Rohrer. Sous sa direction convaincue (le chef donne tous les départs avec une belle maîtrise, et chante la totalité de l’œuvre avec les solistes), vive et précise, tant sur le plan rythmique que des attaques et de la couleur, les musiciens de cette nouvelle formation se montrent parfaitement maîtres de leur jeu, tandis que l’orchestre sonne avec une luminosité rare sur ce type d’instruments trop souvent secs et acides, même si l’on eut aimé des bois plus présents, particulièrement la flûte à bec.

Joseph Haydn (1732-1809), Armida. Production de l'ARCAL mise en scène par Mariame Clément. Chantal Santon (Armida). Photo : (c) ARCAL

Sur la scène, la distribution est tout aussi enthousiasmante que ce qui émane de la fosse. Dans le rôle-titre, la jeune soprano française Chantal Santon, timbre chaud, présence et voix lui permettant une virtuosité épanouie, fait de son Armida un être ardent suprêmement chantant. Face à elle, le ténor espagnol Juan Antonio Sanabria campe un séduisant et solide Rinaldo avec sa voix aux aigus triomphants et au timbre coloré. A leurs côtés, la troupe entière est à l’unisson, avec en Zelmira la soprano française Dorothée Lorthois à la voix ample et à la musicalité avenante, le baryton canadien Laurent Deleuil excelle dans le rôle du rusé Idreno, le jeune ténor toulousain Enguerrand De Hys, Révélation Classique ADAMI 2014 entendu voilà un an alors qu’il était encore étudiant au CNSMDP dans Reigen de Philippe Boesmans (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/02/reigen-opera-de-philippe-boesmans.html), est un incandescent Ubaldo (compagnon d’armes de Rinaldo) à la voix franche, l’articulation parfaite et à la ligne de chant irréprochable. Le ténor sévillan Francisco Fernàndez-Rueda  (Clotardo) et la comédienne belge Catherine Hanseux parachèvent cette équipe sans faiblesse.

Joseph Haydn (1732-1809), Armida. Production de l'ARCAL mise en scène par Mariame Clément. Chantal Santon (Armida), Juan Antonio Sanabria (Rinaldo). Photo : (c) ARCAL

D’autant plus que l’ensemble de la troupe se plait à jouer avec un évident plaisir, en authentiques comédiens-chanteurs, cette tragédie amoureuse dans la direction d’acteur réglée au cordeau par Mariame Clément, qui, dans la scénographie de Julia Hansen articulée autour d’un grand tapis persan, situe l’action de nos jours, faisant des héros de la Première Croisade de véritables geeks guerroyant par le biais d’ordinateurs portables et de smartphones, jouant alternativement de la console de jeux et au tennis, et se vautrant sur des canapés, tant et si bien que le spectateur se perd très vite dans les méandres d’une intrigue que les différents cadres de l’action rendent peu claires.

Bruno Serrou


Cette production d’Armida de Joseph Haydn est reprise à Orléans (Scène nationale) le 11 février à 20h30, Besançon (Scène nationale) le 19 février à 20h, à Clermont-Ferrand (Centre Lyrique Clermont-Auvergne) les 25 et 27 février à 20h, Louvrais (L’Apostrophe-Théâtre) le 5 mars à 19h30, Cergy-Pontoise (Scène nationale) le 7 mars à 20h30, Niort (Scène nationale Le Moulin du Roc) le 10 mars à 20h30.

Le pianiste français d’origine italienne Aldo Ciccolini est mort dans la nuit de samedi 31 janvier à dimanche 1er février. Il avait 89 ans

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Aldo Ciccolini (1925-2015). Photo : (c) Marc Ginot

Nous le croyions immortel, tant l’âge semblait ne pas avoir d’empreinte sur lui, du moins sitôt qu’il s’asseyait devant un clavier, jouant un piano précis et d’une musicalité de chaque instant. Lui-même n’envisageait pas de s’arrêter un jour. Pourtant, depuis quelques mois, il annulait ses récitals peu avant la date prévue. Puis, il s’était éteint, discrètement, après soixante ans d’une carrière extraordinairement remplie. Ses proches viennent d’annoncer sa mort, qui serait survenue la nuit dernière en son domicile d’Asnières-sur-Seine, en région parisienne.

Photo : DR

Modeste, pudique et discret, ce Grand Monsieur à la haute et fine silhouette au côté vieille France, s'exprimant en une langue délicate mais franche et directe, était de la race des Seigneurs. Il était le doyen des pianistes vivants, appartenant à cette génération des géants dont il aura été l’un des derniers survivants. Son répertoire était immense, et il n’existait à ses yeux aucun compositeur de second rayon. Ainsi, s’attacha-t-il entre autres à défendre, tant au concert qu’au disque, des Valentin Alkan, Alexandre Borodine, Alexis de Castillon, Emmanuel Chabrier, Karl Czerny, Leos Janacek, Jules Massenet, Éric Satie, Déodat de Séverac, autant que Bach, Beethoven, Chopin, Debussy, Grieg, Rachmaninov, Ravel, Saint-Saëns, Scarlatti, Schubert, Tchaïkovski... Son enregistrement paru chez La Voix de son Maître des Concerto n° 2de Rachmaninov et Concerto n° 1 de Tchaïkovski avec l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française dirigé par Constantin Silvestri fut d’ailleurs l’un des tout premiers disques que je me suis offerts - c'était en 1959, au Lido Musique, sur les Champs-Elysées - avec mon argent de poche d’enfant, après l’avoir rencontré une première fois dans les murs de l’Ecole Marguerite Long où j’étudiais le piano et où sa protectrice l’invitait à participer aux jurys de concours de fin d’année.

Photo : DR

Né à Naples le 15 août 1925 dans une famille de mélomanes, naturalisé français en 1969, Aldo Ciccolini avait étudié le piano, l’harmonie, le contrepoint, la fugue, l’écriture, l’orchestration et la composition au Conservatoire de sa ville natale. Il fait ses débuts de pianiste en 1941, à Naples, dans le Concerto n° 2 en fa mineur de Chopin. En 1943, il obtient son prix de composition, et se voit confier quatre ans plus tard une classe de piano au Conservatoire de Naples. Vainqueur du Concours Long-Thibaud 1949 à l’issue de l’épreuve du concerto où il triomphe dans le Premier de Tchaïkovski, il s’installe à Paris, fait ses débuts à New York l’année suivante avec l’Orchestre Philharmonique de New York dirigé par Dimitri Mitropoulos. Outre son engagement en faveur de la musique française, il a participé au retour en grâce d’un certain nombre d’œuvres de Franz Liszt, dont les Harmonies poétiques et religieuses. Quoique peu engagé en ce domaine, il s’est également attaché à la musique contemporaine, créant notamment le Concerto de mai de Marcel Delannoy, le Concerto pour piano enut de Nino Rota et la Fantaisie pour violoncelle et pianode Gérard Schurmann avec Adolfo Odnoposoff. Quant à sa propre création, il l’a fort peu jouée en public. Entre 1971 et 1989, il a enseigné au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, avant de fonder une master class à l’Académie Biella en Italie, mais aussi en France et au Japon.


Sa discographie atteste de l’ampleur de son répertoire. L’essentiel a été réalisé pour la Voix de son maître puis EMI aujourd’hui Erato. Cet éditeur a réuni cette somme en un coffret de cinquante-six CD. Par la suite, il enregistre pour d'autres labels, parmi lesquels La Dolce Volta. 

Aldo Ciccolini m’avait accordé plusieurs interviews, et j’avais eu l’occasion de le rencontrer en un certain nombre de circonstances, notamment à l’issue de concerts et de récitals, à Paris, Montpellier ou La Roque d’Anthéron. J’ai choisi de publier ici l’un de ces entretiens. Il remonte au mois de janvier 2001. Nous y évoquions sa formation, ses choix artistiques, ses confrères, ses sentiments quant à l’avenir de la musique, son enseignement, certains de ses élèves favoris.    
B. S.  

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Entretien avec

Aldo Ciccolini

Bruno Serrou : Né à Naples le 15 août 1925, capitale du bel canto, par hasard, puisque votre père est du Nord de l’Italie et votre mère Sarde, vous y avez vécu dix-huit ans. Tant et si bien, que, tout comme votre modèle Claudio Arrau, vous êtes un passionné d’art lyrique.
Aldo Ciccolini : Mais je n’aime pas entendre l’opéra dans un théâtre, je préfère m’imaginer un décor, et en plus j’ai horreur des lieux publics. Heureusement, sur scène, on est assez loin du public. Il y a un grand rideau de lumière, puis un grand trou noir. Je n’entre sur scène que lumières éteintes. Je n’ai pas encore pu réaliser mon rêve qui consiste au fait que le clavier soit seul à être éclairé et rester moi-même dans l’ombre. L’apparence de l’artiste n’a aucune importance, dans une salle de concert, il n’y a rien à regarder, le spectateur est là pour écouter ! Or, voir quelqu’un bouger sur une estrade nuit à l’écoute, l’être humain ne pouvant faire deux choses à la fois, écouter et regarder. Si bien que le disque me paraît idéal dans la mesure où il permet de nous plonger dans le noir absolu, étendus sur votre moquette pour écouter tranquillement et imaginer ce que nous voulons.

B.S. : Vous avez été le collaborateur de grands chanteurs comme Elisabeth Schwarzkopf et Régine Crespin. Pourquoi ce choix ?
A. C. : Tout jeune pianiste se doit de faire de la musique de chambre. Mais surtout jouer avec des chanteurs, car ils sont l’exemple-même de la respiration parfaite, puisqu’elle est chez eux toujours juste. J’ai l’habitude de chantonner mentalement les phrases musicales qui se présentent. Ce qui peut me prendre des semaines parce que ce phrasé n’est pas évidant à trouver. Mon plus grand souvenir musical est avec Elisabeth Schwarzkopf. Nous avons fait pas mal de récitals ensemble, et en changeant souvent de répertoire. Jamais je n’ai eu cette impression de justesse absolue, de pages qui ne pourraient être chantées d’une autre façon, une impression de vérité profonde. Elle n’était pas du tout le genre de chanteuse à vous faire fermer le piano. La première fois que j’ai joué avec elle j’avais mis le couvercle du piano sur la petite baguette, et elle l’a ouvert en grand. Elle cherchait des heures durant sa place sur l’estrade, faisait des essais, et une fois qu’elle avait trouvé le bon emplacement, on mettait le piano à l’endroit qu’elle indiquait. Mais elle avait besoin du piano. Nous avons joué ensemble le lied, pas la mélodie française. Elle me rappelait que même si elle chantait une mélodie depuis trente ans, elle la retravaillait comme si elle ne la connaissait pas. Elle me disait « Vous savez, la musique vieillit avec nous, mais il faut s’apercevoir que nous avons vieilli ». Schwarzkopf c’était l’amour du détail poussé jusqu’à l’obsession, et cela m’a beaucoup impressionné.

B. S. : Pianiste, compositeur, vous êtes aussi un pédagogue renommé…
A. C. : Je dis toujours à mes élèves que je ne suis pas professeur de piano, car je me considère davantage comme un professeur de musique et ma première préoccupation est de savoir si mes élèves aiment la musique. Ce qui n’est pas très évident. Marie-Josèphe Jude a été une élève merveilleuse, parce que toujours admirablement préparée, elle travaillait beaucoup et sérieusement. Autres élèves, Jean-Yves Thibaudet, qui fait une carrière brillante, Antonio Rosado, le Portugais qui fait aussi une très belle carrière, Nicholas Angelich, qui a été un élève doué d’une motivation énorme et qui ne s’arrêtait devant aucun sacrifice…

Les mains d'Aldo Ciccolini. Photo : (c) Bernard Martinez/La Dolce Volta

B. S : Vous avez eu votre premier prix de piano au Conservatoire de Naples à quinze ans, à dix-sept le prix de composition. Vous considérez-vous comme un enfant prodige ?
A. C. : J’avais d’énormes facilités, et mon professeur, Achile Longo, m’a encouragé. J’ai appris l’écriture, mais à un moment donné quelque chose s’est éteint en moi. Je me suis dit que je suis né trop tard dans un monde trop en mouvement, j’étais troublé par les nouvelles théories sur le devenir de la musique, si bien que j’ai préféré laisser courir.

B. S. : Vous vous êtes présenté en 1949 au Concours Marguerite Long-Jacques Thibaud, que vous avez brillamment remporté. Qu’est-ce qui vous a incité à tenter ce concours ?
A. C. : Je me suis présenté à ce concours parce que Madame Long était un nom. C’était tout de même la dédicataire du Concerto en sol de Ravel qui, à l’époque, était déjà célébrissime. Mais il y a aussi une raison affective. Ma mère, qui était une sainte, m’a dit « paie-toi un voyage à Paris, je t’inscris au concours, les œuvres du programme tu les as à ton répertoire, tu te présentes, si tu as quelque chose tant mieux, si tu n’as rien tu es inconnu cela n’aura pas de conséquence, et si tu n’as pas envie de tenter le concours, reste à Paris. » Je me suis donc présenté, j’ai passé les épreuves dans la plus parfaite inconscience et indifférence. Ce n’est qu’avant la finale avec orchestre que Madame Long a fait envoyer quelqu’un pour me dire qu’il me fallait me battre jusqu’au bout. Là, j’ai commencé à avoir un peu peur, mais comme c’était la veille de l’épreuve, je n’ai pas eu le temps de développer un trac panique. J’ai joué le PremierConcerto de Tchaïkovski avec André Cluytens et l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, ce qui était vraiment quelque chose. Mais une fois que j’ai su que j’avais remporté le Premier prix, là j’ai passé la nuit la plus atroce de ma vie. Car je n’avais qu’une idée très vague de la notion de carrière. Le soir-même de ma victoire, j’ai appris que j’étais invité trois mois en Amérique du Nord, trois mois en Amérique du sud, deux mois en Amérique centrale... J’ai eu deux semaines de crise.

Marguerite Long (1874-1966). Photo : DR

B. S. : En tant qu’Italien d’origine, que pensez-vous de l’école italienne du piano, qui a donné au clavier des interprètes de la dimension d’un Ferruccio Busoni, d’un Arturo Benedetti Michelangeli ou d’un Maurizio Pollini ?
A. C. : J’ai toujours eu pour Michelangeli une immense affection, et je crois que du point de vue esthétique et pianistique, il est le musicien dont je me sens le plus proche. Pollini, c’est une autre mentalité, d’autres paramètres. Je sais que Michelangeli m’admirait, et j’ai appris assez récemment que lorsque j’ai été opéré à cœur ouvert en 1984, Michelangeli a téléphoné chez moi, où je n’étais pas, c’est mon neveu qui lui a répondu, il était anxieux de ma santé. J’ai trouvé ce geste merveilleux, surtout de la part d’un homme que je n’avais vu qu’une fois à Bologne en 1949, où je faisais mes débuts après le concours Long/Thibaud. Il a demandé le numéro de la clinique, qu’il a appelée. C’était un homme extrêmement mélancolique, triste. Il avait peur de ne pas se plaire. Il était martyr du perfectionnisme à tout prix, et je m’insurge contre ceux qui disent qu’il était capricieux, qu’il annulait les concerts pour un oui ou pour un non. Je ne le fais pas parce que j’ai une autre mentalité, mais je le justifie amplement.

B. S. : Vous êtes un artiste discret qu’il faut savoir débusquer…
A. C. : Je suis réservé, pas modeste. Mais je suis surtout très cohérent. Beaucoup d’artistes vivent comme s’ils étaient le centre de l’univers. En fait, nous sommes les anneaux d’une chaîne, nous sommes là pour traduire ce que les grands compositeurs ont écrit, notre rôle s’arrête là. Il n’y a pas lieu de développer une forme de narcissisme à la Vladimir Horowitz. Non. Claudio Arrau, Wilhelm Backhaus étaient d’une extrême simplicité. Backhaus c’était la liberté absolue de l’élocution musicale qui m’avait impressionné. Il semblait avoir des bras en caoutchouc, et il était capable de faire n’importe quoi sans une grande participation de son corps. Tout était très naturel, incroyablement clair. Il y a eu Walter Gieseking, qui avait quelque chose de magique dans sa façon de jouer. Je pense notamment à Mozart et à certains français. Gieseking a été trahi par le disque. Yves Nat m’a appris quelque chose en me disant tout simplement : « Jouez confortablement. Si vous sentez quelque chose qui ne va pas, arrêtez-vous, cherchez le confort, il faut jouer agréablement, le piano ne doit pas être un sacrifice ni un danger. » Cela semble aller de soi, mais personne ne le dit.

B. S. : Outre les grands compositeurs, vous défendez de petits maîtres, ou considérés tels, comme Satie, Séverac, Alkan…
A. C. : Il se trouve à côté des compositeurs réputés « grands » parce que reconnus de tous des musiciens qui le sont à mon avis tout autant. Debussy a révolutionné la musique, mais le cher Satie, complètement oublié, c’est lui qui a fait la grande révolution. Il a écrit pour lui alors que Debussy écrivait pour les autres. Ce sont les compositions très linéaires pour piano qui sont révélatrices. Chez Satie, il n’y a pas du tout de système. C’était une simple recherche qui naissait comme ça, et il y a des sensations, des agrégations harmoniques qui n’ont toujours pas été explorées aujourd’hui. C’est pourquoi Satie a si peu composé. Il a beaucoup écrit parce qu’il lui fallait bien vivre, des chansons et autres, mais ce qu’il a écrit d’essentiel est d’une qualité extraordinaire. Même chose pour Séverac. Mais contrairement à Satie, que j’ai découvert grâce à Peter de Young alors directeur artistique chez La Voix de Son Maître, j’avais commencé à regarder seul la musique de Séverac. Il paraît qu’à l’époque, Debussy, Ravel et Séverac étaient les trois compositeurs que l’on considérait comme les grands du piano. Seulement Debussy était un Parisien qui vivait la vie mondaine de la capitale tout autant que Ravel, Séverac était en revanche un homme de la campagne qui ne voyait pas la nécessité de prendre le train pour Paris puis de rentrer chez lui. Mais si Séverac avait fréquenté les salons parisiens, je crois qu’aujourd’hui ce serait le troisième grand compositeur français du piano du XXe siècle. Charles Alkan est un peu le Beethoven français. Il avait un sens de la structure et de la forme incroyable. Mais il avait des mains énormes que je n’ai pas. Alkan est un musicien extraordinaire, et je regrette de ne pas le jouer, mais sa musique est réservée à des interprètes qui ont une morphologie adaptée.

Aldo Ciccolini (1925-2015). Photo : DR

B. S. : Pourquoi cet intérêt pour la musique française, vous qui êtes Italien, considérant le fait qu’il se trouve partout des compositeurs oubliés ?
A. C. : Mon professeur napolitain m’a toujours fait travailler la musique française. Je suis entré au conservatoire de Naples à huit ans, à dix je commençais à jouer Debussy. J’étais toujours amoureux du son, de sa beauté, de ses modulations, comme de celles du timbre. Pour moi le son était la magie de la musique. Je crois que mon amour pour la musique française vient de là. Les musiciens français ont su exploiter comme personne les possibilités de l’instrument. Il n’y a pas d’autres compositeurs au monde. Le son français tient du pointillisme. Des choses que vous regardez à distance vous semblent extraordinaires, vous vous approchez ce sont des petits points. C’est cela le miracle de la musique française, cette sorte d’osmose entre la peinture et la musique. Quand vous jouez d’autres écoles, vous ne trouvez jamais cette exigence du son. Creuser le son, passer des nuits entières à chercher…

B. S. : Vous jouez désormais sur un piano italien, un Fazioli. Pourquoi ?
A. C. : Je suis content de jouer sur un très beau piano, mais je ne passerai jamais une nuit à côté d’un technicien en lui demandant de me préparer telle ou telle choses. Au contraire, changer d’instrument est une provocation, et j’aime ça. Je prends beaucoup de plaisir à jouer sur un instrument que je ne connais pas. Je ne le joue que le jour du concert. Je suis attiré par toutes sortes d’instruments, même par les plus médiocres parce qu’il faut essayer de le rendre un peu moins médiocre. Chez moi, je joue un Fazioli trois quarts de queue, et, lorsque l’usine me le remet en état, je prépare mes concerts sur un Yamaha droit qui est dur comme un rocher, ce qui m’amuse beaucoup. Je suis très attaché à ce piano droit parce qu’il me rappelle mon enfance, c’est comme un retour aux sources.

B. S. : Autre compositeur à qui vous vouez une grande attention, Franz Liszt.
A. C. : C’est un véritable prisme doué d’une infinité de facettes. Ce qui m’impressionne chez lui ce sont ses pages les plus méditatives, par exemple les Années de pèlerinage que j’ai enregistrées dans leur intégralité pour la première fois chez EMI, et les Harmonies poétiques et religieuses, qui sont le sommet pianistique de Liszt. Je n’aime pas beaucoup la Sonate que je n’ai jouée que deux ou trois fois. Je comprends très bien le jugement de Wagner sur cette sonate, mais j’ai toujours trouvé un peu bizarre la phrase de Brahms qui avoue s’être endormi à l’audition de cette même sonate. Les œuvres de la maturité sont très intéressantes. C’était un chercheur, mais le Liszt des Etudes transcendantes, des Etudes de Paganini je le trouve très ennuyeux. Ce Liszt démonstratif ne m’intéresse pas. Je joue très peu Chopin, car j’ai l’impression qu’il est le plus massacré de tous les grands musiciens. Nous savons que Chopin a donné beaucoup de leçons à des princesses, à des duchesses, à des femmes du monde qui naturellement se sont fait un devoir de déclarer qu’elles possédaient le style de Chopin. Or, maintenant, je sais que Chopin n’est pas du tout un musicien frêle. Pour moi c’est un homme qui a écrit une musique extraordinairement virile. Je ne sais pourquoi on en a fait une sorte de guimauve efféminée. Je me souviens qu’Arthur Schnabel, né en Pologne, m’avait dit à New York, où il m’avait invité à un de ses cours, « Vous savez, je n’enseigne jamais Chopin, car si je devais enseigner la musique que Chopin a vraiment écrite, le public tirerait des tomates sur mes pauvres élèves. On ne peut pas enseigner Chopin parce que Chopin a été faussé dès le début par des gens qui se sont crus en possession de la vérité ». Naturellement, il y a eu des exceptions, comme Alfred Cortot, qui a été un énorme chopinien. Pour Bach, j’ai eu une impression très récente. On entend les Variations Goldberg jouées au piano ou au clavecin. Le jour où j’ai finalement entendu un organiste italien les jouer à l’orgue, et ce fut pour moi une révélation. J’aime beaucoup jouer Bach chez moi. Si je ne le joue pas en concert c’est parce que je ne sais pas si je le préfère au clavecin, que j’ai travaillé trois ans, ou au piano. Parfois, le piano me semble prêter à Bach une couleur trop romantique. Je travaille Bach chez moi parce qu’il est la musique pure. Je pense que Bach ne pourrait même pas être déformé par un trombone à coulisse. Je joue volontiers Bach, cela m’arrive souvent la nuit, même quand je travaille, il m’arrive de m’arrêter et de prendre un Prélude et Fugue et de jouer impromptu, pour le plaisir de la musique, pas pour celui du piano. Bach a un effet proprement thérapeutique. C’est comme si l’on avait avec sa musique une certitude que l’on ne peut avoir ailleurs.

B. S. : Votre répertoire est immense, puisqu’il intègre le jazz…
A. C. : Le jazz m’intéresse beaucoup. J’ai entendu Walter Gieseking en jouer. Il aurait très bien pu gagner sa vie en se consacrant uniquement au jazz.

B. S. : Malgré l’ampleur de votre répertoire, vous continuez à jouer par cœur. Est-ce un défi ?
A. C. : Je pense que le Monsieur qui regarde sa partition ne peut se donner à fond. Il faut être seul avec son instrument. Le public est là, mais on ne le sait pas, et la partition pour moi est déjà une barrière.

B. S. : Vous avez travaillé avec les plus grands chefs d’orchestre du siècle. Que vous ont-ils appris ?
A. C. : Dimitri Mitropoulos est le premier très grand chef avec qui j’ai travaillé. Puis il y eut Wilhelm Furtwängler, Hans Knappertsbusch, Paul Kletzki, Constantin Silvestri, André Cluytens, Charles Münch.... Mais j’ai détruit toute idée d’être soliste face à un orchestre. Je fais de la musique de chambre, et je vise l’osmose. Le chef d’orchestre est là pour surveiller l’ensemble, mais il n’y a pas de soliste. Généralement, on voit les chefs le jour qui précède le concert, et il vous demande régulièrement « vous faites des choses, et vous me les dites ». Je n’ai jamais eu de problème avec eux, surtout avec les très grands. C’est très facile de jouer avec les Mitropoulos, André Cluytens, Pierre Monteux. C’était la chose la plus facile du monde. Avec Wilhelm Furtwängler, dont on dit que l’on ne comprenait pas les départs, j’ai joué avec lui le Quatrième Concerto de Beethoven, et c’est le piano qui commence (rires). Il m’a fait le plus beau compliment qu’un musicien m’ait fait de ma vie, j’étais mort de peur parce que je remplaçais Wilhelm Kempff, qui était malade, à Rome, et on m’avait télégraphié aux Etats-Unis pour que je vienne d’urgence. J’ai trouvé le grand Furtwängler, nous avons commencé la répétition, j’ai joué mes accords, il a attaqué l’orchestre avec les cordes, qu’il a arrêtées pour me féliciter. Les « monstres sacrés » ne sont pas de grands chefs. Karajan n’était pas un grand chef, quoique l’on en dise. Hans Knappertsbusch était quelqu’un de très simple. Il s’excusait de répéter assis.

B. S. : A soixante-quinze ans, vous êtes l’un des doyens des pianistes.
A. C. : Le doyen a longtemps été ce merveilleux pianiste russe, Mieczyslaw Horszowski, qui est mort à presque cent-un ans. Maintenant, je crois être le doyen.

B. S. : Quelle sensation cela fait-il ? Y pensez-vous ?
A. C. : Pas du tout. J’imagine toujours qu’il y a quelqu’un de plus vieux que moi qui joue quelque part. Je suis convaincu qu’il y a un tas d’artistes merveilleux qui n’ont jamais eu la chance de se faire connaître.

B. S. : Oui, mais des grands musiciens, il y en a plein les cimetières !
A. C. : Oui, mais c’est dommage…

B. S. : La carrière doit-elle à la chance ?
A. C. : Il y a quelque chose qui doit avoir lieu, doit se vérifier à un moment donné. Cela ne se vérifie jamais, il va de soi que quelqu’un peut rester complètement ignoré toute une vie. Ce n’est pas vrai pour un compositeur parce qu’un compositeur laisse quelque chose sur le papier.

B. S. : Pensez-vous qu’aujourd’hui un vrai talent peut échapper à la vigilance des décideurs ?
A. C. : Aujourd’hui, les impresarios partent tous à la recherche du génie. Il prend le premier prix d’un concours international, qu’il soit bon ou mauvais. Il n’y a plus l’impresario comme au XIXe siècle qui se rendait compte personnellement du potentiel de l’artiste inconnu et qui prenait des risques. Cela n’existe plus !

B. S : N’est-ce pas un peu le rôle d’un pianiste comme vous, qui avez une très grande expérience et qui maintenant n’a plus rien à prouver, et qui de ce fait pourrait imposer un jeune pianiste.
A. C. : J’en connais, j’ai des élèves. Par exemple j’en ai un qui est Portugais, Antonio Rosato, qui a trente-cinq ans et qui est un merveilleux pianiste. Il a joué une fois avec Michel Plasson au Festival de la Côte Basque, la Totentanz de Liszt, et il a sorti une cassette monumentale.

B. S. : Que faites-vous pour le défendre, l’imposer ?
A. C. : J’en parle. Je ne suis pas en mesure d’imposer quelqu’un parce qu’un professeur ne peut le faire pour l’un de ses élèves. J’ai joué à deux pianos avec lui, à Milan. Très grand succès. Il a eu un récital dans la même salle du Conservatoire un an après, très grand succès aussi. Et ça s’est arrêté là.

B. S. : Comment l’expliquez-vous ?
A. C. : Ce sont les concours internationaux. C’est ça la peste, le cancer de la musique. Car finalement tout est réduit à une compétition, alors que l’art n’est pas une compétition. Pourtant, c’est devenu un sport, c’est à celui qui joue plus fort et plus vite qu’un autre.

B. S. : C’est le signe de notre époque ?
A. C. : C’est le signe de notre époque, et c’est le signe de la fin. Notre musique ne durera pas mille ans, ou alors la relève viendra d’autres cultures. Je vois avec joie et impatience le Japon prendre la relève de la culture occidentale. On sent dans l’air le frémissement qui nous vient du Japon. Dans l’atmosphère des salles de concert, ils ont des salles immenses, des pianos superbes. Pour la musique, ils ont fait des choses incroyables. Vous avez dans la seule ville de Tokyo quelque chose comme huit auditoriums. J’ai inauguré deux énormes auditoriums avec de superbes pianos, l’un à Nagoya, l’autre à Vitchocho. Le public ne vient pas pour se montrer, ce sont de vrais aficionados qui viennent pour écouter. C’est presque un culte religieux. Et ça c’est énorme. Il n’est pas question de mode, on vient pour écouter. On a cela aussi à Londres. J’ai souvent remarqué que le public londonien - pas celui de l’Albert Hall, mais celui des autres salles - va au concert pour écouter de la musique.

B. S. : Puisque vous évoquez Londres, cette ville est le centre de l’Europe musicale. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
A. C. : Il y a beaucoup d’influences, de courants qui font de Londres une ville vraiment merveilleuse pour la musique. L’Allemagne est aussi un pays plus attentif à la musique, mais c’est un pays fermé. Ailleurs c’est un peu la décadence. En Italie, si vous enlevez les villes du nord, Milan, Turin, Bologne, et quelques villes du sud, comme Palerme ou Barri, qui ont une vie musicale très intense, il ne reste rien. L’Espagne est un cas à part parce qu’on a énormément fait pour la musique, là aussi on a eu un certain nombre de nouvelles salles qui ont été bâties, à Valence, Séville de grands auditoriums, et la qualité des orchestres s’est considérablement améliorée. Je regardais l’autre jour, je suis en train  de relire l’art du chef d’orchestre de Wagner, quand Wagner lui-même dit que pour la IXeSymphonie de Beethoven, l’exécution la plus fantastique qu’il avait écoutée c’était à Paris, dirigée par Habeneck. Il écrivait que « les orchestres français ont une qualité qui fait que leurs musiciens chantent sur leur instrument, alors que les Allemands ne chantent pas ». Les Italiens ne chantent pas du tout, ils font des moues. Il y a un orchestre que j’aime beaucoup, mais il est dommage qu’il ne soit pas assez exploité pour de la musique symphonique, c’est l’orchestre de l’Opéra de Paris que je trouve superbe. Je suis emballé par la qualité, la transparence.

B. S. : Vous avez enseigné, l’impulsion internationale de votre carrière est due à votre victoire au Concours Long-Thibaud, vous êtes membre de jurys de nombreux concours, vous êtes pourtant contre le concours. N’est-ce pas contradictoire ?
A. C. : Je ne suis pas contre par principe. Tout d’abord, j’y vois une sorte d’exploitation ignoble de jeunes artistes à qui l’on promet monts et merveilles, on les fait passer par des concours très fatigants, et on leur promet je ne sais quoi, et en réalité il ne se passe rien parce que les concours du fait de l’inflation qu’il y a eu, il y en a quatre vingt sept. Or, il est impossible d’avoir quatre vingt sept premiers prix intéressants. Résultat c’est que même les concours les plus prestigieux n’assurent plus une carrière. Ils assurent deux ans, quatre ans d’activité jusqu’au concours suivant. Et ce n’est pas le public qui choisit. Autrefois c’était le cas, aujourd’hui c’est un produit imposé. On vous annonce un produit, ce produit perdure deux ans, quatre ans maximum, après on passe au suivant.

B. S. : En fait, il y a trop de pianistes sur le marché.
A. C. : Il y en a trop parce qu’avant on acceptait volontiers l’idée d’enseigner si on n’avait pas les vraiment les capacités pour faire un grand instrumentiste. Aujourd’hui, tout le monde peut jouer, tout le monde fait son disque, cela ne coûte rien. Et pourquoi pas, après tout ? Tout le monde a le droit de s’exprimer.

B. S. : Le piano est l’instrument le plus joué par les amateurs. Il y a donc de la place pour l’enseigner.
A. C. : Oui, mais il y a quelque chose qui est mort dans le piano. C’est difficile à définir le phénomène. Et les grands virtuoses du piano, ce que j’appelle virtuose un peu comme Josef Lhévinne, Josef Hofmann, Benno Moïsevitch, et autres, ces gens-là non seulement avaient des doigts fabuleux, légendaires, mais ils avaient aussi une façon de concevoir le discours musical qui, aujourd’hui, est complètement oublié. Sous leurs doigts, n’importe quelle transcription devient du grand art. Or, cela n’existe plus.

B. S. : Comment cela peut-il donc se transmettre, puisque cela n’existe plus ? Est-ce parce que les pianistes n’ont plus le temps de travailler ?
A. C. : Les gens autrefois savaient attendre. Aujourd’hui, à 19 ans, on veut absolument débuter. J’ai le souvenir, étant enfant, quand on annonçait Vladimir Horowitz ou Claudio Arrau dans ma ville natale,  on parlait des très jeunes concertistes, or la première fois que j’ai entendu Horowitz à Naples, c’était en 1935. J’avais 10 ans, lui 32 ans. Il était considéré comme un très jeune pianiste. Aujourd’hui, à 17 ans, on se présente à un concours l’après-midi, on se lance et l’on n’a pas le répertoire pour faire face. Vous pouvez me dire aussi que M. Lhévinne jouait douze morceaux et pas treize, mais de quelle façon !

B. S. : Vous avez pourtant commencé votre carrière assez jeune. Je me souviens de disques quand j’étais enfant…
A. C. : Oui, mon premier disque date de 1949. J’avais vingt-quatre ans. Vous savez, j’avais été éduqué dans un conservatoire dont l’enseignement était épouvantablement rigoureux. Il fallait par exemple suivre dix heures de cours, et je suis entré en cinquième année à l’âge de huit ans, j’en suis sorti à quinze, parce que l’on m’a fait redoubler des niveaux, entre mes cinquième et huitième années. Il fallait faire tout le Clavecin bientempéré. Le jury, lors de l’examen de passage, choisissait l’un des quarante-huit Prélude et fugue, et il fallait le jouer par cœur. Il fallait aussi présenter deux concertos.

B. S. : Mais c’était la grande époque des conservatoires italiens.
A. C. : Maintenant en effet c’est complètement terminé, n’importe qui enseigne n’importe quoi.

B. S. : Et vous, avez-vous plaisir à enseigner ? Est-ce une mission importante à vos yeux ?
A. C. : Je ne comptais pas enseigner. C’est le ministre de la Culture de l ‘époque, Jacques Duhamel, qui m’a un peu forcé la main. Il m’a fait téléphoner un jour par ses Services en me demandant si j’avais présenté ma candidature au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. J’ai répondu à sa secrétaire « Ecoutez, Madame, dites à Monsieur le ministre que je ne peux pas me présenter, je suis étranger, donc je n’ai pas le droit d’exercer cette fonction ». Elle m’a rappelé, et m’a dit : « Vous savez, Monsieur le ministre m’a dit que vous devriez ouvrir un dossier de naturalisation » - ce que j’avais d’ailleurs déjà commencé à constituer. Et je lui ai répondu : « Vous voyez, Madame, j’ai déjà ouvert un dossier, mais il me faut tout de même attendre cinq ans. ». Elle m’a répondu « mais vous savez la période a été réduite à deux ans ». Finalement, un jour, Duhamel m’a personnellement déclaré : « Ecoutez, Monsieur Ciccolini, présentez votre candidature pour cette année, nous ferons le nécessaire. » Et j’ai eu mon passeport français deux mois plus tard. Mais je ne pensais pas enseigner, et je vous avoue qu’en entrant dans cette maison illustre qui était encore installée rue de Madrid, j’étais un peu perplexe. J’ai parlé tout de suite aux élèves. Je leur ai dit : « Ecoutez, je ne viens pas ici vous enseigner Dieu sait quoi, je viens vous enseigner tout d’abord à aimer la musique. Mon premier souhait qui me préoccupe est “aimez-vous la musique ? ” Ensuite, nous parlerons de certains principes qui sont communs à tous les individus, il va de soi que l’influence du professeur de piano est secondaire. » J’ai ainsi commencé à enseigner à mes élèves certaines choses concernant la musique en disant « vous savez, tout ce que vous faites mécaniquement n’a pas de valeur en soi, ce que vous faites comme exercices, comme travail, tout doit avoir une finalité. La première chose que je vous demande est “il me faut du bon son, car il faut chanter” ». Là, nous revenons à ce que disait Wagner à propos des orchestres français qui chantaient. Le piano doit aussi chanter. Ce n’est pas une imitation, c’est suggérer la vocalité avec un certain nombre de petits principes. C’est la lecture intégrale d’un texte. Généralement, on se préoccupe d’appuyer sur les justes touches, mais on ne se préoccupe presque jamais de regarder ce qu’il y a sur les notes. Il peut y avoir des petits creux, des points, des liaisons, et cela a une valeur au moins aussi importante que les notes. Et alors je dirai même que l’interprétation est là. Ce n’est pas la colombe de l’Esprit saint qui se pose sur votre épaule et vous inspire. A un moment vous êtes là, et l’interprétation du morceau est sur le papier. Cela fait, reproduire tout ce que le compositeur a indiqué, et le travailler au point que cela devienne tellement spontané que l’on a l’impression que c’est vous qui créez le morceau au moment où vous le jouez. Il faut prendre sa propre responsabilité, mais une chose doit rester prégnante, on ne touche pas au texte. Aujourd’hui, je vois avec une forte préoccupation une certaine mode qui consiste à faire exactement le contraire de ce qui est écrit. Quand c’est forte, on joue piano, quand c’est piano, on joue fortissimo. C’est pour distraire davantage l’audition, se mettre en valeur, mais l’art n’est pas fait pour cela.

B. S. : Il y a aussi le côté démonstratif de la virtuosité technique au détriment de la musique…
A. C. : La musique peut être même totalement absente. De plus en plus de musiciens sont en condition de faire du cirque, tout le monde est en démonstration. Seulement, on n’a plus certains « produits » que l’on trouvait il y a cent ans.

B. S. : A quoi est-ce dû ? Au professeur ? A une mentalité ?
A. C. : Le professeur veut être sûr que ses élèves gagnent les concours. Cela le fait mousser, sa réputation grandit. Les élèves se contentent de gagner un concours, et l’ayant gagné croient que tout est arrivé, et ne se rendent pas compte que le concours est seulement une plate-forme à partir de laquelle on peut commencer. C’est donc une question de mentalité.

Propos recueillis par
Bruno Serrou
Paris, le 3 janvier 2001 

Stéphane Lissner, entouré de Philippe Jordan et Benjamin Millepied, a présenté la saison 2015-2016 de l’Opéra de Paris, sa première comme directeur de la première institution musicale de France

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Paris, Opéra Bastille, mercredi 4 février 2015

La façade le l'Opéra Bastille aux couleurs de la saison 2015-2016 de l'Opéra national de Paris. Photo : (c) Opéra national de Paris

Nommé en 2012 Directeur de l’Opéra national de Paris à la suite de Nicolas Joël, qui, quoi que candidat à sa propre succession, n’a pas vu son contrat renouvelé, Stéphane Lissner a présenté ce mardi matin 4 février sa première véritable saison à la tête de la première institution musicale de France.

Après avoir cité Rolf Liebermann comme l’un de ses modèles, rendu hommage à ses prédécesseurs, Hugues Gall, Gérard Mortier et Nicolas Joël, et salué la mémoire de Patrice Chéreau, qui aurait dû signer la première production nouvelle de son mandat, Moses und Aron d’Arnold Schönberg, a présenté son dessein artistique qui devrait se déployer sur les six prochaines années, autant côté théâtre lyrique que côté danse. Pour ce qui concerne le premier, les thématiques seront centrées sur trois compositeurs qui « ont marqué l’histoire de la musique par leur génie, leur tempérament et la portée de leurs innovations », l’Allemand Richard Wagner (1813-1883), l’Autrichien Arnold Schönberg (1874-1951) et le Français Hector Berlioz (1803-1869). Autre triptyque, cette fois plus conceptuel, ce que Stéphane Lissner qualifie d’« idées forces » sur lesquelles il a conçu la saison qui s’annonce : « l’ambition », « cœur du projet artistique », avec le retour à l’Opéra de Paris des « plus grands noms internationaux de la direction d’orchestre, du chant, de la mise en scène et de la danse » ; « l’équilibre artistique », avec une égale présence de l’histoire de l’art lyrique, du baroque jusqu’au contemporain sans négliger le grand répertoire ; « l’unité » entre le ballet et l’opéra, la musique et la danse, les artistes de l’orchestre, du chœur et du Ballet de l’Opéra et les élèves de l’Ecole de danse, entre Garnier et Bastille.

Stephane Lissner (au centre) présente à la presse ce mercredi 4 février 2015 la saison 2015-2016 de l'Opéra national de Paris. Il est entouré de son directeur musical, Philippe Jordan (à sa droite) et de son directeur de la danse, Benjamin Millepied (à sa gauche). Photo : (c) Bruno Serrou

Stéphane Lissner estime à juste titre que, considérant les tragiques événements que nous traversons, à l’instar de la culture en général, l’opéra ne peut se contenter du rôle de divertissement pur, mais qu’il doit interroger. C’est ainsi que, même si le projet est le fruit de perspectives élaborées avec Patrice Chéreau, le spectacle qui ouvre les productions nouvelles de la saison 2015-2016, Moses und Aron (20 octobre-9 novembre) de Schönberg, constitue un véritable signal, à la fois sur le plan artistique, puisque cet opéra inachevé du fondateur du XXesiècle musical, réunit les trois grandes masses de l’Opéra de Paris, l’orchestre, le chœur et le ballet (avec la scène centrale du Veau d’or), permet de confronter théâtres lyrique et dramatique, et d’ancrer l’Opéra de Paris au cœur-même des préoccupation contemporaines tandis que cinquante millions de personnes sont aujourd’hui acculés à l’exode, mais aussi de s’attacher aux affaires de l’esprit et à la spiritualité. Autour de Moses und Arondirigé par Philippe Jordan et mis en scène par Romeo Castellucci (avec Thomas Johannes Mayer en Moïse et John Graham-Hall en Aaron), l’Opéra de Paris développe un cycle Schönberg qui perdurera plusieurs saisons, avec, début 2015-2016, deux grands concerts de l’Orchestre et du Chœur de l’Opéra à la Philharmonie de Paris, l’un consacré aux Gurre-Lieder (19 avril), œuvre qui, quoique rare, a été remarquablement défendue l’an dernier par l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Esa-Pekka Salonen (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/03/sous-la-flamboyante-direction-desa.html), l’autre aux Variations pour orchestre op. 31 mises en regard de la Symphonie n° 4 en sol majeur de Gustav Mahler (16 septembre), tandis que les Solistes de l’Orchestre de Paris proposeront le Quatuor à cordes op. 10et Pierrot lunaire op. 21 avec la soprano Caroline Stein (25octobre). Deuxième projet sur six ans, un cycle Berlioz, qui débute sur la Damnation de Faust (11-29décembre) dirigée par Philippe Jordan et mise en scène par Alvis Hermanis (avec Jonas Kaufmann et Bryan Hymel en Faust, Bryn Terfel en Méphistophélès et Sophie Koch en Marguerite) - suivront les prochaines saisons Béatrice et Bénédict, Benvenuto Cellini, et en point d’orgue les Troyens en 2019. Autre projet, les opéras de Wagner, à l’exception du Ring, déjà donné quatre saisons à Bastille sur l’initiative de Nicolas Joël. Mais tous les autres ouvrages devraient se succéder sur le plateau de Bastille. A commencer par Die Meistersingervon Nürnberg (5-28 mars), qui n’ont pas été produits à l’Opéra de Paris depuis 1989, Palais Garnier, à l’exception d’une version concertante à Bastille en 2003. Seront réunis sous l’égide de Philippe Jordan pour la direction et de Stefan Herheim pour la mise en scène, Gerald Finley (Sachs), Bo Skovhus (Beckmesser), Brandon Jokanovich (Walther), Paul Schweinester (David), Julia Kleiter (Eva) et Wiebke Lehmkuhl (Magdalene).

Neuf productions lyriques nouvelles

Un total de neuf nouvelles productions lyriques et autant côté ballet sont programmées en 2015-2016. Cela en dépit de la crise économique. « L’Opéra peut le faire malgré la disette, car il n’est pas question pour nous de repli sur soi, avertit Stéphane Lissner. Nous avons donc pris le problème autrement, en nous montrant décidés à tirer le public vers le haut, et l’élargir en montant le plus possible de productions inédites et ne pas nous limiter aux sempiternelles Traviata, Rigoletto, Carmen ou Flûte enchantée que nous ne négligerons pas pour autant. Et comme plus personne ne fait la fine bouche entre argent public et privé, le mécénat est là pour aider les nouveaux projets davantage que l’institution. C’est ainsi que j’ai voulu élaborer une programmation sur six ans, ce qui permet de convaincre les mécènes en donnant à l’Opéra une image internationale susceptible d’attirer les artistes les plus grands, de rassurer les tutelles qui peuvent constater à la fois que le public s’intéresse à l’art lyrique et que la résonance de l’Opéra de Paris est mondiale grâce à la diffusion (France Télévisions, Arte, Mezzo, France Musique, Radio Classique, Canal+, Gulli, cinémas UGC et FRA, etc.), qui se développe également grâce à cette réputation. »

Au sein du cursus des nouveaux spectacles lyriques, outre les trois opéras déjà cités, l’Opéra propose une nouvelle approche du Château deBarbe-Bleue de Béla Bartók (23 novembre-10 décembre) curieusement couplé cette fois avec la Voix humaine de Francis Poulenc (il l’avait été tout aussi bizarrement en 2007 avec le Journal d’un disparu de Leoš Janáček), deux ouvrages dirigés par Esa-Pekka Salonen et mis en scène par Krzysztof Warlikowski, le premier avec Johannes Martin Kränzle (Barbe-Bleue) et Ekaterina Gubanova (Judith), le second avec Barbara Hannigan. La seule partition du XXIesiècle est confiée aux chanteurs de l’Académie Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris. Il s’agit de Vol retour de la jeune compositrice britannique Joanna Lee (née en 1986) dont ce sera du 4 au 19 décembre la création française. Deux nouvelles productions d’opéras de Giuseppe Verdi sont proposées, à côté de la reprise de la Traviata (20 mai-29 juin) mise en scène par Benoît Jacquot (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/06/la-traviata-de-verdi-sans-ressort-de.html) qui verra notamment le retour à Bastille de Placido Domingo (17, 20 juin), Il Trovatore(31 janvier-15 mars) dirigé par Daniele Callegari et mis en scène par Alex Ollé (dont le nom est dissocié cette fois du collectif La Fura dels Baus), avec entre autres Anna Netrebko (Leonora), Ludovic Tézier (Luna), Ekaterina Gubanova (Azucena) et Marcelo Alvarez (Manrico), et Rigoletto (11 avril-30 mai) sous la direction de Nicola Luisotti/Pier Giorgio Morandi et dans la mise en scène de Claus Guth, avec notamment Quinn Kelsey/Franco Vassallo dans le rôle-titre, Michael Fabiano/Francesco Demuro (le Duc de Mantoue) et Olga Peretyatko/Irina Lungu (Gilda). Un diptyque réunira toute les forces de l’Opéra de Paris, orchestre, chœur et ballet, autour de Tchaïkovski, qui en dirigea la création le même soir au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, l’opéra Iolantaet le ballet Casse-Noisette(9 mars-1er avril) confiés pour le premier à Dmitri Tcherniakov pour la mise en scène, Sonya Yoncheva pour le rôle-titre et Alexander Tsymbalyuk en Roi René, et à cinq chorégraphes pour le second, Sidi Larbi Cherkaoui, Edouard Lock, Benjamin Millepied, Arthur Pita et Liam Scarlett. Enfin, il convient de saluer l’entrée depuis longtemps attendue d’un grand opéra du XXe siècle expressément composé pour le baryton le plus célèbre des soixante-dix dernières années, Dietrich Fischer-Dieskau, Leard’Aribert Reimann qui sera donné du 23 mai au 12 juin dirigé par Fabio Luisi et mis en scène par Calixto Bieito, avec Bo Skovhus dans le rôle-titre. 

Dix reprises du fonds de productions lyriques de l'Opéra de Paris

Parallèlement à ces productions inédites, l’Opéra de Paris présente les reprises de Madama Butterfly de Giacomo Puccini dans la production de Robert Wilson qui ouvre la saison (8 septembre-13 octobre), avec Oksana Dyka alternant dans Cio-Cio-San avec Ermonela Jaho, Platée de Jean-Philippe Rameau de Marc Minkowski et Laurent Pelly avec Colin Lee dans le rôle-titre (9 septembre-8 octobre), le Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart de Michael Haneke (14 septembre-18 octobre), l’Elisir d’amore de Gaetano Donizetti de Laurent Pelly dirigé par Donato Renzetti avec Roberto Alagna en Nemorino, le Werther de Jules Massenet de Benoît Jacquot (23 janvier-4février) qui marque le retour d’Alain Lombard dans la fosse de l’Opéra de Paris, avec Piotr Beczala (Werther), Stéphane Degout (Albert), Paul Gay (le Bailly) et Elïna Garanca (Charlotte), Capricciode Richard Strauss (22 janvier-14 février) de Robert Carsen dirigé par Ingo Metzmacher avec Adrianne Pieczonka (la Comtesse), Wolfgang Koch (le Comte), Benjamin Bernheim (Flamand), Lauri Vasar (Olivier), Daniela Sindram (Clairon) et Graham Clark (Monsieur Taupe), Il Barbiere di Siviglia de Gioacchino Rossini vu au début de cette saison (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/09/un-barbier-de-seville-frenetique-venu.html), avec Nicola Alaimo (Bartolo), Lawrence Brownlee (Almaviva), Pretty Yende (Rosine) (5 février-4 mars), DerRosenkavalierde Richard Strauss (9-31 mai) d’Herbert Wernicke, dirigé cette fois par Armin Jordan, avec Anja Harteros/Michaela Kaune (la Maréchale), Peter Rose (Ochs), Daniela Sindram (Octavian) et Erin Morley (Sophie), enfin deux Verdi, la Traviata déjà évoquée, et Aidad’Olivier Py (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/10/une-aida-toute-en-or-suscite-un.html) dirigé par Daniel Oren avec Sondra Radvanovsky/Liudmyla Monastyrska qui alterneront dans le rôle-titre entre les 13juin et 16 juillet.

Seront ainsi donnés cent trente soirées d’opéras et un total de quatre cent vingt huit rendez-vous, opéras, ballets, concerts, récitals confondus.

13 avant-premières à 10 € pour les moins de 28 ans et autres initiatives nouvelles

Parmi les nouvelles initiatives de l’Opéra de Paris suscitées par Stéphane Lissner, treize avant-premières d’autant de spectacles différents (les opéras Moses und Aron, le Château de Barbe-Bleue/laVoix humaine, la Damnation de Faust, Il Trovatore, Iolanta/Casse-Noisette, Rigoletto, Lear, les ballets Boris Charmatz, Robbins/Millepied/Balanchine, Anna Teresa de Keersmaeker, Wheeldon/McGregor/Bausch, Romansky/Balanchine/Robbins/Peck, Giselle) sont proposées aux moins de 28 ans au prix unique de 10 euros. Hors scène, des Concertini, concerts d’une trentaine de minutes proposés dans les espaces publics du Palais Garnier en prologue aux représentations de huit spectacles par des musiciens de l’Opéra de Paris autour du compositeur de la soirée. Est également créée l’Académie de l’Opéra national de Paris. Ce titre générique couvre deux grands axes pédagogiques, l’éducation artistique (programmation de spectacles destinés au jeune public, Dix mois d’Ecole et d’Opéra, Opéra-Université) et la formation professionnelle de jeunes artistes en résidence : metteurs en scène, chorégraphes, chanteurs et chefs de chant au sein de l’Atelier Lyrique, qui, outre Vol retourévoqué plus haut, proposera une nouvelle production de l’Orfeo de Monteverdi donnée Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis, et musiciens. Une trentaine de jeunes artistes seront ainsi mis en résidence chaque saison pour être immergés au sein-même de l’activité de l’Opéra de Paris et forger leur apprentissage aux côtés d’artistes de renommée internationale. Autour de Philippe Jordan et Benjamin Millepied, deux personnalités participeront à cette formation, le chorégraphe William Forsythe et le violoniste Renaud Capuçon.

Autre réalisation nouvelle, « 3eScène de l’Opéra de Paris », plateforme numérique (www.operadeparis.fr) qui, à partir du 15 septembre 2015, accueillera des productions commandées par l’Opéra à des cinéastes, des chorégraphes, des photographes, des plasticiens et des écrivains, ainsi que des archives et des programmes pédagogique proposés en exclusivité sur le site.

Création contemporaine

Pour ce qui concerne les commandes d’opéras contemporains, Stéphane Lissner a énoncé que si la saison prochaine est réduite aux acquêts, c’est parce près de cinq ans sont nécessaires à la conception d’un opéra, à la condition de réunir une équipe de créateurs associant compositeur, librettiste et metteur en scène, voire chorégraphe et plasticien. Il convient donc de laisser le temps requis pour la réalisation d’un tel projet. Mais Stéphane Lissner a tenu à rassurer quant à la perspective d’ouvrages nouveaux en reconnaissant à demi-mot que trois opéras seraient en précommande pour les saisons 2016-2017, 2017-2018 et 2018-2019 avec pour thème central la littérature française, et que l’un d’eux serait sur le point d’être conclu avec Kaija Saariaho. Une série du Ballet de l'Opéra est consacrée à Pierre Boulez pour ses 90 ans (1-31 décembre), tandis qu’une autre chorégraphie se fonde sur Vortex Temporum de Gérard Grisey par la Compagnie Rosas d’Anne Teresa De Keersmaeker (26 février-6 mars) avec l’Ensemble Ictus.

Bruno Serrou


Document saison 2015-2016 de l’Opéra de Paris, suivre ce lien : http://saison15-16.operadeparis.fr/pdf/OnP-BRO-SAISON-STD-bd.pdf

Matthias Pintscher, qui dirigeait pour la première fois à la Philharmonie, s’est montré digne de la confiance de Pierre Boulez en dirigeant avec jubilation un concert réunissant Ensemble Intercontemporain et Orchestre du Conservatoire de Paris

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Paris, Philharmonie 1, mardi 3 février 2015

Matthias Pintscher, l'Ensemble Intercontemporain et l'Orchestre du Conservatoire à l'issue du concert Boulez/Varèse à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Un programme - le premier entièrement consacré au XXe siècle à la Philharmonie 1 -, et le cadre correspondaient précisément à ce qu’aime Pierre Boulez, qui, s’il n’avait à faire face aux problèmes de santé qui le tiennent loin des pupitres de chef d’orchestre depuis trois saisons déjà et désormais des salles de concerts, aurait magnifié de sa direction magnétique transcendant les musiciens, jeunes encore en formation et professionnels aguerris, et tous les publics. Hélas, le compositeur chef d’orchestre, depuis l’été 2012, ne peut plus assister aux concerts auxquels il se plaisait pourtant à se rendre comme simple spectateur, et il n’a pu participer aux festivités d’ouverture de la Philharmonie de Paris qui n’aurait pourtant pu être envisagée s’il n’avait pesé de toute son influence sur la prise de décision de l’ériger par les tutelles. C’est à tout cela que le public pensait en se rendant à la Philharmonie mardi soir. Une Philharmonie remplie à ras-bord, et pas seulement par les aficionados de la musique contemporaine, ni par la parenté des étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris voisin qui participaient activement à la soirée. En effet, autour d’un aéropage de professionnels, compositeurs, instrumentistes, responsables d’institutions, organisateurs et journalistes confondus, une foule des grands jours a empli les deux mille quatre cents fauteuils de la Philharmonie constituée de jeunes et de moins jeunes, de connaisseurs et de profanes poussés par le désir de découvrir la nouvelle salle de concerts parisienne, ont écouté dans un silence quasi religieux une musique du XXesiècle richement orchestrée à même de révéler jusqu’au plus secret du nuancier et de la perspective sonore d’une acoustique en train de se perfectionner mais déjà superbe, celle de la Philharmonie.

Matthias Pintscher dirige Pli selon pli de Pierre Boulez (né en 1925) à la Philharmonie à la tête de l'Ensemble Intercontemporain et de l'Orchestre du Conservatoire. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

C’est en effet un concert conjoint Ensemble Intercontemporain - orchestre de vingt-neuf musiciens créé par Pierre Boulez en 1976 -, Orchestre du Conservatoire de Paris - phalange constituée d’étudiants du CNSMDP que Pierre Boulez a souvent dirigée dans des programmes exigeants dans le cadre de formation de jeunes musiciens qu’il aimait à côtoyer, notamment des étudiants recrutés à l’international, au Centre Acanthes à Villeneuve-lez-Avignon, à la Cité de la Musique et au Conservatoire de Paris, puis au Festival de Lucerne, ainsi qu’en sessions hivernales avec les seuls élèves du CNSMDP. A l’approche du quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez, ceux avec qui et pour qui il a travaillé ont voulu lui rendre hommage, pour rappeler combien il les a toujours soutenus et aidés, jouant le rôle d’un insatiable passeur. Pour ce faire, ils ont choisi deux partitions fondatrices.

Pli selon pli

La première était de Pierre Boulez lui-même, le grand cycle en cinq mouvements Pli selon pli pour soprano et orchestre sous-titré Portrait de Mallarmé. Le Livrede Stéphane Mallarmé, publié en 1957, a fortement marqué le compositeur. Près de soixante ans après sa conception, cette œuvre de soixante-dix minutes apparaît toujours aussi novatrice, foisonnante, originale et, avec le temps et la maîtrise toujours plus accomplie des musiciens, de plus en plus expressive et sensuelle. Une vraie gourmandise pour les oreilles, la sensibilité, l’intellect qui pénètre jusque dans la chair-même de l’auditeur, tant le son s’accapare le corps tout en flattant l’écoute. 

Pierre Boulez (né en 1925), en 1988. Photo : (c) Guy Vivien

Certes, à l’exception des deux premières Improvisations sur Mallarmé, « Le vierge, le vivaceet le bel aujourd’hui » et « Une dentelle s’abolit », toutes deux composées en 1957, et du dernier, Tombeau, qui a réclamé quatre ans de genèse (1959-1962), Pierre Boulez, comme il l’a souvent fait, a retravaillé plus ou moins profondément deux parties, la première, Don, écrite en 1962 et revue en 1989, et la pénultième, Improvisation III surMallarmé, « A la nue accablante tu », conçue en 1959 et reprise en 1984 - rappelons qu’en ces années 1980 le compositeur était imprégné de son expérience de l’informatique en « temps réel », en pleine genèse de Répons. D’aucuns reprochent au compositeur d’avoir rendu la poésie de Mallarmé incompréhensible, voire carrément inaudible, noyée sous un flux orchestral particulièrement dense et luxuriant, tandis que l’écriture atteint à une complexité croissante, submergeant la prosodie pure pour intégrer la voix au sein de l’orchestre tout en préservant ses caractéristiques intrinsèques, comme tout instrument acoustique. Pour mettre fin au débat, Boulez a renvoyé ses contradicteurs dans les cordes, leur disant : « Si vous voulez ’’comprendre’’ le texte, alors lisez-le ! » Commençant et se concluant sur un même geste instrumental singulièrement violent et puissant, Pli selon pli, qui requiert une percussion bien plus fournie qu’à l’ordinaire, présente une orchestration évolutive qui suscite des sonorités extrêmement changeantes d’une pièce à l’autre, les effectifs les plus nombreux étant utilisés dans les deux morceaux extrêmes, utilisant jusqu’aux guitare amplifiée, mandoline et harpes, le maximum étant réuni, en sus de la voix, dans Don (48 instruments dont 9 bois, 9 cuivres, 7 percussionnistes, piano, célesta, 3 harpes, guitare amplifiée, mandoline, 4 violons, 4 altos, 5 violoncelles, 3 contrebasses) et le minimum dans Improvisation II sur Mallarmé (9 instruments, dont 6 percussionnistes, piano, célesta et harpe). Depuis la place où j’étais assis - en trois concerts à la Philharmonie auxquels j’ai assisté, j’ai eu la chance de pouvoir juger de l’acoustique de la Philharmonie en autant d’endroits différents -, au premier balcon côté pair au-dessus de la percussion à cour, face au chef, la cantatrice tournant le dos, cordes de face, j’ai pu mesurer l’équilibre du rendu sonore, la section la plus proche ne couvrant jamais la plus éloignée, même s’il s’agit de la plus puissante face à la plus feutrée, puisque les cordes me sont apparues toujours présentes confrontées aux bois, cuivres et instruments à percussion. La « claque » du début et de la fin de l’œuvre s’est avérée saisissante, résonnant à l’oreille plusieurs secondes durant, la première fondant ses harmoniques longuement dans la douceur qui suit, la seconde jusque dans les applaudissements qui se sont trop rapidement propagés au sein du public à la hauteur de l’orchestre. Les sonorités cristallines de la mandoline, pourtant loin de moi au premier rang à droite du chef, des claviers et percussion métal, le velouté des cordes, le fruité des bois et des cuivres ont été palpables tant ils sont apparus intensément brillants.

Marisol Montalvo (soprano) et Matthias Pintscher dans Pli selon pli de Pierre Boulez à la Philharmonie. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Matthias Pintscher a dirigé sans baguette avec une simplicité et une aisance souveraine, le visage serein et sourire aux lèvres, soutenant du regard les jeunes musiciens du Conservatoire et pétrissant de ses mains la pâte sonore, mais sans la battue incroyablement précise et tranchante de Boulez qui fractionne de façon phénoménale la métrique si précieuse aux musiciens. La soprano américaine Marisol Montalvo, qui s’était notamment illustrée dans Re Orso de Marco Stroppa Salle Favart en 2012, a vaillamment assuré la partie vocale, surmontant avec aplomb les piégeuses difficultés de la partition, et allant jusqu’à rendre les poèmes parfois compréhensibles, sans craindre de la sorte d’aller à l’encontre de la volonté du compositeur.

Matthias Pintscher dirige l'Ensemble Intercontemporain et l'Orchestre du Conservatoire dans Amériques d'Edgar Varèse. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Amériques

Chef-d’œuvre absolu de la musique du XXe siècle que Pierre Boulez a si souvent dirigé, de New York à Paris en passant par l’Angleterre et l’Allemagne - la dernière fois que je l’ai vu se produire dans cette incroyable partition c’était Salle Pleyel à la tête de l’Ensemble Modern Orchestra en septembre 2007 -, Amériques d’Edgar Varèse tient de la bravoure. Le gigantisme de cette grande page d’orchestre de vingt-quatre minutes a conclu le concert en apothéose, avec ses cent dix sept instruments (bois par cinq, huit cors, six trompettes, cinq trombones, deux tubas, deux timbaliers, 9 percussionnistes - dont une sirène de police/pompier -, xylophone, glockenspiel, célesta, deux harpes et soixante cordes). Cette partition composée au lendemain de la Première Guerre mondiale (1918-1921), datée de 1922, créée le 9 avril 1926 par l’Orchestre de Philadelphie et son directeur musical à l’époque, Leopold Stokowski, lui-même habitué des œuvres aux orchestrations surdimensionnées, est aujourd’hui encore plus inventive que jamais. Emplie des fureurs de la ville, de la vie et des effluves sonores d’un continent entier, Amériques donne à tout ce que l’on peut entendre au concert d’orchestre un tour d’œuvres mort-nées, pour ne pas dire inutiles, tant Varèse ose, l’esprit continuellement en éveil, l’ouïe ouverte sur le monde qui l’entoure pour engendrer un poème symphonique hors du temps et hors normes, ludique, dramatique, téméraire, jubilatoire, enchâssant les séquences qui semblent n’avoir rien à voir entre elles mais qui, dans leur continuité, forment un tout consubstantiel, malgré des contrastes sonores d’une brutalité inouïe. 

Edgar Varèse (1883-1965). Photo : DR

L’orchestre réuni pour la circonstance, Ensemble Intercontemporain et Orchestre du Conservatoire de Paris confondus, a rayonné tel un magicien doté de cent têtes et de deux cents bras, stimulé par la direction précise et rassurante de Matthias Pintscher, qui, longue baguette à la main, a littéralement soulevé cet impressionnant colosse qu’est Amériques d'Edgar Varèse dont il a su échafauder la diversité des plans et des dynamiques tout en rendant palpable leur simultanéité, le tout magnifié par l’acoustique particulièrement transparente et polychrome de la Philharmonie de Paris, qui, décidément, et en quelque endroit que l’on se trouve, s’avère d’une qualité inédite en France. Seul véritable problème, les rangs trop serrés dans les hauteurs, et les gradins trop pentus qui risquent de provoquer de sérieuses chutes dues à des pertes d’équilibre si l’on n’y prend garde et qui suscitent le vertige à ceux qui sont sensibles au vide.

Bruno Serrou

L’Orchestre de Paris a célébré l’amour à la saint Valentin avec unprogramme exigeant et peu couru mais qui a conquis une Philharmonie 1remplie à ras-bord

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Paris, Philharmonie de Paris, samedi 14 février 2015

Fabien Gabel. Photo : DR

Les promoteurs de la Philharmonie pourraient bien être sur le point de gagner leur pari. En effet, en ce samedi de saint Valentin, nombreux étaient les promeneurs à arpenter non seulement les abords mais aussi les couloirs de la grande salle de concerts du Parc de La Villette. Au rez-de-chaussée, le bar était fermé bien à tort, tant la foule se pressait à l’entrée, déambulant dans tous les accès ouverts au public, jusque dans les espaces pédagogiques, comme si elle était en train de faire le lieu sien, ce qui est plutôt de bon augure. Les escalators étaient en panne, sans doute à cause d’une fréquentation excessive, les visiteurs se bousculant sur la terrasse pour contempler le parc de La Villette et jusqu'au Sacré-Cœur, tandis que les curieux cherchaient à s’imprégner de l’atmosphère du hall d’accueil. Couples avec ou sans enfants, jeunes et moins jeunes manifestent leur enthousiasme par de grands cris admiratifs, et si certains constatent les travaux qu’il reste à faire, la grande majorité reconnaît que le lieu est magique.

Plafond de la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Il faut dire que les activités proposées par la Philharmonie sont nombreuses, le samedi de 11h à 23h. Et il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges et pour tous les publics, de la pédagogie au concert en passant par la pratique amateur, même si la plupart des activités sont centrées sur une thématique journalière. Ainsi, le 14 février a naturellement été consacré à la célébration des amours. L’Orchestre de Paris, qui est l'acteur central de la vie de la Philharmonie, déploie son activité plus encore qu’il le faisait Salle Pleyel, présentant le samedi des programmes dans la continuité de ceux des concerts de la semaine, et ne se limite plus aux seuls concerts en familles. Un premier témoignage de cette amplification de la voilure auquel j’ai assisté, le concert de l’après-midi de la saint Valentin, affiché à 19h au lieu de 20h30 en semaine. Un horaire bien plus adapté que les autres soirs - même si 19h est évidemment trop tôt en semaine -, considérant le fait que le public met plus de temps à la Philharmonie qu’à Pleyel pour atteindre son siège en début de concert et au terme de l’entracte, ce qui, de ce fait-même, fait que la majorité des soirées commence non pas à 20h30 mais à 20h45 et les entractes durent non pas vingt minutes mais près d’une demi-heure… Ce qui, au total, allonge les soirées de concert de plus d’une heure par rapport à celles de Pleyel (23h20/23h40 au lieu 22h15/22h35).

Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Quoi qu’il en soit, le saint patron des amoureux a suscité de la part de l’Orchestre de Paris un programme aussi dense qu’original autour de la figure de Richard Wagner, des pages de ce ouvrant et fermant le programme, tandis que deux de ses héritiers directs, Richard Strauss et Claude Debussy, ont occupé la place centrale. C’est Das Liebesverbot, oder die Novize von Palermo (la Défense d’aimer, ou la Novice de Palerme), opéra de jeunesse de Wagner qui a ouvert la soirée. Cet ouvrage de cinq heures en deux actes adapté en 1834 de Mesure pour Mesure de Shakespeare par le compositeur créé à Magdebourg en 1836 ne figure pas parmi les dix opéras retenus par le Festival de Bayreuth, à l’instar des Fées (1833-1834) et de Rienzi (1837-1840). Le sujet, qui se déroule durant le Carnaval, associe à la gravité du contexte, la peine de mort, le comique, puisque le condamné est sauvé par la ruse après avoir été menacé de mort pour avoir outrepassé une interdiction d’aimer promulguée par un gouverneur hypocrite, ce qui engendre naturellement une série d’imbroglios. Bien que placé sous l’influence de l’opéra italien et français, mais aussi et surtout de Weber, et qu’il s’agisse d’un opéra de nature comique l’on décèle déjà des bribes de couleurs, d’atmosphères et de déploiement du matériau thématique propres à l’univers wagnérien de la maturité. Le tout est bien sûr concentré dans l’ouverture, avec ses contrastes de pétulance festive, de noirceur, de désir et de passion, avec force castagnettes et triangle. Ce hors d’œuvre de pétulance et de festivité a mis le public en appétit en flattant ses oreilles par des sonorités jubilatoires émanant de pages méconnues parce que très rarement programmées. Le plat de résistance de la soirée a suivi cette courte page, après de courts applaudissements (le public ne sera guère démonstratif tout au long du concert).

Antonio Meneses. Photo : DR

Ample partition à l’écriture dense, virtuose et à l’orchestration extraordinairement foisonnante, premier volet du diptyque Held und Welt (Héros et Monde), le second étant Ein Heldenleben op. 40 (Une Vie de Héros), le trop rare poème symphonique Don Quixotte op. 35 (1897) sous-titré « (Introduzione, Tema con Variazioni e Finale) Variations fantastiques sur un thème à caractère chevaleresque pour grand orchestre », variations qui, au nombre de dix, content en autant d’étapes les aventures du chevalier à la triste figure immortalisé par Miguel de Cervantès, personnalisé par le violoncelle solo accompagné de son écuyer Sancho Pança (alto) et du fantôme de Dulcinée (violon). Donné lors de sa création par les trois chefs de pupitre de cordes, Don Quichotte est souvent proposé avec un soliste de renom au pupitre de violoncelle solo, naturellement la plus développée de la partition, puisqu’il incarne le personnage central de ce poème épique. C’est cette dernière solution qui a été retenue par l’Orchestre de Paris, qui a invité Antonio Meneses à incarner Don Quichotte - le violoncelliste brésilien a enregistré cette œuvre avec le Philharmonique de Berlin sous la direction de Herbert von Karajan -, tandis que la partie d’alto a été brillamment tenue par l’altiste solo de l’Orchestre de Paris, Ana Bela Chaves dont les sonorités charnues et feutrées ont magnifié les résonances rondes et larges du violoncelle solo, tandis que Dulcinée était campée par le violon solo Philippe Aïche, qui ne s’est pas avéré d’une justesse infaillible. Meneses a donné une carnation vibrante au chevalier à la triste figure, se jouant sans effort des difficultés techniques que lui réserve la partition et exaltant des sonorités charnelles aux harmoniques sombres et ardentes. Tous les pupitres de l’Orchestre de Paris, des solistes aux tuttistes, ont rivalisé de timbres et de virtuosité dans cette partition somptueusement orchestrée, donnant toute la mesure de l’acoustique de la salle, que j’ai trouvée plus à l’écoute les uns des autres que le soir de l’inauguration, bien qu’il leur faille encore veiller à la brièveté du temps de réponse, plus resserré qu’à Pleyel, l’acoustique de la Philharmonie étant moins tolérante que celle de la précédente salle. Le jeune chef français Fabien Gabel, disciple de David Zinman et Kurt Masur, actuel directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Québec, a attesté de réelles affinités avec cette grande partition straussienne, donnant une solide unité à cette suite de dix variations grâce à un sens de la narration évident.

La seconde partie du concert a été ouverte par la Suite pour orchestre de l’opéra« Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy arrangée en quatre parties par le chef allemand Erich Leinsdorf en 1946. Ce dernier l’a enregistrée avec l’Orchestre de Cleveland, ainsi que Claudio Abbado, avec le Philharmonique de Berlin en 2001. Cette suite d’une demi-heure agrège les interludes ajoutés à la dernière heure par Debussy, les thèmes fondateurs de la partition, celui de Golaud et de Mélisande, les évocations les plus significatives du drame (la mer, la forêt, la jalousie, la falaise), tout en renonçant à la scène d’amour entre les deux héros, et le meurtre de Pelléas par son demi-frère, Golaud. Leinsdorf a ainsi respecté l’œuvre originale à la fois en brossant plutôt une évocation que d’en faire une synthèse, qu’en respectant l’écriture propre à Debussy, d’une fluidité liquide et d’une sensualité marine inouïe tout en se situant dans la continuité du Parsifal de Wagner. Tout en mettant en évidence la transparence et l’éclat de l’orchestration, sollicitant le brillant des textures de l’Orchestre de Paris, la direction de Fabien Gabel a mis davantage l’accent sur les beautés sonores de la partition que sur son origine opératique, gommant le drame au profit de la volupté du son. Autres amoureux tragiques, Tristan et Isolde, héros de l’opéra le plus porteur d’avenir de Richard Wagner, avec le Prélude et Mortd’Isoldetrès souvent réunis en concert, l’IsoldesLiebestod finale de l’opéra, Mild und leise, indifféremment donnée avec ou sans la voix de soprano, étant enchaînée au premier dont elle magnifie la force évocatrice tout en résolvant les tensions après les avoir exaltées. En cela, Fabien Gabel a réussi pleinement ce parcours dramatique tendu comme un arc tandis que l’Orchestre de Paris s’est avéré à la fois homogène et contrasté.

Bruno Serrou 


"The Beethoven Journey" de Leif Ove Andsnes et du Mahler Chamber Orchestra a conquis le Théâtre des Champs-Elysées

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mardi 17 février 2015

Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra. Photo : DR

Voilà quatre ans Leif Ove Andsnes se lançait sur les routes du monde avec le Mahler Chamber Orchestra (MCO) et les cinq concertos pour piano de Beethoven (1). Une odyssée qui les aura conduits dans cent huit villes de vingt-sept pays où le pianiste norvégien et ses compagnons ont parallèlement fait découvrir la musique à des enfants sourds.

Le « Voyage Beethoven » (The Beethoven Journey) de Leif Ove Andsnes est passé cette semaine par le Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Le pianiste norvégien s’est longtemps tenu éloigné de Beethoven, et il n’est pas adepte des intégrales. La littérature pianistique est si vaste qu’il préfère puiser dans un répertoire plus ou moins couru mais qui lui « parle ». « Pourtant, dit-il, avec le temps, je me suis convaincu d’avoir des choses à dire avec l’une des plus grandes musiques qui soient. » D’autant plus que, Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra, formation de musiciens d’élite indépendants qu’il dirige du clavier, proposent autour de leur intégrale des concertos pour piano du Titan de Bonn des actions pédagogiques à destination de jeunes malentendants. « Beethoven, qui a très vite été atteint de surdité, avait une foi naïve en la valeur de la musique pour l’humanité, remarque Andsnes. Il pensait changer le monde avec son art. Cela me touche profondément, et c’est l’esprit qui anime ce projet. » 

Ludwig van Beethoven et Leif Ove Andsnes. Photo : (c) Leif Ove Andsnes

Né à Karmøy le 7 avril 1970 de parents musiciens, Leif Ove Andsnes a commencé le piano à quatre ans et présenté son premier récital à onze, à Bergen, où il est élève du Conservatoire. Il donne son premier concert professionnel en 1986 avec l’Orchestre Philharmonique d’Oslo dirigé par Mariss Jansons, qui devient son mentor.Aujourd’hui, père de trois enfants qu’il chérit plus que la musique, qui lui est pourtant vitale, il aime s’occuper de jeunes handicapés à qui il fait découvrir son art, y compris à ceux qui, a priori, peuvent le moins s’y immerger, les malentendants. Et l’œuvre pour piano et orchestre du plus fameux des compositeurs sourds est à la fois le support idéal un pied de nez à la fatalité de cette invalidité. Ainsi, dans chaque ville où il présente avec le MCO le « Voyage Beethoven », des enfants se pressent autour des musiciens, touchent contrebasses et violons des pupitres des cordes, s’assoient sous le Steinway d’Andsnes et posent leurs mains sur la table d’harmonie qui vibre tandis qu’il joue. « Il est passionnant, dit le pianiste, de voir ces jeunes sourds à côté des musiciens et qui discernent l’on ne sait comment la musique résonner dans leur corps plus que chez les entendants. Ils voient ainsi comment les musiciens communiquent entre eux sans se parler, ce qui va leur servir dans la vie courante, puis ils assistent au concert à leurs côtés. »

Leif Ove Andsnes faisant découvrir la musique à des enfants malentendants. Photo : (c) Leif Ove Andsnes

Ce long compagnonnage avec Beethoven a conduit Andsnes à renoncer un temps à Franz Schubert. Il se sent aussi proche d’Eduard Grieg, dont il est aujourd’hui considéré comme l’interprète référant, compositeur intimement Norvégien malgré ses influences germano-debussystes. « Sa musique est emplie du folklore de mon pays, s’enthousiasme Andsnes. Je l’ai beaucoup jouée et je vais y revenir. En revanche, n’ayant pas travaillé Bach enfant, et je n’y toucherai pas, car pour le jouer il faut impérativement que les doigts le possède de façon instinctive. »Parmi ses projets, une intégrale Sibelius, « compositeur majeur trop mésestimé ». « Comme Grieg, dit Andsnes, il est marqué par la musique populaire et ses miniatures sont d’une sensibilité, d’une profondeur insoupçonnée. »

Leif Ove Andsnes dirigeant du piano l'enregistrement du Concerto n° 5 "l'Empereur" de Beethoven avec le Mahler Chamber Orchestra. Photo : (c) Sony Classical / Leif Ove Andsnes

La première des deux soirées du « Voyage Beethoven » à travers les cinq concertos pour clavier proposées cette semaine au Théâtre des Champs-Elysées a réunis les Concertos pour piano et orchestre numéro deux, trois et quatre exécutés dans l’ordre chronologique, seule façon de percevoir grandeur nature l’évolution du compositeur au sein de la forme concertante. Le Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 19 est en fait la première partition du genre conçue par Beethoven qui en donna lui-même la création au clavier le 29 mars 1795 à l’occasion de sa première prestation publique viennoise. L’œuvre sera remaniée une première fois en 1798, avant une ultime rédaction de la partie soliste en 1801, soit trois ans après l’achèvement du Concerto n° 1 en ut majeur op. 15 publié en même temps que lui, tandis que Beethoven travaille déjà sur son troisième concerto. Tout cela explique le fait que le Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 19 soit le moins accompli de tous et que son développement semble encore hésitant. Néanmoins, l’on y trouve une vivacité, une fraîcheur expressive qui ne laissent pas indifférent. Mû par un élan naturel et un sens des contrastes particulièrement raffiné qui lui permet d’instiller sa propre conception de l’œuvre à l’orchestre entier qui connaît avec le temps la moindre de ses intentions, Andsnes en a donné une interprétation toute de fraîcheur et de spontanéité, ménageant des plages de lyrisme intense et de sensibilité bouillonnante.

Composé entre 1800 et 1802, créé à Vienne le 5 avril 1803, dédié l’année suivante au prince Louis-Ferdinand de Prusse, le Concerto n° 3 pour piano et orchestre en ut mineur op. 37 de Beethoven compte parmi les chefs-d’œuvre les plus remarquables de la littérature concertante pour piano. Beethoven atteint en effet un l’équilibre parfait entre le soliste et l’orchestre qu’il traite tels des partenaires. Un véritable dialogue s’instaure d’ailleurs dans le vaste développement de l’Allegrocon brio initial, où le piano acquiert une totale indépendance et une virtuosité singulière dans son propre champ expressif, avec pour point d’orgue les sublimes accords en creux qui ouvrent la coda conclusive. Toute de lumière et d’intensité, l’interprétation d’Andsnes subjugue par son évidence, sa force juvénile mêlée de tendresse et de ferveur, le pianiste fondant son chant étincelant à celui tout aussi ardent et charnel du Mahler Chamber Orchestra.



C’est avec le Concerto n° 4 pour piano et orchestre en sol majeur op. 58 que Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra ont conclu leur première soirée parisienne de l’intégrale des concertos pour clavier de Beethoven. Il s’agit du plus aventureux de tous ceux du Maître de Bonn, mais aussi sans doute le plus parfait, malgré le Concerto n° 5 dit « l’Empereur »qui le suit de trois ans. Ses cinq années de genèse (1802-1807) ne trahissent pas un mal d’inspiration mais au contraire une quête d’inouï et la volonté de perfection extrêmement développés de la part du compositeur. Ce quatrième concerto a été créé le même soir que les Cinquièmeet Sixième Symphonies, à Vienne, le 22 décembre 1808, au Theater an der Wien. Le piano atteint à une indépendance prodigieuse pour l’époque, donnant l’impression d’une continuelle improvisation, comme affranchi de toute contrainte formelle, tandis que l’Adagioun poco mossocentral, malgré sa brièveté, constitue le faîte de la partition avec ses longues plages de silence qui en disent plus long qu’une guirlande de notes, aussi expressives soient-elles, ce qui donne à cet extraordinaire passage une modernité confondante tant elle reste encore actuelle. Andsnes et le MCO jouent avec délectation des modulations infinies des motifs qui passent et repassent entre le clavier, les cordes et les instruments à vent, le pianiste norvégien marquant ses interventions d’une hardiesse discrète mais impérieuse, entraînant l’orchestre à sa suite dans une pyrotechnie de timbres, de rythmes et de locution.  

Ne voulant de toute évidence pas mettre un terme à la soirée, aussi frais à la fin de sa prestation qu’au début, Leif Ove Andsnes a offert au public qui n’en attendait pas moins de sa part, deux éblouissantes Bagatellesde Beethoven.

Bruno Serrou

1) Les cinq concertos de Beethoven, avec, en supplément, la Fantaisie chorale, sont parus sous le titre « The Beethoven Journey » chez Sony Classical 3CD 88843058872

Les Berliner Philharmoniker et Simon Rattle dans une éblouissante prestation ont donné la pleine mesure de l’acoustique tant espérée de la Philharmonie de Paris

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Paris, Philharmonie de Paris, mercredi 18 février 2015

Kate Royal (soprano), Simon Rattle, Magdalena Kožená (mezzo-soprano), le Berliner Philharmoniker et le Choeur de la Radio Néerlandaise à la Phikharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou 

Orchestre étalon, le Berliner Philharmoniker était impatiemment attendu à la Philharmonie qui, plus que toute autre salle parisienne, s’avère au terme d’une soirée proprement extraordinaire être véritablement à la mesure de ce fabuleux orchestre forgé par les plus grands chefs de l’histoire et jouant dans la plus belle acoustique au monde, la Philharmonie de Berlin conçue par l’architecte Hans Scharoun, modèle absolu des salles de concert modernes. Et les deux mille quatre cents privilégiés qui ont eu le bonheur d’assister au premier concert de la phalange allemande à la Philharmonie de Paris sont sortis sonnés et muets de cette soirée qui restera à jamais gravée dans leurs oreilles et leur mémoire. 

Au programme, deux œuvres permettant il est vrai de juger en toute quiétude des capacités acoustiques de la Philharmonie : Tableau pour orchestre d’Helmut Lachenmann (né en 1935), aux textures fines et pointillistes, avec de rares tutti en fortississimo mais toute en délicatesse, en rebonds, traits et en saillies entre les pupitres, avec usage de sons blancs côté instruments à vent, emploi de plectres côté harpe et de toutes sortes de coups d’archets, des chevilles au chevalet des cordes, aux limites du silence, et la seconde, une grande page aux contrastes hallucinants, la Symphonie « Résurrection »de Gustav Mahler (1860-1911).

Helmut Lachenmann (né en 1935). Photo : DR

Répartis selon le dispositif choisi par le chef britannique pour éclairer la polyphonie de la symphonie de Mahler qui suivait sans autre interruption que les applaudissements du public, avec premiers et seconds violons se faisant face séparés par l’estrade du chef, avec altos à gauche des premiers violons, et violoncelles à droite des seconds, les contrebasses à côté des trombones, les effectifs instrumentaux de cette œuvre composée en 1988 sont pour le moins étoffés (quatre flûtes/piccolos, quatre hautbois, trois clarinettes/clarinette basse, trois bassons/contrebasson, huit cors, quatre trompettes, quatre trombones, quatre percussionnistes, timbales, harpe, piano, douze premiers et douze seconds violons, dix altos, huit violoncelles, huit contrebasses). Magnifié par l’orchestre le plus fabuleux, avec, à sa tête, son directeur musical, Sir Simon Rattle, qui aime de toute évidence cette musique dont il maîtrise les tenants et aboutissants, Tableau de Lachenmann a sonné avec une limpidité confondante, y compris les grandes plages d’unissons qui dans leur opacité ont laissé percer une profondeur de champs exceptionnelle grâce à un orchestre qui en a souligné les reliefs de ses timbres foisonnants, donnant à l’auditeur le sentiment d’être au contact-même de l’orchestre et de ses solistes au milieu d’une polyphonie directement palpable.

Gustav Mahler (1860-1911) dans son bureau de directeur de l'Opéra de la Cour de Vienne. Photo : DR

Plus contrastée et impressionnante encore, la symphonie qui constituait le morceau de roi de la soirée, lui donnant la tonalité d’une exception dans une vie de mélomane, suscitant le sentiment du véritable concert inaugural de la Philharmonie de Paris, tant l’œuvre et ses interprètes ont donné l’exacte mesure de la salle conçue par Jean Nouvel et surtout de l’acoustique d’Harold Marshall et de Yasuhisa Toyota. Une œuvre dont le titre résonnait à l’esprit du public comme une lueur d’espérance, au cœur de cette année 2015 dominée par la sinistrose et l’angoisse. La Symphonie n° 2 en ut mineur (1893-1894) de Gustav Mahler commence en effet sur une monumentale marche funèbre tendue comme un arc titubant en cinq sections intitulée Totenfeier (Cérémonie funèbre) que Mahler composa parallèlement à sa Symphonie n° 1« Titan », en 1888, et se conclut en apothéose sur un lumineux finale composé sur un poème de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), Auferstehung(Résurrection) que Mahler avait entendu en février 1894 durant les funérailles de son confrère et aîné Hans von Bülow, le fondateur du Berliner Philharmoniker mort au cours d’un voyage en Egypte, les deux volets extrêmes étant réunis par trois mouvements s’ouvrant peu à peu sur la lumière. Le centre de la partition est le bref mais sublime Urlicht (Lumièreoriginelle) pour mezzo-soprano et orchestre tiré de Des Knaben Wunderhorn (le Cor merveilleux de l’enfant), « Ô rose rouge : / l’homme est dans la misère la plus grande, / l’homme est dans la plus grande souffrance / ah, combien je préférerais être au ciel !… »

Simon Rattle, les Berliner Philharmoniker et le Choeur de la Radio Néerlandaise. Photo : (c) Philharmonie de Paris

A la tête d’un Orchestre des Berliner Philharmoniker aux sonorités de braise, dont l’homogénéité s’est immédiatement imposée, malgré une première mesure un peu désordonnée, avec un Allegro maestoso initial d’une unité confondante mais laissant néanmoins percer les marbrures, Simon Rattle a donné de la Résurrection une lecture au cordeau, serrant les tempi tout en maintenant une souplesse qui lui a permis d’éviter pathos et emphase, pour instiller à l’œuvre l’élan de la jeunesse, mais aussi la virulence, l’ampleur, l’onirisme et l’éclat conquérant qui en forment l’essence et qui ne sont qu’exceptionnellement atteints à ce point. Dans l’Urlicht, la mezzo-soprano tchèque Magdalena Kožená, Madame Rattle à la ville, a imposé son chant de braise de sa voix de velours au nuancier particulièrement expressif. La soprano britannique Kate Royal, abstraction faite d’un vibrato un peu trop prononcé, lui a donné une réplique chaleureuse dans le finale, où le Chœur de la Radio Néerlandaise s’est naturellement montré à la hauteur de la vision du chef et de la plastique de l’orchestre, cohérent, engagé et à l’ample nuancier, mais l’on eut apprécié que ses effectifs, limités à quarante, soient plus étoffés.

Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker. Photo : (c) Berliner Philharmoniker

Les effectifs considérables mis en jeu par le compositeur (quatre flûtes/quatre piccolos, quatre hautbois/deux cors anglais, cinq clarinettes/une clarinette basse, quatre bassons/un contrebasson, dix cors, huit trompettes, quatre trombones, tuba, deux timbaliers, six percussionnistes, glockenspiel, orgue, deux harpes, seize premiers violons, quatorze seconds, douze altos, douze violoncelles, neuf contrebasses - six trompettes, quatre cors et une paire de timbales étant en outre dans les coulisses avant de se joindre à l’orchestre sur le plateau dans les dernières mesures du finale), ainsi que la palette exceptionnellement large des nuances et intensités de son écriture sont parfaitement indiquées pour juger des performances acoustiques de la Philharmonie. Une acoustique qui s’avère extraordinairement précise au point de ne rien pardonner quant aux écarts d’attaques et de justesse, même les plus infimes, diffusant avec une définition singulièrement claire la source du son, de la plus délicate à la plus sonore, avec une résonance plus courte que dans une cathédrale mais palpable, ce qui est unique à Paris.

Bruno Serrou

Le Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam a chanté dans son jardin durant son escale à Paris dans la cadre de sa dernière tournée avec Mariss Jansons

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Paris, Philharmonie de Paris, vendredi 20 février 2015

Dorothea Röschmann (soprano), Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw d'Amsterdam à la fin de la Symphonie n° 4 de Gustav Mahler. Photo : (c) Bruno Serrou

S’il est un orchestre mahlérien dans le monde, c’est le Royal Concertgebouw d’Amsterdam, qui est pour Gustav Mahler ce qu’est le Staatskapelle de Dresde pour Richard Strauss. Un orchestre que dirigea souvent le compositeur chef d’orchestre dans ses propres œuvres à l’invitation de Willem Mengelberg, directeur musical de la phalange hollandaise de 1895 à 1945, qui organisa en 1920 un premier Festival Mahler (1) dans le cadre duquel l’ensemble de la création de ce dernier fut donnée en concert, soit neuf ans après la mort du musicien austro-hongrois. Depuis, la tradition a perduré, chaque directeur musical de l’orchestre (Eduard van Beinum, Eugen Jochum, Bernard Haitink, Riccardo Chailly, Mariss Jansons) intégrant d’office à son répertoire symphonies, cycles de lieder et cantate mahlériens dont il dirige tout ou partie bon an mal an. Il en est d’ailleurs de même des œuvres de Richard Strauss, qui, comme son aîné et rival Gustav Mahler, a été l’invité régulier de l’orchestre batave au temps de Mengelberg et y dirigea ses poèmes symphoniques et lieder avec orchestre.

Le Royal Concertgebouw Orchestra et Mariss Jansons entrant sur le plateau de la Philharmonie de Paris pour diriger la suite le Bourgeois gentilhomme de Richard Strauss. Photo : (c) Royal Concertgebouw Orchestra 

C’est dire combien, avec une œuvre de chacun de ces deux compositeurs occupant l’une des parties du concert, le Royal Concertgebouw Orchestra était dans son élément ce vendredi soir pour sa première prestation sur le plateau de la Philharmonie de Paris, qui l’a invité en co-production avec les Productions internationales Albert Sarfati, tandis qu’il s’agissait de la toute dernière apparition parisienne de Mariss Jansons à la tête de la phalange hollandaise, l’arrivée de son successeur, Daniele Gatti, étant annoncé pour la saison prochaine. La première partie de la soirée a permis d’apprécier autant l’écrin acoustique de la salle parisienne pour une formation réduite que les qualités des pupitres solistes du Royal Concertgebouw Orchestra. Composé pour une formation de trente-quatre musiciens - deux flûtes (deuxième aussi piccolo), deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, trompette, trombone basse, timbale, trois percussionnistes (cymbales, tambour de basque, triangle, grosse caisse, caisse claire, glockenspiel), harpe, piano, cordes (six violons, quatre altos, quatre violoncelles, deux contrebasses) -, la suite pour orchestre le Bourgeois gentilhomme op. 60de Richard Strauss est à la fois une partition singulièrement virtuose et supérieurement orchestrée. Fruit de la troisième collaboration de Richard Strauss avec Hugo von Hofmannsthal, la plus longue et difficile mais aussi l’une des plus fructueuses, cette suite en neuf numéros est un arrangement de l’essentiel de la musique de scène composée pour la pièce éponyme de Molière créée à Paris en 1670 et librement adaptée par Hofmannsthal. Cette adaptation en allemand initialement donnée en première partie de l’opéra en un acte Arianeà Naxosà sa création à Stuttgart en 1912 a connu divers aléas. Considérant l’échec de cette première mouture, la pièce fut retirée de l’affiche. A la suite de quoi le compositeur bavarois et le poète autrichien décidèrent de scinder l’œuvre en deux parties indépendantes, laissant la comédie au théâtre seul et enrichissant l’opéra d’un prologue. Un prologue conçu pour que le public puisse admettre que la mythologie grecque soit perturbée par des personnages de commedia dell’arte. Cette version d’Arianeà Naxos a été créée en 1916. Pour la reprise de la pièce en 1917 révisée pour l’occasion, Strauss ajouta quelques numéros à la musique de scène originelle qui intégrait aussi des numéros avec voix solistes et chœur, soit près de quatre-vingt minutes de musique. Strauss tira dans la foulée pour la salle de concert une suite de cette version créée au Deutsches Theater de Berlin, suite dont ildirigea la création à Vienne le 31 janvier 1920. Strauss exclut de sa suite le ballet des sylphes et un ballet turc. L’orchestration, transparente, légère et fantasque, dans l’esprit du XVIIe siècle français, n’est ni de la musique du passé ni de la musique contemporaine à son auteur, mais de la musique pour tous les temps. Son esprit néo-classique, qu’adoptait à la même époque Igor Stravinsky, se déploie surtout dans les cinquième, sixième et septième parties, directement adaptées de Jean-Baptiste Lully dont le fameux menuet écrit pour la comédie de Molière. Les autres sont des pastiches de la musique française de la cour de Louis XIV, avec un parti pris évident d’humour et d’anachronisme, notamment l’emploi d’un piano en lieu et place d’un clavecin, et de toute une batterie d’instruments à percussion requérant la participation de trois à cinq instrumentistes, soit près de quinze pour cent des effectifs. Les musiciens du Royal Concertgebouw Orchestra en ont donné une interprétation enjouée, spirituelle et sensuelle, Mariss Jansons les laissant s’exprimer librement, leur laissant la bribe sur le cou, pour mieux se délecter du fruité des sonorités de son orchestre, dont chacun des membres a saisi au rebond avec un plaisir non feint les facéties sonores et techniques de ses comparses. Un vrai plaisir de gourmet, que le chef russe d’origine lettone a partagé avec grâce et délectation, au point de faire saluer un à un chacun des protagonistes de son orchestre, poussant le plaisir jusqu’à les faire lever plusieurs fois de suite, particulièrement la remarquable violoncelliste solo Tatjana Vassiljeva.

Le Royal Concertgebouw Orchestra et Mariss Jansons invitant le cor solo Félix Dervaux à se lever pour saluer sa prestation au terme de la Symphonie n° 4 de Gustav Mahler. Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie de concert, une magistrale interprétation de la Symphonie n° 4 en sol majeur (1901) de Gustav Mahler, la partition la plus directement accessible du compositeur parce que la plus joyeuse et insouciante, avec une orchestration moins fournie que de coutume chez Mahler (quatre flûtes, trois hautbois/cor anglais, trois clarinettes/clarinette basse, trois bassons/contrebasson, quatre cors, trois trompettes, timbales, percussion, glockenspiel, harpe, seize premiers et quatorze seconds violons, douze altos, dix violoncelles, huit contrebasses). Pris à bras le corps, dans des tempipeut-être un peu trop vifs, le vaste Allegroinitial, pourtant noté Bedächtig, nicht eilen (Circonspect, sans presser) s’est peu à peu structuré pour atteindre son accomplissement dans les deux sommets d’intensité de l’orchestre qui encadrent la réexposition. Puis, poétique, fine, chatoyante, merveilleusement charpentée, jouée par un orchestre aux sonorités moelleuses et fruitées, dirigée avec un sens du détail inouï au service de la globalité du discours, la symphonie s’est magnifiquement déployée pour atteindre des sommets d’expressivité. Quoique de toute évidence fatigué, Jansons a dirigé avec une gestique toute en élégance et en ampleur souriante, suscitant des tempi respirant large, des couleurs et des timbres au nuancier infini. Le chant du violon désaccordé qui, dans le deuxième mouvement, incarne la « Mort qui conduit le bal », admirablement tenu par Liviu Prunaru, s’est merveilleusement détaché de l’orchestre grâce à ses sonorités à la fois acides et onctueuses. Mais le sommet du concert a été atteint dans le sublime Ruhevoll(Tranquille) enlevé avec une tendresse ineffable, dans un tempo ferme et objectif préservant ainsi le mouvement de tout pathos. Ce qui n’a pas empêché l’angoisse et le trouble de poindre, tandis que les cuivres (époustouflants Félix Dervaux (cor) et Omar Tomasi (trompette)) ont instauré un sentiment d’ivresse qui a saisi d’effroi dans l’explosion de l’orchestre entier qui introduit le paradis final, où la voix revient, à l’instar des deux symphonies qui précèdent celle-ci. Dans le lied Dashimmlische Leben (la Vie céleste) tiré du Wunderhorn, la voix pleine et charnelle de la soprano allemande Dorothea Röschmann, est apparue un peu trop carnée pour évoquer pleinement l’immatérialité du paradis, dont la chaleur, la grâce et la sérénité ont été entièrement évoquées par l’orchestre, qui semblait ne pas vouloir interrompre la magie de la soirée.  

Mariss Jansons. Photo : DR

A noter que, pendant les répétitions de ce concert, Mariss Jansons s'est vu gratifié du titre de Chef d'orchestre émérite du Royal Concertgebouw Orchestra à compter de la saison 2015-2016.

Bruno Serrou

1)Un deuxième Festival Mahler a été organisé à Amsterdam en 1995, et un troisième est annoncé en 2020, du 6 au 20 mai. Pour célébrer le centenaire du premier Festival Mahler d’Amsterdam, le Royal Concertgebouw Orchestra accueillera le Berliner Philharmoniker, le Wiener Philharmoniker et le New York Philharmonic Orchestra, et associera l’ensemble des structures culturelles et pédagogiques de la capitale hollandaise 

London Symphony Orchestra et Valery Gergiev ont donné en un seul concert à Paris les deux facettes de Serge Rachmaninov, l’une populaire l’autre dédaignée

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Paris, Philharmonie de Paris, dimanche 22 février 2015

Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Chef principal depuis 2007 du London Symphony Orchestra avec lequel il a été en résidence Salle Pleyel, Valery Gergiev et la première phalange britannique ont découvert la Philharmonie de Paris. Une première qui semble les avoir enthousiasmés, aucun des musiciens n’ayant paru vouloir se presser pour quitter le plateau, allant jusqu’à offrir un bis sans se faire prier... Le programme n’avait pourtant rien de transcendant, entièrement consacré à Serge Rachmaninov, surtout la seconde partie, occupée par l’une des symphonies les plus laborieuses du répertoire…

Serge Rachmaninov (1873-1943). Photo : DR

La première moitié du concert était entièrement occupée par le véloce Concerto pour piano et orchestre n° 2 en ut mineur op. 18, l’œuvre la plus emblématique de Rachmaninov. Créée à Moscou le 27 octobre 1901 avec le compositeur au piano, cette œuvre est née après trois ans de silence dû à l’échec de la première symphonie, que Gergiev a judicieusement mise en regard en la programmant dans ce même concert. Les deux derniers mouvements ont été conçus avant le premier, et ont été donnés en création dès le 2 décembre 1900. L’échec de la symphonie avait été si cuisant, que Rachmaninov avait jugé bon de se confier à un psychologue, qui lui conseilla d’écrire un concerto. C’est donc une sorte de psychanalyse libératoire qui est le moteur de l’œuvre la plus célèbre de Rachmaninov et l’une des plus fameuses du répertoire concertant pour piano. Elle a permis une fois de plus d’apprécier les qualités acoustiques de la Philharmonie qui s'avèrent infiniment prometteuses, le soliste, Denis Matsuev, s’avérant dans ce cadre plus nuancé que d’habitude. 

Denis Matsuev. Photo : DR

En effet, une fois n’est pas coutume, d’entrée, Denis Matsuev s’est exprimé dans la demi-teinte, les premiers accords en batteries de cloches n’étant pas plaqués en force mais au contraire paraissant venir du lointain, quasi liquides, presque immatériels. Les doigts d’airain et les bras tout en muscles d’acier de Matsuev qui lui donnent une puissance de marathonien qu’il a tant de mal à retenir, se sont fait soudain plus mesurés et équilibrés. Car, cette fois, aucun risque à la Philharmonie, contrairement à ce qui peut subvenir dans nombre de salles ou le pianiste russe se produit, pour des oreilles sensibles de subir des signes de fatigue pouvant se traduire parfois par des acouphènes, tout en restant fort loin du raffinement et de l’onirisme d’un Chamayou. Il faut reconnaître néanmoins à Matsuev sa latitude au panache et à jouir sans affectation de ses aptitudes techniques et sonores vertigineuses dans une partition qui laisse le champ libre à une telle performance.

Denis Matsuev, Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Philharmonie de Paris

Avec un orchestre au nuancier infini et aux couleurs à la fois brûlantes et feutrées, sachant répondre à la moindre inflexion du soliste, Matsuev ne pouvait que se montrer à l’écoute des musiciens de cette phalange qui n’ont rien à lui envier en virtuosité et en musicalité, et qui ont au contraire la capacité à modérer ses instincts de fauve du piano en l’obligeant à la modération et à l’écoute de ses pupitres, solistes et tuttistes. Hélas, dans le finale, le naturel de Matsuev est revenu au galop, jouant tout en force et sans retenue. Ce dont Valery Gergiev a d’ailleurs tiré profit en faisant sonner l’orchestre londonien avec une force conquérante, attisant lui aussi tout son potentiel sonore dans une course frénétique avec son soliste, les pupitres du LSO rivalisant de panache et d’éclat avec le pianiste russe. Rapidement, Matsuev a enchaîné deux bis, concluant sur un Prélude de Scriabine halluciné et par trop sonore.

London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Avec ses trois-quarts d’heure, soit une dizaine de minutes de plus que le concerto, la Symphonie n° 1en ré mineur op. 13 de Rachmaninov a constitué le plat de résistance du concert. En fait, cette œuvre est carrément interminable tant elle est proprement indigeste… Et la beauté des timbres du London Symphony Orchestra n’a rien pu y changer. Composée en 1895, créée le 15 mars 1897 à Saint-Pétersbourg sous la direction désordonnée d’un compositeur laborieux, Alexandre Glazounov, ce soir-là sous l’empire de l’alcool, l’œuvre connut un échec si retentissant que son auteur resta stérile trois ans durant. Rachmaninov était même allé jusqu’à détruire sa partition autographe, qui a été reconstituée plus tard à partir des parties séparées. 

Valery Gergiev invite le cor solo du London Symphony Orchestra a saluer. Photo : Bruno Serrou

Il se trouve néanmoins quelques passages intéressants dans cette œuvre cyclique aux contours sombres et parfois pompeux, dont le mouvement initial découle dans le Dies Irae, thème funèbre médiéval que l’on retrouve dans le scherzo puis dans le finale, et qui occupera l’esprit de Rachmaninov jusqu’à sa mort. Le Larghetto réserve une chaude mélodie confiée à la clarinette. Valery Gergiev a donné le meilleur de cette partition, instaurant une certaine unité dans un univers assez décousu, tirant profit des somptueuses colorations instillées par le London Symphony Orchestra, plus lumineux et sensuel, en un mot plus « latin » que les Berliner Philharmoniker et Royal Concertgebouw Orchestra entendus cette même semaine dans cette même salle, s’avérant ainsi leur égal dans la cour des plus grands. Dommage que Gergiev n’ait pas choisi des œuvres autrement plus significatives de Rachmaninov, comme les Cloches, l’Île des Morts ou les Dansessymphoniques… Avant de quitter la Philharmonie, comme pour jouir encore des qualités de cette nouvelle salle que Londres nous envie déjà, rejetant le Barbican Center comme obsolètes, Gergiev a lancé le London Symphony Orchestra dans une fébrile Polonaise de la scène du bal à Saint-Pétersbourg de l’opéra Eugène Onéguine de Tchaïkovski.

Valery Gergiev et le London Symphony Orchestra. Photo : (c) Bruno Serrou

Valery Gergiev revient à la Philharmonie de Paris dès le 9 mars avec le Münchner Philharmoniker et la violoncelliste franco-argentine Sol Gabetta pour un hommage à Lorin Maazel (Antonin Dvořák/Richard Strauss).


Bruno Serrou

Leonidas Kavakos a enchanté la Philharmonie et l’Orchestre de Paris sobrement dirigé par Yuri Temirkanov

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Paris, Philharmonie de Paris, mercredi 25 février 2015

Yuri Temirkanov. Photo : DR

« En Russie, tout est décidé par un seul homme, qui a une vision assez traditionnelle, convient sans ambages le chef d’orchestre Yuri Temirkanov lors d’une rencontre en août dernier au Festival Annecy Classic où il est en résidence avec son orchestre chaque été depuis 2010. C’est pour nous une chance que celui qui soutient la musique classique - il le fait énergiquement - soit le Président Poutine. » Invité privilégié du Théâtre des Champs-Elysées, où il se produit tous les ans depuis 1990 (1), l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg dont il est le patron depuis un quart de siècle, est considéré comme l’ambassadeur de la culture russe, à l’instar de l’autre institution pétersbourgeoise, le Théâtre Mariinsky qu’il dirigea dix saisons avant que Valery Gergiev lui succède en 1988. « Il n’est pas question pour moi de déranger M. Poutine tous les jours, tempère-t-il,  mais quand j’ai des questions à aborder avec lui, je peux le faire. Récemment, il a accepté une augmentation de salaires des musiciens que je lui demandais. »

Patron de l’un des orchestres les plus prestigieux au monde, Youri Temirkanov n’en dirige pas moins les grandes phalanges internationales avec lesquelles il aime à se produire. Ainsi de l’Orchestre de Paris, où il a fait ses débuts voilà quarante et un ans, avant de le retrouver en 1989, puis voilà deux saisons, déjà dans Prokofiev et Tchaïkovski, auxquels Moussorgski était associé.

A soixante-quinze ans, violoniste, altiste et chef d’orchestre de formation, silhouette fine et élégante, cheveux blancs et fournis mais coiffés de près, Yuri Temirkanov est depuis un quart de siècle le directeur artistique de la Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Il en a directement hérité des mains de celui dont il fut dix ans l’adjoint, l’immense Evgueni Mravinski, qui en un demi-siècle en a fait l’un des plus grands orchestre au monde. « En fait, la Philharmonie de Saint-Pétersbourg regroupe deux orchestres, le Philharmonique et le Symphonique, précise Temirkanov, et j’ai travaillé avec les deux. D’abord le Symphonique, de 1968 à 1976, puis le Philharmonique, depuis 1988. » Fondé en 1882 par Alexandre III sous forme de chœur auquel Nicolas II adjoint un orchestre, l’OPSP s’est vite produit avec des chefs réputés, comme Richard Strauss, Alexandre Glazounov, Serge Koussevitzky. Mais c’est Mravinski qui en a forgé la réputation. A l’instar de son aîné, Temirkanov semble parti pour y finir sa carrière. « J’ai été nommé par l’Etat pour cinq ans renouvelables. Quand on prend les rênes d’un tel orchestre à cinquante ans, faire changer de points de vue ses musiciens est difficile. Il leur est arrivé de s’opposer à mes idées, mais aujourd’hui, tout se passe bien. Sinon je ne serais plus à ce poste depuis longtemps. » Temirkanov dirige plus de cent concerts par an, confiant son orchestre à des chefs invités pour les cent autres. Orchestre national, le Philharmonique de Saint-Pétersbourg bénéficie du soutien d’une compagnie pétrolière publique russe.

D’habitude toujours plus flamboyant, onctueux et engagé à chacune de ses prestations, l’Orchestre de Paris est curieusement apparu hier effacé tout en restant égal à lui-même quant à la ductilité du son, animés par la vision distanciée de Yuri Temirkanov, qui a été peut-être plus ou moins dérouté par une salle qu’il découvrait. Le geste souple, élégant mais économe, pétrissant la pâte sonore de ses doigts libres de baguette, le chef est étonnamment apparu un peu machinal en regard de ce qu’il a par exemple proposé à Annecy en août dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/yuri-temirkanov-celebre-la-russie-avec.htmlet http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/yuri-temirkanov-denis-matsuev-et-le.html), et au Théâtre des Champs-Elysées en novembre. Le chef chantait pourtant dans son jardin, avec un programme entièrement russe. Peut-être trop, d’ailleurs, car il ne prenait aucun risque, a priori. Peut-être le choix était-il trop « occidental » parmi les œuvres de ses aînés, les trois retenues étant profondément ancrées dans le classicisme.

Leonidas Kavakos, Yuri Temirkanov et l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris

Les deux partitions de Serge Prokofiev sont en effet loin de la modernité fauve qui caractérise la première période russe du compositeur et qui forge sa personnalité réelle. Dans la mouvance de l’esthétique primitive de Stravinski, exaltée dans les ballets de 1915 Ala et Lolly pour les Ballets Russes de Diaghilev plus connu dans sa forme Suite Scythe op. 20, et Chout, ainsi que les premières sonates pour piano, Prokofiev opte pour sa Symphonie n° 1 en ré majeur op. 25 dite « Classique »pour la forme classique, allant jusqu’à adopter l’effectif instrumental du XVIIIesiècle, bois et cuivres par deux, timbales et cordes (14-12-10-8-6). La vision terre à terre de Temirkanov en a gommé la vitalité exubérante de l’Allegro initial, bridant l’orchestre dans une rythmique pesante au point d’affecter le foisonnement sonore et la jubilation technique instrumentale. Peu amène, le Larghetto a été préservé par l’alliage somptueux du basson solo et des cordes, tandis que la rythmique de la très courte Gavotte a manqué d’allant et de rebonds. Même déception dans le finale que dans le premier mouvement, avec cette impression de pulsation qui ne décolle pas, l’esprit populaire festif et insouciant de l’œuvre disparaissant derrière une vision trop stricte et réfléchie.

Contemporain du Concerto « à la mémoire d’un ange »d’Alban Berg, dont il n’a pas la force et la gravité, le Concerto n° 2 pour violon et orchestre en sol mineur op. 63 de Prokofiev ne compte pas moins parmi les chefs-d’œuvre de la littérature pour violon concertant du XXe siècle. Créé à Madrid le 1erdécembre 1935 (le concerto de Berg le sera à Barcelone le 19 avril 1936), le concerto a été conçu entre Paris et Moscou, durant la période pendant laquelle l’URSS lui fait un pont d’or pour l’attirer à Moscou, où il finira par s’installer en 1936, renonçant définitivement au mode de vie occidentale. L’œuvre est emplie du conflit vécu par le compositeur durant sa genèse, la liberté étant incarnée par le violon et ses mélodies inquiètes, tandis que de l’orchestre émane un sentiment de servitude contrainte dans les contours classiques qui lui sont si chères et qui rattachent cette partition à la première symphonie écrite vingt ans plus tôt. Sous l’impulsion de son soliste, Leonidas Kavakos, qui a lancé l’œuvre seul de façon retenue et méditative, attestant peu à peu de son agilité et de l’éclat feutré de ses timbres, prenant son violon comme une caresse, Yuri Temirkanov s’est avéré plus concerné et acteur que dans la Symphonie« Classique », se délectant de bonne grâce des sonorités fluides et fruitées de l’Orchestre de Paris, du brio et de l’onirisme de son soliste. Remarquable d’aisance et de dynamique, laissant chanter son violon à satiété de sa technique infaillible au service d’une musicalité inouïe, imposant un plaisir des sons de chaque instant, riche d’un nuancier infini - ahurissantes transitions entre fortissimo/forte/piano/pianissimo -, l’extraordinaire artiste grec a brossé un concerto éblouissant de lumière, au point d’imposer un silence quasi religieux, le public ayant le souffle coupé par ce qu’il entendait et voyait, tant la beauté de son jeu et des timbres qu’il exalte de son Stradivarius « Abergavenny » de 1724 semble infinie.

Leonidas Kavakos. Photo : (c) Medici TV

Quoique rappelé mollement par le public, Leonidas Kavakos s’est lancé sans attendre, tandis que les applaudissements s’essoufflaient, dans un traditionnel mouvement lent de sonate de Jean-Sébastien Bach, l’archet bondissant sur les cordes avec une légèreté saisissante, magnifiant un chant d’une plastique exceptionnelle.

La seconde partie était entièrement occupée par une courte partition que Yuri Temirkanov programme volontiers en tournée avec son Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, la suite du ballet le Lacdes Cygnes de Piotr I. Tchaïkovski. Le premier des trois grands ballets du compositeur russe conçu en 1875-1876 est l’une des partitions les plus populaires du genre. Il peut être considéré comme l’archétype insurpassé du ballet classique. La création fut pourtant un fiasco. Si bien qu’en 1882, Tchaïkovski envisagea de réaliser une suite d'orchestre, mais ce n'est que longtemps après sa mort que son éditeur publia en 1900 une Suite d’orchestre du Lac des Cygnes réalisée par une plume anonyme. Devenue très populaire, elle est en six mouvements, enchaînant le début du deuxième acte, la Valse en la bémol de l’acte I, deux scènes de l’acte II, la danse des petits cygnes et la seconde danse de la Reine des Cygnes, la danse hongroise de l’acte III et le finale de l’acte II.

Du siège que j’ai occupé durant ce concert, rang Q côté impair du parterre, mon écoute a été étonnamment gênée par un léger écho clairement perceptible de l’orchestre renvoyé par la balustrade du premier balcon, premier véritable défaut acoustique que j’ai relevé depuis l’ouverture de la Philharmonie de Paris, après huit concerts écoutés depuis autant d’emplacements différents. Défaut qui devrait assurément être rapidement corrigé.

Bruno Serrou


CD : Pierre Boulez, intégrale des enregistrements Erato en 14 disques

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Pierre Boulez (né en 1925), compositeur chef d’orchestre, et Michel Garcin (1923-1995), directeur artistique des disques Erato, étaient amis. Le second, qui possédait une maison à Saint-Michel-l’Observatoire dans les Alpes de Haute-Provence, a attiré le premier dans ce village où il a installé à son tour sa résidence d’été, à quelques encablures de celle de son ami. Parallèlement à la musique baroque, dont le label Erato fut l’un des promoteurs en France - rappelons qu’on lui doit le premier enregistrement du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, enregistrement qui devint le jingle de l’Eurovision -, Garcin soutint âprement la création contemporaine, en enregistrant, souvent en première mondiale, des œuvres de Poulenc, Messiaen, Dutilleux…

Le bureau de Pierre Boulez dans son ancienne maison de Saint-Michel-l'Observatoire en Haute-Provence. Photo : (c) Emile Garcin

Dans les années 1980-1991, Michel Garcin et le PDG  du label de l’époque, Daniel Toscan du Plantier, surent convaincre Pierre Boulez, qui était alors en fin de contrat CBS/Sony et commençait celui qui allait le lier à DG en exclusivité, à enregistrer pour Erato avec son Ensemble Intercontemporain dans les locaux de l’IRCAM tout un répertoire d’œuvres contemporaines. C’est ce cursus que réédite Warner Music sous le label Erato que l’éditeur américain a ressuscité en 2013 pour le catalogue classique qui venait d’acquérir à la suite de son rachat d’EMI et de Virgin Classics. Cette somme réunie en quatorze disques compacts aux minutages généreux présente un raccourci de la création musicale du XXesiècle, avec deux de ses grandes figures tutélaires, Arnold Schönberg et Igor Stravinski, le maître Olivier Messiaen et son contemporain Elliott Carter, les compositeurs de la génération Boulez, de Berio à Xenakis en passant par Donatoni, Kurtág, Ligeti et Boulez lui-même, et leurs cadets Hugues Dufourt, Gérard Grisey, Harison Birtwistle, Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey et York Höller, la plupart ayant été publiés directement en CD, à l’exception des Stravinski.


Stravinski - Boulez

Beaucoup de ces enregistrements avaient déjà été réunis en divers coffrets au début des années 1990, avant d’être en partie repris séparément au milieu des années 2000 par Warner Classics sous étiquette Apex. A l’instar de Sony Classical (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/cd-pour-les-90-ans-de-pierre-boulezsony.html), Erato présente chaque disque dans un facsimile de la jaquette originelle. L’essentiel des œuvres figurant dans ce coffret n’a été repris par Boulez pour aucun autre label. Ainsi du ballet intégral d’Igor Stravinski (1882-1971) Pulcinella, enregistré ici avec Ann Murray, Anthony Rolfe-Johnson, Simon Estes et l’Ensemble Intercontemporain - le Chicago Symphony Orchestra a publié sous son propre label un enregistrement de cette œuvre dirigée par Boulez -, le conte lyrique le Rossignol avec Phyllis Bryn-Julson, Felicity Palmer, Ian Caley, Neil Howlett, Elizabeth Laurence, Michael George et John Tomlinson, les BBC Singers et le BBC Symphony Orchestra, et l’Histoire du Soldat avec une affiche prestigieuse réunissant trois grands metteurs en scène français, Patrice Chéreau en soldat, Antoine Vitez en diable et Roger Planchon en récitant, Pierre Boulez étant à la tête de l’Ensemble Intercontemporain. Mais si les deux œuvres précédentes tiennent ici d’excellentes versions, bien que Claudio Abbado soit préférable dans Pulcinella (avec Teresa Berganza, Ryland Davies, John Shirley-Quirk et le London Symphony Orchestra chez DG), l’Histoire du Soldat n’a valeur que documentaire, les metteurs en scène éprouvant beaucoup de difficulté avec la rythmique, ce qui les empêche de trouver le ton juste (les versions de référence étant celles de Charles Dutoit avec un formidable diable de François Simon, également chez Erato et d’Igor Markevitch avec Jean Cocteau, Jean-Marie Fertey et Peter Ustinov chez Philips). Le poème symphonique le Chant du Rossignol, le Concertino pour douze instruments, les Quatre Chants paysans russes, les Trois Pièces pour quatuor, l’étude pour pianola Madrid et les QuatreEtudes pour orchestre (ces dernières disponibles dans une autre version dirigé par Boulez chez Montaigne dans une captation en concert dix-huit ans plus tôt au Théâtre des Champs-Elysées déjà avec l’Orchestre National de France) complètent cet ensemble dédié à Stravinski.


Schönberg - Boulez

Les deux CD Arnold Schönberg (1874-1951) proposent la seule version du Concerto pour violon op. 36 enregistrée par Pierre Boulez, avec Pierre Amoyal en soliste, couplé avec le Concerto pour piano op. 42 joué par Peter Serkin dont la prestation s’avère supérieure à celle de Mitsuko Uchida chez DG, tandis que le London Symphony Orchestra n’a rien à envier au Cleveland Orchestra, et que, couplé à d’incisives Variations op. 31 plus rutilantes qu’avec le BBC Symphony Orchestra pour Sony, le poème symphonique Pelléas et Mélisandeop. 5 est plus dramatique et ardent avec le Chicago Symphony Orchestra qu’avec le Gustav Mahler Jugendorchester capté vingt ans plus tard par les micros de DG.


Messiaen, Berio, Xenakis - Boulez

Ecrit pour bois, cuivres et percussion métal à la demande d’André Malraux, Et expecto resurrectionemmortuorumest l’œuvre d’Olivier Messiaen (1908-1992) que Boulez a le plus dirigée. Elle est ici associée à Couleurs de la Cité céleste pour piano, ensemble et percussion, couplage que propose Sony de ces mêmes enregistrements réalisés en janvier 1966. Seule version en revanche de Sinfonia et Eindrücke de Luciano Berio (1925-2003) avec les New Swingle Singers et l’Orchestre National de France qui a longtemps constitué la référence de ces pages qui comptent parmi les plus populaires du compositeur italien jusqu’à la parution de la version Riccardo Chailly à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam chez Decca de la première de ces œuvres. La troisième pièce à figurer sur ce recueil, l’enregistrement de Jonchaiesqui constitue l’unique incursion discographique de Boulez dans l’œuvre d’Iannis Xenakis (1922-2001), les deux hommes ne s’aimant guère, en dépit des tentatives de rapprochement exercées par le couple Pompidou au moment de la genèse de l’Ircam.



Ligeti, Donatoni - Boulez

Dans le disque réalisé en 1990, les pages de György Ligeti (1923-2006) ne sont pas dirigées par Pierre Boulez, puisqu’il s’agit de musique de chambre et soliste, mais par des membres de l’Intercontemporain de l’époque, Pierre-Laurent Aimard dans les six Etudes du premier livre que Ligeti a composées pour lui en 1985 et qu’il réenregistrera pour Sony Classical en 1995, et dans le Trio pour violon, cor et piano, où Aimard a pour partenaires ses co-équipiers Maryvonne Le Dizès-Richard  et Jacques Deleplancque. En revanche, Boulez dirige bel et bien sur ce même disque les deux partitions de Franco Donatoni (1927-2000), Tema pour douze instruments (1981), commande de l’Ensemble Intercontemporain dédiée à Zoltan Pesko, qui en a dirigé la création, qui est une réflexion sur des matériaux articulés extraits d'une partition antérieure, et Cadeau pour onze instruments (1984), offrande du compositeur milanais à Pierre Boulez pour ses soixante ans où le chiffre deux occupe une place privilégiée.


Kurtág, Birtwistle, Grisey - Boulez

Le neuvième volume du coffret Erato réunit trois partitions majeures de la fin du XXesiècle dans des interprétations idéales de l’Ensemble Intercontemporain. Tout d’abord ce qui peut être considéré comme le chef-d’œuvre de György Kurtág (né en 1926), Messages de feu Demoiselle R. V. Trussova sur vingt et un poèmes de Rimma Dalos op. 17 pour soprano et ensemble de chambre. C’est en créant ce cycle remarquable en 1981 avec ce même Ensemble Intercontemporain que Pierre Boulez a imposé en Occident le nom du compositeur hongrois. Ensuite par une autre œuvre magistrale, fruit d’une commande de l’Intercontemporain, …AGM… pour seize voix et trois groupes instrumentaux de Harrison Birtwistle (né en 1934) écrit en 1979 sur des fragments de Fayum de Sappho et enregistré ici par ses créateurs, le John Alldis Choir, l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Boulez, enfin Modulationspour trente-trois musiciens, troisième partie du vaste cycle Espaces acoustiques, pièce capitale de Gérard Grisey (1946-1998) créée en 1978 par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Michel Tabachnik dans laquelle le matériau sonore est en mutation continue.


Carter - Boulez

Le dixième CD est entièrement consacré à l’Américain Elliot Carter (1908-2012) que Pierre Boulez côtoya lorsqu’il était le « patron » de l’Orchestre Philharmonique de New York et dont il devint un proche. A la tête de l’Intercontemporain, Boulez propose quatre des œuvres les plus importantes du compositeur US, le Concerto pour hautbois, avec rien moins que Heinz Holliger en soliste, Esprit rude/Esprit doux pour flûte et clarinette que Carter composa en 1985 pour les soixante ans de Boulez dont le nom fournit l’assise sonore, ici interprété par Sophie Cherrier et André Trouttet, le superbe A Mirror in Which to Dwell pour soprano (ici la remarquable Phyllis Bryn-Julson) et ensemble composé sur six poèmes d’Elizabeth Bishop et créé en 1976 à New York par l’ensemble Speculum Musicae dans le cadre des célébrations du bicentenaire des Etats-Unis, enfin Penthodepour cinq groupes de quatre instruments constitué chacun de son instrumentarium spécifique, œuvre dédiée à Pierre Boulez et à l’Ensemble Intercontemporain qui l’ont créé à Londres en 1985.


H. Dufourt, Ferneyhough, Harvey, Höller - Boulez

Autre disque passionnant, celui qui réunit Antiphysis pour flûte et orchestre de chambre d’Hugues Dufourt (né en 1943), les deux versions de Funérailles pour sept instruments à cordes et harpe de Brian Ferneyhough (né en 1943), Mortuos Plango, Vivos Voco pour sons concrets de Jonathan Harvey (1939-2012) et Arcus pour dix-sept instruments et bande magnétique du trop rare York Höller (né en 1944), les trois premières œuvres étant dirigée par Pierre Boulez et la cinquième par Péter Eötvös, alors directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain.


Boulez - Boulez

Les trois derniers volumes du coffret sont exclusivement consacrés à Pierre Boulez dirigeant ou supervisant les enregistrements de ses propres œuvres. Le premier est entièrement occupé par Pli selon Pli, grand cycle en cinq mouvements pour soprano et orchestre sous-titré Portrait de Mallarmé. Le Livrede Stéphane Mallarmé, publié en 1957, a fortement marqué le compositeur. Près de soixante ans après sa conception, cette partition de soixante-dix minutes est toujours aussi novatrice, foisonnante, originale, expressive et sensuelle. Il s’agit ici du deuxième des trois enregistrements « officiels » de l’œuvre, en fait la version intermédiaire de la partition entre l’originale et la définitive de 1989, gravée pour DG avec Christine Schäfer et l’Ensemble Intercontemporain en 2001 plus longue d’une dizaine de minutes que la première, et le second avec le BBC Symphony Orchestra ici avec Phyllis Bryn-Julson, celui de 1969 avec Halina Lukomska figurant dans le coffret Sony Classical. Cette version médiane est chatoyante et grisante, tandis que la soliste est plus engagée que ses deux consœurs. Les enregistrements du Visagenuptial, du Soleil des eaux dans sa version définitive pour soprano, chœur mixte et orchestre de 1965 et de Figures, Doubles, Prismes sont en fait les uniques témoignages discographiques de Pierre Boulez dans ces trois somptueuses partitions, puisque, réalisés pour le label Erato en 1990, ils figurent également dans le coffret de treize CD que DG a consacré à l’intégrale des œuvres de Boulez en 2013. Figurent également à la fois dans le coffret des « Œuvres complètes de Pierre Boulez » DG et dans ce coffret Erato la Sonate n° 1 pour piano par Pierre Laurent Aimard, la Sonatine pour flûte et piano par Sophie Cherrier et Pierre-Laurent Aimard, Mémoriale (…explosante fixe… Originel) pour flûte et huit instruments par Sophie Cherrier et les Solistes de l’Ensemble Intercontemporain et Cummings ist der Dichter pour seize voix solo, chœur mixte et ensemble instrumental par les BBC Singers et l’Ensemble Intercontemporain dirigés par Pierre Boulez. Seuls Dérive I pour flûte, clarinette, piano, vibraphone, violon et violoncelle et Dialogue del’ombre double pour clarinette, bien qu’enregistrés par les mêmes interprètes dans l’édition DG, sont proposés dans des enregistrements exclusifs à ce coffret Erato.

Voilà donc assemblée par Erato à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez et de l’exposition que lui consacre le Musée de la Musique à la Philharmonie de Paris du 17 mars au 28 juin prochain une somme unique interrompue par la cessation soudaine d’activité des disques Erato au début des années 1990. Une somme indispensable non seulement comme témoignage de Pierre Boulez dans le répertoire dont il est le champion mais aussi pour qui veut saisir dans des conditions optimales la richesse et l’infinie diversité de la musique du XXe siècle dans ce qu’elle a de plus original et exigeant illustrée par des interprètes de très grande classe, sans doute les meilleurs de leur spécialité - à la seule exception notable de l’Histoire du Soldat de Stravinski -, au point d’avoir valeur de référence absolue pour les quarante-deux œuvres de seize compositeurs sélectionnées avec soin par Pierre Boulez et Michel Garcin. 

Bruno Serrou

14 CD Erato 08 25646 19048 5 (Warner Classics)

L'intense Jeanne d’Arc au bûcher de Marion Cotillard, fille de Dieu portant l’épée de l’Amour

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Paris, Philharmonie, mercredi 4 mars 2015

Marion Cotillard dans le rôle de Jeanne d'Arc. Phot : (c) Luca Cutolo/Visual Press Agency

C’est un dispositif inédit qui attendait le public de la Philharmonie cette semaine à l’occasion d’une prestation de l’Orchestre de Paris à l’invitation des Productions Sarfati associées à la Philharmonie de Paris. Il s’agissait en fait d’un véritable spectacle, avec une scénographie conçue par Sigolène de Chassy pour le décor et par Colombe Lauriot Prévost pour les costumes, le premier présenté dans l’enceinte de la Philharmonie, deux représentations de l’oratorio dramatique en un prologue et onze scènes Jeanne d’Arc aubûcher d’Arthur Honegger et Paul Claudel. Ce dernier, et la présence sur le plateau de deux sociétaires de la Comédie-Française entourant une star du cinéma ont attiré à la Philharmonie un public peu habitué à fréquenter les salles de concert et qui, en partie, découvrait non seulement la Philharmonie, jugée « loin de tout », mais aussi la musique…

Arthur Honegger (1892-1955), Jeanne d'Arc au bûcher. Christian Gognon (Narrateur), le Choeur d'Enfants de l'Orchestre de Paris, l'Orchestre de Paris, Marion Cotillard (Jeanne d'Arc), Eric Génovèse (Frère Dominique) et le Choeur de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Orchestre de Paris

Commande d’Ida Rubinstein (1885-1960), danseuse, diseuse, tragédienne, mécène et icône de la Belle Epoque pour qui il avait déjà écrit plusieurs œuvres, dont deux mélodrames sur des poèmes de Paul Valéry, hybrides de ballet, d’oratorio et de cantate scénique (Amphion et Sémiramis), Jeanne d’Arc au bûcher est le premier fruit de la collaboration d’Arthur Honegger avec Paul Claudel, alors ambassadeur de France à Bruxelles, qui donnera peu après, dans le domaine de l’oratorio, la remarquable Danse des morts en 1938. Choisissant d’aborder le drame de la Pucelle d’Orléans brûlée vive à l’épreuve de la sainteté, Claudel achève son texte au début du mois de décembre 1934, et Honegger sa partition fin août 1935. L’œuvre est donnée avec de petits effectifs instrumentaux le 29 octobre suivant chez sa commanditaire, avant que l’orchestration soit achevée le 24 décembre, tandis que la première publique est donnée le 12 mai 1938 à Bâle sous la direction de Paul Sacher, avec Ida Rubinstein dans le rôle de Jeanne - la création scénique est présentée à Lyon le 4 juillet 1941. Le sujet, le sacrifice d’une jeune femme portant la France à résister contre l’envahisseur anglais et leurs affidés caricaturés à travers des personnages transformés en animaux dérisoires dont elle sera la victime sacrifiée sur l’autel de la politique, allait participer au succès de cet oratorio dramatique dans les années de guerre et de l’Occupation.

Paul Claudel (1868-1955) et Arthur Honegger (1892-1955) vers 1950. Photo : DR

Découpé en onze scènes précédées d’un prologue ajouté en 1944 qui fait le pont entre la résistance contre l’Anglais et celle contre l’Allemand à cinq siècles de distance, le livret, mêlant spiritualité, gravité, humour et dérision, se présente sous forme de flash-back. Jeanne, mourante sur le bûcher « telle un cierge », voit défiler sa vie devant ses yeux. Avant l’épreuve ultime du feu, elle s’interroge sur le sens et l’utilité de son existence. Saint Dominique (ici Frère Dominique) se présente à elle comme envoyé du ciel et lui fait le récit de sa vie.  Dominique parcourt avec elle le livre de son passé qui se déploie à revers de sa chronologique, le procès de Rouen, l’arrestation à Compiègne résultant de tractations entre puissants, le couronnement de Charles VII à Reims, l’enfance de Jeanne. Puis, retrouvant le sens de sa vie dans sa foi en Dieu et en l’Amour, Jeanne revit son martyre et se laisse porter par les flammes vers la délivrance dans la mort et la sainteté. L’orchestration d’Honegger suscite des couleurs particulièrement évocatrices, grâce notamment à ses trois saxophones, deux ondes Martenot, deux pianos et l’absence de cors.

Dispositif scénique pour Jeanne d'Arc au bûcher d'Arthur Honegger à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans cette production optant pour le théâtre lyrique venue du Japon, où elle a vu le jour dans le cadre du Seiji Ozawa Matsumoto Festival, présentée ensuite à Monaco et à Toulouse le mois dernier avant de se rendre à New York en juin prochain, la mise en scène de Côme de Bellescize qui a pour cadre le parvis d’une cathédrale conçu par Sigolène de Chassy, fait le lien entre moyen-âge et XXesiècle, concentre la majorité des rôles secondaires en un seul personnage plutôt bien tenu par Christian Gonon (mais à quoi bon avoir affublé ce sociétaire de la Comédie-Française dans son emploi de narrateur d’un costume ridicule de Monsieur Loyal ?) et interroge sur son insistance sur le comique de situation, avec entre autres faits d’arme « l’invention du jeu de cartes » de la scène VI transformée en jeu vidéo, ou le pique-nique de la huitième scène, « Le Roi qui va-t-à Reims », ou encore ces enfants déguisés en lapin. Le tout encadré il est vrai de belles images, comme le chœur d’aubes vêtu blotti dans l’ombre sur deux estrades encadrant le bûcher au pied duquel s’expriment Jeanne et Dominique, interprété de façon convaincante par le Comédien-Français Eric Génovèse. 

Marion Cotillard dans le rôle de Jeanne d'Arc. Photo : DR

Tandis que, côté chant, c’est Anne-Catherine Gillet qui, Vierge ardente à la voix caressante, emporte la palme de l’excellence du haut du praticable d’où elle s’exprime, la soirée s’avère inoubliable grâce à l’exceptionnelle performance d’acteur de Marion Cotillard, fille de Dieu brandissant l’épée de l’Amour pour incarner une Jeanne juvénile singulièrement touchante et douce toute, s’exprimant en outre dans une langue impeccable, ce qui n’a pas été le cas de la majorité de ses comparses, qui ont noyé le verbe claudélien dans un halo de borborygmes, et bougeant avec infiniment d’élégance et de naturel, vivant intensément les interrogations et les peurs de la jeune vierge sacrifiée au nom d’une normalité politique qui la dépasse. 

Arthur Honegger (1892-1955), Jeanne d'Arc au bûcher. Orchestre de Paris, Marion Cotillard (Jeanne d'Arc), Chœur d'Enfants et Chœur de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Participant activement à l’action tel un chœur grec, le Chœur de l’Orchestre de Paris et son Chœur d’Enfants réalisent une performance de tout premier plan, alors que l’Orchestre de Paris est égal à lui-même, homogène et virtuose, ce qui est indispensable pour répondre à la direction abrupte et fébrile du Japonais Kazuki Yamada, Premier chef invité de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo qui m’avait pourtant conquis l’été dernier à La Roque d’Anthéron (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/07/le-festival-de-la-roque-dantheron-et.html). Mais le dispositif scénique a quelque peu perturbé l’équilibre sonore de la salle, les tutti tendant au chaos sonore, les instruments à percussion se faisant trop envahissants, ondes Martenot et pianos guère audibles.

Bruno Serrou

A noter que paraît chez Alpha à la fois sous forme de CD et de DVD une captation en concert de Jeanne d'Arc au bûcher d'Arthur Honegger avec Marion Cotillard dans le rôle-titre réalisée à Barcelone en 2012 sous la direction de Marc Soustrot par les caméras de Medici TV pour la version DVD (1 CD Alpha 709 et 1 DVD Alpha 708)


   

"Solaris", un opéra science-fiction de Dai Fujikura plus dansé que chanté

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 5 mars 2015

Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Rihoko Sato (Hari), Nicolas Le Riche (Snaut), Václav Kuneš (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle

C’était un public peu habituel qui occupait jeudi les fauteuils moelleux du Théâtre des Champs-Elysées. Certes, les toisons blanc-bleus-gris et les manteaux de fourrure étaient bel et bien présents, mais moins nombreux car l’essentiel de la salle était empli de spectateurs peu familiers des ors du beau théâtre art déco de l’avenue Montaigne. Le Théâtre des Champs-Elysées a pourtant été témoin par le passé de nombre de créations, dont plusieurs ont fait grand bruit avant d’entrer au répertoire, en particulier le Sacre du printemps d’Igor Stravinski peu après l’inauguration du lieu en 1913, et Déserts d’Edgar Varèse en 1954.

Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Nicolas Le Riche (Snaut), Rihoko Sato (Hari), Leigh Melrose (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle

Aussi étonnant cela puisse paraître aujourd’hui, le Théâtre des Champs-Elysées est historiquement un lieu de création contemporaine. Ce que mélomanes et musiciens ont tendance à oublier, tant depuis plus d’un quart de siècle les productions lyriques sont centrées sur la Renaissance, le baroque voire le premier romantisme, parallèlement à la danse. C’est cette tradition passée à l’arrière-plan que le Théâtre des Champs-Elysées a choisi de retrouver en passant la commande d’un nouvel opéra à un binôme japonais, le compositeur Dai Fujikura (né en 1977), dont les débuts ont été soutenus par Pierre Boulez, Péter Eötvös et George Benjamin, pour la musique, et le chorégraphe Saburo Teshigawara (né en 1953) pour le livret en anglais, la mise en scène, la chorégraphie et la scénographie. Le choix s’est porté sur une adaptation du roman de science-fiction écrit en 1961 par l’écrivain polonais Stanisław Lem (1921-2006), Solaris, qui a déjà inspiré trois films du même titre réalisés successivement par Boris Nirenburg et Lidiya Ishimbayeva pour la télévision soviétique en 1968, Andrei Tarkovski en 1972 et Steven Soderbergh en 2002 pour le cinéma, ainsi qu’un premier opéra créé à Bregenz en octobre 2012 composé par l’Allemand Detlev Glanert (né en 1960) sur un livret de Reinhard Palm.

Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Tom Randle (Snaut), Nicolas Le Riche (Snaut), Rihoko Sato (Hari), Václav Kuneš (Kelvin), Sarah Tynan (Hari). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle

Solaris est une planète qui tourne autour de deux soleils et dont la surface est recouverte par un océan de matière protoplasmique constituée de gigantesques formations étudiées depuis plus d’un siècle par des spécialistes désignés sous le vocable « solaristes ». Selon ces scientifiques, ces structures pourraient être douées d’intelligence. C’est là que Lem a planté le décor de son roman, dont l’action débute avec l’arrivée de son héros, le psychologue Kris Kelvin, à bord d’une station d’observation gravitant dans l’atmosphère de la planète Solaris, qui n’héberge que trois savants. Le premier, Gibarian qui a appelé Kelvin, s’est suicidé, les deux autres, Snaut et Sartorius (personnage qui n’apparaît pas dans l’opéra), manifestent des troubles psychologiques inquiétants. Kelvin s’alarme de son propre état lorsqu’il constate avoir des visions de sa propre femme, Hari, qui s’est suicidée dix ans plus tôt à cause de lui. C’est alors qu’il comprend que ses compagnons sont eux aussi victimes d’apparitions de créatures enfouies dans leur mémoire jusqu’au tréfonds de leur inconscient. Ces visiteurs sont en fait des spectres reproductibles indéfiniment et qui sont indestructibles, à l’instar d’Hari qui soigne ses blessures à volonté. Spectres dont l’océan protoplasmique a puisé le modèle dans le cerveau de chacun des cosmonautes, et qui ont fait leur apparition après une expérience hostile et interdite par une convention internationale que les trois scientifiques ont réalisée en vue d’établir un contact avec les créatures. Kelvin est terrorisé et troublé par la présence de la pseudo-Hari, qui ignore sa véritable identité mais sait ne pas être la vraie Hari, qu’elle jalouse. Kelvin se retrouve ainsi devant un dilemme qui consiste à se débarrasser vainement d’une femme artificiellement créée par l’océan à partir de son propre ressenti, où de céder à la tentation de vivre éternellement un bonheur auprès d’un fantôme...

Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Nicolas Le Riche (Snaut), Václav Kuneš (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle

C’est ce voyage interstellaire concentré en une dizaine de minutes de silence sur lequel Dai Fujikura ouvre son opéra. Un silence assourdissant au cours duquel le spectateur, qui s’était vu remettre en entrant dans la salle une paire de lunettes spéciale, était comme télé-transporté dans la station Solaris, pénétrant, cloué dans son fauteuil, dans un univers granuleux, blanchâtre et mobile allant s’accumulant et prenant de plus en plus de consistance et de relief jusqu’à donner l’impression d’être touché et concrètement traversé. Ce « périple » un peu longuet a suscité l’agacement d’une partie du public, qui aura manifesté son impatience par des toux et des raclements de gorge intempestifs plus sonores et prégnants encore que de coutume. Et lorsque, à la place des surtitres, apparaît l’invitation à « retirer les lunettes », la scène devient comme transformée en un univers immatériel et sans repères tel un océan-cerveau, un cube blanc transportant l’action dans un huis clos écrasé de lumières aveuglantes où vont s’exprimer et se mouvoir les protagonistes revêtus de costumes futuristes, le tout conçu par Saburo Teshigawara. Les quatre principaux personnages sont dédoublés (Hari, Kelvin, Snaut, Gibarian), le héros (Kelvin) étant même triplé, puisque l’une de ses ombres s’exprime hors scène, chacun étant à la fois incarné par un chanteur, la plupart immobile des deux côtés du plateau, et par un danseur. Chorégraphe, le metteur en scène et librettiste met en avant la danse, ce qui fait de l’œuvre non pas un opéra avec danse mais un ballet chanté, les chanteurs restant en retrait dans leurs vêtements sombres, tandis que les danseurs sont vêtus de tenues claires. Placée au centre du dispositif scénique, cette chorégraphie m’est apparue singulièrement envahissante, sollicitant à l’excès le regard au détriment de l’ouïe, faisant ainsi passer le chant à l’arrière-plan. Un chant il est vrai monochrome et figé dans la déclamation.

Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Sarah Tynan (Hari), Rihoko Sato (Hari), Václav Kuneš (Kelvin), Leigh Melrose (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle

C’est finalement dans la fosse que se situent la magie et la force évocatrice de l’ouvrage, malgré une informatique en temps réel que l’on eut appréciée plus innovante, particulièrement la voix « surnaturelle » du second Kelvin vocal incarné par le baryton Marcus Farnsworth, quand on sait les aptitudes de l’Ircam en la matière. Danseurs et chanteurs sont excellents, et il est regrettable que seuls les premiers s’expriment avec leur corps, les seconds étant quasi-statiques du début à la fin de l’œuvre. Nicolas Le Riche, ex-étoile de l’Opéra de Paris, campe un vieux scientifique Snaut troublant, Rihoko Sato et Václav Kuneš forment un superbe couple Hari et Kelvin, tandis que le metteur en scène-chorégraphe-scénographe danse Gibarian. Côté vocal, l’on ne peut que regretter une écriture réduite à la déclamation tant les chanteurs, tous anglo-saxons, ont de potentiel, au point que l’on ressent vite de la frustration. La soprano Sarah Tynan est une brûlante Hari, le baryton Leigh Melrose un Kris Kelvin d’une brillante musicalité, le ténor Tom Randle un vibrant Snaut et le Baryton-basse Callum Thorpe un intense Gibarian. Mais c’est de la fosse qu’émane toute la force évocatrice et la véritable originalité de l’œuvre. Sous la direction du jeune chef américain Erik Nielsen, directeur désigné du Théâtre de Bâle et de l’Orchestre Symphonique de Bilbao, l’orchestre en formation réduite et enrichi de l’informatique « live » donne toute la saveur et la diversité dramatique de l’œuvre.

Dai Fujikura (né en 1977), Solaris. Sarah Tynan (Hari), Rihoko Sato (Hari), Václav Kuneš (Kelvin), Leigh Melrose (Kelvin). Photo : (c) Vincent Pontet/WiKiSpectacle

Car l’action, si abstraite qu’elle suscite rapidement quelque somnolence au sein du public, est heureusement transcendée par les quatorze musiciens de l’Ensemble Intercontemporain (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, percussion, piano/synthétiseur/célesta, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) qui brillent par l’articulation de leur jeu, leurs timbres épanouis, leur allant, leur virtuosité et un nuancier qui semble infini leur permettant de suggérer l’atmosphère sidérale de l’action où sourdent quasars, astéroïdes, météores et autres sons intergalactiques qui enveloppent protagonistes et public dans une ambiance surnaturelle, avec des sonorités fluides et acérées, notamment des cordes, évoquant concrètement l’univers ouaté et mobile de la planète Solaris.

Bruno Serrou


1) Cette production est reprise à l’Opéra de Lille les 24, 26 et 28 mars et à l’Opéra de Lausanne les 24 et 26 avril prochains  

Les ingénieuses facéties de Nomos ensemble de violoncelles et de Jean-Pierre Drouet ont réveillé la paisible cité impériale et royale de Fontainebleau

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Fontainebleau, Théâtre municipal, samedi 7 mars 2015


Jean-Pierre Drouet, Michel Pozmanter, Abdul Alafrez, Nomos ensemble de violoncelles. Photo : (c) Bruno Serrou 

Il est bien agréable de pouvoir assister à un concert à quelques minutes de chez soi. Voilà en tout cas trop longtemps que cela ne m’était pas arrivé. C’est en effet dans le charmant Théâtre municipal de Fontainebleau au style néobaroque qu’était présenté un concert de musique contemporaine devant un parterre quasi plein. Ce théâtre a mis en résidence Nomos ensemble de violoncelles, qui célèbre cette année ses dix ans, et le compositeur percussionniste Jean-Pierre Drouet.

Photo : (c) Bruno Serrou

Créé en 2005 sous l’impulsion du violoncelliste Christophe Roy, son directeur artistique, dirigé par Michel Pozmanter, Nomos ensemble de violoncelles est, comme son nom l’indique - qui vient du titre de la pièce éponyme d’Iannis Xenakis pour violoncelle seul dont Roy est le champion -, uniquement constitué de violoncellistes, qui sont au nombre de quatorze. Une telle formation engendre bien évidemment des sonorités charnues et au large ambitus. Tant et si bien que l’ensemble n’a aucune difficulté pour susciter des œuvres nouvelles, d’autant que ses membres sont particulièrement aguerris dans le domaine de la création la plus ambitieuse, avec ou sans électronique, non seulement musicale mais aussi dans les domaines de l’image, de l’architecture et des arts plastiques.

Abdul Alafrez, Nomos ensemble de violoncelles et, à droite, Jean-Pierre Drouet. Photo : (c) Bruno Serrou

Nomos ensemble de violoncelles a conçu un programme entièrement nouveau réunissant deux œuvres qui se présente en fait comme un véritable spectacle sous le titre Nomos raconte. L’épicentre est le compositeur percussionniste Jean-Pierre Drouet, qui aura 80 ans en octobre prochain, qui signe la première partie de la soirée, et l’arrangement pour quatorze violoncellistes d’une partition particulièrement ludique de Mauricio Kagel (1931-2008), qui correspond précisément à la personnalité facétieuse de Drouet.

Jean-Pierre Drouet (né en 1935). Photo : DR

Jean-Pierre Drouet est l’un des musiciens les plus respectés dans le monde de la musique contemporaine. Son travail avec les percussions de Strasbourg et le percussionniste africain Adama Dramé, ou sa rencontre avec son complice Georges Aperghis, ont à jamais marqué les festivaliers. Né le 30 octobre 1935, il a été contraint de renoncer au piano à la suite d'un accident, et a choisi de se tourner vers la percussion puis vers la composition. Il étudie cette dernière avec René Leibowitz, Jean Barraqué et André Hodeir, part en tournée aux Etats-Unis avec Luciano Berio et Cathy Berberian, traîne dans les clubs de jazz, cherche la musique dans de multiples directions : création de nombreuses œuvres contemporaines (Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, etc.), étudie les musiques extra-européennes (zarb perse, tabla indiens), improvise en solo ou avec des amis (Fred Frith, Vinko Globokar, Michel Portal, Louis Sclavis, Henri Texier…). Il compose pour l’opéra (Grand-Théâtre de Bordeaux), théâtre (Jean-Louis Barrault, Jean-François Régy), la danse (Brigitte Lefèvre, Théâtre du Silence, Jean-Claude Gallotta, Farber, Aubin), le concert (Atem, Ensemble Aleph, Festival Musica, 38e Rugissants, Orchestre de Paris). Le théâtre musical, qu’il découvre à travers de nombreuses collaborations avec Mauricio Kagel et Georges Aperghis, le conduit à une pratique de la scène où il rencontre notamment les machines musicales de Claudine Brahem, compose des musiques pour les hommes-chevaux de Bartabas, et l’univers inclassable du chorégraphe François Verret.


Michel Pozmanter, Jean-Pierre Drouet (percussion) et Nomos ensemble de violoncelles. Photo : (c) Bruno Serrou

Jean-Pierre Drouet et Christophe Roy étaient des interprètes favoris de Mauricio Kagel. De leur commune collaboration suivie avec le compositeur argentin a émergé l’idée de ce spectacle en deux parties dans lequel ils opposent l’univers de Drouet, celui de la magie blanche, du music-hall et du cirque, à celui de Kagel, fait de magie noire et de tradition orale autour du Diable et de ses multiples aspects. Dans Le goût des plumes, Drouet s’inspire de la tradition orientale qu’il a puisée dans un conte qui lui a été transmis voilà une quarantaine d’années au cours de l’un de ses très nombreux séjours en Orient. Il y mêle théâtre, musique et magie avec un humour chaleureux propre au clown triste qu’est le compositeur, qui joue de percussions en bois au milieu des violoncelles qui l’entourent en arc de cercle, face au public, contant l’histoire de deux oiseaux, l’un merveilleusement coloré, l’autre noir, campé par le magicien Abdul Alafrez, qui virevolte autour des violoncellistes.


Mauricio Kagel (1931-2008) au milieu de son jardin instrumental. Photo : DR

La seconde partie de soirée est occupée par une œuvre emblématique de Mauricio Kagel, la Tradition orale, où se manifeste pleinement la fine ironie du compositeur argentin. Cette « ballade ethnique » d’après les Evangiles du Diable selon la croyance populaire recueillis par Claude Seignolle dans les légendes et comptes rendus de procès en sorcellerie composée en 1981-1983 sous le titre Der mündliche Verrat, repose sur la tradition démoniaque dans la culture occidentale sous ses divers aspects, naïfs ou savants, grotesques ou inquiétants, la beauté de ses apparitions et la force des situations qu’elle fait surgir. Kagel renoue avec la fantaisie qui lui est coutumière avec la conception de l’art comme magie, de l’esthétique comme analogie, racontant avec des histoires sans âge où les mots et les sons retentissaient comme par magie pour transformer la réalité. Originellement conçue pour trois voix non spécifiées (récitants-chanteurs), un tuba, trois percussionnistes, un piano/orgue électrique, un violon/alto, une contrebasse, instruments et claviers électroniques - d’autres formations peuvent être utilisées, associant notamment saxophone, guitare, harpe, etc. -, la Tradition orale a été arrangée pour douze violoncelles et un magicien par Jean-Pierre Drouet, qui n’a en rien trahi Mauricio Kagel, puisqu’il en a respecté les lignes de force et l’esprit. C’est d’ailleurs tandis qu’il travaillait sur l’arrangement de cette œuvre pour douze violoncelles et magicien que Drouet a eu l’idée de compléter la soirée avec une pièce entièrement née de sa main, Le Goût des plumes.


Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi, comme c’est souvent la cas chez Kagel, les instrumentistes sont également comédiens et chanteurs. Mis en scène et éclairés par Jean Grison, ils viennent à tour de rôle ou en binômes sur le devant de la scène avec leur instrument, conversant entre eux ou avec les divers personnages campés par Abdul Alafrez, qui les titille et les rabroue, et le facétieux chef d’orchestre, Michel Pozmanter, au crâne garni des cornes du diable plantées sur une volumineuse touffe de cheveux frisés, jouant de nombreuses allusions sur les croyances populaires chrétiennes et sur des propos anticléricaux avec un gouaille communicative auxquelles le public a pris un évident plaisir. A l’instar des treize musiciens de l’ensemble Nomos (Frédérique Aronica, Clément Biehler, Stéphane Bonneau, Eglantine Chaffin, Lucie Chevillard, Nathalie Jacquet, Naomi Mabanda, Anaïs Moreau, Martina Rodriguez, Emilie Rose, Christophe Roy, Philippe Straszewski et Anouk Viné), tous merveilleux violoncellistes, de leur chef et du magicien aux tours insolites qui non seulement ont tous rivalisé de virtuosité, mais ont aussi usé de leurs corps et de leurs voix avec un naturel confondant, trahissant ainsi un plaisir de jouer singulièrement particulièrement communicatif. Les enfants, qui étaient venus en nombre accompagnés de parents, se sont laissés de bon gré porter par ces histoires musicales tendrement moqueuses et d’une riche musicalité.

Bruno Serrou

Prochaines représentations : les 17 mars à Evry-Essone (Théâtre de l'Agora), 17 mai à Vendoeuvre-lès-Nancy (Centre Culturel André Malraux), 29 mai à Beauvais dans le cadre du Festival de violoncelle de Beauvais (Théâtre de Beauvais) et 8 juillet Théâtre de Cluny

Le Münchner Philharmoniker, dirigé par Valéry Gergiev, son directeur musical désigné, a rendu hommage à Lorin Maazel, son prédécesseur

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Paris, Philharmonie, lundi 9 mars 2015

Münchner Philharmoniker à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Deux semaines après un premier concert à la tête du London Symphony Orchestra, dont il est le chef principal depuis 2007 et jusqu’en 2017, année de la prise de fonction de Sir Simon Rattle comme directeur musical du LSO, la Philharmonie de Paris a reçu Valery Gergiev avec le Münchner Philharmoniker (Orchestre Philharmonique de Munich) dont il prend en main la destinée à partir de la saison prochaine. Une nomination qui aura suscité quelques remous outre Rhin, en raison des prises de position politico-sociétales du chef russe qui ne plaisent pas à tout le monde en Allemagne. Il succèdera donc dans quelques mois à Lorin Maazel, qui en a été le chef principal de 2012 jusqu’au printemps 2014, peu avant sa mort le 13 juillet (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/07/lorin-maazel-est-mort-dimanche-13.html).

Valery Gergiev. Photo : DR

Moins célèbre que le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks (Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise) dont Maazel a également été le directeur musical de 1993 à 2002, le Münchner Philharmoniker est le plus ancien orchestre symphonique de la capitale de Bavière, puisqu’il a été fondé en 1893, soit plus d’un demi-siècle avant celui de la Radio Bavaroise. Il a créé un grand nombre de partitions, dont les Quatrième et Huitième Symphonies de Mahler ainsi que son Chant de la Terre et Camminantes… Ayacucho de Luigi Nono.

Sol Gabetta, Valery Gergiev et le Münchner Philharmoniker. Photo : (c) Philharmonie de Paris

C’est étonnamment sur le Concerto pour violoncelle et orchestre en si mineur op. 104B. 191 d’Antonin Dvořák que s’est ouvert le concert de lundi. Mais si Maazel a enregistré une seule fois cette œuvre, avec Yo-Yo Ma comme violoncelle solo, version qui ne suscite guère l’attention, la soliste invitée par Gergiev, la Franco-Argentine vivant à Bâle Sol Gabetta, avait su susciter l’intérêt du chef américain, au point que ce dernier a tenu à enregistrer le Premier Concerto pour violoncelleop. 107 de Dimitri Chostakovitch pour le label Sony. Dans ce monument concertant, sorte d’Himalaya du violoncelle, le jeu flamboyant mais d’une limpidité exemplaire de Sol Gabetta, les sonorités ouatées et charnelles de son violoncelle G.B. Guadagini de 1759, qui manque néanmoins de puissance - phénomène qui m’est apparu plus prégnant de la place que j’occupais que Salle Pleyel la saison dernière avec l’Orchestre de Paris, dans un concerto de Haydn il est vrai -, se sont épanouies dans l’enceinte de la Philharmonie malgré un orchestre que Gergiev a incité à s’exprimer sans retenue, faisant ainsi de cette œuvre non plus un concerto mais une symphonie concertante avec violoncelle obligé. 

Sol Gabetta jouant la page de Vasks. Photo : (c) Bruno Serrou

L’ampleur et la luxuriance du son de la phalange bavaroise instillent au concerto une nostalgie plus brahmsienne que bohémienne pourtant caractéristique de Dvořák, le chef russe se montrant étonnamment hermétique à la mélancolie tchèque pourtant clairement exprimée par le compositeur pragois composant loin de sa terre natale, alors qu’il vivait encore à New York, avant de peaufiner son concerto une fois de retour au pays. Comme à Pleyel encore, Sol Gabetta a donné en bis le deuxième mouvement de Gramata Cellam(le Livre) pour violoncelle et voix du compositeur letton Peteris Vasks (né en 1946), avant de s’éclipser avec un large sourire aux lèvres.

Valery Gergiev et le Münchner Philharmoniker à la Philharmonie de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Si l’on pouvait se demander pourquoi donc Dvořák en ouverture de programme dans cet hommage à Lorin Maazel, le choix de deux poèmes symphoniques de Richard Strauss était des plus naturels. L’on sait en effet les affinités du chef américain pour la musique du compositeur bavarois, grâce notamment à de remarquables enregistrements de plusieurs poèmes symphoniques du compositeur bavarois, dont Macbeth et Ainsi parlait Zarathoustra avec les Wiener Philharmoniker chez DG, et Till l’espiègle avec l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise chez Sony/RCA Red Seal. De façon pleinement justifiée, c’est sur ces deux derniers Tondichtungque Valery Gergiev a porté son dévolu. Le chef russe est pourtant loin d’en avoir saisi toutes les subtilités, à en croire du moins ce qu’il a donné à entendre lundi. Commencée avec l’énergie nécessaire, mais gommant le crescendo qui sourd du centre de la terre pour éclater au grand jour et partir en fusion happé par le soleil, Gergiev la faisant quasi d’entrée sonner de façon tonitruante, la célèbre introduction d’Alsosprach Zarathustra popularisée par Stanley Kubrick s’est déroulée à un rythme frénétique proche de l’asphyxie, avant que l’œuvre ne se déploie en une course tempétueuse, à peine entrecoupée de courtes plages plus apaisées, Gergiev détournant la gourmande sensualité straussienne pour la tirer vers une épopée russe dans l’esprit de Rimski-Korsakov, compositeur pourtant abhorré par Richard Strauss. Mêmes impressions de lourdeur et de premier degré dans Till Eulenspiegels lustige Streicheop. 28 (Les joyeuses facéties de Till l'espiègle, d’après l’ancien conte flamand) qui se situe entre Mort et transfigurationet Ainsi parlait Zarathoustra. Le gai luron dépeint par ce rondeau qui peint le personnage principal et narre ses aventures, suscite une extrême virtuosité nécessitant un très grand orchestre, ce qui est bien évidemment le cas ici, avec le Münchner Philharmoniker. Mais Gergiev dessine ici un être plus narquois et un peu balourd qu’espiègle et vif d’esprit. Pourtant, ces deux œuvres remarquablement orchestrées par un maître en la matière ont permis de goûter la magnificence des pupitres solistes et des tutti de la phalange de la capitale de Bavière, du premier violon au timbalier en passant par les premiers alto, violoncelle, contrebasse, piccolo, flûte, hautbois, cor anglais, basson, petite clarinette, clarinette, clarinette basse, basson, contrebasson, cor, trompette, trombone, tuba, percussion (dont une superbe cloche d’église).

Notons que Sol Gabetta vient de publier chez Sony Classical un très beau disque avec le pianiste Bertrand Chamayou titré The Chopin Album (Sony Classical 88843093012) et, pour les inconditionnels de Valery Gergiev, que le prochain concert du chef russe à la Philharmonie est fixé d’ici à dans deux semaines, le jeudi 26 mars 2015, avec le Mariinsky Stradivarius Ensemble, le pianiste Denis Matsuev et le trompettiste Timur Martynov (Grieg/Chostakovitch/Tchaïkovski).


Bruno Serrou  

Somptueux concert du Royal Concertgebouw Orchestra dirigé par un jeune chef d’exception, Andris Nelsons

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Paris, Philharmonie, mardi 10 mars 2015

Andris Nelsons. Photo : DR

Directeur musical de Boston Symphony Orchestra, l’un des « Big Five » américains à la tête duquel il a succédé à James Levine et où il s’est immédiatement imposé comme le digne héritier d’une lignée comprenant rien moins qu’Arthur Nikisch, Carl Muck, Henri Rabaud, Pierre Monteux, Serge Koussevitzky, Charles Münch, Erich Leinsdorf et Seiji Ozawa, Andris Nelsons est un extraordinaire bâtisseur de partitions. Ce qu’il l’a confirmé mardi à la Philharmonie. S’étant imposé comme patron du City of Birmingham Symphony Orchestra, qu’il a réussi à élever plus haut encore que son prédécesseur Simon Rattle, le jeune chef letton excelle autant comme chef accompagnateur, tant son écoute est grande, que comme architecte de grandes fresques sonores.

Andris Nelsons et le Royal Concertgebouw Orchestra à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Dix-huit jours après sa remarquable prestation avec son directeur musical Mariss Jansons (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/02/le-royal-concertgebouw-orchestra.html), qui quittera ses fonctions le 1er août prochain pour des raisons de santé, le Royal Concertgebouw Orchestra était de retour mardi à la Philharmonie de Paris, cette fois encore en coproduction avec les Productions Internationales Albert Sarfati, mais dirigé par le disciple et compatriote de Jansons, Andris Nelsons. La somptueuse formation hollandaise, qui se situe aujourd’hui au sommet de la hiérarchie des orchestres symphoniques à quelques mois de l’arrivée à sa tête de Daniele Gatti, a confirmé son statut sous la direction époustouflante d’Andris Nelsons. A trente-six ans, le chef letton a en effet affirmé son talent, qui est immense. Son écoute est grande, indubitablement, comme j’avais déjà pu le noter en janvier 2012 lorsqu’il dirigea, à la tête de l’Orchestre de Paris, le Concerto pour violon de Beethoven avec Sergey Khachatryan en soliste. 

Anne-Sophie Mutter et le Royal Concertgebouw d'Amsterdam à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette fois, dans le Concerto  pour violon et orchestre en ré mineur op. 47 de Jean Sibelius, dont le cent-cinquantenaire de la naissance passe quasi inaperçu en France, Nelsons a donné le change à Anne-Sophie Mutter avec une extrême attention, sertissant à sa soliste un écrin soyeux et ardent, sollicitant avec flamme un Concertgebouw Orchestra répondant à la moindre de ses inflexions suscitées par une partition dont il connaît de toute évidence le moindre détail, allant jusqu’à faire jouer par l’orchestre des pianississimi fabuleux de douceur et de grâce, comme susurrés telle une confidence. Cependant, malgré la prévenance de Nelsons, Anne-Sophie Mutter n’a pas donné toute la mesure de ses grandes qualités. 7

Andris Nelsons, Anne-Sophie Mutter et le Royal Concertgebouw Orchestra à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Ou peut-être a-t-elle changé la façon d’exprimer son art, car le son lumineux et sensuel se fait plus gras et charnel qu’auparavant, l’archet s’avérant plus lourd à la corde qu’il y a peu encore. En outre, l’on a pu relever quelques fautes de justesse et un rubato un peu trop appuyé, tandis que dans l’Adagiodi molto central, la violoniste allemande n’a pas réussi à maintenir l’attention d’un bout à l’autre du mouvement. Son bis, le finale de la Sonate n° 3 pour violon de Jean-Sébastien Bach, a été expédié sans ménagement…

Andris Nelsons et le Royal Concertgebouw Orchestra à la Philharmonie. Photo : (c) Bruno Serrou

Commencée peu après la mort de Serge Prokofiev et de Joseph Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de Staline, alors qu’il avait déclaré lors de la création qu’il avait voulu y exprimer les sentiments et passions humains), achevée en octobre de la même année, créée à Leningrad le 17 décembre 1953 sous la direction d’Evgueni Mravinski, la Dixième Symphonie de Chostakovitch s’ouvre sur un vaste Moderatosombre et pessimiste qui donne à l’œuvre entière un ton accablé. Les thèmes longuement étirés et la tension croissante qui perdure jusqu’à l’ultime point culminant ramènent au climat de la Huitième Symphonie composée dix ans plus tôt. A l’instar de l’œuvre de Gustav Mahler voilà trois semaines, le Royal Concertgebouw Orchestra excelle dans cette grande page de Dimitri Chostakovitch. Cette tradition remonte à Bernard Haitink, avec qui la phalange batave a enregistré la première intégrale des symphonies en Occident partagée avec le London Philharmonic Orchestra (11 CD Decca), puis à son successeur, Mariss Jansons, dont on connaît notamment l’extraordinaire Lady Macbeth du district de Mzensk capté à l’Opéra d’Amsterdam avec le Concertgebouw Orchestra. Disciple de ce dernier, Nelsons a été à bonne école. Comme son maître, il gomme le côté messe de gloire à la révolution soviétique pour lui donner un tour quasi brucknérien. Le jeune chef letton a su trouver le parfait équilibre des masses, clairement définies dans l’espace, tirant un merveilleux parti de l’acoustique de la Philharmonie qui s’est avérée d’une chaleur et d’une présence plus prégnantes encore que ce que j’ai pu en juger jusqu’à présent, ménageant de bouleversants et intenses moments tout en retenue et en nuances, parfois à la limite du silence, pour mieux souligner les saillies et les violences hallucinées, faisant ainsi de cette symphonie un requiem pour Staline, le dictateur sanguinaire, et pour Prokofiev, le compositeur muselé par le précédent au point de mourir le même jour que lui, le 5 mars 1953, quatre mois avant que Chostakovitch s’attèle à cette Dixième Symphonie. Emportant la partition avec vivacité et attisant des couleurs chaudes et épanouies, Nelsons affine le côté musique de propagande, s’attardant pour les magnifier sur les moments où le compositeur laisse couler son souffle épique. Il instille ainsi une densité mâle au pathos et à la pompe qui submergent si l’on n’y prend garde cette œuvre. Son long corps entièrement enfoui dans l’orchestre, il bâtit le sombre et accablant mouvement initial tel un bâtisseur, donnant d’un geste ample mais précis de la main droite, alternativement avec ou sans baguette, départs, nuances et expressions, tandis que la main gauche marque la moindre modulation de tempo, occasion de gouter l’onirisme volubile des solos de clarinette puis de flûte, enfin des deux piccolos suprêmement chantants. La gestique du chef estonien est extraordinairement expressive, et captive le regard du spectateur autant que celui des musiciens. Nelsons pétrit dans la main gauche la pâte sonore, souligne la moindre inflexion du discours et dessine jusqu’à la plus discrète intention du compositeur. Nelsons dirige l’air de ne pas y toucher le bref mais implacable Scherzo aux rythmes fantastiques tandis que l’orchestre lui donne toute sa puissance avec un son droit, moelleux et brûlant. 

Dimitri Chostakovitch (1906-1975) entouré de Mstislav Rostropovitch et Sciatoslav Richter le soir de la création de sa Symphonie n° 10à Leningrad. Photo : DR

Dans le complexe Allegretto, où Chostakovitch intègre un thème fondé sur ses propres initiales en allemand (D Sch - ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)) au climat retrouvant celui du mouvement initial dont le premier thème réapparaît au cœur du morceau. Ce pessimisme patent magnifié par le chant plaintif des hautbois, flûte et basson solos, s’éclaire peu à peu dans la frénésie de l’Allegro final, où la musique se fait soudain enjouée, simple, gorgée d’humour. Tout au long de l’exécution de l’œuvre, il était impossible de résister au lustre des mémorables soli de bois, particulièrement de clarinette - il convient d’y ajouter le superbe duo du troisième mouvement (Olivier Patey et Hein Wiedijk) - et de flûte, mais aussi de basson, de cor anglais (Miriam Pastor Burgos) et de hautbois, tandis que solo de cor (Félix Dervaux) et de violon (Vesko Eschkenazy) ont complété la remarquable performance des premiers pupitres du Royal Concertgebouw d’Amsterdam confortée par une prestation féerique des altos, des violoncelles et des contrebasses.

Au total, un concert d’anthologie qui restera indubitablement dans la mémoire de ceux qui ont eu la chance extraordinaire d’y assister. Mais pourquoi donc les orchestres parisiens ne peuvent-ils pas convaincre des chefs de la classe d’Andris Nelsons à devenir directeur musical ?...


Bruno Serrou

Passionnant triptyque à l’Opéra de Lyon avec des opéras de trois siècles différents signés Franz Schreker, Christophe W. Gluck et Michel Van der Aa

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Comme chaque année en mars, l’Opéra de Lyon présente un festival d’opéras au sein de sa saison. Pour la onzième édition, ont été réunis trois ouvrages de trois grandes périodes de l’histoire de la musique, du XVIIIe au XXIe siècle. Sous le titre les Jardins mystérieux, la thématique unificatrice, le jardin intérieur, le rêve brisé, la mort. Le Festival d’opéras 2015 de l’Opéra de Lyon est particulièrement originale. Il s’agit en effet d’un triptyque qui réunit deux ouvrages inédits en France encadrant une tragédie lyrique référente. 

Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Magdalena Anna Hofman (Carlotta), Charles Workman (Alviano). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

C’est sur les Stigmatisés, opéra créé à Francfort voilà quatre vingt dix sept ans de l’Autrichien Franz Schreker (1878-1934) que s’est ouvert le festival. Héritier direct de Richard Wagner, plus particulièrement de Tristan und Isolde, qui fut de son vivant le grand rival de Richard Strauss sur la scène lyrique, avant de passer à la trappe sitôt mort. Il faut dire que la propagation de sa musique fut stoppée net par le nazisme qui le classa parmi les compositeurs « dégénérés ».

Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Magdalena Anna Hofman (Carlotta), Charles Workman (Alviano). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

Schreker, Die Geseichneten

Né à Monte-Carlo le 23 mars 1878, proche d’Arnold Schönberg dont il dirigea le chœur des Gurreliederà leur création, ce fils de photographe juif autrichien converti au protestantisme et d’aristocrate catholique a rapidement imposé son leadership sur la scène lyrique allemande aux côtés de Richard Strauss. En 1920, il est nommé par le gouvernement social-démocrate allemand directeur du Conservatoire de Berlin. Sous sa direction, ce conservatoire devient un centre majeur de la vie musicale européenne, avec des enseignants comme Paul Hindemith, Arthur Schnabel, Ferruccio Busoni, Arnold Schönberg. En 1932, l’opposition brutale des nationaux-socialistes à un compositeur juif occupant un poste particulièrement en vue attribué par un gouvernement social-démocrate suscite l’échec de son dixième opéra. Mis à l’écart en 1933 de toute fonction éducative par un régime qui ne manque pas une occasion de le fustiger comme « artiste dégénéré », Schreker meurt dans l’indifférence à 56 ans le 21 mars 1934.

Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Magdalena Anna Hofman (Carlotta). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

Aux côtés du Son lointain (Der ferne Klang) donné à l’Opéra de Strasbourg en 2012, lesStigmatisés (Die Geseichneten) créé en 1918 et jamais monté en France, compte parmi les chefs-d’œuvre du théâtre lyrique du XXe siècle. Son livret, dont le compositeur est l’auteur comme celui de chacun de ses opéras, est le fruit d’une commande d’un autre compositeur juif autrichien, Alexandre Zemlinsky (1871-1942), qui lui avait expressément demandé pour son propre usage un texte dont le personnage central, Alviano, soit à son image, laid et repoussant. Mais, conquis par son sujet, Schreker se le réserva et Zemlinsky dût se tourner vers le Nain d'Oscar Wilde, qui donnera le remarquable Der Zwerg.

Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Scène finale. Au centre, Magdalena Anna Hofman (Carlotta). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

L’action des Stigmatisés se déploie en trois actes d'une durée totale de deux heures trente et se déroule à Gênes au temps des doges. Alviano Salvago a usé de ses immenses moyens pour bâtir une cité d’une extraordinaire beauté, utopique, sur une île voisine. Mais les nobles génois se servent de ladite île comme d’un bordel.Alviano ne sait rien de ces détournements. Car, troublé par sa laideur, il se refuse à pénétrer dans sa cité chimérique. Il s’apprête même à la céder à l’Etat génois, ce qui inquiète la noblesse. Alviano, éconduit par celle qu’il aime, l’artiste-peintre Carlotta Nardi qui préfère son bourreau, le conte Tamare, finit par se suicider. Le chromatisme exacerbé de l’écriture de Schreker, l’extraordinaire présence de l’orchestre qui donne à cet opéra le tour d’un immense poème symphonique vocal, à l’instar des ouvrages de Zemlinsky et de Korngold conçus à la même époque, la tension vocale extrême qui en résulte, donnent à cette œuvre une force phénoménale coupant littéralement le souffle de l’auditeur pour ne le lâcher que longtemps après la fin. La distribution fort nombreuse réunie pour cette première scénique française qui inclut plusieurs solistes de l’excellent Chœur de l’Opéra de Lyon, est à la hauteur de cette musique paroxysmique, avec à sa tête l’incroyable ténor Charles Workman, qui avait déjà ébloui le public de l’Opéra de Paris dans le Nain de Zemlinsky. Sa tessiture tendue comme un arc est d’une solidité à toute épreuve, et lui permet d’incarner un Alviano hallucinant de douleur et d’héroïsme. La soprano Magdalena Anna Hofmann est une Carlotta digne de lui, malgré un aigu criard mais d’une densité et d’une émotion à fleur de peau. Le baryton Simon Neal excelle en Tamare, malgré quelque rigidité dans la voix. Mais il faudrait citer tous les protagonistes, tant tous sont bien en place, à commencer par les deux rôles de basse, le Duc de Gênes interprété par Marcus Marquardt et le Podestat de Gênes père de Carlotta, brillamment tenu par Michael Eder. 

Franz Schreker (1878-1934), Die Geseichneten. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

La mise en scène de David Bösch et la scénographie de Falko Herold qui situent l’action de nos jours sur une plage de terre battue de couleur lunaire surplombée par un écran géant où sont projetées des images plus ou moins réalistes qui mettent en avant les changements d’atmosphère, font pénétrer le spectateur au plus secret de l’âme des protagonistes. A l’instar de la direction d’Alejo Pérez a avivé avec une ardeur et un souffle conquérants un Orchestre de l’Opéra de Lyon de braise où il n’a manqué que quelques cordes, comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le regretter, pour exalter la touffeur de l’écriture de Schreker. Un orchestre lyonnais qui se sera illustré trois jours de rang avec une égale probité dans des œuvres aux styles fort différents.

Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Victor von Halem (Orfeo 1) et les Amours. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

Gluck, Orfeo ed Euridice

Avec Orfeo ed Euridice du chevalier Gluck, ce n’est pas l’œuvre-même qui a créé la surprise tant elle est connue, mais la conception du metteur en scène David Marton, qui a dédoublé le personnage d’Orphée, l’un vieillissant qui revit son passé à la voix grave, l’autre vivant l’histoire confié à un contre-ténor, tandis que des sons « contemporains » perturbent la partition, notamment une machine à écrire des années 1950 et ses bruissements, un train censé passer au loin mais qui a été enregistré à bord. 

Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Elena Galitskaya (Euridice), Christopher Ainslie (Orfeo 2). Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

Si la part musicale a soulevé l’enthousiasme du public, ce n’a pas été le cas de la part théâtrale, qui a suscité une bronca à laquelle les Lyonnais ne nous ont guère habitués. Il faut dire que l’action commence avec des cliquetis de machine à écrire émis par un vieillard qui tape ses mémoires - en fait des textes extraits du théâtre de Samuel Beckett - projetés sur un écran en fond de scène à l’aplomb d’une plage de sable au milieu de laquelle sont plantées une encombrante cabane de parpaings et des rangées de vieux sièges en bois pliants de théâtre. 

Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Scène des ombres. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

Le premier Orphée est campé par le baryton-basse Victor von Halem, qui fut un grand Wotan dans les années 1975-1995, et qui, à soixante-quinze ans, a une voix certes usée à la puissance pas toujours contrôlable, mais sa fragilité même est émouvante, d’autant plus que la diction est exemplaire et sa présence bouleversante, le second par le délicat et brûlant contre-ténor Christopher Ainslie. Elena Galitskaya est une délectable Eurydice, soprano au timbre suave mais manquant légèrement de puissance. Reste Amour, incarné non pas par une cantatrice mais par six chérubins de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon qui ont certes donné un coup de jeune à cette véritable relecture du metteur en scène hongrois qui aurait dû être sous-titrée « tragédie lyrique d’après Gluck » plutôt que « de Gluck », mais dont la vivacité un peu brouillonne a perturbé l’écoute, tandis que durant le chœur final, très homogène, la fosse d’orchestre remontait les musiciens et le chef à la hauteur du plateau. 

Christoph Willibald Gluck (1714-1787). Orfeo ed Euridice. Scène finale. Photo : (c) Stoflet / Opéra national de Lyon

Frétillante et tranchée, la direction d’Enrico Onofri a porté la partition de Gluck jusqu’à la fusion, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon répondant au cordeau à la moindre sollicitation du chef italien, à qui le style gluckiste convient parfaitement.

Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken GardenClaron McFadden (Iris Marinus), Roderick Williams (Toby Kramer), Katherine Manley (Zenna Briggs), et, dans l'image, Kate Miller-Heidke (Amber Jacquemin), Jonathan McGovern (Simon Vines). Photo : (c) Michel Cavalca

Van der Aa, Sunken Garden

Michel Van der Aa (né en 1970) est l’un des compositeurs hollandais les plus joués dans le monde. Ingénieur du son, cinéaste, écrivain, il ne pouvait que s’intéresser à l’opéra, où il peut associer toutes ses ressources. Il utilise systématiquement vidéo et spatialisation, ses personnages apparaissant sous diverses formes, ou sont clonés sur écran. L’espace virtuel ainsi engendré chemine dans l’esprit du spectateur, touché par la force expressive de la musique. 

Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken Garden. Roderick Williams (Toby Kramer), Claron McFadden (Iris Marinus), Katherine Manley (Zenna Briggs. Photo : (c) (c) Michel Cavalca

Avec le film-opéra Sunken Garden (le Jardin englouti) présenté dans la belle salle du TNP de Villeurbanne, à la fois véritable polar ponctué de disparitions et réflexion sur la vie et la mort créé au Barbican Center de Londres le 12 avril 2013 en coproduction avec l’Opéra de Lyon, Van der Aa franchit un pas supplémentaire, en adoptant la 3D de façon magistrale, faisant s’exprimer à la fois des protagonistes vivants et d’autres filmés, ce qui déstabilise habilement les sens du spectateur qui se laisse volontiers perdre entre illusion et réalité. 

Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken Garden. Katherine Manley (Zenna Briggs), Claron McFadden (Iris Marinus). Photo : (c) Michel Cavalca

Cette œuvre en un acte de quatre vingt dix minutes se présente comme un véritable opéra, la vocalité et l’expressivité étant maximales. Le tout est remarquablement chanté et joué par cinq chanteurs-comédiens, trois vivants, le baryton Roderick Williams, et les sopranos Katherine Manley et Claron McFadden, et deux chanteurs du film, le baryton Jonathan Mc Govern et la soprano Kate Miller-Heidke, tandis que l’orchestre dirigé par Etienne Siebens, chef invité permanent d’Asko/Schönberg, bruit dans la fosse comme un véritable personnage. 

Michel Van der Aa (né en 1970), Sunken Garden. Photo : (c) Michel Cavalca

Œuvre d’aujourd’hui tournée vers l’avenir, le Jardin englouti a tous les atouts pour s’imposer sur la scène lyrique internationale.

Bruno Serrou


Remarquable rétrospective Pierre Boulez en son temps à la Philharmonie de Paris

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Photo : (c) Bruno Serrou

Pour les quatre vingt dix printemps le 25 mars 2015 de celui qui l’a imaginée et promue, la Philharmonie de Paris organise la plus grande rétrospective jamais consacrée à Pierre Boulez avec une exposition réalisée à son initiative déployée sur deux étages dans l’enceinte du Musée de la Musique (1). Ont été réunis par Sarah Barbedette, commissaire de l’exposition, plus de cent soixante documents qui mettent en perspective l’homme, le compositeur, le chef, l’administrateur, sa pensée, son temps et ceux qu’il a côtoyés. Ces documents sont ainsi présentés après trois années de travail préparatoire et de recherche, dont trois semaines à la Fondation Paul Sacher de Bâle, dépositaire universel et exclusif de tous les documents émanant du compositeur depuis 1986.

L’exposition suit la chronologie biographique de Pierre Boulez, de 1945 à 2015. Une chronologie articulée à partir d’une sélection d’œuvres symptomatiques de l’évolution du compositeur Pierre Boulez dont la genèse a accompagné son activité de chef et de patron d’orchestres et d’ensembles, de concepteur et de fondateur d’institutions de recherche et de diffusion.

Luigi Nono, Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen à Darmstadt dans les années 1950. Photo : (c) Südwestrundfunk DR. G.W. Baruch

Les années d’après-guerre

Ainsi, le parcours de l’exposition se subdivise-t-il en sept étapes et autant de jalons. La première, « les années d’après-guerre », entre conservatoire, cours particuliers de Messiaen et de Leibowitz, découverte des œuvres majeures du premier XXe siècle (Debussy, Ravel, Seconde Ecole de Vienne, Stravinski, Bartók), des grands textes littéraires (Kafka, Mallarmé, Char) ainsi que des chefs-d’œuvre de la peinture (Mondrian, Klee), tandis qu’il compose ses Notations pour piano, est mise en résonance avec la Deuxième Sonate pour piano, œuvre de rupture qui fait exploser forme et langage traditionnels. Ces mêmes années 1943-1950, il compose la première version de Visage nuptial, Soleil des eaux, la Sonatine pour flûteet piano, Polyphonie X et le premier livre des Structures pour deux pianos, deux œuvres où il s’essaie au sérialisme intégral qui intègre la série dodécaphonique à tous les composants de la musique, non seulement sur les hauteurs, mais aussi les durées, rythmes, intensités, modes d’attaque, etc., dont il reviendra très vite.

Pierre Boulez dans la fosse du Théâtre Marigny pendant une représentation de Marlborough s'en va-t-en guerre de Marcel Achart mis en scène par Jean-Louis Barrault en 1950. Photo : (c) Etienne Bertfrand Weill-Gallica/Bibliothèque Nationale de France

La Compagnie Renaud-Barrault

Deuxième étape, « la Compagnie Renaud-Barrault », qu’il intègre en 1950 comme chef de la musique, compositeur et arrangeur après avoir assisté aux répétitions de l’Echange de Paul Claudel au Théâtre Marigny, avant de partir en tournée avec elle en Argentine, puis aux Etats-Unis et au Canada. Grâce à John Cage, il rencontre à New York De Kooning, Guston, Pollock, Calder, Varèse et Stravinski et lit E. E. Cummings, tandis qu’il fait à Paris la connaissance de Karlheinz Stockhausen. A Darmstadt et Donaueschingen, il côtoie Berio, Cage, Maderna, Nono, Stockhausen, Zimmermann, et fréquente à Paris quantité d’intellectuels, galeristes, peintres, hommes de lettres comme Nicolas de Staël, Alberto Giacometti, Henri Michaux. Boulez publie en 1952 dans la revue The Scorel’un de ses textes les plus célèbres sous le titre polémique Schoenberg is Dead (Schönberg est mort). En résonance de cette étape, une œuvre qui retourne pourtant à Schönberg via Pierrot lunaire, par la forme et par les effectifs, le Marteau sans maître pour voix et ensemble qui est la troisième œuvre de Boulez fondée sur la poésie de René Char et qui sera créée en 1957. Boulez s’y inspire des musiques orientales, que l'on retrouve autant dans l’esprit que dans les couleurs et les résonances.

Eventuellement (1951-1952). Manuscrit autographe. Collection Pierre Boulez Fondation Paul Sacher, Bâle. Photo : (c) Ed. Christian Bourgois

Le Domaine musical

Troisième période mise en avant par l’exposition, le Domaine musical. Le 13 janvier 1954, sous l’aile protectrice de Barrault qui laisse à sa disposition le Petit Marigny, Pierre Boulez organise le premier concert de ce qui devient dès le suivant le Domaine musical. Il est dirigé par Hermann Scherchen, Roger Désormière, qui aurait dû être l’un des acteurs du nouvel ensemble, étant retenu loin du pupitre de chef à cause de la maladie dont il devait mourir. Parmi les auditeurs des premiers concerts, le peintre Nicolas de Staël peint durant la dernière décade de sa vie un tableau qu’il laissera inachevé, le Concert, directement inspiré des concerts Webern du Domaine musical programmés les 5 et 6 mars 1955 auxquels l'artiste a assisté. D’autres peintres illustreront des prestations du Domaine musical, Masson, Ubac, Zao Wou-Ki, Miró et Giacometti, pour les pochettes de disques publiés par le label Véga. Deux œuvres-phares naissent à cette époque, la Troisième Sonate (1957) et Pli selon pli (1957-1962), la première introduisant la notion d’aléatoire contrôlé, le seconde abordant les différents alliages du texte et de la musique. Ces deux œuvres sont mises en perspective dans cette séquence de l’exposition, autant par les partitions, la correspondance et des explications audiovisuelles que par la diffusion sonore. D’autres pièces voient parallèlement le jour, comme des fragments du Livre pour quatuor, le second livre des Structures pour deux pianos, ainsi que des textes comme Tendances de la musique récente, Aléa, plusieurs entrées de l’Encyclopédie Fasquelle, des conférences à Darmstadt et Harvard… Par ailleurs, en 1962, il dirige ses premiers concerts symphoniques à l’étranger, à la tête des Orchestres du Concertgebouw d’Amsterdam et Philharmonique de Vienne. Ce dernier au Festival de Salzbourg dans le Sacre du printemps et Noces de Stravinski pour une représentation des ballets de Maurice Béjart. Le 18 juin 1963, il dirige leSacre du printemps de Stravinski au Théâtre des Champs-Elysées avec l’Orchestre National de la RTF…


Photo : DR

Direction d’orchestre

La quatrième partie de l’exposition est d’ailleurs consacrée à la carrière de chef d’orchestre de Pierre Boulez. C’est à Caracas, en 1956, qu’il fait ses débuts devant une formation symphonique. « Par chance, me disait-il en 1993, je n'ai pas donné ce premier concert en Europe ! Mais au Venezuela, lors d’une tournée de la Compagnie Renaud-Barrault avec laquelle j’ai travaillé pendant les dix premières années de ma vie professionnelle. Mes concerts du Domaine musical, que je ne dirigeais encore que très peu et dans de toutes petites pièces, avaient certes commencé trois ans plus tôt. En 1956, c’est l’écrivain cubain Alejo Carpentier, alors réfugié au Venezuela et qui connaissait bien Jean-Louis Barrault, apôtre du Domaine musical, qui me demanda de donner quelques pièces contemporaines. Je ne dirai pas que j'ai fait des merveilles, ni que l’orchestre était de très haut niveau. Mais c’est ainsi que l’on apprend. Je ne me souviens que d’une partie du programme, qui comprenait les Images de Debussy et la Symphonie d'instruments à vent de Stravinski. Les pages de Debussy étaient très difficiles ; celle de Stravinski plus encore... Rythmiquement, ce n’était vraiment pas en place ! C’est en observant Hans Rosbaud, en particulier lors de ses répétitions à Baden-Baden, que j’ai acquis les bases du métier. »  Cinq ans après avoir quitté la France pour s’installer en Allemagne, à Baden-Baden au cœur de la Forêt Noire, il dirige à l’invitation de Georges Auric, alors directeur de l’Opéra de Paris, la première production au Palais Garnier de Wozzeck d’Alban Berg, le 29 novembre 1963. Première à laquelle j'ai eu le bonheur d'assister, accompagné de mes parents, et dont je garde un souvenir ébloui du haut de mes douze ans...

André Masson (1896-1987), Etude préparatoire pour le décor de Wozzeck, A. I sc. 1, 1963. Pastel et collage sur papier noir. Collection particulière. Photo : (c) AGAP, Paris 2015

« Nous avons énormément travaillé cette production de Wozzeck, dirigeant pour ma part une quinzaine de répétitions d'orchestre, se souvenait-il trente ans plus tard. Cette œuvre nouvelle pour les musiciens de l’Orchestre de l'Opéra présentait pour moi une excellente opportunité pour me produire pour la toute première fois dans un ouvrage lyrique. En effet, personne ne connaissait mieux que moi cette partition, que je fréquentais depuis longtemps pour l’avoir analysée dans le cadre des cours que je donnais à Donaueschingen. J'ai eu ainsi des relations plus saines avec les musiciens que si j'avais eu à diriger Carmen... Jean-Louis Barrault était dans la même position que moi : il signait sa première mise en scène d'opéra. » En mars 1965, il dirige ses premiers concerts avec l’Orchestre de Cleveland, effectue une première tournée aux Etats-Unis avec l’Orchestre Symphonique de la BBC et dispense ses premiers cours de direction d’orchestre. En 1966, il fait sa première apparition à Bayreuth, où il dirige Parsifal dans la mise en scène de Wieland Wagner, peu après leur Wozzeckà l’Opéra de Francfort, et avec qui il élabore quantité de projets qui n’aboutiront pas à cause de la mort soudaine du petit-fils de Richard Wagner, à qui il rendra hommage en dirigeant au printemps 1967 deux uniques représentations de Tristan und Isolde avec Birgit Nilsson et Jon Vickers, à Osaka, au Japon. Représentation que les caméras de la NHK ont heureusement captées, préservant ainsi la seule mise en scène filmée de Wieland Wagner, tandis que leur Parsifal est repris à Bayreuth en 1967, 1968 et 1970. Pourtant, en septembre 1967, il publie dans l’hebdomadaire grand public allemand Der Spiegel un virulent article dans lequel il affirme qu’il faut « faire sauter les maisons d’opéra », tout en préparant une réforme de l’Opéra de Paris avec Maurice Béjart et Jean Vilar, son commanditaire. En 1968, à la mort de George Szell, il est nommé premier chef invité de l’Orchestre de Cleveland, et dirige pour la première fois en 1969 les Orchestres Symphonique de Chicago et Philharmonique de New York, et réalise sa première prestation dans la fosse du Covent Garden de Londres avec Pelléas et Mélisande de Debussy. En 1971, il est nommé en même temps Directeur musical de l’Orchestre Symphonique de la BBC, où il prend la succession de Colin Davis, et de l’Orchestre Philharmonique de New York, où il succède à Leonard Bernstein. Deux postes qu’il occupera respectivement jusqu’en 1975 et 1977. En 1975, il effectue une tournée européenne avec le New York Philharmonic, donnant notamment deux concerts en France, le premier Salle Pleyel à Paris avec un programme Bartók/Carter/Stravinski, le second dans la cathédrale de Chartres, où il dirige la Neuvième Symphonie de Mahler. Deux concerts auxquels j’ai eu la chance inouïe d’assister. Le 5 janvier 1976, il dirige pour la première fois l’Orchestre de Paris, qu’il avait largement critiqué lors de sa création en 1967.

Deux compositeurs directeurs du New York Philharmonic Orchdestra, Leonard Bernstein et Pierre Boulez. Photo ; (c) Christian Steiner, New York Philharmonic Archives 

Cette expérience de la direction d’orchestre marque un tournant dans le style des œuvres de Boulez et l’incite à la réécriture d’un certain nombre de partitions anciennes. Eclats pour quinze instruments est créé à Los Angeles en 1965, la dernière version de Figures Doubles Prismes est créée à Utrecht en mars 1968, en décembre de la même année il crée le Livre pour cordes, extension des sections 1a et 1b du Livre pour quatuor, en avril de l’année suivante Pour le Dr. Kalmus pour flûte, clarinette, alto, violoncelle et piano. En septembre 1970, il donne à Ulm la création de son Cummings ist der Dichter(Cummings est le poète), puis, en octobre, d’Eclat/Multiples, à Londres. Paris voit la création de la version révisée de Domaines pour clarinette et orchestre. Une première version d’…explosante-fixe… est créée en janvier 1973 à New York « afin d’évoquer Igor Stravinski, de conjurer son absence », tandis que l’un des chefs-d’œuvre de Boulez est créé le 2 avril 1975 avec l’Orchestre Symphonique de la BBC, Rituel. In memoriam BrunoMaderna, véritable requiem à la mémoire de son ami et confrère italien mort le 13 novembre 1973.

Wolfgang Wagner, Pierre Boulez et Patrice Chéreau pendant une représentation à l'Opéra de Paris. Photo : DR

L’Opéra

La section suivante est étroitement liée à l’activité de chef d’orchestre de Pierre Boulez, puisqu’il s’agit de « l’Opéra ». Au milieu des années 1960, la critique des institutions et la nécessité de leur réforme conduisent Pierre Boulez à travailler avec Jean Vilar et Maurice Béjart sur un projet de réforme de l’Opéra de Paris, auquel Vilar renonce en 1968.Après Parsifal et Tristan, qu’il dirige en Allemagne et au Japon, la fin des années 1970 est marquée par ses collaborations avec Patrice Chéreau qui suscitent un véritable bouleversement dans la conception du spectacle lyrique. Naissent ainsi la Tétralogie du centenaire de Bayreuth à l’invitation de Wolfgang Wagner qui sera présentée cinq ans durant avec un succès croissant, la dernière du Crépuscule des dieux faisant l’objet de plus de cent rappels, puis Lulu en 1979 à l’Opéra de Paris. Pierre Boulez dirige ensuite deux productions mises en scène par Peter Stein, Pelléas et Mélisande de Debussy à l’Opéra de Cardiff et au Théâtre du Châtelet à Paris, et Moses und Aron de Schönberg à Amsterdam, ainsi qu’un triptyque Falla-Stravinski-Schönberg mis en scène par Klaus Michael Grüber au Festival d’Aix-en-Provence, avant de retrouver Patrice Chéreau en 2007 pour De la maison des morts de Janáček à Aix-en-Provence puis en tournée. En 2004 et 2005, il fait ses dernières apparitions dans la fosse mystique du Festspielhaus de Bayreuth ou il dirige ses ultimes Parsifal dans une mise en scène contestable qu’il renonce à reprendre en 2006.

En 1985, il est nommé vice-président de l’Opéra Bastille, où il travaille sur le projet commun avec Daniel Barenboïm et Patrice Chéreau, reconstituant ainsi une équipe comparable à celle de 1966, où il avait pour partenaires Jean Vilar et Maurice Béjart, avec la perspective d’inaugurer le nouvel Opéra avec une salle modulable spécialement affectée à la création lyrique et chorégraphique. L’abandon de ce projet le conduit à démissionner en 1989, peu avant l’ouverture de l’Opéra-Bastille le 13 juillet.

Ces sections quatre et cinq sont mises en écho avec un véritable cérémonial funèbre, le fameux Rituel. In memoriam BrunoMaderna, « œuvre frontale » pour huit groupes instrumentaux et percussion. L’œuvre, comme le précise un document de la Philharmonie, est organisée en quinze séquences. Dans les séquences paires, les groupes ne sont pas synchronisés entre eux, et progressent telles des processions qui, empruntant des chemins différents dans une ville, ont leur propre unité mais finissent par se rejoindre sans être coordonnées entre elles. Rituel se situe à la charnière de nombreuses recherches sur la répartition des groupes instrumentaux dans l’espace et d’un intérêt pour les rites, nourri par l’ethnologie, le théâtre, la poésie.


Le chantier de l'Ircam en 1976. Photo : (c) Patrick Croix / Archives Ircam - Centre Pompidou

Outils pour la création

La sixième étape de l’exposition est intitulée « Outils pour la création ». Il s’agit donc de la période de la conception et de la réalisation de l’Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam) pour la composition, et de son outil de diffusion, l’Ensemble Intercontemporain, constitué de musiciens aguerris à l’interprétation de la musique de notre temps. Le tout destiné à terme à l’usage de tous les compositeurs. En 1966, il proteste contre le plan de réforme de la musique élaboré par le compositeur Marcel Landowski retenu par André Malraux alors ministre des Affaires culturelles qui en fait son Directeur de la Musique. Boulez réagit violemment dans l’hebdomadaire le Nouvel Observateur du 25 mai 1966 sous le titre « Pourquoi je dis non  à Malraux ». Il décide alors de s’installer définitivement à Baden-Baden et laisse la direction artistique du Domaine musical à son confrère Gilbert Amy. C’est à la fin de l’année 1970 que le cabinet de la présidence de la République française contacte Pierre Boulez au nom du président Georges Pompidou pour lui confier un projet d’institut de recherche musicale associé au futur Musée d’art moderne du Centre Pompidou. Quatre ans plus tard, Boulez s’entoure d’une équipe de compositeurs constituée de Luciano Berio, Vinko Globokar, Gerald Bennett, Jean-Claude Risset et Michel Decoust, pour travailler à sa constitution, tandis que les premiers ateliers sont proposés au Théâtre d’Orsay dirigé par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud. En 1976, avec l’appui de Michel Guy et la collaboration de Nicholas Snowman, il fonde l’Ensemble Intercontemporain qui réunit trente et un musiciens virtuoses, et donne le 10 décembre de cette même année son cours inaugural de la chaire « Invention, technique et langage en musique » au Collège de France. A travers cette chaire, qu’il occupera jusqu’en 1995, la transmission est pensée à travers le dialogue avec les sciences, l’architecture, la philosophie.En janvier de l’année suivante, l’Ircam et le Centre Pompidou sont inaugurés. Boulez dirige les premières manifestations publiques dans le cadre de « Passage du XXe siècle ». L’outil-Ircam expressément conçu pour la recherche dans le domaine de la musique électroacoustique sur le modèle de l’institut de recherche de Stanford University en Californie, ne se limite pas à la lutherie instrumentale mais s'étend à la salle de concert, objet de transmission ouvert aux impératifs de la création. Il abandonnera la direction de l’Ircam dont il gardera la présidence d’honneur, confiant les clefs de l’institut à Laurent Bayle, pour se consacrer à la direction d’orchestre et à la composition.


Dispositif pour Répons, carrière Callet-Boulbon, Festival d'Avignon 1988. Photo : (c) Daniel Cande / BNF

L’œuvre emblématique de Pierre Boulez née à l’Ircam et conçue pour l’Ensemble Intercontemporain dans les années 1981-1984, est Répons pour six solistes (vibraphone, glockenspiel, harpe, cymbalum, deux pianos), ensemble (deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, clarinette basse, deux bassons, deux cors, trompettes, trombones, tuba, trois violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse) et électronique en temps réel. Cette œuvre conçue avec le système 4X mis au point expressément pour elle, se réfère au plain chant médiéval dans lequel un chanteur soliste alterne avec le chœur. Prolifération d’une idée musicale à partir d’un élément simple, alternance entre jeu individuel et jeu collectif, sources sonores organisées dans un espace non frontal, Répons intègre à la fois des sons produits par ordinateur et ceux des instruments traditionnels. Le public est placé autour de l’ensemble instrumental et est lui-même encadré par six solistes et six haut-parleurs qui en restituent le son traité en temps réel. Difficile à restituer au disque, limité à la stéréophonie, Répons est spatialisé dans la salle qui lui est dédiée au sein de l’exposition. Autres œuvres nées dans les années 1976-1990, Messagesquisse pour sept violoncelles sur le nom de Paul Sacher en 1976, Notations Ià IV pour grand orchestre, créée le 18 juin 1980 par l’Orchestre de Paris dirigé par Daniel Barenboïm, Dérive 1 pour ensemble de chambre créé par le London Sinfonietta le 31 janvier 1985, Dialogue de l’ombre double pour clarinette et électronique en temps réel à Florence par Alain Damiens le 28 octobre suivant, Mémoriale (…explosante-fixe… Originel) pour flûte solo, ensemble de huit instruments et informatique en temps réel créé Théâtre des Amandiers à Nanterre le 29 octobre de la même année, le 23 septembre 1986, le Festival Musica de Strasbourg voit la création de la version définitive de Cummings ist der Dichter, puis il donne le Houston, le 4 juin suivant, la première exécution d’Initiale, fanfare pour sept instruments à vent. En mai 1989, une nouvelle version du Livre pour cordesest donnée, et, en novembre, l’ultime version du Visage nuptial est créée à Metz. Le 21 juin 1990, Dérive 2 pour onze musiciens est créé à Milan - cette œuvre sera révisée en 2002 et 2006. 1991 voit la création d’Anthèmes pour violon solo à Vienne le 18 novembre par Irvine Arditti.

De nombreux textes de Pierre Boulez paraissent dans ces années 1970-1990 : Par volonté et parhasard, fruit d’entretiens avec Célestin Deliège et Style ou idée dans The Saturday Reviewen 1971, la première rédaction de Points de repère en 1981 régulièrement augmenté depuis, Le Pays fertile. Paul Klee qui rassemble trois textes sur le peintre écrits en 1985, 1987 e 1988.

Salle de concert de la Cité de la Musique - Philharmonie 2. Photo : (c) P.E. Rastoin / Philharmonie de Paris

Architectures virtuoses

Intitulée « Architectures virtuoses », la septième et ultime étape de l’exposition est centrée sur les dernières réalisations nées de l’esprit de Pierre Boulez, de 1990 à 2015. Ont en effet été érigées durant ce dernier quart de siècle une série de bâtiments consacrés à l’enseignement et à la diffusion de la musique, dans le nouveau quartier de la Porte de La Villette dans le XIXe arrondissement de Paris, commencée par le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris inauguré le 7 décembre 1990, complété par la Cité de la Musique ouverte le 7 décembre 1995, son Musée de la Musique et sa Bibliothèque-Médiathèque musicale, deux édifices dessinés par l’architecte Christian de Portzamparc, et parachevée avec la Philharmonie de Paris conçue par Jean Nouvel inaugurée le 14 janvier 2015. Pierre Boulez a noué des dialogues privilégiés avec les architectes, parmi lesquels Renzo Piano, Christian de Portzamparc et Frank Gehry, et a su garder un goût prononcé pour certaines réalisations plus anciennes, comme la spirale du musée Guggenheim de New York.


Pierre Boulez dirige sur Incises. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

Il trouve ainsi dans l’architecture une source d’inspiration pragmatique, esthétique et politique avivant son goût pour les questions relatives à la virtuosité. Dans Incises (1994) puis dans sur Incises (1996-1998), qui illustre cette ultime étape du parcours proposé par l’exposition, Boulez donne libre cours à cette écriture virtuose.

Les autres œuvres de cette dernière période créatrice de Pierre Boulez sont …explosante-fixe… pour flûte midi, orchestre de chambre et électronique en temps réel (1993), Incises(1994/2001) pour piano dont la première version a été écrite pour le concours international de piano Umberto Micheli, Anthèmes 2 pour violon et électronique en temps réel (1997), sur Incises pour trois harpes, trois pianos et trois percussionnistes (1996-2001), Improvisé - pour le Dr Kalmus révision en 2005 d’une œuvre de 1969, Une page d’éphéméride pour piano (2005), et la version définitive de Dérive 2pour onze instruments créée en juillet 2006 au Festival d’Aix-en-Provence, enfin, en 2008, Christophe Desjardins crée la version pour alto et électronique en temps réel d’Anthèmes 2.

Le catalogue de l’exposition Pierre Boulez

Simplement titré « Pierre Boulez » sur une superbe photo noir et blanc du musicien dans son rôle de chef d’orchestre le regard fixé sur une partition, les bras grands ouverts et les mains levées les doigts écartés, les Editions Actes Sud et la Philharmonie de Paris (2) publient un remarquable catalogue réunissant une trentaine de textes préfacés par Laurent Bayle, Président de la Philharmonie de Paris, et Eric de Visscher, Directeur du Musée de la musique, enrichi d’une chronologie aussi dense que précise réalisée par Sarah Barbedette, commissaire de l’exposition, suivie d’une liste des cent cinquante neuf œuvres reproduites dans le catalogue, de l’esquisse à la partition entière, en passant par cahiers d’élève, agendas, carnets de notes, lettres, décors, dessins, tableaux, photos, vidéos, films reproduits en noir et blanc et en couleur, et de deux index, celui des noms et  celui des œuvres de Pierre Boulez, hélas sans les nomenclatures. En tout deux cent cinquante deux pages denses et riches en informations pour une grande part. Ce catalogue ne s’adresse pas aux seuls visiteurs de l’exposition, car il s’agit d’un ouvrage conçu pour l’honnête homme au sens humaniste du terme, c’est-à-dire épris de Culture et de création de son temps, ancrées dans le passé, vivifiées par le présent et porteuses d’avenir, puisque Pierre Boulez et son œuvre sont stimulés par la littérature, la poésie, la philosophie, la psychanalyse, la peinture, le théâtre, la transmission et la pédagogie.

Parallèlement, DG, Erato, Sony Classical et Universal Classics rassemblent en d'énormes coffrets la grande majorité des enregistrements discographiques de Pierre Boulez (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/cd-pour-les-90-ans-de-pierre-boulezsony.htmlet http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/cd-pierre-boulez-integrale-des.html)

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 28 juin 2015. Du lundi au vendredi de 12h à 18h, le samedi et le dimanche de 10h à 18h. Cité de la Musique - Philharmonie. 221, avenue Jean-Jaurès. 75019 - Paris. Tél. : 01.44.84.44. contact@philharmoniedeparis.fr. http://pierreboulez.philharmoniedeparis.fr. A noter que le week-end du 20 au 22 mars 2015 trois jours de concerts consacrés à Pierre Boulez sont proposés au public à la Philharmonie et la Philharmonie 2, notamment par les musiciens de l'Ensemble Intercontemporain  et Matthias Pintscher, et que le 30 mars 2015, Maurizio Pollini interprètera la Deuxième Sonate pour piano de Pierre Boulez à la Philharmonie

2) Pierre Boulez, Editions Actes Sud / Philharmonie de Paris, 252 pages ISBN : 978-2-330-04796-2 (2015, 38€)

Le vibrant hommage à Pierre Boulez de Marc Coppey, qui a commandé à 10 compositeurs 10 œuvres nouvelles pour violoncelle(s)

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Paris, Philharmonie, dimanche 22 mars 2015

Marc Coppey. Photo : DR

A l’instar de Mstislav Rostropovitch, qui, pour célébrer les soixante-dix ans du chef d’orchestre mécène suisse Paul Sacher (1906-1999), avait commandé à douze compositeurs des pièces pour violoncelle, dont Pierre Boulez et Henri Dutilleux (Trois Strophes sur le nom de Sacher), aux côtés de Conrad Beck, Luciano Berio, Benjamin Britten, Wolfgang Fortner, Alberto Ginastera, Cristobal Halffter, Hans Werner Henze, Heinz Holliger, Klaus Huber et Witold Lutoslawski, Marc Coppey a commandé à dix compositeurs autant d’œuvres pour violoncelles pour les quatre vingt dix ans de Pierre Boulez, en association avec la Philharmonie de Paris et le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Ce dernier a en effet conçu en 1976-1977, Messagesquisse pour violoncelle solo et six violoncelles en réponse à la demande du confrère français du violoncelliste russe, Marc Coppey, a pris à son tour l’initiative de demander des œuvres nouvelles pour le même instrument à des compositeurs proches du vieux Maître. Dix d’entre eux de trois générations différentes, ont répondu favorablement à l’appel : Betsy Jolas (née en 1926), Hugues Dufourt (né en 1943), Marc Monnet (né en 1947), Philippe Manoury (né en 1952), Ivan Fedele (né en 1953), Philippe Hurel (né en 1955), Frédéric Durieux (né en 1959), Enno Poppe (né en 1969), Johannes Maria Staub et Bruno Mantovani (tous deux nés en 1974). Soit sept Français, un Allemand, un Autrichien et un Italien qui, tous, à un degré ou à un autre, sont liés à leur illustre aîné, soit par amitié, soit par affinités artistiques, soit parce que soutenus dans leur volonté de composer.

Pierre Boulez (né en 1925). Photo : DR

Dix compositeurs - dix œuvres

Ainsi Betsy Jolas, qui dit volontiers avoir reçu un électrochoc lorsqu’elle présenta à Pierre Boulez ses premières compositions, Hugues Dufourt, qui publia en 1986 le texte Pierre Boulez, musicien de l’èreindustrielle dans la revue Paginationde l’Ircam avant de créer avec le concours de l’institut fondé par Boulez, de l’Ecole normale supérieure et du CNRS, la formation doctorale « Musique et musicologie du XXesiècle » à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Marc Monnet, qui l’invita à donner un concert Villa Médicis dont il était alors pensionnaire et lui a consacré une édition de son festival le Printemps des Arts de Monaco, Philippe Manoury, que Pierre Boulez a fait venir dès les années 1980 à l’Ircam pour y développer des logiciels d’informatique musicale en temps réel et dont chaque œuvre nouvelle ravive la créativité du vieux maître, Ivan Fedele, que Boulez admire et dirige et qui lui a consacré une édition de la Biennale de Venise dont il est le directeur artistique de la section musique, Philippe Hurel, qui fait aussi l’objet de l’admiration de Pierre Boulez qui l’a souvent dirigé, Frédéric Durieux, qui a étudié l’informatique musicale à l’Ircam avant d’y dispenser des cours, à l’instar de Philippe Hurel, et les jeunes quadra Enno Poppe, Johannes Maria Staub et Bruno Mantovani qui, sans être ses disciples se revendiquent de son héritage et qu’il a soutenus avec une ferveur non feinte…

Ircam 1975, visite de chantier. Paul Sacher entouré de Robert Bordaz, président du Centre Pompidou, (à gauche) et Pierre Boulez (à droite). Photo : (c) Jean-Pierre Armand / Ircam

Le programme était constitué de huit œuvres nouvelles pour violoncelle seul et de trois autres pour violoncelle solo et six violoncelles, formation qui est celle de Messagesquisse de Pierre Boulez qui a conclu le concert, œuvres pour lesquelles Marc Coppey s’est associé six étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.

Betsy Jolas, Hugues Dufourt

C’est sur une œuvre douce et tendre de Betsy Jolas que s’est ouvert ce concert-hommage. Ravery / A Pierre en ce jour est une exquise rêverie dans laquelle la compositrice célèbre à la fois son aîné d’un an dont elle dit peindre la « face cachée », et l’écrivain James Joyce, avec qui elle jouait du piano enfant tandis que son père était l’éditeur en France du grand écrivain américain. Plus développée, Ombre portée d’Hugues Dufourt se veut une évocation sonore de la vielle, instrument à cordes qui, « depuis Schubert, exprime la rouille du temps », ce qui est pour le moins insolite pour un hommage au vieil homme qu’est devenu Pierre Boulez dont le corps est certes marqué par l’âge mais dont l’esprit reste toujours aussi brillant. Mais Dufourt se rattrape en rappelant dans son texte de présentation que sa « sonorité rauque, pénétrante, battue par les ressacs de l’éternité [en font] l’ombre portée de la musique ». L’œuvre exploite le jeu à deux cordes, voire trois, l’interprète devant se faire violent, usant d’une force hallucinée.

Marc Monnet, Frédéric Durieux

Dans sa pièce au titre à rallonge, comme il se plaît souvent à le faire, bourdonnement, bruissement, bruit, chuchotage, chuchoterie, chuchotis, frémissement, gazouillement, gazouillis, murmure, susurrement…, qui dit toutes ses intentions d’intensité et d’expression, Marc Monnet, seul compositeur à ne pas avoir assisté au concert, exploite toutes les possibilités du violoncelle, commençant sous le chevalet et finissant sur une scordatura, après être passé par la percussion, et toutes sortes d’utilisations de l’archet et du pizzicato, jusqu’au « pizz. Bartók ». Avec Entscheiden(Décider, en allemand), Frédéric Durieux brosse un portrait du « décideur » qu’est le dédicataire de sa pièce, avec des flèches vives, des arêtes affutées, des coups d’archet violents, une main gauche très active et un archet particulièrement virtuose, la pièce se concluant sur un geste d'une folle énergie.

Enno Poppe, Philippe Hurel

Zwölf (Douze, en allemand) d’Enno Poppe se réfère aux douze sons de la gamme chromatique et aux douze Notations pour piano que Pierre Boulez composa en 1945. Cette pièce légère tient de l’humour, avec ses douze courtes pages, particulièrement les trois premières dont le jeu est interrompu par un tourné de page bruyamment effectué, exposant la même formule thématique et rythmique qui va se développant en glissandi et se terminant constamment sur un pizzicato, mais de plus en plus résonant. Avec son titre évoquant Incises pour piano et son extension sur Incises pour trois percussionnistes, trois pianos et trois harpes de Boulez, Inserts de Philippe Hurel est une courte page d’une grande virtuosité fondée sur un certain nombre de notes tirées de Messagesquisse de Boulez. L’œuvre propose également une série de gammes grimpant dans l’aigu et redescendant dans le grave de façon vertigineuse. Le compositeur évite soigneusement de faire du violoncelle un instrument autre que ce qu’il est intrinsèquement, n’utilisant nullement les techniques percussives, les sons blancs, la scordatura, etc. dont certains compositeurs usent et abusent, pour n’exploiter que l’archet avec art, ce dernier tour à tour ferme, léger, bondissant… 

Ivan Fedele, Johannes Maria Staub

Avec son titre sonnant comme Messagesquisse de Boulez, Ivan Fedele rend dans les trois pages d'Hommagesquisse porteuses d’une œuvre future beaucoup plus développée un hommage lumineux à son aîné, jouant dans l’extrême aigu des harmoniques jouées sur les cordes graves, instillant à sa partition une légèreté à la fois suave et vive, et une italianitafébrile, tandis que le ton est à la confidence entrecoupée de quelques forte. Johannes Maria Staud a tiré Donum (Segue II für Pierre Boulez) de sa « musique pour violoncelle et orchestre » Segue (Suite [pagesuivante] en italien) de 2006-2008 dont il reprend pour cette Offrande (Suite II pour Pierre Boulez)de courts passages « comme un miroir ardent ». Cette pièce est une boule d’énergie, à la fois extrêmement tendue et chantante, ce qui démontre de la part du compositeur une réelle maîtrise de l’instrument, tant toutes ses capacités sont exploitées avec art et naturel, sans excès d’exubérance.

Marc Coppey et six violoncellistes du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Philippe Manoury, Bruno Mantovani

Les deux dernières œuvres en création requièrent le même effectif que Messagesquissede Pierre Boulez, un violoncelle solo et six violoncelles plus ou moins solistes. Signée Philippe Manoury, assurément le compositeur le plus proche de Boulez de sa génération, Chaconne est l’œuvre la plus développée de l’ensemble du programme. Ouverte par le premier violoncelliste du sextuor rapidement rejoint par le second, les autres se présentant les uns après les autres sur la même formule rythmique et un nuancier similaire de la corde aiguë à vide qui sert de bourdon quasi pérenne d’un bout à l’autre de l’exécution, reprise comme un refrain par le violoncelle solo, qui déploie ses couplets avec une virtuosité technique et rythmique d’une densité quasi jazzistique d’autant plus prégnante que l’instrumentiste donne l’impression d’improviser alors que l’écriture est, comme de coutume chez Manoury, singulièrement dense et rigoureuse. Si le bourdon dont l’assise n’est pas suffisamment inscrite dans le grave à mon goût peut susciter une légère lassitude à l’écoute, il n’en est rien de la partie soliste, fort séduisante et impressionnante.

Seconde partition pour sept violoncelles dont un solo, B de Bruno Mantovani. Ce compositeur se revendique haut et fort de l’héritage de Boulez. Sa musique n’a pourtant aucun rapport avec celle de son maître, pas plus qu’elle en a d’ailleurs avec celle d’Arnold Schönberg dont il se réclame également. Dix ans après un quatuor pour flûte et cordes pour les 80 ans de Pierre Boulez, le directeur du Conservatoire de Paris récidive mais avec un dispositif tout autre, conforme cette fois à Messagesquisse du maître. B se fonde bien évidemment sur l’initiale du nom de son dédicataire, ainsi que sur la note si bémol en allemand (c’est en tout cas ce qu’il me semble avoir distingué, car Mantovani écrit dans sa notice de programme qu’il s’agit du « si bémol dans le système anglo-saxon », alors que pour les anglo-saxons, B équivaut au si naturel dans la notation d’Arezzo qu'utilise le français), et emprunte à Messagesquisseune partie de son concept, comme la résonance, les modulations de densité. Le si bémol est exposé et tenu dès le début par les sept violoncelles, qui se décalent peu à peu sur le même geste staccato tandis que le tutti s’efface progressivement vers la nuance pianississimi sous un soliste voltigeant des deux mains sur son instrument, alternant archet, parfois avec le bois, et divers jeux en pizzicati.

Pierre Boulez, Messagesquisse ("morse 6" - mesures 117-118). (c) Universal Edition, Wien

Pierre Boulez : Messagesquisse

A l’issue de cette première partie consacrée aux créations plus ou moins inspirées de Messagesquisse, Marc Coppey a conclu son concert-hommage à Pierre Boulez sur l’œuvre référence. Son commanditaire, Mstislav Rostropovitch, a renoncé à jouer la partition, qui sera créée le 3 juillet 1977 dans le cadre du Festival de La Rochelle par Pierre Pénassou au pupitre soliste entouré de deux membres de l’Ensemble Intercontemporain (Philippe Muller et Ina Joost), deux violoncellistes de l’Orchestre de la Radio Hilversum et deux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Lorraine. Dans cette œuvre de sept minutes subdivisée en trois sections d’une force expressive et d’une originalité singulière, la partie soliste est dupliquée de façons diverses par les six autres violoncelles subordonnés au leader. Au début de la pièce, les tutti entrent « en escalier » tel un fugato, chaque nouvel intervenant imitant la partie principale en écho, puis tenant la note. La musique se décompose ainsi comme à travers un prisme. Boulez utilise le morse pour créer un rythme à partir des lettres du nom Sacher. Ce rythme est d’abord présenté sur la seule note de mi bémol tel un canon rythmique. Le violoncelle solo présente des cellules dérivées une à une de Sacher, et les entrées du rythme du morse correspondent au début de chaque nouvelle cellule. Chacune de ces dernières est décalée par une lettre du nom du dédicataire, jusqu’à ce que finalement, après avoir présenté toutes les cellules, le violoncelle solo reprenne le rythme de l’accompagnement des six violoncelles avec une partie supplémentaire tenant un mi bémol. La partie centrale est d’une énergie et d’un panache extraordinaires, à donner le tournis, demandant de la part de ses interprètes une maîtrise technique et une agilité extrêmes. Quarante ans après sa genèse, Messagesquisse reste une œuvre d’une originalité inouïe, et s’impose de plus en plus comme un référent absolu.

De gauche à droite : Johannes Maria Staub, Hugues Dufourt, Enno Poppe, Bruno Mantovani, Philippe Manoury, Betsy Jolas, Marc Coppey, Ivan Fedele, Frédéric Durieux. Manque sur la photo Philippe Hurel. Absent : Marc Monnet. Photo : (c) Bruno Serrou

Marc Coppey et les violoncellistes du Conservatoire de Paris

Tout au long de ce programme exceptionnel, Marc Coppey a attesté d’une assurance extrême et d’une endurance à toute épreuve, maîtrisant de façon impressionnante son instrument, un Matteo Goffriller dont il tire des sonorités riches en harmoniques, puissantes et charnues. Ce programme de haute voltige lui a donné l’occasion de mettre en avant ses qualités d’acrobate infaillible, interprétant ces pages inédites comme s’il les avait assidûment pratiquées alors qu’il les jouait pour la toute première fois en public. Cette prégnante facilité d’exécution résultant assurément d’une longue étude et d’un travail de forcené, l’a conduit à donner toute la mesure de chacune des pièces créées, à l’instar du désormais « classique » Messagesquisse. Aux côtés de Coppey, six étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (Aurélie Allexandra d'Albronn, Alexandre Fougeroux, Jeremy Genet, Antoine Gramont, Clément Pégné et Volodia Van Keulen) qui, dans les trois œuvres pour septuor de violoncelles, lui ont donné une réplique attentive et contenue. Un superbe moment dont nous espérons le témoignage sauvegardé par le biais d’un disque futur et qui constitue assurément le moment le plus intense des manifestations internationales organisées pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez. Grâce à Marc Coppey, le violoncelle vient de voir son répertoire enrichi de dix pièces de premier plan.

Bruno Serrou



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