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L’opéra de chambre "The Rape of Lucretia" de Britten conforte le bien-fondé de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris

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Paris, Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, mercredi 15 janvier 2014
 
Benjamin Britten (1913-1976), The Rape of Lucretia. Aude Extrémo (Lucretia), Vladimir Kapshuk (Tarquinius). Photo : (c) Opéra national de Paris / Mirco Magliocca

Entre deux nouvelles productions lyriques, la Grande Duchesse de Gerolstein d’Offenbach (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/12/les-brigands-saccaparent-avec.html) et Der Kaiser von Atlantis d’Ullmann (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/01/larcal-presente-une-nouvelle-production.html), le Théâtre de l’Athénée accueille l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris pour une reprise de la pénétrante production qu’il avait présentée en juin 2007 de The Rape of Lucretia de Benjamin Britten.
 
Benjamin Britten (1913-1976), The Rape of Lucretia. Elodie Hache (Female Chorus) et Kévin Amiel (Male Chorus). Photo : (c) Opéra national de Paris / Mirco Magliocca

S’il n’y a eu en 2013 aucun ouvrage lyrique du compositeur britannique présenté à Paris l’année du centenaire de sa naissance, il convient de féliciter l’Athénée et les jeunes professionnels en cycle de perfectionnement à l’Opéra de Paris de présenter cette œuvre exigeante et forte. C’est en effet le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, salle d’art dramatique organisatrice par ailleurs de sa propre saison d’opéra située il est vrai à un jet de pierre de Garnier, qu’est présentée une seconde fois en sept ans cette production intelligemment élaborée par le Britannique Stephen Taylor, directeur de l’Atelier du Rhin à Colmar qui maîtrise donc ce type de travail.
 
Benjamin Britten (1913-1976), The Rape of Lucretia. Aude Extrémo (Lucretia). Photo : (c) Opéra national de Paris / Mirco Magliocca
 
Toute de délicatesse et d’expressivité, cette œuvre est difficile à mettre en place tant elle requiert tact et finesse d’esprit. En reprenant en 1946 le mythe antique de Lucrèce - le viol de la plus vertueuse des Romaines par le roi étrusque Tarquinius, mythe fondateur de la première République romaine - amplement repris depuis Tite-Live, Britten et son librettiste Ronald Duncan ont voulu dénoncer les outrances de la guerre et de la haine en confrontant le mal et l’innocence, l’amour et le désir, les convoitises coupables et les frustrations. Après le succès de Peter Grimes, le compositeur renonce au grand orchestre et aux exigences des vastes salles pour se tourner vers l’opéra de chambre et le théâtre, avec des chanteurs qui sont aussi acteurs. Ce livret onirique a inspiré une partition d’une force évocatrice exceptionnelle qui transcende une intrigue sophistiquée, ne serait-ce qu’en raison de l’omniprésence d’un chœur antique réduit à deux personnages. Seul l’épilogue peut prêter le flanc à la critique, avec une morale finale voulue par Britten qui reprend l’exhortation chrétienne du pardongreffée surune tragédie antique qui n’offreguère d’espoir derédemption.
 
Benjamin Britten (1913-1976), The Rape of Lucretia. Damien Pass (Junius), Pietro Di Bianco (Collatinus), Aude Extrémo (Lucretia), Cornelia Oncioiu (Bianca). Photo : (c) Opéra national de Paris / Mirco Magliocca

Transposant l’action dans une garnison de la Seconde Guerre mondiale, la mise en scène de Stephen Taylor, remarquablement sertie du décor mobile de Laurent Peduzzi, est sobre et intense. A l’exception de la scénographie et de la mise en scène, que Stephen Taylor a retravaillée pour l’adapter à la nouvelle génération des jeunes chanteurs de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, l’équipe artistique a complètement changé. Dans la fosse un peu sèche du Théâtre de l’Athénée, Maxime Pascal et son et son ensemble en résidence Le Balcon s’est substitué au chef britannique Neil Beardmore et à l’Ensemble de Basse-Normandie, qui se révèlent plus virtuoses que leurs prédécesseurs dans cette partition délicate à mettre en place chaque instrumentiste s’exprimant en soliste, même si les attaques ne sont pas toujours sûres, notamment du cor et des deux violons. Sous la direction énergique et tendue de Maxime Pascal, le plateau est totalement engagé, chaque rôle habité et chanté avec spontanéité et chaleur. Après un premier acte réservé, la mezzo-soprano française Aude Extrémo campe une Lucretia lumineuse et éperdue, la soprano française Armelle Khourdoïan est une Lucia juvénile aux aigus rayonnants, la mezzo-soprano roumaine Cornelia Oncioiu reste la brûlante Bianca qu’elle était voilà sept ans dans cette même production. Le baryton-basse italien Pietro di Bianco est un ardent Collatinus, à l’instar de Damien Pass en Junius. Le baryton ukrainien Vladimir Kapshuk est moins en phase avec les exigences du rôle de Tarquinius, malgré sa prestance de jeune premier, sa voix comme son jeu étant moins sûrs que chez ses partenaires. Mais ce sont les coryphées qui convainquent le plus, l’ardent ténor toulousain Kévin Amiel et la bouillonnante soprano Elodie Hache. Au total, un travaild’atelier remarquable au service d’une musique magnétique.
 
Bruno Serrou

L’Ensemble 2e2m ouvre sa saison avec deux œuvres de son nouveau compositeur en résidence, Simon Steen-Andersen

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Paris, Conservatoire à Rayonnement Régional, Salle Landowski, jeudi 16 janvier 2014

L'Ensemble 2e2m dirigé par Pierre Roullier. Photo : DR

Comme chaque année à la même époque, 2e2m a ouvert sa nouvelle saison de concerts avec quatre mois de retard sur le calendrier artistique. Fidèle à sa politique de résidence de compositeurs, l’ensemble de Champigny-sur-Marne accueille cette année le jeune Danois Simon Steen-Andersen, qui succède au Jordanien Saed Haddad, qui succédait lui-même au Tchèque Ondřej Adámek, successeur au Basque espagnol Ramon Lazkano, successeur à son tour du Russe Dimitri Kourliandski précédé de l’Allemand Enno Poppe… Comme ses prédécesseurs, Steen-Andersen s’est vu consacrer pour sa résidence un ouvrage collectif (1) rédigé avec science par de doctes musicologues (chaque signature est suivie de cette mention, qui apparaît de ce fait le minimum requis) de toute provenance, ce qui dit combien 2e2m ne vise pas à la propagation de la musique contemporaine mais bel et bien à l’élitisme pur et dur.

Simon Steen-Andersen (né en 1976). Photo : DR

Né en 1976 à Odder, commune de l’est du Jutland-Central, Simon Steen-Andersen reflète à 38 ans la tendance à la pluridisciplinarité qui anime aujourd’hui la création artistique danoise. Compositeur basé à Berlin, interprète et auteur d’installations, travaillant à la fois dans le domaine de la musique instrumentale, de l’électronique, de la vidéo et de la performance sous des formes allant de l’orchestre symphonique et de la musique de chambre avec ou sans multimédia, à la mise en scène, aux spectacles solistes et à l’installation. Ces dernières années, il se focalise sur l’intégration d’éléments concrets dans la musique tout en insistant sur les aspects physiques et chorégraphiques de l’exécution instrumentale. Ses œuvres font souvent appel à des instruments acoustiques amplifiés avec échantillonneur, vidéo, de simples objets du quotidien, des technologies obsolètes de musique électronique ou des instruments rudimentaires confectionnés pour l’occasion, auxquels il associe le geste chorégraphique. Simon Steen-Andersen a étudié la composition avec Karl Aaage Rasmussen, Mathias Spahlinger, Gabriel Valverde et Bent Sørensen à Aarhus, Fribourg-en-Brisgau, Buenos Aires et Copenhague de 1998 à 2006. Depuis 2008, il est professeur de composition à la Royal Academy of Music à Aarhus, au Danemark, et en 2013-2014, il est professeur invité à l'Académie de Musique de Norvège à Oslo.

Pour le premier concert de sa résidence 2e2m, Simon Steen-Andersen a confié à l’ensemble qui l’accueille la création française d’une œuvre de onze minutes pour douze instrumentistes (flûte, clarinette, cor, trompette, trombone, deux percussionnistes, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) et sampler, Chambered Music. Composée en 2007, cette partition séduit par la diversité de ses sonorités, par son utilisation de l’espace, par les surprises qui l’animent, comme ce trombone hors scène qui s’immisce peu à peu dans le cours de l’exécution de l’œuvre tout en restant dans le lointain. 

Marion Lénart. Photo : DR

La seconde pièce présentée par Steen-Andersen, History Of My Instrument, était plus anecdotique. Conçue en 2011 pour harpe préparée et vidéo, cette page de neuf minutes paraît s’éterniser. Renvoyant à un célèbre harpiste français naturalisé états-unien, Carlos Salzedo (1885-1961), ce petit historique de la harpe a été interprété par Marion Lénart, toute de blanc vêtue telle une vestale blonde jouant de profil façon fresque égyptienne un instrument sur lequel sont projetées des images noir et blanc saturées dont les stries se meuvent au rythme des crachouillis électroniques reproduisant ceux d’un vieux 78 T.

Christian Winther Christensen (né en 1977). Photo : (c) Lars Svankjaer, DR

Le concert s’était ouvert sur une œuvre d’un autre compositeur danois, Christian Winther Christensen (né en 1977), élève entre autres de Frédéric Durieux au Conservatoire de Paris. Composée en 2009 pour flûte, clarinette, basson, cor, piano, sampler, violon, alto, violoncelle, contrebasse et dispositif électroacoustique, la pièce qui a été donnée hier, In my presence, est caractéristique du style de Christensen. Sensée se référer à Guillaume Dufay, dont il ne subsiste rien, cette partition pointilliste où l’électronique est plutôt discrète, n’exploite guère les instruments que dans ce qu’ils sont capables d’émettre a minima, limitant les sons à des bruits plus ou moins blancs et sonores auxquels il ne manque que l’odeur…

Mauro Lanza (né en 1975). Photo : DR

L’octuor à cordes Der Kampf zwischen Karneval und Fasten (Le combat entre Carnaval et Carême) écrit en 2012 par l’Italien Mauro Lanza (né en 1975) se fonde sur le célèbre tableau éponyme que Pieter Brueghel (1525-1569) peint en 1559. Les deux parties de l’œuvre enchaînées l’une à l’autre sont d’un intérêt contraire, le premier, le plus long, jouant inlassablement sur la répétition tandis que le second renouvelle continuellement son propos.

Jean-Luc Hervé (né en 1960). Photo : DR

La page la plus prenante de la soirée aura été 4 pour deux pianos préparés et deux percussionnistes du Français Jean-Luc Hervé (né en 1960). Commande de la Ernst von Siemens Musiktiftung, cette œuvre de dix minutes est une euphorie de timbres et de jeu qui suscite une véritable jouissance pour les oreilles et pour les yeux, avec notamment ces deux guirlandes de pots de fleurs accordés utilisés de façon virtuose mais sans jamais engendrer d’asthénie et ces sonneries électriques qui interviennent à la fin, le tout évoquant le passage du visiteur d’un jardin à l’intérieur d’une maison.

Patrice Hic (trombone). Photo : DR

Il convient de saluer la dextérité avec laquelle les musiciens de l’ensemble 2e2m dirigés par Pierre Roullier, quel que soit l’effectif, ont joué cette musique, souvent frustrante sans doute pour les instruments à vent, lesquels, en dehors du trombone, n’ont eu que des bruits blancs à émettre.

Bruno Serrou


1) Simon Steen-Andersen, Musique transitive. Collection A la ligne, Editions 2e2m, 2014 (172 pages, français/anglais). 2e2m, sous la direction de Pierre Roulier et avec la mezzo-soprano Ann-Beth Solvang, vient également de publier chez Chant du Monde un CD monographique consacré à Oscar Strasnoy intitulé An Island Far (1CD LDC 278 1156, distribution Harmonia Mundi). 

Le pianiste français Gérard Frémy est mort à l'âge de 78 ans

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Gérard Frémy (1935-2014). Photo : DR

Le pianiste français Gérard Frémy est mort dans la nuit du 18 au 19 janvier. Il avait 78 ans. Je l’avais rencontré en 1995 pour évoquer avec lui John Cage, dont il a été l'un des grands interprètes.

Né à Bois-Colombes en 1935, élève d'Yves Nat au Conservatoire de Paris où il remporte un Premier Prix en 1951, et d'Heinrich Neuheus avec qui il étudie trois ans au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou grâce à une bourse du gouvernement soviétique en 1956, Gérard Frémy a notamment été le pianiste des ensembles Ars Nova, Musique Vivante, 2e2m. Il a été en France l'interprète le plus proche de l'univers de John Cage. Ses autres compositeurs de prédilection étaient Mozart, Schubert, Schumann, Debussy et Ravel. Mais son répertoire était des plus étendus, ciourant de Jean-Sébastien Bach à Yvan Wyschnegradsky, Luc Ferrari et Karlheinz Stockhausen, jouant dans le groupe de que ce dernier avait constitué en 1970 à l'occasion de l'Exposition universelle d'Osaka. Il a créé les 24 Préludes pour piano de Maurice Ohana en 1973.

Gérard Frémy était un pédagogue réputé. Il a enseigné au Conservatoire de Strasbourg de 1975 à 1985, puis au Conservatoire National Supérieur de Paris, le piano et la musique de chambre. Il a eu pour élèves ,entre autres, Cédric Tiberghien, Jérôme Ducros, Nicolas Stavy, Bernard Geyer et Stéphane Seban. Il était également compositeur, avec notamment une Fantaisie pour violon et piano, Autobiophonie, Une petite musique d'amitié, Easyroad... 

J’avais publié sur ce site en novembre 2012 l'entretien que Gérard Frémy m’avait accordé au sujet de John Cage et de son travail sur la création de ce dernier. Voici le lien :

Entretien avec le compositeur Jacques Veyrier

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Jacques Veyrier (né en 1928). Photo : DR


Né en 1928, Jacques Veyrier est de ces compositeurs qui se sont exprimés loin des circuits parisiens de la création musicale, à l’instar d’un Georges Bœuf à Marseille. Il est d’ailleurs à noter que ces deux compositeurs sont basés aux deux pôles du territoire français, Veyrier ayant travaillé toute sa vie dans le Nord de l’hexagone. C’est en effet au Conservatoire de Lille qu’il a commencé ses études musicales sous la direction de Robert Lannoy, avant de les poursuivre au Conservatoire de Paris, où il a remporté les Premier Prix de contrepoint et de fugue dans la classe de Simone Plé-Caussade, et dans celle d'esthétique de Roland-Manuel. Il a également reçu les conseils de Darius Milhaud pour la composition. Pédagogue dans l’âme, il s’est rapidement tourné vers la direction de conservatoire, tout d’abord celui de Saint-Omer, puis celui de Boulogne-sur-Mer, qu’il a animé jusqu'en 1994, réservant à l'époque principalement son activité de compositeur à des œuvres pédagogiques.

Depuis son départ de Boulogne-sur-Mer, il se consacre exclusivement à la composition, abordant tous les genres, de la musique soliste à la symphonie, avec Trois Chants pour orchestre, des concertos pour divers instruments (violon, alto, trompette, guitare), la musique de chambre, avec notamment la Suite Thessalienne pour quatre flûtes et harpe, Anadiplose pour deux flûtes et douze instruments à cordes, de nombreux cycles de mélodies et des sonates pour instruments seuls, flûte, hautbois, clarinette, violon, etc.

Cet être attachant, humble, discret et plein d’humour, ne pratiquant pas la langue de bois, qu'est Jacques Veyrier reste à 84 ans étonnamment méconnu. C’est pourquoi j’ai tenu à le rencontrer. L’entretien ci-dessous est le fruit d’un moment d’une exceptionnelle densité que j’ai pu partager avec Jacques Veyrier par l’entremise de l’une de ses ex-élèves à Boulogne-sur-Mer, la violoncelliste Véronique Lentieul, que je remercie ici chaleureusement.

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Bruno Serrou : Les élèves du Conservatoire de Boulogne-sur-Mer que vous avez dirigé vous portent tous en haute estime.
Jacques Veyrier : Il y avait une excellente ambiance dans ce conservatoire. Nous y sommes arrivés non pas par le laxisme, car le plus beau complément que nous fait à mon épouse et à moi-même un ancien élève, qui nous a dit : « M. et Mme Veyrier, vous nous avez enseigné non seulement la musique, mais aussi la rigueur. » Je n’ai jamais fait de cadeau à mes élèves, mais quand je prenais une décision parfois assez difficile et dure pour eux, ils savaient que je ne pouvais faire autrement. Mais il ne faut jamais mettre quelqu’un le dos au mur, sinon il n’a aucune d’échappatoire. Il convient toujours de ménager un espace de négociation possible, et trouver une solution non conflictuelle.

B. S. : Dans votre biographie, il est précisé que vous avez fait vos études à Lille. Etes-vous né dans le Nord ?
J. V. : Je suis né en Bourgogne par hasard, mes parents s’étant mariés à Saint-Florentin. C’est là que je suis né, mais j’en suis parti à l’âge de six mois. Mon père a exercé douze métiers, treize misères jusqu’au jour où, dans l’entreprise de bureautique où il travaillait, un poste s’est libéré à Lille. Et c’est ainsi que nous nous sommes établis dans le Nord. Mes parents étaient mélomanes. Ils allaient au théâtre pour écouter des opérettes. Ma mère avait fait un peu de piano, mon père chantait plus ou moins, au point qu’ils jouaient tous deux avec des amis amateurs dans le cadre de soirées privées. Cela faisait partie du tissu social qui n’existe plus aujourd’hui. A Lille, j’ai fait du piano en amateur pendant plusieurs années. Mais le lycée ne marchant pas très bien pour moi, j’ai déclaré à mes parents qu’il me fallait choisir. J’ai lancé que j’optais pour la musique. Mon père est tombé de haut, mais il est allé voir au conservatoire ce qui s’y faisait, et il m’a fait passer des auditions devant plusieurs personnes, qui ont dit «  pourquoi pas ? ». J’ai donc mis un terme à ma scolarité, et je suis entré au conservatoire de Lille. A l’époque, Robert Lannoy en était le jeune directeur. Je n’étais plus dans les limites d’âge des études musicales à but devenir professionnel. Cependant, M. Lannoy m’a fait confiance et m’a donné ma chance. Il m’a fait entrer dans la classe d’harmonie, après que je lui eus montré mes essais de composition, et il m’a inscrit dans la classe de flûte…

L’élève

Bruno Serrou : A quel âge avez-vous avez commencé vos études musicales à Lille ?
Jacques Veyrier : J’avais 16-18 ans. J’ai fait ma classe d’harmonie en trois ans, puis Robert Lannoy m’a présenté à Simone Plé-Caussade, qui m’a préparé à l’entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où j’allais resté cinq ans dans sa classe de contrepoint et de fugue, et dans celle d’esthétique de Roland-Manuel. En composition, Darius Milhaud m’a accepté en auditeur libre.

B. S. : Qui avez-vous côtoyé, parmi les élèves, à l’époque ?
J. V. : Betsy Jolas était une camarade de classe. Je me souviens fort bien d’elle. Lorsqu’un élève soumettait une pièce pour piano difficile à jouer, c’est à elle qu’était confié le soin de la déchiffrer. Ce qu’elle faisait de façon formidable.

B. S. : Comment enseignait Milhaud ?
J. V. : A l’époque, je n’avais pas assez d’ouverture d’esprit pour observer son enseignement. Il avait une forme d’humour que je ne comprenais pas, mais que j’emploie désormais volontiers. A l’époque, cet humour me bloquait. Par exemple,  je me souviens d’un étudiant japonais qui apporta une sonate pour flûte et piano. Darius regarda la partition, et constata : « On dirait du Brahms… En mieux, naturellement. » Moi qui aime Brahms, le jugement de Milhaud m’a interloqué, mais aujourd’hui j’admets que l’on puisse aimer Brahms sans pour autant être sensible à l’ensemble de son œuvre, tout en respectant ce compositeur. Mais à l’époque, j’étais très entier. Cela dit, nombre des remarques de Milhaud me sont restées. Un jour, je lui ai amené un quatuor. Il y a repéré un premier thème, puis un second, et il m’a dit : «  Cela aurait pu être écrit il y a 150 ans. Il faut un sacré courage. » Il m’a demandé « pourquoi  deux thèmes ? » Je lui ai répondu que je m’étais fondé sur le modèle de la sonate bi-thématique. Le premier motif dans le ton, le second à la dominante. Il me dit « oui ». Il s’est mis au piano, difficilement, et s’est mis à improviser une sonate de Mozart. Il dit « Qu’est-ce que cela ? - Eh bien c’est le premier thème - Et ça - C’est le deuxième thème - et ça ? - Ah, eh bien… c’est un troisième thème - Et ça ? - Euh… c’est un quatrième thème… » Puis il a continué : « Et ça, c’est nouveau aussi - Eh bien oui, eh bien c’est un cinquième thème (rire). » Il a refermé la partition… Ce jour-là, j’ai énormément appris. Milhaud faisait ainsi des remarques sur un ton sarcastique, mais j’aurais eu trois ans de plus, nos relations auraient été meilleures.

B. S. : Betsy Jolas me déclarait dans une interview que Milhaud était particulièrement ouvert…
J. V. : Il ne critiquait pas les styles de ses élèves, qu’il laissait libres d’adopter tel ou tel style et école. Ce qu’il critiquait, c’était la façon de réaliser. Des élèves lui amenaient de la musique ultra-sérielle qui ne lui disait pas grand-chose, mais il ne rejetait pas d’emblée. S’il le faisait, c’était pour de bons motifs. Pour ma part, je n’étais pas son élève, mais un auditeur libre. J’avais réussi la première épreuve pour entrer dans sa classe de composition, mais pour être élève, il fallait présenter une œuvre. J’avais soumis un quatuor que j’avais montré à des camarades rencontrés à la cantine, qui étaient très gentils et de bonne volonté, mais en regard des quatuors professionnels présentés par d’autres candidats, le mien n’a pas fait le poids. Néanmoins, Milhaud considérait mon travail au même titre que les autres.

B. S. : Pourquoi n’avez-vous pas tenté votre chance une seconde fois ?
J. V. : J’ai choisi d’arrêter mes études. J’ai même exercé un métier éloigné de la musique dans l’attente d’un premier poste. Père de famille, j’ai été pendant trois ans représentant en matériel de bureau dans l’entreprise où travaillait mon père. Jusqu’à ce jour de 1957 où, tandis que j’étais présenté par mon père à notre PDG, j’ai été informé que la direction du conservatoire de Saint-Omer était libre. Constatant que je ne pouvais m’entendre avec ce genre de personne, j’ai dit à mon père que je n’irais pas au banquet qui suivait la réunion, et que j’avais rendez-vous le lendemain avec le maire de Saint-Omer pour lui présenter ma candidature. 

B. S. : Aviez-vous les diplômes requis pour postuler ?
J. V. : En ce temps-là, il n’y avait que des concours locaux. Ainsi, après trois années à Saint-Omer, j’ai passé un nouveau concours pour Boulogne-sur-Mer.

Directeur de conservatoire

Bruno Serrou : Désiriez-vous être directeur de conservatoire ou souhaitiez-vous enseigner ?
Jacques Veyrier : Pour quelqu’un qui, comme moi, n’était pas instrumentiste, qui était compositeur mais pas de renom, il n’y avait pas d’autre solution pour gagner sa vie avec la musique. Et j’avais devant moi le modèle de Robert Lannoy, qui m’avait mis le pied à l’étrier.

L'ancien conservatoire de Saint-Omer. Photo : DR

B. S. : Qu’avez-vous soumis comme projet d’établissement au maire de Saint-Omer ?
J. V. : A l’époque, le projet était de faire tourner le conservatoire. Après plus de trente-sept ans de réunions au ministère de la Culture, je ne sais toujours pas ce qu’est un projet d’établissement. On peut concevoir un projet ponctuel, et j’en avais tout au long de l’année. Par exemple, lorsque nous avons monté avec l’orchestre d’élèves l’opéra de Giancarlo Menotti l’Enfant qui grandit trop vite au Théâtre de Boulogne-sur-Mer dans une mise en scène et avec un plateau professionnels, ma volonté de présenter un répertoire conséquent avec ma classe d’orchestre, la mise en place et la réalisation de tournées d’animations scolaires, etc.

B. S. : Comment effectuiez-vous votre choix des enseignants et des disciplines dispensées ?
J. V. : Je les choisissais avec un élu de la mairie, mais en général il me faisait confiance. A Saint-Omer comme à Boulogne, les ressources n’étaient pas illimitées, et il fallait rester dans une optique consensuelle. Nous avons néanmoins créé à Boulogne une classe de danse, une autre d’alto, puis de guitare, enfin de percussion…

B. S. : Combien d’élèves aviez-vous à Saint-Omer ?
J. V. : Deux cents, pour une ville de vingt mille habitants.

B. S. : Quelles étaient leurs motivations ?
J. V. : Le bouche à oreille était très efficace pour le recrutement. La motivation, à Saint-Omer comme ailleurs, est extrêmement variable. Certains parents inscrivent leurs enfants au conservatoire parce que le voisin y va ou parce qu’il n’y va pas, pour se distinguer des autres. Ma femme, Marie-Paule, qui était professeur d’alto dans mes conservatoires, a eu une excellente élève, qui est devenue musicienne professionnelle et qui enseigne désormais à Chambéry. Elle s’était inscrite au conservatoire de Saint-Omer parce que sa voisine de palier y étudiait déjà l’alto. Cette dernière n’était pas géniale, mais elle a permis par le bouche à oreille de faire venir une élève qui l’était. Dans un petit conservatoire municipal, il y a des jeunes qui sont là pour occuper leur temps, comme s’ils étaient dans une garderie, mais que l’on arrive à intéresser, au point de les conduire à s’imposer au point de devenir des professionnels. Tel est notre défi… D’autre sont là parce que l’on ne sait pas quoi en faire. Leurs parents travaillant, on les met au conservatoire, sachant que l’endroit n’est pas trop mal fréquenté. La musique finit par les conquérir, jusqu’à devenir musiciens professionnels, alors que l’on amène par ailleurs le petit génie de la famille et cela tourne mal. Il ne faut surtout pas avoir d’à priori. Les atomes entre maître et élève peuvent être ou ne pas être crochus. L’on nous reproche souvent de viser à l’élitisme, au professionnalisme, etc., alors qu’il est aussi stupide de décréter qu’un gamin de 8 ans sera professionnel que d’affirmer qu’il ne le sera pas ou qu’il sera un bon amateur. Personne n’en sait rien. Cela tient du mythe. Le fameux rapport subventionné par l’Etat qui soutient que la musique fonctionne en circuit fermé est fallacieux. J’ai moi-même établi des statistiques de parents d’élèves dans un périmètre déterminé - Boulogne-sur-Mer n’a pas d’enfants de guides de montagne pas plus que Grenoble n’a d’enfants de marins pêcheurs -, je suis parvenu à recouper le profil de parents d’élèves de l’INSEE à deux décimales près. J’avais même 0,1 % d’enfants d’ecclésiastiques parce que j’avais pour élève une fille de pasteur. Et parmi les élèves devenus professionnels, beaucoup ont originaires d’un milieu plus que modeste. Dans mon conservatoire, il n’y avait pas de ségrégation, de lutte des classes ; la hiérarchie se faisait en fonction de la qualité et des aptitudes de chacun. Celui qui joue bien se fait respecter, les enfants ne se préoccupant pas du CSP des parents du copain, ils se mettent à plat-ventre devant leurs semblables qui font ce qu’ils n’arrivent pas à faire eux-mêmes.

B. S. : Ce qui est capital pour les classes d’orchestre…
J. V. : Ce qui est incroyable chez les enfants est leur sens inné de la hiérarchie. Nous organisions des stages d’orchestre à Pâques au cours desquels nous réunissions jusqu’à deux cents élèves des conservatoires du Pas-de-Calais. Cela se passait souvent à Berck-sur-Mer. Nous répartissions les élèves en trois niveaux classés A, B, C. Parmi les A, il y avait beaucoup de futurs professionnels, certains ayant même le niveau voire déjà entré dans le métier de musicien. J’en retrouvais d’une année sur l’autre. D’autres étaient nouveaux, et comme ils venaient des conservatoires de la région, je ne les connaissais pas. S’il y avait contestation dans l’ordre de préséance, nous disposions du palmarès de l’établissement en question, qui était un juge de paix car indiscutable. Mais nous n’en avions pas toujours… Je me souviens d’avoir donné une partition de première flûte à une jeune fille, qui devint toute rouge et me dit : « Non, Monsieur, la première, c’est pour Lise, là ! » Ce n’était surtout pas à moi de décider de qui tiendrait la première, la deuxième ou la troisième flûte… Je donnais les trois partitions, et elles se les sont réparties entre elles. Il y a toujours un mauvais coucheur, bien sûr, mais disons que frimer fait aussi un peu partie du métier (rires). Les jeunes musiciens ont le sens de la hiérarchie et des valeurs très ancré en eux.

B. S. : Pour vos élèves, vous composiez autant pour les concours d’instruments et pour l’orchestre ?
J. V. : Je transcrivais des œuvres du répertoire pour la formation dont je disposais, parce que nous ne pouvions pas toujours jouer les partitions dans leur nomenclature originelle. Il y avait également besoin d’adaptations, et il m’est aussi arrivé de composer des pièces originales. Pour les morceaux d’examen et les pièces pédagogiques, le répertoire était déjà assez fourni. En revanche, il y avait autrefois des épreuves de lecture à vue et/ou de déchiffrage pour lesquelles il fallait des inédits, ce que le directeur se devait de réaliser. Mais cela ne se fait plus. Dans ce domaine, j’en ai rédigé beaucoup, ainsi que des leçons de solfège.

B. S. : Comment ce type de morceaux se conçoit-il ? L’inspiration personnelle doit-il passer à l’arrière-plan…
J. V. : Si l’on veut un soupçon de message musical, il faut quand même un minimum d’inspiration. Cela dit, après quelques années de pratique avec des élèves de tout niveau, l’on finit par savoir ce qu’ils sont capables de faire. Pour certains instruments, il convient de ne pas hésiter à se faire tuyauter par des professionnels, parce que l’on ne peut pas connaître tous les dessous de la technique de chaque instrument. Dans les grandes lignes, oui, bien sûr, mais là, par exemple, ma femme étant altiste, si j’écris un morceau pour cordes, il y a forcément un passage ou deux où je vais me poser la question de la difficulté. Mais, je pense qu’un compositeur qui n’a jamais enseigné n’est pas tenté d’écrire pour de jeunes apprentis instrumentistes qui brideraient leur inspiration par leurs impossibilités techniques. J’ai toujours travaillé pour ma part avec cette idée, et cela ne me gêne pas.

B. S. : Alain Louvier me disait que composer pour des élèves de conservatoires est un métier à part entière.
J. V. : … Alain Louvier parle en connaissance de cause, pour avoir fait beaucoup de choses en la matière. Il est plus jeune que moi, mais je l’ai côtoyé dans le cadre de l’Association des directeurs. Il y a une donnée fondamentale dans la composition à fin éducative, l’adéquation pédagogique et l’intérêt que l’élève peut y prendre. Parce que j’ai vu des morceaux qui pouvaient être très intéressants du point de vue esthétique, mais lorsque l’enfant qui se retrouve seul face à son instrument sans accompagnement de piano, ce n’est pas très éloquent. Il convient donc d’y penser aussi. Je dois dire que dans la littérature pédagogique qui me tombe sous les yeux, ce sont parfois des impératifs dont il n’a pas été tenu compte.

B. S. : Que faut-il donc maîtriser pour écrire des pièces pédagogiques pour les premiers cycles, les seconds, etc. ?
J. V. : Il faut connaître l’instrument, savoir où se trouvent les difficultés, savoir aussi ce qui fera de l’effet, ce qui donnera l’impression à l’enfant de faire de la vraie musique avec les moyens limités qui sont encore les siens. Il est capital que la musique soit en phase à la fois avec les spécificités de l’instrument et ce que l’élève a envie de faire.

Le conservatoire de Boulogne-sur-Mer. Photo : DR

B. S. : A Boulogne-sur-Mer, disposiez-vous de moyens supérieurs à ceux de Saint-Omer ?
J. V. : Depuis que je suis parti, en 1994, le Conservatoire de Boulogne est passé de la ville à la communauté d’agglomération. Il est donc devenu plus à l’aise côté budget. Il avait été question de cette évolution à l’époque où je le dirigeais, mais ce n’était pas encore fait quand j’en suis parti. Il était encore entièrement à la charge de la commune. C’était une Ecole nationale de Musique. Maintenant, il y a la subdivision en rayonnements, et là je n’y comprends rien. Disons que ce sont des vues de bureaucrates parisiens qui n’ont qu’une perception globale du terrain… Il fut un temps où ils ont voulu faire un grand conservatoire dans la région en réunissant Boulogne, Calais et Saint-Omer. Avec Arras, ce sont les quatre grands conservatoires du département. Boulogne-Calais-Saint-Omer sont trois villes qui situées dans un rayon de 40 kilomètres. Or, l’aberrant dans l’histoire est il n’y a pas de train pour relier des trois villes. Ma femme, Marie-Paule,a enseigné quelques années dans deux de ces conservatoires. Elle a été professeur à Boulogne et à Saint-Omer : c’est la voiture obligatoire, c’est le verglas, le brouillard, la neige, le soleil dans les yeux le matin et le soir…

B. S. : Combien d’élèves fréquentaient le conservatoire de Boulogne ?
J. V. : Lorsque je suis arrivé, le conservatoire de Boulogne accueillait à peu près trois cents élèves. A mon départ, ils étaient sept cents. Le conservatoire de la région le plus important était Lille. Douai marchait bien, aussi. Plus le nombre d’élèves est important, plus il y a de chances d’en avoir de haut niveau. Les grands élèves s’en allaient au CNSM de Paris ou de Lyon. Le problème est de ne pas les envoyer trop tôt ou trop tard. Si on les envoie trop tôt, on décapite nos classes, il n’y a plus de locomotives ; si on les envoie trop tard, ils ne font pas leur chemin dans les CNSM.

B. S. : Parmi vos élèves, certains sont devenus des musiciens professionnels. Parmi eux se trouve-t-il des solistes ?
J. V. : Solistes de classe internationale, non, à l’exception de l’organiste Olivier Latry. Mais solistes d’orchestres, oui. Douze. Latry a obtenu son prix de piano chez nous. Il jouait de l’orgue dans les paroisses parce qu’il n’y avait pas de classe d’orgue, tandis que maintenant il y en a une. Parmi nos élèves devenus professionnels, une est à Amiens, un autre à Monte-Carlo. Ce sont deux altistes, qui sont frère et sœur : François Méreaux à l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, et Marie-Claire Méreaux-Rannou à l’Orchestre de Picardie. Olivier Lentieul est violoniste à l'Orchestre National de Lille, Franck Lavogez basson solo au sein de Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, Michel Tiertant est alto solo à l’Orchestre d’Avignon. Ce dernier est également arrangeur, après avoir fait ses classes d’écriture et d’harmonie à Boulogne.

B. S. : Enseigniez-vous, lorsque vous étiez directeur de conservatoire ?
J. V. : J’avais ma classe d’harmonie et de contrepoint. A Saint-Omer j’avais deux ou trois élèves, et j’en avais un peu plus à Boulogne. Certains sont arrivés jusqu’aux cours supérieurs. 

B. S. : N’y avait-il pas de classe de composition, à Boulogne ?
J. V. : Non. Des élèves m’ont demandé des choses de façon très factuelle. J’ai été amené à regarder ce qu’ils faisaient et, éventuellement, à les conseiller, mais je n’ai pas eu de classe structurée.

B. S. : A ceux qui souhaitaient devenir compositeur, que leur recommandiez-vous ?
J. V. : Je n’en ai pas eu beaucoup… Olivier Latry était un ami de mon fils, qui a le même âge que lui mais qui n’a pas choisi de se consacrer à la musique. A contrario de ma fille Isabelle, qui est violoncelliste au sein des ensembles Musique Oblique et Ars Nova. Les conservatoires donnent à leurs étudiants des formations polyvalentes qui leur permettent d’aborder tous les styles. Dans nos métiers, quand on a la base, on peut tout jouer.

Simone Plé-Caussade

Bruno Serrou : Dans le Nord, les compositeurs les plus fameux sont ceux de l’école franco-flamande, puis il y a un trou, plus ou moins jusqu’à Edouard Lalo… En revanche, nombre d’instrumentistes à vent sont originaires des départements septentrionaux…
Jacques Veyrier : Ma femme et moi étions au conservatoire de Lille, où nous nous sommes connus, et c’était socialement très mélangé. Cela tient au fait qu’il y avait en effet énormément d’instrumentistes à vent qui venaient des mines. Harmonies et écoles de musique locales envoyaient leurs meilleurs élèves à Lille. Il y avait donc des classes de cor, de trompette, de trombone, de flûte, de hautbois, de clarinette, de basson, que beaucoup de Polonais fréquentaient aussi. Après leurs études de Lille, ils intégraient le CNSM de Paris. Chaque semaine, nous occupions sinon des wagons entiers du moins des compartiments entiers des trains reliant Lille à Paris. Nous étions toute une équipe, les mardis et vendredis. Ce n’était pas triste ! Il y avait de tout. Dans le train, je finissais mes devoirs de contrepoint tandis que d’autres tapaient le carton ou racontaient des blagues inavouables. Nous étions tour à tour sérieux, travailleur, lecteurs, ou délirants. Il n’y avait pas le TGV à l’époque. Le voyage entre Lille et Paris demandait 2h30 au moins. Le cours était à 10h du martin, chez Mme Plé-Caussade, métro Jasmin. Avec Henri Vachey et Pierre Jansen, nous arrivions gare du Nord à 9h45, nous nous enfournions dans le métro, pour être à 10h30 chez notre professeur. Nous étions bien sûr en retard. Un jour, un élève parisien étant à son tour en retard, Mme Plé-Caussade s’est emportée contre lui, tout en précisant : « Je ne parle pas pour Henri Vachey et ses amis, qui viennent du Nord », elle semblait s’imaginer que mes amis et moi nous déplacions depuis chez Lille à traineaux ou sur des raquettes... Le nôôôôôrd.

B. S. : Comment était Simone Plé-Caussade ?
J. V. : C’était une femme extraordinaire, qui nous parlait comme on n’oserait plus parler à des élèves. Malgré tout, nous nous serions traînés à genoux pour elle, bien que nous nous fassions réprimander comme du poisson pourri. Mais, pour nous, elle était Dieu. Elle n’avait pas besoin de faire copain-copain avec nous, ce n’est d’ailleurs pas ce que nous attendions d’elle. Les gens qui l’on connue dans sa jeunesse disaient qu’elle avait été une grande et belle femme, avant d’être atteinte d’une maladie des os qui l’a physiquement diminuée. Lorsque je l’ai connue, elle faisait moins de 1m50 ; elle était contrefaite. Ce qui n’entamait pas le respect que nous lui vouions. Elle avait les idées de son temps, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir l’esprit ouvert. Elle nous enseignait le métier, et à la fin des cours elle nous montrait parfois des travaux d’élèves. Il nous arrivait de nous extasier devant une fugue avec des entrées dans tous les sens, des divisions, des trucs invraisemblables. Alors, quelqu’un lui demandait « Madame, qu’est-ce qu’il a eu comme récompense, celui-là ? - Oh, celui-là, il a peut-être acheté son prix. Vous venez ici pour apprendre votre métier ou pour chercher des diplômes ? » La première fois que je suis allé la voir, elle m’a donné des chorals à harmoniser, je lui avouais : « Madame, mais je n’ai jamais fait ça. - Vous n’avez jamais fait ça ? Eh bien, raison de plus pour que vous vous y mettiez sur le champ ! » Lorsque je lui ai rendu mon devoir, je ne me suis pas fait mettre dehors cette fois-là. En revanche, je discutais récemment avec l’une de mes camarades qui était dans la classe en même temps que moi. Elle m’a raconté qu’une fois elle s’est retrouvée avec sa partition à l’autre bout de la pièce, après que Mme Plé-Caussade se fut fâchée. Quand elle venait à Lille pour enregistrer à Radio-Lille ou pour donner des cours, elle descendait chez nous. Ayant beaucoup d’élèves du Nord, elle profitait de ses passages à Lille pour dispenser des cours, et ma femme Yvonne et moi mettions notre appartement à sa disposition. « Veyrier, je donne mes cours chez vous, si vous voulez bien. Je viens tel jour, je finis mon enregistrement à telle heure, est-ce que je peux venir de telle heure à telle heure ? »

Jacques Veyrier

Le compositeur

Bruno Serrou: En tant que compositeur, vous avez écrit pour tous les genres ?
Jacques Veyrier : A l’exception de l’opéra. Je ne suis pas vraiment lyrique.

B. S. : Votre catalogue compte pourtant plusieurs recueils de mélodies.
J. V. : J’ai créé de tout et n’importe comment. Il y a ce quatuor qui avait suscité l’ire de Darius Milhaud que je n’ai pas gardé. Par la suite, j’ai enfin su composer, mais le problème était que je ne savais pas quoi écrire. Et je me suis décidé pour quelque chose qui m’avait plu, j’avais amené à Milhaud - c’est avec cette œuvre que mes relations avec lui se sont terminées - un concerto que j’écrivais pour ma femme, pour alto et dix instruments à vent. Le style était proche d’Hindemith, et elle n’était pas finie. Mais j’avais quand même écrit plusieurs pages d’orchestre, que je lui ai montrées. Il me dit : « Ah ben ça, ça me plaît ! » Il avait constaté qu’il y avait un tournant quand même dans ce que je faisais. J’étais assez content. Je suis retourné vers lui avec mon travail un peu plus achevé, mais il était parti aux Etats-Unis. L’année suivante, Jean Riguier le remplaçait dans sa classe. Puis j’ai quitté le conservatoire… Mains je n’en avais pas fini avec Milhaud… J’écrivais pas mal de choses pour mes classes d’orchestre. Un jour, je reçois de chez Heugel un petit fascicule intitulé l’Accueil amical. Ce sont de toute petites pièces, entre dix et vingt mesures, sous-titrées par chacun des enfants de la famille Claudel. Milhaud, qui était un proche de Paul Claudel, avait écrit un petit morceau pour chacun des enfants. Des pages très faciles, qui m’ont plu. Je les ai non seulement orchestrées mais aussi développées. Parallèlement, Philippe Heugel a voulu lancer une collection pour les classes d’orchestre, avec des orchestrations à géométries variables dans lesquels chaque instrument garde ses caractéristiques propres tout en pouvant se substituer aux instruments manquants. J’avais donc orchestré ces pièces de Milhaud que Philippe Heugel projetait d’éditer, mais naturellement il fallait l’autorisation de Milhaud. Donc, il est allé le voir avec mon travail. De retour, il m’appelle pour me dire : « Vous savez, vos orchestrations lui ont plu. D’ailleurs, il vous fait cadeau des droits d’auteur. » Ces pièces n’ont malheureusement jamais été éditées, la collection ayant capoté, puis Heugel a été racheté…

B. S. : Qu’avez-vous fait de ces orchestrations ?
J. V. : Alors là… Pfffff. Ce travail doit toujours être dans mes cartons. Par la suite, à Boulogne, un professeur de lycée, fan de Claudel m’a demandé d’écrire une musique d’accompagnement pour le long poème La Messe là-bas qu’il voulait réciter. Il y avait des interludes musicaux, des passages de poème seul dits soit par lui soit par une femme, en fonction du texte, et d’autres passages du récit avec ma musique en dessous, etc. j’avais une demi-heure de musique à écrire. Darius étant mort, il avait invité Madeleine Milhaud et la famille Claudel. Cela se passait dans la cathédrale, et j’avais joué en lever de rideau mon orchestration de l’Accueil amical, puisqu’il y avait la famille Claudel. Durant le cocktail qui a suivi, je suis allé saluer Madeleine Milhaud, que je connaissais très vaguement. Elle me dit : « Vous savez, Darius aimait bien votre arrangement de ses petites pièces… »

B. S. : Qu’en est-il de votre musique ? Avez-vous un éditeur ?
J. V. : Non. J’en ai cinquante-six pour des pièces pédagogiques qui ne sont jamais jouées, et qui ne le seront jamais, alors, pff. J’ai composé des Variations pour orchestre, qui ont des relents de Bartók et de Hindemith… A l’époque, quand la politique n’avait pas la main mise sur les orchestres de régions, c’était l’Orchestre Radio-Symphonique de Lille dirigé par Victor Cloves qui l’a programmé. J’ai montré la partition à Cloves, qui m’a dit : « Elle m’intéresse, copiez le matériel, je vous la joue ». C’est ainsi que mes Variations pour orchestre ont été créées. Quand Jean-Claude Casadesus est arrivé, en 1975, la distribution musicale a verrouillé l’accès à l’orchestre et il est devenu impossible de se faire jouer à Lille. Cela à l’encontre du contrat de régionalisation de l’orchestre qui prônait l’ouverture aux productions et aux artistes locaux, aussi bien chefs d’orchestre que compositeurs et instrumentistes. Quelques collègues ont dirigé l’orchestre, mais comme cela ne s’est pas très bien passé, ils ont déclaré haut et fort que l’orchestre n’était « pas si bon que ça ». Du coup, en toute logique, Jean-Claude Casadesus en a profité : « Ah, bon, ce n’est pas si bon que ça, eh bien, terminé, on ne vous le donne plus ! » Quant aux partitions, Casadesus ne s’est jamais donné la peine de les regarder - j’ai un enregistrement de mon concerto pour violon, qui a été joué à Paris, bon, il joue des choses pires que ça. Mon premier véritable opus est mon Concerto pour alto

B. S. : N’avez-vous jamais eu de velléité de chef d’orchestre, en dehors des orchestres des conservatoires que vous avez dirigés ?
J. V. : Non. J’ai appris sur le tas, mais je ne suis pas un chef de métier. Je n’ai pas reçu la formation appropriée. J’ai appris depuis. J’ai donc écrit ces Variations, sur lesquelles aujourd’hui je ne vois rien à retoucher.

B. S. : Ces Variations vous ont-elles permis de cristalliser votre style ?
J. V. : Non, hélas. C’était en 1958, et cette année-là je suis allé avec un ami à l’Internationale Ferienkurse für Neue Musik de Darmstadt. Là, je me suis initié au sérialisme. Puis  j’ai repris mon papier à musique, et j’ai tout recommencé. Cela a duré le temps que je me dise si c’est ça la musique, je ne sais pas le faire, je me cantonne aux leçons de solfège pour mes élèves, point-barre. Je suis ainsi resté des dizaines d’années sans écrire la moindre mesure autre que pédagogique. J’ai essayé de composer cette musique sérielle-là, mais elle ne me donnait aucune satisfaction. A Darmstadt, j’ai vu Bruno Maderna diriger les Kontrapunkte de Karlheinz Stockhausen. Dans cette pièce, quelqu’un s’est perdu. Maderna l’a arrêté, et il a dit dans toutes les langues le numéro de la mesure, puis il est reparti. A la fin du concert, avec l’ami qui m’accompagnait, ma femme et moi sommes allés féliciter Maderna. Non loi d ce dernier, il y avait Stockhausen avec des airs de dieu outragé. Cet homme-là était un malade. Alors Maderna, a eu l’honnêteté de constater : « Ce n’était plus de la musique, ce que l’orchestre a fait avant que je l’interromps. Si la musique c’est ça, je préfère m’arrêter et recommencer ». Entendant cala, je me suis autorisé à dire : « Bravo, M. Maderna, au moins vous êtes honnête. » Un autre jour, Gilbert Amy, qui était jeune à l’époque, dirigeait une pièce pour deux orchestres avec Maderna, à qui il a dit, du haut de son jeune âge : « Tu diriges l’orchestre A et moi l’orchestre B de ce côté. Alors pour les départs tu fais comme ça. » Maderna « Ah, c’est moi qui te suis » - « oui-oui » - « Ah bon ». Rire. Donc, la musique sérielle, je me suis dit que ce n’était pas pour moi. Cela étant j’ai tout de même écouté ce qui se faisait, surtout à Saint-Omer, où je n’avais pas beaucoup d’élèves, ce qui me laissait du temps pour écouter tout le répertoire, au disque partition en main, à satiété.

B. S. : L’effet Darmstadt vous a réduit au silence combien de temps ?
J. V. : J’ai essayé à l’époque d’écrire un concerto pour violoncelle, mais j’ai fini par y renoncer. La musique sérielle ne fonctionnant pas à mes yeux, je n’ai plus écrit de musique. Sauf des pièces pédagogiques, par nécessité, mais qui me permettaient d’expérimenter deux ou trois petites choses de-ci de-là.

B. S. : Qu’est-ce qui vous a remis en selle ?
J. V. : Je dois vous avouer que mon gendre de l’époque y est pour quelque chose. Il m’a demandé d’écrire de la musique pour le petit ensemble qu’il dirigeait à Denain, où il était directeur du conservatoire. Ancien élève devenu gendre et devenu directeur. J’ai écrit pour lui des poèmes pour orchestre à cordes et divers solistes, dont des chanteurs, une pour contre-ténor sur des poèmes de Maurice Scève, une autre pour soprano sur des poèmes de Flaminio de Birague. Ce qui m’a redonné le goût de composer. Il m’a également demandé un concerto pour trompette et cordes, puis je me suis dit, à mon âge je n’ai plus rien à prouver, soit c’est déjà fait soit il est déjà trop tard ; je ne fais partie d’aucune école, je ne dois rien à personne, j’écris la musique qui me plaît, la joue qui a envie, la met au panier qui le veut, ce n’est plus mon problème.

B. S. : Quel âge aviez-vous donc que vous êtes retourné à la composition ?
J. V. : C’était un peu avant que je prenne ma retraite. Parallèlement, l’une de mes professeurs, Lyne Dourian, qui était une ancienne mezzo-soprano de l’Opéra de Paris et qui travaillait avec l’orchestre dirigé par Dominique Fanal, l’Orchestre Sinfonietta de Paris, a dit à Fanal : « Vous savez, mon directeur écrit de la belle musique, vous devriez lui commander une pièce ». Peu auparavant, Henri Vachey, qui dirigeait le Jeune Orchestre Symphonique de Douai, m’avait commandé trois Chants pour orchestre. C’est là que Lyne Dourian a parlé de à Dominique Fanal, à l’issue d’un concert où elle avait chanté la IXe Symphonie de Beethoven : « Dominique, lui a-t-elle dit, vous devriez jouer les pièces pour orchestre de mon directeur », - « Ah, je veux bien mais je veux d’abord écouter. » Après écoute, et il me déclare : « Oui, je vais peut-être les jouer, mais j’ai mon violon solo à qui je voudrais faire jouer un concerto. Accepteriez-vous d’écrire un concerto pour lui ? » Va pour le concerto pour violon, qui a été joué à Saint-Germain-des-Prés.

B. S. : Ces commandes vous sont rémunérées, je présume.
J. V. : Vous plaisantez (éclat de rire). Dois-je apprécier la plaisanterie (rires) ? J’ai les droits d’auteur, c’est tout.

B. S. : Vous composez donc pour le plaisir ?
J. V. : Oui. Et cela me coûte même de l’argent. Souvent. Dans trois jours je me rends au Portugal pour écouter l’une de mes œuvres. Après le Concerto pour violon, Henri Vachey m’a commandé un Concerto de guitare qui n’a jamais été joué parce que la musique moderne fait fuir le public. Il préfère monter un Requiem de Mozart, car il est sûr de remplir les salles. Parallèlement, je dois reconnaître devoir beaucoup à Pierre-Alain Biget, l’un de mes anciens élèves, qui était professeur de flûte au conservatoire d’Orléans. Il m’a demandé pas mal de musique que je lui ai écrite et qu’il a toujours jouée. Je lui ai écrit un Concerto pour deux flûtes et orchestre à cordes qu’il interprète avec sa femme Arlette. Ils l’ont enregistré sous la direction de Jean-Marc Cochereau avec l’Orchestre Symphonique d’Orléans. Je lui ai aussi écrit Enluminures pour deux flûtes, basson et violoncelle, un Quintette pour quatre flûtes et harpe que je lui ai dédié à l’époque où j’étais encore directeur du Conservatoire de Boulogne, pièce qui ne me plaisait pas trop. Or, un jour il me dit : « Je donne bientôt un concert avec Sylvie Beltrando, nous pouvons reprendre ta pièce, si tu veux. Mais ce concert est sous l’égide de la Grèce. Alors, il te faut trouver un titre grec pour l’occasion. » J’ai remis le quintette sur le métier, apportant de petites corrections au premier mouvement, et réécrivant le finale entier. Ils m’ont joué cette seconde mouture avec Pierre-Yves Artaud parmi les flûtistes. Pour le titre, j’ai pris un dictionnaire, ouvrant la page Grèce où j’ai vu le mot Thessalie, d’où j’ai tiré le titre Suite thessalienne. « Suite thessalienne, ça te va ?, dis-je à Biget - Comme tu voudras ! » A la fin du concert, une jeune femme est venue me féliciter, me disant « Je suis d’origine grecque, et je suis justement de la Thessalie… » Pierre-Alain Biget, qui était à côté de moi, me sauve de l’embarras en me disant « Viens par-là, je crois qu’on t’appelle. » (Rires.)

B. S. : Vous semblez beaucoup vous consacrer aux instruments aigus. Pourquoi ?
J. V. : J’ai écrit pour Olivier Lentieul à la suite d’une opportunité qui se présentait à lui de jouer avec un trio pour alto et deux violons, car ils n’avaient pas violoncelle pour constituer un quatuor. Ils avaient quelques pièces pour ce type de formation, mais pas de quoi faire un programme entier. Lentieul m’a demandé si je pourrais lui écrire une pièce pour cet effectif afin de compléter son concert. Je lui ai donc écrit ce trio. A la même époque, un ancien élève de l’un de mes amis du conservatoire, le chef d’orchestre Jean-Sébastien Béraud, que je vois une fois tous les dix ans mais avec qui je suis resté en très termes, me téléphone - il a épousé une pianiste portugaise qui vit à Lisbonne -, Alberto Roque, qui dirige un ensemble d’instruments à vent à l’Ecole Supérieure de Musique de Lisbonne, m’invite à diriger son ensemble, me précisant : « Je voudrais organiser un concert de musique française. Pour instruments à vent, il y a les Fanfares liturgiques d’Henri Tomasi, qui font 15-20 minutes, je vais écrire une pièce, cela fera un autre quart d’heure, mais cela ne fait toujours pas un concert. Pourriez-vous écrire quelque chose d’au moins 10-15 minutes ? » - « Je n’ai rien sur mon pupitre en ce moment, allons-y. » Et c’est ainsi que j’ai composé les Lusitanies, et ma foi ça leur a plu. A la suite de quoi Alberto me dit : « J’aime beaucoup ce que vous faites, si vous écrivez de nouveau quelque chose, je vous joue la première note. » J’ai compris que cela voulait dire première audition, je lui ai donc écrit quelque chose, une Musique pour double quintette à vent et quatre cors que je lui ai envoyée. En retour, il me répond : « C’est programmé le 16 décembre 2013. On t’attend. » Parallèlement, une amie de ma fille Isabelle, une pianiste, accompagne souvent Philippe Cantor à qui ce que j’écris semble plaire. C’est ainsi que j’ai composé plusieurs cycles de mélodies, un sur des vers de Raymond Queneau, des anti-fables ZoologieSix poèmes de Victor HugoTrois poèmes de Guillaume ApollinaireTrois Fables de La Fontaine

B. S. : Et rien de tout cela n’est édité ?
J. V. : Le Concerto pour violon a été édité, chez Delatour, mais il n’a jamais été rejoué.

B. S. : Combien d’œuvres avez-vous composé ?
J. V. : Aucune idée.

B. S. : Où composez-vous ?
J. V. : Partout. A Paris, à la campagne, à la montagne dans le briançonnais. Mais surtout à Paris, en fait. A la campagne, je n’ai pas le temps. J’ai un petit clavier que je transporte partout, et un piano à queue Pleyel à la campagne.

Réformes

Bruno Serrou : Vous avez occupé votre premier poste de directeur de conservatoire en 1957. Vous étiez donc en activité lors de la réforme que Marcel Landowski a mise en place alors qu’il était directeur de la Musique d’André Malraux. Que pensez-vous de l’action de ce dernier ?
Jacques Veyrier : … La force de Landowski, et l’on ne peut que l’en féliciter et l’en remercier, est d’avoir à son époque réussi non seulement à faire prendre la musique au sérieux, beaucoup plus qu’elle ne l’était auparavant. Pour y parvenir, il s’est fait aider par des conseillers en communication, qui ont lancé des campagnes de publicités commerciales qui ont introduit la musique jusque dans les catalogues de la Redoute pour des vêtements présentés par des jeunes femmes jouant du violoncelle, rendant ainsi la musique plus présente dans la vie quotidienne. Il a réussi aussi à inclure la musique dans le process de régionalisation, à la faire prendre au sérieux et de permettre l’essor de grandes formations qui, sans lui, n’auraient pas eu droit de cité.

B. S. : D’aucuns lui reprochent d’avoir supprimé des orchestres pour constituer les phalanges régionales…
J. V. : En effet, à Lille, Cloves était aussi respectable que Casadesus ; à Strasbourg il y avait Louis Martin, qui était aussi respectable qu’Alain Lombard, etc. En revanche, si l’on descend un petit peu plus bas, - je ne vais pas nommer les chefs parce qu’ils sont morts, paix à leurs cendres -, ce n’était pas exemplaire partout. Tandis que maintenant il y a des villes, surtout dans le sud de la France, avec des orchestres prestigieux, alors qu’avant Landowski c’était n’importe quoi. Donc, selon les régions sa réforme n’a pas eu les mêmes effets.

B. S. : Vous évoquez le midi de la France. Dans la seule région PACA, il se trouve de nombreux orchestres : Avignon, Marseille, Toulon, Cannes, Nice…
J. V. : A Montpellier, Toulouse, Bordeaux, les orchestres sont excellents. Je suis en revanche assez critique à l’égard du baccalauréat F11. Je me suis accroché avec Landowski sur ce sujet. C’est-à-dire que je connaissais une fille assez formidable au BUES (Bureau universitaire des études statistiques), que je suis allé voir pour mon jeune beau-frère, qui avait besoin de conseils d’orientation. Quand j’ai eu les documents du bac F11 en main, j’ai parlé au téléphone avec ladite jeune femme et je lui ai demandé : « Qu’est-ce que ce truc ? ». Elle m’a répondu : « Attention, ce baccalauréat d’enseignement général est un bac technique qui prépare à un enseignement technique. Si vous voulez faire un BTS de soudeur ou quelque chose de ce genre, c’est parfait, mais pour une carrière artistique cela me paraît assez léger… » Le but de ce bac F11 était de donner une culture générale à des musiciens. Parce qu’il est vrai que, paradoxalement – ce qui est d’ailleurs toujours le cas – l’on donnait des Premiers Prix de trombone ou de saxophone à des gens qui, à cinquante ans près, ne savaient pas les dates de naissance et de mort de Stravinski et de Jean-Sébastien Bach. Cela dit, j’avais un camarade qui ne distinguait pas les époques de Charlemagne et de Victor Hugo, mais quand il faisait un do sur son cor donnait des frissons. Que demande-t-on à un musicien ? Il ne faut pas tout mélanger !

B. S. : La culture générale, si je ne m’abuse, était destinée à donner aux musiciens un certain bagage qui leur permette l’accès à l’université et de se débrouiller dans leur carrière…
J. V. : Ils ont eu le complexe de l’universitaire, c’est ça le drame. Mais on n’en a rien à faire. Est-ce que Bach ou Debussy savaient extraire une racine carrée ? Je n’en sais rien, et je ne veux même pas me poser la question. Cela ne m’intéresse pas !

B. S. : Pourtant, beaucoup de compositeurs qui se fondent sur les théories de l’architecture, des mathématiques, de la physique, de la philosophie…
J. V. : Oui, Xenakis…

B. S. : Bartók aussi, pour ne citer que lui…
Oui, mais tout cela est très théorique. On a fabulé là-dessus, le nombre d’or et tout ça, parce qu’on l’a trouvé dans le Mikrokosmos… Mais je me suis amusé à les mesurer à la règle à calcul afin de voir que, au rapport de un sur cinq ou je ne sais quoi, à tel endroit il se passe quelque chose. Oui, c’est vrai, Bartók l’a fait. Sauf que les quinze mesures en question, selon qu’elles sont jouées de telle façon ou orchestrées de telle autre ou composées d’une troisième, le résultat n’a pas du tout la même densité. Or, quand on voit un tableau avec des lignes, on peut faire un rapport entre elles parce qu’elles ont la même densité. Ce qui n’est pas forcément le cas de la musique. Alors, que le point d’appui se trouve à la quinzième ou à la seizième mesures, qu’est-ce qu’on en a à faire ?... En tant que compositeur, comme tout créateur artistique, le fait d’avoir une ligne directive, même sans rapport avec l’objet traité, oblige à une gymnastique de l’esprit, à une rigueur de conception. Mais par effets induits, pas en soi. Ce n’est pas parce que c’est la quatorzième mesure mais parce que l’on s’est obligé à faire quelque chose en quatorze mesures. On aurait tout aussi bien choisir arbitrairement la dix-septième ou la vingt-cinquième, ce qui nous aurait conduit à agencer le discours musical de sorte qu’il aboutisse à la dix-septième mesure. Le seul intérêt dans l’affaire est de contraindre l’imagination et le discours à fonctionner dans tel but avec telle échéance. Alors, que ce soit le nombre d’or ou n’importe quoi d’autre, qu’importe.

B. S. : Souvent, les compositeurs sont davantage liés aux mathématiques qu’à la littérature. Ligeti est plus scientifique, ne serait-ce que parce que son père voulait qu’il ne soit pas compositeur mais biologiste…
J. V. : Qu’un compositeur ait une formation mathématique et qu’il s’en serve, pourquoi pas. Ce qui est intéressant est que, lorsque l’on fait un tableau de la musique ou de n’importe quoi, il y ait une sorte de schéma directeur qui oblige à ne pas faire n’importe quoi. Autrement, la recette, franchement…

B. S. : Landowski s’est aussi occupé des conservatoires…
J. V. : Je n’ai jamais très bien compris ce qu’il faisait. Il faut dire que ne m’en suis pas occupé. Responsable d’un petit établissement, je n’étais pas dans le viseur, je pouvais donc faire à peu près ce que je voulais. A l’époque, c’était les méthodes actives, quelque chose de compliqué. D’abord, on a nommé une amie du général De Gaulle qu’il fallait absolument placer. Mais se je me souviens bien, les méthodes actives étaient fondées sur le folklore, etc., à l’imitation de la Méthode Orff en Allemagne, de celle de Kodaly en Hongrie, etc. On oubliait un tout petit détail, c’est que la musique et la musique folklorique font partie intégrante du quotidien, du tissu social de ces pays-là, tandis qu’en France on n’apprend même pas la Marseillaise. Ce qui est grave est que l’on n’apprend plus Sur le pont d’Avignon, ni Au clair de la lune, et moins encore J’ai descendu dans mon jardin… Tout cela est détruit. Ces chansons étaient déjà très rares, et on a complètement supprimé leur apprentissage. On l’a supprimé pour des raisons idéologiques mal assimilées. Et pourquoi ? Je vais faire ici de la politique, mais vraiment pour deux raisons : parce que l’indicatif de Radio-Paris, pendant l’Occupation, était une chanson populaire. Autrement dit, tout ce qui se raccrochait au folklore d’une façon ou d’une autre était jugé pétainiste, nationaliste. Alors, on veut la régionalisation, mais on ne veut pas être nationaliste… Là-dessus s’est greffée une insensibilité, et comme il y a toute une population qui n’est pas dans cette tradition, il ne fallait pas lui imposer nos traditions pour qu’elle ne sente pas exclue… On a tout mélangé. Alors, le multiculturalisme en bon français cela voulait dire « supprimons les fondements de notre culture pour que les immigrés ne se soient pas dépaysés ». C’est ainsi que non seulement nous n’avons plus notre musique, mais nous n’avons même plus ce qui aurait pu subsister de la musique africaine. L’authentique musique africaine, je suis preneur, l’authentique musique arabe aussi, l’indienne j’en suis friand, etc. Mais au nom du multiculturalisme, tout a été supprimé. Et après on va dire « Oh, les pauvres, ils n’ont plus de racines »… Evidemment, on a tout coupé ! Plus personne n’a de repères.
B. S. : Quel avenir voyez-vous pour la musique ?
J. V. : Je ne suis plus du tout l’actualité musicale. L’atonalisme, j’ai fait semblant d’y croire un moment, mais je n’y crois absolument pas. Techniquement, il y a une raison bien simple, c’est que la musique est construite sur la durée. Dans la musique tonale, nous avons des éléments qui permettent la tension et d’autres la détente. Ce dosage plus ou moins bien fait de tension et de détente donne une dimension temporelle. A partir du moment où nous supprimons cette dimension temporelle nous faisons quelque chose qui n’a aucune raison ni de commencer ni de finir. Avec les astuces et raffinements de l’écriture contemporaine, nous avons ce que nous s’appelons en langage de communication une saturation d’informations. L’exemple typique est que si vous voyez un panneau 30 km/h puis un deuxième avec un rappel clignotant, vous levez le pied de l’accélérateur. Si sur cent mètres vous avez le panneau 30 km/h puis le panneau travaux, suivi du panneau déviation, du panneau école, que retenez-vous ? Rien, vous continuez à avancer à 90 km/h.

B. S. : Soutenir que la tonalité est le fondement de la musique, c’est négliger les systèmes qui l’avaient précédée.
J. V. : La tonalité dans le sens classique du terme, disons de Purcell à Debussy, est un événement dans le grand contexte d’une musique polarisée mue par un système hiérarchisé. Que la hiérarchie soit celle du mode, celle de la tonalité, ou celle d’une modalité très élargie voire de la polytonalité, etc., l’éventail est très large. S’il est évident que le système tonal est extrêmement limité dans l’espace et dans le temps, il reste quand même un sous-chapitre du grand titre incontournable de la musique hiérarchisée, polarisée suscitant une structure.

B. S. : L’explosion du total chromatisme wagnérien a conduit à cet élargissement puis à cette explosion qui, au XXe siècle, a conduit au sérialisme, puis à l’école spectrale, etc.
J. V. : L’une des caractéristiques de la musique est l’ambiguïté. Plus une musique est riche, plus elle est riche de ses ambiguïtés. Ambiguïté sur le plan tonal parce que le prélude de Tristan est analysable selon plusieurs angles, toutes les modulations de Fauré jouent de cette ambiguïté, l’ambiguïté rythmique aussi, avec les juxtapositions de plusieurs métriques. Mais il faut que l’ambiguïté puisse se résoudre d’une façon ou d’une autre, car elle ne peut perdurer. Si la matière constitutive d’une œuvre musicale reste complètement ambiguë, l’audition reste en suspens. Mais il me faut avouer que je suis totalement insensible à l’expressionnisme allemand…

Propos recueillis par Bruno Serrou
Paris, lundi 9 décembre 2013

Claudio Abbado, le plus grand chef d’orchestre de sa génération, s’est éteint à l’âge de 80 ans

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Claudio Abbado (1933-2014). Photo : DR

L’immense chef d’orchestre italien Claudio Abbado est mort lundi 20 janvier 2014 à Bologne, à l’âge de 80 ans, des suites d’une longue maladie. Ancien directeur musical du Théâtre de la Scala de Milan de 1968 à 1986 et de l’Opéra d’Etat de Vienne de 1986 à 1991, chef de l’Orchestre Symphonique de Londres de 1979 à 1989 et de l’Orchestre Philharmonique de Berlin de 1989 à 2002, musicien d’une générosité extrême, il avait été nommé le 30 août 2013 sénateur à vie par le président italien Giorgio Napolitano.

Photo : DR

La carrière de Claudio Abbado a connu une ascension fulgurante. Né à Milan le 26 juin 1933, il a commencé ses études musicales dès l’âge de 8 ans, après avoir entendu à la Scala Fêtes de Debussy. Voulant devenir chef d'orchestre, il entre au Conservatoire Giuseppe où il étudie la direction d’orchestre, la composition et le piano jusqu’en 1955. En 1957, il se perfectionne à Vienne auprès de Hans Swarowsky et devient choriste, expérience qu’il jugera capitale pour la suite de sa vie de musicien. En 1958, il se voit attribuer le Prix Serge Koussevitzky à Tanglewood, et enseigne la musique de chambre au Conservatoire de Parme. En 1960, il fait ses débuts à la Scala de Milan. En 1963, il remporte le Concours Dimitri Mitropoulos, ce qui le conduit à faire ses débuts à l’Orchestre philharmonique de New York où il fait la connaissance de Leonard Bernstein. Il se détourne néanmoins des offres américaines, préférant l’invitation d’Herbert von Karajan à diriger l’Orchestre Philharmonique de Vienne au Festival de Salzbourg en 1965. En 1968, il y dirigera Le Barbier de Sévillede Rossini, et deviendra trois ans plus tard chef principal du célèbre orchestre autrichien.

Claudio Abbado et Martha Argerich. Photo : DR

Après y avoir dirigé en 1965 un premier opéra, Mort atomique de Giacomo Manzoni, Claudio Abbado devient en 1968 directeur de la musique de la Scala de Milan, poste qu’il occupe jusqu’en 1986, étant parallèlement directeur artistique de 1977 à 1979. Il y dirige non seulement le répertoire italien, mais ouvre aussi les programmations aux œuvres d’Alban Berg, ou encore de Modest Moussorgski, qu’il affectionne particulièrement. Il y travaille avec les grands metteurs en scène de son temps, Jean-Pierre Ponnelle, Andrei Tarkovski, et, surtout, Giorgio Strehler, alors directeur de la Piccola Scala. En 1986, il est nommé directeur musical de l’Opéra d’Etat de Vienne, où il se distingue jusqu’en 1991 par des productions inoubliables de Boris Godounov et de la Khovantschinade Moussorgski, de Fierrabras de Schubert, d’Il viaggio a Reims de Rossini, de Wozzeck de Berg, de Lohengrin de Wagner, ou encore de Pelléas et Mélisande de Debussy, toutes productions disponibles au disque et, pour certaines d’entre elles, sur supports vidéo. Parallèlement, il occupe les fonctions de chef principal de l’Orchestre Symphonique de Londres, de 1979 à 1989, et de chef invité de l’Orchestre Symphonique de Chicago, deux phalanges avec lesquelles il enregistre à partir de 1967 de nombreux disques pour les label Deutsche Grammophon et Decca, et, à Berlin, pour Sony Classical.

Photo : DR

Sa carrière connaît un véritable tournant en 1989, lorsque les musiciens du prestigieux Orchestre Philharmonique de Berlin l’élisent à leur tête pour succéder à Herbert von Karajan. Il demeure à la tête de la somptueuse phalange jusqu’en 2002. En 2000, les médecins diagnostiquent un cancer de l’estomac, mais Claudio Abbado n’en poursuit pas moins son activité. En 2003, il reconstitue l’Orchestre du Festival de Lucerne, et dirige l’Orchestre Mozart, à Bologne. Mais son état de santé le pousse, depuis quelques temps, à annuler la plupart de ses engagements. Le 30 août 2013, le président italien Giorgio Napolitano le nommait sénateur italien à vie.

Claudio Abbado aux côtés de Daniel Barenboïm et Maurizio Pollini à la Scala de Milan. Photo : DR

Proche du compositeur Luigi Nono et du pianiste Maurizio Pollini avec qui il partageait à la fois les vues artistiques et les engagements politiques communistes (à l'italienne), Claudio Abbado a collaboré avec un nombre considérable de grands artistes. Avec ses amis, il organise des répétitions publiques à la Scala, donne des concerts dans les usines et les écoles, fonde à Reggio nell’Emilia l’atelier Musica-Realta avec le soutien du Parti communiste italien, passe des commandes à de jeunes compositeurs.

Claudio Abbado, Luigi Nono et Maurizio Pollini. Photo : DR

Claudio Abbado restera également dans les annales comme l’un des plus grands fondateurs d’orchestres et formateurs de musiciens d’orchestre. En 1982, il crée l’Orchestre Philharmonique de la Scala, en 1977 l’Orchestre des Jeunes de la Communauté Européenne, qu’il dirige jusqu’en 1990, en 1986 l’Orchestre des Jeunes Gustav Mahler constitué d’instrumentistes européens recrutés à l’extérieur de l’Union Européenne, en 1997 le Mahler Chamber Orchestra, en 2003 l’Orchestre du Festival de Lucerne qui réunit les chefs de pupitres des grands orchestres internationaux, en 2004 le Mozart Orchestra de Bologne, formation d’instruments anciens dont la dissolution vient tout juste d’être annoncée pour raison financière… Il est également à l’origine des Festivals Wien Modern, en 1988, et, avec la violoncelliste Natalia Gutman, les Berliner Begegnugen, en 1992. En 1991, il crée à Vienne un concours international de composition.

Claudio et l'Orchestre du Festival de Lucerne. Photo : DR

Chef particulièrement estimé des musiciens, il était un accompagnateur attentif à ses solistes, qu’ils soient chanteurs ou instrumentistes. Son respect constant du texte qui donnait néanmoins à l'écoute une impression de totale liberté, son extrême sensibilité, son intelligence et sa culture hors du commun, ses programmations particulièrement réfléchies, sa profonde musicalité, l’impressionnante étendue de son répertoire, qui court de Monteverdi à Boulez, son influence sur la nouvelle génération de ses confrères, font de Claudio Abbado l’un des plus grands chefs d'orchestre de l’histoire. Sa personnalité attachante, son élégance naturelle qui irradiait jusqu'à sa gestique, et son ouverture d’esprit se retrouvent dans ses interprétations marquées par une intensité et une tension dramatique inouïes.


Parmi ses nombreux disques, tous plus indispensables les uns que les autres, il convient d’écouter ses enregistrements des œuvres d’Alban Berg, ses Debussy, sa seconde intégrale des symphonies de Mahler, son Fidelio de Beethoven, son intégrale des symphonies et œuvres chorales avec orchestre de Brahms, sa IXeSymphonie de Bruckner, sa Sinfoniettade Janacek, les concertos pour piano de Mozart qu’il enregistra avec Friedrich Gulda dont il avait été l'élève au Mozarteum de Salzbourg dans les années 1950, tous ses Moussorgski, Fierrabras de Schubert, son Daphnis et Chloé de Ravel, ses Rossini, ses Stravinski, ses Scène du Faust deGoethe de Schumann, ses recueils de musique contemporaine enregistré dans le cadre de Wien Modern, ses Macbeth, Simon Boccanegra, Falstaffet Missa da Requiem de Verdi, son Lohengrin de Wagner…


Le 26 juin 2013, à l’occasion de ses 80 ans, j’ai publié sur ce blog une interview qu’il m’avait accordée en août 1995 alors qu’il animait des master classes d’orchestre sous l’égide de la Cité de la Musique. Voici le lien :



Bruno Serrou

Deux concerts de la 6e Biennale de quatuor à cordes de la Cité de la musique : le Quatuor Voce et le Quatuor Arditti

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Paris, Amphithéâtre de la Cité de la Musique, samedi 18 janvier et mardi 21 janvier 2014

Quatuor Ysaÿe. Photo : DR

Depuis samedi, la Cité de la Musique accueille la VIe Biennale de quatuors à cordes, qui propose dix-sept concerts jusqu’au 30 janvier, avec des ramifications pédagogiques jusqu’au 30 juin. Cette édition de la biennale sera le cadre le 24 janvier du concert d’adieu à Paris, après un riche parcours artistique de trente ans du remarquable Quatuor Ysaÿe, qui a lui-même formé nombre de jeunes quatuors à cordes parmi les meilleurs.

Quatuor Voce. Photo : DR

Le Quatuor Voce et Bruno Mantovani

C’est d’ailleurs à l’un des ensembles qu’il a formés, le Quatuor Voce, qu’a été confié le deuxième des trois concerts de samedi 18 janvier donné dans un Amphithéâtre comble. Fondé voilà dix ans, lauréat de nombreux concours internationaux, Genève, Crémone, Vienne, Bordeaux, Graz, Londres et Reggio Emilia, l’ensemble s’adonne au grand répertoire classico-romantique, à la musique du XXe siècle et à la création, avec des œuvres de Nicolas Bacri, Gianvincenzo Cresta, Graciane Finzi, Alexandros Markéas, Zad Moultaka, Christophe Looten, etc. Entre deux chefs-d’œuvre du classicisme, le Quatuor à cordes n° 14 ensol majeur KV. 387, et le second des Razoumovski de Beethoven, le Quatuor à cordes n° 8 en mi mineurop. 59/2, les quatre musiciens ont présenté en création mondiale le Quatuor à cordes n° 2 de Bruno Mantovani. Composée en 2013 à la suite d’une commande de la Cité de la Musique, de la Kölnmusik et de la Philharmonie de Luxembourg, cette œuvre de vingt-cinq minutes débute dans le haut du spectre des quatre instruments, et s’avère d’une tension continue, suscitant un jeu d’archet d’une nervosité extrême. 

Bruno Mantovani (né en 1974). Photo : DR

Ce deuxième quatuor à cordes de Bruno Mantovani requiert également de la part des instrumentistes une grande précision des archets avec ses poussés décalés et les enchaînements de sons fondus passant entre les quatre pupitres et si fusionnés parfois que l’on n'en différencie pas toujours les instruments. A la systématisation de la décomposition pendant la première partie répond une seconde période qui conduit jusqu’à la fin de l’œuvre à plus de lyrisme au travers d'une écriture qui tend au classicisme. Le Quatuor Voce a joué cette partition avec la même générosité que dans Mozart et dans Beethoven. L’interprétation du quatuor du maître de Bonn, malgré quelques notes un rien attaquées trop en dessous sur la chanterelle du premier violon, s’est avérée poétique, dense, vigoureuse, voire emportée dans les moments les plus vifs, tout en exaltant de chaudes sonorités le tout transcendé par un évident plaisir de jouer.

Quatuor à cordes Arditti. Photo : DR

Le Quatuor Arditti, Philippe Manoury et Pascal Dusapin

Après un premier concert donné en fin d’après-midi par le Cuarteto Casals consacré à Webern, Mozart et Chostakovitch, la Cité de la Musique a accueilli le Quatuor Arditti pour une soirée de créations, avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France. En prélude du concert, Laurent Bayle, directeur de la Cité de la Musique, de la Salle Pleyel et de la future Philharmonie, a prononcé avec émotion un éloge funèbre de Claudio Abbado, mort la veille, qui avait de nombreux projets à Paris, parmi lesquels celui de participer aux festivités d’inauguration de la Philharmonie de Paris en 2015…

Réunissant des pièces de Philippe Manoury et de Pascal Dusapin, le programme est apparu très instructif, car il offrait l’occasion de mettre en regard deux compositeurs à la forte personnalité que l’on peut considérer sans être négatifs à leur égard comme institutionnels, chacun à leur façon.

Philippe Manoury (né en 1952). Photo : DR

C’est seul que le Quatuor Arditti a commencé la soirée, avec une œuvre de Philippe Manoury, sans électronique, qu’il a créé à Monte-Carlo le 22 mars 2013. Commande de SO.GE.DA et du Printemps des Arts de Monte-Carlo, dédié à la mémoire d’Emmanuel Nunes, titré Melencolia, le troisième quatuor à cordes après Strigendo en 2010 et Tensio en 2010-2012, est à la dimension de la personnalité éruptive du compositeur portugais mort le 2 septembre 2012, frénétique et fébrile, entrecoupée de superbes moments d’émotion et de méditation. L’électronique est omniprésente sans être pour autant de la partie. L’œuvre, qui tire son origine de la gravure éponyme d’Albrecht Dürer d’où Manoury exploite deux éléments, l’orthographe Melencoliaet le carré magique d’où émane le chiffre 34 quel que soit le sens de la lecture, est lardée de séquences d’une tension inouïe exaltées par la fureur des archets qui, pendant près de trois-quarts d’heure, emporte l’auditeur à la frange de la folie. Les plans, clairement répartis en quatre mouvements enchaînés, avec traits secs et violents dans la première partie, repris dans la deuxième et dans la conclusion, douloureux et recueilli dans la troisième, sont ponctués de crotales joués à tour de rôle ou simultanément par les quartettistes, donnent certes luminosité et résonance à cette œuvre déchirée et déchirante mais leur usage apparaît trop systématique.

Pascal Dusapin (né en 1955). Photo : DR

Pour son sixième quatuor à cordes, Pascal Dusapin a pris le parti d’une œuvre concertante où les quatre archets dialoguent où se disputent avec une formation Mozart sans timbales mais avec harpe. Titrée Quatuor VI Hinterland - Hapax pour quatuor à cordes et orchestre, l’œuvre associe les membres du quatuor à un orchestre constitué de trente cordes (neuf premiers violons, sept seconds, cinq altos, cinq violoncelles, quatre contrebasses), dix instruments à vent (deux flûtes (aussi piccolo), deux hautbois (aussi cor anglais), deux clarinettes (aussi clarinette basse), deux bassons, deux cors) et harpe. Composée en 2009, créée le 28 avril 2010 dans le cadre du Festival de Lucerne par le Quatuor Arditti et l’Orchestre du Festival de Lucerne dirigé par Jonathan Nott, la partition porte deux titres, le premier, Hinterland, suggère un paysage décrit dans la pièce de Liza Beamish, le second, hapax, désigne en rhétorique un mot qui n’a qu’une seule occurrence dans la littérature. Exposé de belle façon par le Quatuor Arditti, le matériau de l’œuvre, clair et lyrique, est repris, élargi et catapulté par l’orchestre. La matière harmonique est plutôt simple, et le geste assez répétitif, avec ces va-et-vient énergiques et incessants de traits d’archet à l’orchestre. Les solos du quatuor sont vifs, tranchés et souvent techniques, et il émane de l’œuvre de séduisants passages, comme l’intervention du premier violoncelle de l’orchestre (Nadine Pierre) dialoguant avec le violoncelle du quatuor (Lucas Fels), les doublures de bois, qui instillent coloration et sensualité, et de cordes.

Pascal Rophé. Photo : DR

Entre les quatuors de Manoury et de Dusapin, une page pour orchestre à cordes de ce dernier, Khôra. Commande de Radio France conçue pour soixante instruments à cordes en 1993, cette œuvre a été revue en 1997 pour une formation réduite de moitié (neuf premiers violons, sept seconds, cinq altos, cinq violoncelles, quatre contrebasses) en vue d’un concert de l’Orchestra della Toscana dirigé par Luca Pfaff donné à Strasbourg le 28 septembre 1997 dans le cadre du Festival Musica. Les effectifs jouent divisi, à l’instar des Métamorphosespour vingt-sept cordes de Richard Strauss, mais l’œuvre évolue différemment, avec son mouvement tournoyant et ses couleurs feutrées des plus séduisantes. A l’instar du premier pupitre des premiers violons de l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé avec conviction par Pascal Rophé, occupé par deux jeunes femmes à l'opulente chevelure (Hélène Collerette et Virginie Buscail) agrémentée de mêmes fleurs rouges…


Bruno Serrou

A l’Opéra du Rhin, un Fliegende Holländer à écouter

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Strasbourg, Opéra national du Rhin, mardi 28 janvier 2014

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Jason Howard (le Hollandais). Photo : (c) Alain Kaiser, DR

Quatrième partition scénique de Richard Wagner, composée en 1843, Der fliegende Holländer est le premier des dix opéras du maître saxon à avoir été jugé digne par ses descendants d’accéder à la scène du Festspielhaus de Bayreuth. Sa durée, comparable au seul Or du Rhin dans la création wagnérienne qui, comme le prologue du Ring des Nibelungen, est aussi donné sans entracte, et sa structure traditionnelle qui laisse déjà percevoir la révolution formelle de Wagner, ainsi qu’un certain nombre de ses grands thèmes, comme l’errance, le sacrifice, la rédemption par l’amour.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Jason Howard (le Hollandais), Gijs Van der Linden (le Timonier), Kristinn Sigmundsson (Daland). Photo : (c) Alain Kaiser, DR

Quatre mois après l’extraordinaire interprétation concertante du chef canadien Yannick Nézet-Séguin au Théâtre des Champs-Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/09/yannick-nezet-seguin-evgeny-nikitin.html), il convient de saluer la prestation du slovène Marko Letonja dans la fosse de l’Opéra de Strasbourg (2) avec des musiciens de l’Orchestre strasbourgeois plus homogènes qu’ailleurs bien que moins aguerris que leurs collègues de l’Orchestre de Rotterdam. Les tempêtes instrumentales, impressionnantes, ont instillé une force dramatique conquérante, portant l’œuvre à ébullition, au risque d’affecter les moments de poésie que recèle la partition. Si Jason Howard n’a pas la vaillance de son confrère russe Evgeny Nikitin, l’on retrouve chez le baryton gallois l’être noble à la personnalité complexe qui fit de lui un impressionnant Wotan dans ce même Opéra de Strasbourg dans la brillante mise en scène de David McVicar en 2007-2009. A ses côtés, la Senta toute en bravoure et en générosité de Ricarda Merbeth, et le cupide Daland de Kristinn Sigmundsson non dénué d’humanité, tandis que Thomas Blondelle campe un ardent Erik, et Eve-Maud Hubeaux une Mary au timbre de velours.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Jason Howard (le Hollandais), Ricarda Merbeth (Senta). Photo : (c) Alain Kaiser, DR

Côté mise en scène, de vaisseau, l’on n’en est pas question. Seule la mer en renvoie l’allusion. Daland est un commerçant ayant pignon sur rue, l’imposante enseigne à son nom de son magasin écrase les protagonistes les deux derniers actes durant. L’action sent les embruns, la tempête et l’iode, mais le Hollandais vient de nulle part, tandis que ses matelots sont confinés dans un ascenseur en plexiglas, où ils sont longuement entassés. Fondant dans un même bloc costumes et accessoires années quarante et cinquante, se dispersant dans un décor unique fait de poutrelles et de niches conçu par Raimund Bauer (décor) et Andrea Schmidt-Futterer (costumes), tous deux signataires par ailleurs de la scénographie kitsch de la Fanciulla del West actuellement présentée à l’Opéra de Paris, le metteur en scène berlinois Nicolas Brieger se tient systématiquement à l’écart de l’esprit de Heinrich Heine qui a inspiré le compositeur au même titre que du mythe du juif errant pour plonger une fois de plus dans une production d’un opéra wagnérien, à l’instar de trop de ses compatriotes allemands de sa génération, dans la période nazisme et la Shoa. Des incohérences ponctuent l’action, comme l’arrivée du Hollandais une valise en carton à la main semblant sortir d’un train misérable, et, plus troublant encore, la scène des fileuses qui, au lieu de rouets, poussent en cadence de façon caricaturale telles des nurses de pacotille des landaus plus ou moins sortis de chez Mary Poppins...


Bruno Serrou

Marc Minkowski, prince de Salzbourg

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Salzbourg, Mozartwoche, Haus für Mozart, Stiftung Mozarteum Grosse Saal, jeudi 23 et vendredi 24 janvier 2014

Christoph Willibald Ritter von Gluck (1714-1787), Orfeo ed Euridice. Bejun Mehta (Orfeo), Uli Kirsch (la Mort), Camilla Tilling (Euridice), Ana Quintans (Amour). Photo : (c) Matthias Baus, DR

Des villes-festivals, Salzbourg est la capitale. Pas une saison sans. Le succès de la manifestation estivale née en 1924 de l’initiative de Max Reinhardt, Hugo von Hofmannsthal et Richard Strauss, a donné des ailes à la cité-archevêché, qui surfe sur la vague du triomphe post-mortem du « divin Mozart ». Ainsi se succèdent un festival d’automne, un festival de Pâques un autre de Pentecôte...

Marc Minkowski et Matthias Schulz. Photo : (c) Bruno Serrou, DR

Pour ce qui concerne la saison d’hiver, une manifestation concentrée sur une semaine, la Mozartwoche (Semaine Mozart), est née en 1956, année du bicentenaire de la naissance du plus célèbre des Salzbourgeois. Mais, à la différence des autres rendez-vous festivaliers, celui-ci est placé sous l’égide du Mozarteum de Salzbourg créée en 1841 sur la volonté de la veuve de Mozart, Constance. Aujourd’hui placée sous la direction de Matthias Schulz, les missions de la fondation sont la recherche, la collecte et la sauvegarde des archives Mozart, ainsi que la diffusion (1), la transmission de la tradition mozartienne par son le biais de son orchestre et, surtout, son université fréquentée aujourd’hui par cinq mille étudiants venant du monde entier.

Mozarteum de Salzbourg. Photo : (c) Bruno Serrou, DR

C’est donc sous la tutelle du Mozarteum que la Semaine Mozart a été lancée et confiée en 2013 à un chef d’orchestre français, Marc Minkowski, dont le mandat vient d’être prolongé jusqu’en 2017. « Centrée sur Mozart et son temps, dit Minkowski, notre Semaine se place dans la tradition salzbourgeoise en invitant de grands solistes, de grands chefs ainsi que l’Orchestre Philharmonique de vienne, phalange particulièrement attachée au renom de Salzbourg, éléments indispensables pour attirer le public à Salzbourg en hiver. Mais nous tenons aussi à accueillir de jeunes artistes, comme Marianne Crebassa, qui a fait l’unanimité l’an dernier dans Lucio Silla de Mozart. Le public l’a adorée, et sa prestation lui a valu un engagement au prochain festival d’été dans la création d’un opéra de Marc-André Dalbavie, Charlotte Salomon, sur un livret de Barbara Honigmann. En 2015, elle sera ici au côté d’un jeune ténor français exceptionnel, Stanislas de Barbeyrac, dans Davide Penitente de Mozart que je dirigerai entouré des chevaux de Bartabas, qui mettra l’œuvre en scène dans le Manège des rochers. »

Salzbourg, Haus für Mozart, la troupe de l'Orfeo ed Euridice de Gluck. Photo : (c) Bruno Serrou, DR

Réputé comme chef baroque et classique d’orchestres d’instruments anciens, Minkowski est chez lui, à Salzbourg. Tout le monde le connaît, et il aime à discuter avec ceux qui l’approchent, où qu’il se trouve. Au Mozarteum, il se plaît à programmer des œuvres jouées sur les instruments de Mozart, qu’il confie à de grands interprètes. Ce qui plaît au public huppé qui suit toutes les manifestations salzbourgeoises, vient de Munich et de Vienne mais aussi d'Italie, d’Angleterre, de France.

Salzbourg. Photo : (c) Bruno Serrou, DR

C’est dans la superbe salle Haus für Mozart de l’ancien palais du Festival, centre d’activité de la Semaine Mozart, que s’est ouverte l’édition 2014, qui aura compté trente et un concerts. Au programme, un opéra non pas de Mozart mais de son contemporain et compatriote le chevalier Gluck, Orfeo ed Euridice. C’est avec cette production qu’ont été lancées les festivités internationales du tricentenaire de la naissance de Gluck (1714-1787). Minkowski a choisi la version originelle en italien créée au Burgtheater de Vienne le 5 octobre 1762 sur un livret de Ranieri de’ Calzabigi. A la tête de ses Musiciens du Louvre-Grenoble jouant sur instruments d’époque, enrichis de membres de l’Orchestre du Mozarteum, il a confié le rôle d’Orphée à un contre-ténor. Et quel contre-ténor : l’éblouissant Bejun Mehta, qui, de sa voix ensoleillée, malléable, puissante et dramatique, a magnifié cette tragédie qui a été le cadre de la première collaboration de Minkowski et Yvan A. Alexandre, journaliste qui signant pour l’occasion sa quatrième mise en scène après Rodelinda en 2007, Hippolyteet Aricie en 2009 et Le Cid en 2010. 

Christoph Willibald Ritter von Gluck (1714-1787), Orfeo ed Euridice. Bejun Mehta (Orfeo). Photo : (c) Matthias Baus, DR

Alexandre s’est assuré la participation du scénographe d’Olivier Py, Pierre-André Weitz, qui a réalisé pour l’occasion un décor simple et efficace, remarquablement mis en relief par les lumières de Bertrand Killy, permettant le déploiement des divers plans de l’action avec naturel : les alvéoles noires de chaque côté de la scène, la robe de bal blanche qui enserre au début les deux protagonistes amoureux avant de se déchirer pour laisser percer le sang affleurant au flanc d’Orphée, tandis qu’Euridice choit inanimée avant d’être déposée sur une longue desserte noire, Orphée arrachera Eurydice au royaume des Ombres sur une projection de silhouettes portée sur un gigantesque vélin placé sur le proscenium, le harpiste concluant seul la tragédie dans un rai de lumière cramoisie... Il résulte du tout un spectacle élégant et équilibré, qui confirme combien Minkowski a d’affinité avec Gluck, entouré d’une distribution sans faille, l’élégante et svelte Euridice de Camilla Tilling au corps de ballerine, l’Amour angélique et brûlant d’Ana Kirsch, dont la prestation a été enluminée par le somptueux Chœur Bach de Salzbourg, tous portés par la direction ardente et tranchée de Minkowski.

Salzbourg, Haus für Mozart. Photo : (c) Bruno Serrou, DR

Côté concerts, celui offert dans la matinée par András Schiff dirigeant du piano la Cappella Andrea Barca constitué d’instrumentistes des grands orchestres autrichiens, dans le Concerto n° 15 en si bémol majeur pourpiano et orchestre KV. 450 de Mozart joué avec chaleur par le pianiste chef d’orchestre hongrois sur un Bechstein aux sonorités feutrées enjolivées par l’acoustique veloutée de la Grande Salle de la Fondation du Mozarteum. En soirée, René Jacobs, le Freiburger Barockorchester et le RIAS Kammerchor enchantait le nombreux public de la Haus für Mozart avec une remarquable interprétation de l’oratorio de Carl Philipp Emanuel Bach, le « Bach de Hambourg », Die Auferstehung und Himmelfahrt Jesu (LaRésurrection et l’Ascension de Jésus) Wq 240 - H 777 créé le dimanche de Pâques 1774, révisé en 1778 et 1780, mais donné dans l’arrangement de Mozart datant sans doute de 1788. Sous la direction sensible et poétique de Jacobs, l’œuvre     a imposé sa spiritualité et ses beautés, l’ensemble orchestral brillant par sa précision et ses sonorités fruitées, à l’instar du Chœur de Chambre du RIAS de Berlin, d’une homogénéité et d’une onctuosité extraordinaire, et de solides solistes, particulièrement le remarquable baryton hongrois Michael Nagy.

Bruno Serrou

1) Le Mozarteum de Salzbourg lance une collection de CD de ses archives sonores avec Sándor Vegh, Wilhelm Backhaus, Bernhard Paumgartner, le violon et le pianoforte de Mozart (4CD Belvedere distribution Harmonia Mundi)

Mort d’un défricheur de grand talent, le chef allemand Gerd Albrecht

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Gerd Albrecht (1935-2014).Photo : DR

Le chef d’orchestre allemand Gerd Albrecht est mort à Berlin dimanche 2 février à l’âge de 78 ans des suites d’une longue maladie. Célébré par les discophiles pour ses enregistrements d’œuvres rares, ce fin connaisseur du répertoire tchèque et ardent défenseur de la musique contemporaine a commencé sa carrière dans la fosse des théâtres lyriques allemands. A 27 ans, il devient à Lübeck le plus jeune Generaldirektor d’Allemagne. Suivront la Deutsche Oper de Berlin (1972-1976), l’Orchestre de la Tonhalle de Zürich (1975-1980). De 1988 à 1997, il cumule les fonctions de chef d’orchestre et de directeur de l’Opéra à Hambourg.

Né le 19 juillet 1935 à Essen, fils du musicologue Hans Albrecht, Gerd Albrecht remporte en 1957 le Premier Prix du Concours de Chefs d’orchestre de Besançon, ville où il sera nommé en 2012 directeur musical du Festival international de Musique et président du jury du Concours de chefs d’orchestre organisé en 2013.

En 1991, Gerd Albrecht devient directeur musical de la prestigieuse Philharmonie tchèque dont il devient est le premier chef titulaire étranger. Après deux ans de crises et de polémiques au sein de la phalange centenaire, et de cabales politiques et nationalistes à Prague sur fond de tension dans les relations tchéco-allemandes, à propos notamment des Sudètes, Albrecht démissionne en février 1996, un mois après le concert du centenaire de l’orchestre.Il faut dire que le chef n’a pas cherché à arranger les relations avec le gouvernement tchèque en refusant de participer à un concert au Vatican lors de l’établissement des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et l’Etat d’Israël, ce qui froissa profondément le président Vaclav Havel. Albrecht envenima les choses en déclarant dans la presse allemande qu’il était le « bouc-émissaire de trois siècles de domination des Habsbourg en Bohême, de l’occupation nazie et de la participation de la RDA à la répression du printemps de Prague en 1968 ». Pourtant, en 2004, il retrouvait la Philharmonie tchèque dans le cadre du Festival de Salzbourg, avant de l’emmener en tournée en Amérique du Sud en 2006. De 1997 à 2007, il est premier chef d’orchestre du Yomiuri Nippon Symphony Orchestra et, de 2000 à 2004, de l’Orchestre Symphonique de la Radio danoise à Copenhague.

Gerd Albrecht était un fervent défenseur de la musique contemporaine, dirigeant de nombreuses créations, parmi lesquelles des œuvres de Harrison Birtwistle à Alfred Schnittke en passant par Sofia Gubaïdulina, Hans Werner Henze, Helmut Lachenmann, Aribert Reimann, Wolfgang Rihm, et, surtout, Krzysztof Penderecki et György Ligeti. Il a notamment créé plusieurs opéras majeurs du dernier demi-siècle, comme Lear de Reimann, La conquête du Mexique de Rihm et La petite fille aux allumettes de Lachenmann. Il s’est également attaché aux oubliés de l’histoire, comme Viktor Ullmann, disparu à Auschwitz, Louis Spohr, ZdeněkFibich, Ferruccio Busoni, Franz Schreker, Alexandre Zemlinsky, Erwin Schulhoff, Ernst Krenek, Paul Hindemith.

Il a également été un fervent et fin vulgarisateur de la musique classique auprès des jeunes, ouvrant un musée du son à Hambourg, écrivant plusieurs livres pour les enfants, participant à plus d’une cinquantaine de films pour la télévision et initiant divers supports sonores destinés aux jeunes auditoires. Il avait aussi lancé un bus musical pour diffuser la musique dans les écoles allemandes. En 1989, il a créé la Fondation pour les jeunesses musicales de Hambourg (Hamburger Jugendmusikstiftung) dont le but était la promotion de jeunes musiciens.

Parmi sa riche discographie, retenons les Concertos pour piano et pour violoncelle de Schumann avec Bruno Leonardo Gelber et Jacqueline Du Pré (Audite), Karl V de Krenek (Orfeo), les Symphonies n° 1 et n° 2 d’Ullmann (Glossa), Gogo No Eiko de Henze (Orfeo), Meurtre, espoir des femmes, Cardillac, SanctaSusanna et Mathis le Peintre de Hindemith (Wergo), la Symphonie n° 3 de Fibich (Orfeo), Lear (DG) et le Requiem (EMI) de Reimann, Armida, le Diable et Catherine et Svata Ludmilla de Dvorak (Orfeo), le Triptyque de Puccini (Orfeo), Jessonda de Spohr (Orfeo), Olympia de Spontini (Orfeo), Inns Offene de Rihm (Col legno), Turandot et Arlecchino de Busoni (Capriccio), la Symphonie n° 7 de Pettersson (Cpo), Massimilla Doni et Pantheliseade Schoeck (Koch-Schwann), Le Corregidorde Wolf (Koch-Schwann), le RoiCandaule, la Symphonische Gesang et Der Traumgorge de Zemlinsky (Capriccio), Der ferne Klang, DerSchatzgraber et Die Gezeichneten de Schreker (Capriccio), les Concertos pour violon de Mendelssohn-Bartholdy avec Frank Peter Zimmermann (EMI), Wozzeck et Die Soldaten de Gurlitt (Capriccio)…


Bruno Serrou

Ingo Metzmacher et Dieter Dorn poursuivent à Genève leur Ring de Wagner avec un épique Siegfried

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Genève, Grand Théâtre, jeudi 30 janvier 2014

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte III. John Daszak (Siegfried), Petra Lang (Brünnhilde). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Près d’un an après le prologue (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/03/avec-un-das-rheingold-onirique-ingo.html), et deux mois après la première journée (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/11/ingo-metzmacher-et-dieter-dorn-donnent.html), le Grand Théâtre de Genève présente ce mois-ci la deuxième journée du Ring de Richard Wagner, Siegfried dans la nouvelle production d’Ingo Metzmacher et Dieter Dorn. A l’instar des deux premiers volets, le troisième débute avant que l’ouvrage ne commence, avec les Nornes qui dévident le fil de la destinée tandis que Wotan hante l’espace, lance à la main, devant les immenses appendices du dragon Fafner dont certains évoquent les arbres de la forêt profonde qui protège l’antre du monstre et le refuge du nain Mime installé au premier acte dans une même perspective.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte I. Tomas Tomasson (le Voyageur). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Dans Siegfried, Dieter Dorn et son scénographe Jürgen Rose peuvent laisser libre cours à leur talent et à leur imaginaire, en associant l’esprit commedia dell’arte qui s’était clairement exprimé dans Das Rheingold, au fantastique et à l’onirique, avec l’ours, les oiseaux de la forêt, et à l’épopée. L’action se développe dans sa continuité, Wotan, en deus ex machina, commandant le déploiement du décor au premier acte, tandis que le fil de la destinée des Nornes restera au sol jusqu’à la fin de l'opéra. Dieter Dorn exploite la totalité de l’espace circonscrit par le cadre de scène peint en noir, tandis que les dessous du plateau délimitent la caverne de Mime, tandis que les tentacules du dragon deviennent les arbres d’une forêt vivante, troncs et branches cachant plus ou moins leurs manipulateurs, tandis que d’autres animent des oiseaux portés à bout de perches, l’Oiseau de la forêt au plumage rouge étant quant à lui manœuvré par la canttrice vêtue de collant et cagoule noirs, la lumineuse Regula Mühlemann. 

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte I. Tomas Tomasson (le Voyageur), John Daszak (Siegfried), Andreas Conrad (Mime). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Au début de ce même deuxième acte, l’on ne peut s’empêcher de penser à quelques Ring mémoriaux des années 1976-1980 réalisés par Patrice Chéreau heureusement sauvegardés par le DVD, avec Alberich et Wotan errant puis s’affrontent dans la forêt, dans les parages de l’antre de Fafner en attendant l’arrivée de Siegfried et du nain, alors qu'au troisième acte Erda s’enroule autour de la lance de Wotan. Autre référence, plus inattendue celle-là, le Voyage dans la lune de Méliès au moment de l’apparition du visage de Fafner qui adopte la forme d’une pleine lune. Le troisième acte s’ouvre sur un espace nu, au centre duquel Wotan réveille Erda, un espace délimité par des cloisons devant lesquelles le maître des dieux fera mine de chercher à retenir son petit-fils qui entend partir à la conquête du rocher où repose Brünnhilde, après qu’il eut franchi la barre de feu symbolisée par un rideau couleur flammes disposé en arc. Une fois le voile franchi, l’on retrouve le lieu désert du troisième acte de Die Walküre au centre duquel est planté le rocher de Brünnhilde enluminé par un soleil rayonnant. De belles images au service d’une direction d’acteurs au cordeau fruit d’une conception intègre et ingénieuse de la deuxième journée du Ring.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte II. John Lundgren (Alberich), Tomas Tomasson (le Voyageur). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Plus tendue et dramatique que dans Die Walküre, la conception d’Ingo Metzmacher, fluide et aérée, est en adéquation avec celle de Dieter Dorn. Evitant la grandiloquence mais dirigeant sans traîner mû par une énergie conquérante, le chef allemand donne à la partition de Wagner une dynamique générale alerte et brûlante. Ce qui a pour corolaire la mise à nu de défaillances des pupitres des vents de l’Orchestre de la Suisse romande, plus particulièrement des cuivres dont la prestation s’avère cependant moins perturbante que dans Die Walküre. Allégeant néanmoins les textures de son orchestre, le chef allemand permet aux chanteurs de s’exprimer sans forcer, les grandes voix ne faisant guère florès sur le plateau.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte II. John Lundgren (Alberich), Tomas Tomasson (le Voyageur). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

A l’exception d’Andreas Conrad, Mime naturellement pervers, vocalement et physiquement adapté aux mesures du rôle, de John Lundgren, qui campe un Alberich solide et autoritaire, du Wanderer de Tomas Tomasson a la voix claire et chaleureuse qui instille une réelle jeunesse au personnage, mais son aigu finit par flancher au troisième acte, et, surtout, Steve Humes, qui domine une distribution tout compte fait plutôt homogène, campant un Fafner aussi puissant qu’émouvant, si bien que l’on regrette qu’il soit si peu présent. En Brünnhilde, Petra Lang a le timbre et la voix tout aussi désunis que dans Die Walküre, ce qui ne l’empêche pas de toucher dans les ultimes minutes de l’opéra, tandis que l’on a plaisir à retrouver l’Erda de Maria Radner au timbre de bronze, bien que la voix bouge un peu trop. En Siegfried, le ténor britannique John Daszak, qui fait à Genève une prise de rôle, n’a rien d’héroïque dans la voix, mais sa ligne de chant est impeccable, bien que la voix soit décolorée et la diction fluctuante. Il faut néanmoins se féliciter de pouvoir l’entendre de bout en bout sans flancher. Malgré ses défauts, ce Siegfried passionne de bout en bout et suscite l’impatience de la découverte de l’ultime volet de la Tétralogie, prévue en avril prochain.

Bruno Serrou


"La Fanciulla del West" de Puccini déchaîne les passions pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris

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Paris, Opéra-Bastille, samedi 1erfévrier 2014

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte III. Nina Stemme (Minnie), Claudio Sgura (Jack Rance). Photo : (c) Opéra national de Paris, Charles Duprat, DR

Il aura fallu 96 ans pour que l’Opéra national de Paris programme la Fanciulla del West (la Fille du FarWest) de Giacomo Puccini. Le compositeur italien est pourtant l’un des piliers du répertoire de la « Grande Boutique », comme l’appelait Verdi. Créé le 10 décembre 1910 au Metropolitan Opera de New York, qui passait pour l’occasion sa première commande, sous la direction d’Arturo Toscanini avec rien moins qu’Emmy Destinn et Enrico Caruso dans les rôles principaux, avait fait l’objet d’une seule représentation à l’Opéra Garnier en 1912 dans le cadre d’une tournée de l’Opéra de Monte-Carlo, tandis que l’Opéra Comique le présentait cinquante-sept ans plus tard.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte I. Nina Stemme (Minnie). Photo : DR

Son absence de l’affiche des théâtres lyriques parisiens et le désintérêt du public français peut étonner si l’on considère le succès jamais démenti des ouvrages de Puccini qui l’entourent, Madama Butterfly (1904-1906) et Il trittico(1918), également conçu pour le Metropolitan Opera, et à peine plus que La rondine (1917). Cela peut néanmoins s’expliquer par son livret, qui a pour cadre le Far-Ouest et dont la teneur est d’une naïveté annonçant les westerns spaghetti des années soixante-dix qui se conclut en happy end, les rôles féminins réduits au personnage central, qui n’intervient qu’après une vingtaine de minutes de spectacle, et à un autre infiniment plus épisodique, et la présence des seuls chœurs d’hommes, la rareté des airs solistes, les allusions au folklore américain et l’audace de la partition ont longtemps détourné le public de la Fanciulla del West. Sa richesse orchestrale et harmonique, sa complexité rythmique sont pourtant sans équivalents dans l’œuvre de Puccini et dans l’histoire de l’opéra italien. Un seul air a gagné une certaine notoriété, Ch’ella mi creda, qui appartient au répertoire courant des ténors. L’intrigue se situe à l’époque de la ruée vers l’or, en Californie. Minnie tenancière de saloon, s’éprend d’un bandit qu’elle sauve avant qu’il soit lynché par les mineurs qui l’accusent de vol. Mais cette fois encore, la jeune femme survient et l’entraîne vers une vie meilleure dans un autre Etat.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte I. Photo : DR

Présenté comme nouvelle production, le spectacle vient en fait de l’Opéra d’Amsterdam où il a été créé en 2009, et a même fait l’objet d’une publication DVD. La mise en scène de Nikolaus Lehnhoff, celui-là même qui, ex-assistant de Wieland Wagner à Bayreuth, introduisit la Femme sans Ombre de Richard Strauss à l’Opéra de Paris en 1972 sous la direction de Karl Böhm avec Leonie Rysanek, Christa Ludwig, James King, Walter Berry et Ruth Hesse à laquelle j’ai eu le bonheur d’assister, s’ouvre sur un saloon planté dans les sous-sols de Los Angeles dont la verrière donne sur un gratte-ciel. Le deuxième acte se déroule au milieu d’une clairière enneigée au centre de laquelle est installée une vaste roulotte de cirque capitonnée de rose fuchsia équipée d’un grand lit double de cinéma et de coins salle-de-bain-toilettes et kitchenette, entourée de deux bambis dont les yeux s’éclairent quand il est question d’amour. En lieu et place de forêt californienne, le troisième acte a pour cadre une casse automobile d’où surgit au milieu des épaves de véhicules Minnie vêtue d’une longue robe sortie de chez Tex Avery et qui, sous le regard du lion rugissant de la Metro Goldwyn Mayer, entraîne son amant soudain habillé d’un smoking sur un grand escalier rédempteur de music-hall. Rideau. C’est alors que le public, qui s’était contenu jusque-là, perd tout contrôle et se met à huer à corps perdu, mêlant dans un même hallali plateau, fosse et équipe scénique.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte II. Nina Stemme (Minnie), Claudio Sgura (Jack Rance). Photo : DR

Y compris le chef d’orchestre, Carlo Rizzi, qui aime pourtant de toute évidence cette partition qu’il dirige quasi par cœur et dont il chante toutes les parties. L’orchestre de l’Opéra lui répond d’ailleurs au cordeau, donnant toutes ses couleurs à la riche partition de Puccini qui a sonné à la perfection, sans pour autant écraser les chanteurs. Cette musicalité partagée aurait dû faire oublier le kitsch que d’aucuns ont au contraire jugé excessif de la scénographie de Raimund Bauer et les longs manteaux de cuir léoniens signés Andrea Schmidt-Futterer. Il est pourtant clair que Lehnhoff aborde l’œuvre au second degré, évitant ainsi les poncifs du western et la pompe mélodramatique du livret de Guelfo Civinini et Carlo Zangarini.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte III, finale. Photo : (c) Opéra national de Paris, Charles Duprat, DR

Le public de la première a réservé ses ovations aux seuls titulaires des trois rôles principaux : Marco Berti, en Dick Johnson, est un ténor puissant à défaut de style, et le baryton Claudio Sgura campe un shérif de très grande classe. Mais c’est Nina Stemme qui emporte tous les suffrages en Minnie, personnage qui réclame à la fois héroïsme et lyrisme, ce que la soprano suédoise possède à un degré aujourd'hui incomparable, avec sa voix ample et brûlante qu’elle s’est forgée au contact des grands rôles wagnériens. La qualité des nombreux seconds rôles qui font le charme de cet ouvrage, à l’instar des chœurs, contribuent amplement à la réussite de cette production.


Bruno Serrou

Tabea Zimmermann a enflammé l’Orchestre de Paris et son ex-directeur musical Christoph Eschenbach

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Paris, Salle Pleyel, mercredi 12 février 2014

Tabea Zimmermann. Photo : DR

Pour un unique programme de la saison, l’Orchestre de Paris aura retrouvé cette semaine celui qui fut son directeur musical durant la décennie 2000-2010, dans un programme alliant l’Allemand Johannes Brahms et son disciple tchèque Antonin Dvořák, au hongrois Béla Bartók, dont le seul rapport avec le premier est le recueil de Danses hongroises tandis qu’avec le second l’inspiration plus ou moins puisée dans les musiques traditionnelles de leurs pays respectifs.

Christoph Eschenbach. Photo : DR

Sous la direction de Christoph Eschenbach, Carnaval op. 92,deuxième volet du triptyque d’ouvertures qu’Antonin Dvořák a consacré à la nature, la vie et l’amour sur lequel s’est ouvert le concert n’a rien eu de pragois, tirant plutôt vers la Prusse, le chef allemand négligeant de faire chanter l’orchestre et perdant le sens de la nuance pour se focaliser sur la rythmique, qu’il a rendue pour le moins pesante, et le vertige sonore auquel les musiciens se sont laissés emporter d’enthousiasme joutant en puissance, pour ne jamais aller en deçà du forte.  

Béla Bartók (1883-1945), page autographe du Concerto pour alto et orchestre Sz. 120 (1945). Photo : DR

En revanche, dans le Concerto pour alto et orchestre Sz. 120 de Béla Bartók, Christoph Eschenbach a confirmé combien il sait accompagner, soutenir et dialoguer avec les solistes, qu’ils soient chanteurs ou instrumentistes. Ainsi les pupitres de l’Orchestre de Paris ont-ils pu rivaliser de virtuosité, d’onctuosité, de chatoiement. Certes, l’orchestration de cette partition restée inachevée à la mort de son auteur est assez rudimentaire, et c’est à l’instrument soliste que revient l’essentiel de l’œuvre, sa partie étant d’une intense expressivité et le lyrisme rhapsodique d’une beauté suprême. La musicalité naturelle de Tabea Zimmermann, l’ardente beauté de sa palette de timbres qui exalte des sonorités de braise allant s’épanouissant sous l’archet d’airain de cette magnifique artiste qui glisse avec une légèreté proprement aérienne sur le magnifique alto du luthier français Etienne Vatelot qu’elle joue depuis 1983. En bis, l’altiste allemande a donné un époustouflant mouvement initial de la Suite n° 1 pour alto en sol mineur op. 131d de Max Reger, première œuvre directement écrite pour cet instrument seul de l’histoire de la musique, quelques années avant les Sonates de Paul Hindemith. Le jeu vif-argent de Tabea Zimmermann a instillé à cette page un tour enchanteur, la musicienne se jouant des passages en doubles cordes et des grands traits d’archet avec une aisance confondante.

Johannes Brahms (1833-1897). Photo : Bettmann/Corbis, DR

L’on a pu craindre un long moment pour la Symphonie n° 4 en mi mineur op. 98 de Johannes Brahms, qui s’est ouverte sur un mouvement initial d’une lenteur suffocante, d’une opacité asphyxiante, d’une noirceur funèbre. Défaite de sa lumière et de sa sensualité, l’œuvre a risqué s’éterniser dans l’emphase, l’Orchestre de Paris étouffant littéralement au point que l’on ne pouvait plus distinguer la polyphonie des voies de l’écriture fluide de Brahms, dont les longues phrases extraordinaires de beauté s’éternisaient à l’envi, les coups d’archet traînant de façon trop appuyée sur les cordes, sans souplesse. L’Andante moderato s’est avéré plus chantant et moins affecté, mais sans la générosité et l’humanité que ces pages contiennent en vérité, tout en laissant enfin filtrer quelques rais de lumière. Ce n’est que sur l’Allegro giocoso que l’œuvre a commencé à respirer vraiment pour s’épanouir dans le finale, vif et emporté, mais sans l’énergie jubilatoire que savaient y instiller un Claudio Abbado, un Herbert von Karajan, un Michael Gielen, voire un Neeme Järvi, le père de l’actuel directeur musical de l’Orchestre de Paris.

Bruno Serrou 

L’Orchestre national de France ouvre en fanfare la 24e édition du Festival Présences de Radio France

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Paris, Théâtre du Châtelet, jeudi 13 février 2014

Ilan Volkov. Photo : DR

C’est avant tout la qualité de la prestation de l’Orchestre National de France qu’il convient de saluer au terme de sa prestation durant la soirée d’ouverture de la 24eédition de Présences, festival de musique contemporaine de Radio France. Sous la direction fervente et nuancée du chef israélien Ilan Volkov, la première phalange symphonique de Radio France a remarquablement servi des œuvres nouvelles à son répertoire, plus ou moins ardues à jouer, réclamant en tout cas des pupitres solistes une concentration et une virtuosité à toute épreuve.

Sabine Toutain. Photo : DR

Devant une salle du Théâtre du Châtelet plus clairsemée que de coutume pour cette manifestation, où les compositeurs se sont faits rares à quelques exceptions près, comme Betsy Jolas, François Bayle ou Bernard Cavanna entre autres et parmi les plus notables, le concert s’est ouvert sur le second concerto pour alto de la semaine, après celui de Béla Bartók évoqué ici-même hier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/02/tabea-zimmermann-enflamme-lorchestre-de.html). Cette fois encore, la partie soliste était tenue par une altiste, Sabine Toutain, qui succédait ainsi à Tabea Zimmermann, toutes deux nées la même année 1966. Alto solo de l’Orchestre National de France, créatrice entre autres de Chant II de Ramon Lazkano en 1989, dédicataire d’Episodesixième de Betsy Jolas, Sabine Toutain et le National ont donné en création française Hérédo-Ribotes pour alto solo et cinquante et un musiciens d’orchestre, partition de Fabien Lévy (né en 1968) écrite en 2001 dans le cadre d’une résidence artistique du DAAD et créée le 25 janvier 2003 au Konzerthaus de Berlin dans le cadre du festival Ultraschall par Barbara Maurer et le Rundfunk-Symphonie Orchester de Berlin dirigé par Francis Bollon. 

Fabien Lévy (né en 1968). Photo : DR

Bien que conçue en Allemagne, cette pièce de moins de vingt de minutes ne renie pas les racines françaises de son auteur, avec son écriture raffinée, son orchestration cristalline, la fluidité de ses lignes, la sensualité de ses timbres, le velouté voluptueux de la partie d’alto, qui ouvre et referme seul l’œuvre, tandis que la cadence est ponctuée de cordes en écho bourdonnant tel un essaim d’abeilles. Ce qui n’empêche pas des scansions de puissants tutti lardés de violents appels de cuivres et d’interventions de cors disséminés dans la salle qui donnent à l’œuvre une spatialisation de bon aloi. Si l’on note dans ces pages écrites voilà treize ans une forme pas encore pleinement aboutie, elles n’en révèlent pas moins un compositeur inspiré maîtrisant pleinement l’orchestre. A noter que la première violon solo du National lançait régulièrement à sa consœur altiste soliste nombre sourires complices tout au long de l’exécution de l’œuvre.

Jörg Widmann (né en 1973). Photo : DR

La seconde pièce du programme était elle aussi pour instrument soliste et orchestre. Il s’agissait d’un concerto pour clarinette intitulé Elégie interprété par son auteur, Jörg Widmann (né en 1973). Composé en 2006, créé le 11 juin de la même année à Hambourg par l’Orchestre de la NDR dirigé par Christoph von Dohnanyi avec le compositeur à la clarinette, ce concerto d’une vingtaine de minutes est en fait un grand chant aux élans nostalgiques dédié à Hans Werner Henze, maître de Widmann qui célébrait alors son quatre-vingtième anniversaire et dont l’œuvre du disciple est imprégnée dès le début avec le thème élégiaque présenté par un petit ensemble de cordes et qui sera varié à plusieurs reprises dans le cours de l’œuvre. Il est indéniable que le compositeur bavarois, remarquable clarinettiste, a du savoir-faire, maîtrisant parfaitement le micro-intervalle, la palette de timbres et la virtuosité de son instrument auquel il mêle subtilement les sonorités immatérielles de l’accordéon puis du célesta, mais aussi la richesse de couleurs de l’orchestre.

Oliver Schneller (né en 1966). Photo : DR

Avec WuXing / Water d’Oliver Schneller (né en 1966), c’est le grand orchestre qui s’imposait dans la seconde partie du concert d’ouverture de Présences. Requérant bois et cuivres par trois (quatre cors et tuba), harpe, piano, 4 percussionnistes, l’œuvre donnée en création ce 13 février 2013 sonne de façon trop germanique, mais il en émerge souvent des sonorités et des accords cristallins qui dénotent une influence un peu trop marquée de Pierre Boulez, tandis que vers la fin, le compositeur de Cologne emprunte à l’univers du Ländler, retournant ainsi plus ou moins à l’univers mahlérien.

Hans Werner Henze (1926-2012). Photo : DR

C’est sur une œuvre pour grand orchestre de Hans Werner Henze (1926-2012) que le concert s’est terminé. Une pièce d’un quart d’heure que le compositeur rhénan a écrite en 2004 et qui a été créée le 22 décembre 2005 par l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam dirigé par Mariss Jansons. Elle est tirée d’une partition antérieure de Henze, Apollo und Hyazinthus pour contralto, clavecin et huit instruments (1948-1949) écrite sur un texte du poète expressionniste salzbourgeois Georg Trakl, dont on célèbre cette année le centenaire de la mort volontaire à l’âge de 27 ans. Il s’agit donc d’une mélodie au ton mélancolique et funèbre dans laquelle Henze ne cherche pas l’originalité de l’écriture mais plutôt le climat, ce qu’ont fort bien rendu Ilan Volkov et l’Orchestre National de France.

Bruno Serrou


Le Festival Présences de Radio France se poursuit jusqu’au 25 février. https://www.facebook.com/events/1445733342323697

Les Wagner d’Anja Kampe et Robert Dean Smith sur une autre planète que ceux de l’Orchestre National de Lille et Jean-Claude Casadesus

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Paris, Salle Pleyel cycle « Les Grandes Voix », samedi 15 février 2014


Robert Dean Smith (ténor) et Anja Kampe (soprano). Photo : DR

Le type de concert proposé par Les Grandes Voix samedi Salle Pleyel est assez frustrant. Surtout lorsqu’il s’agit d’opéras de Richard Wagner. Une troisième voix, voire une quatrième, auraient permis de moins « sabrer » dans les partitions, pourtant « retravaillées » par le chef d’orchestre de la soirée, le toujours jeune quasi-octogénaire mais un peu routinier Jean-Claude Casadesus. Chacune des deux parties de la soirée était consacrée à un ouvrage wagnérien parmi les plus « populaires » - terme guère adapté il est vrai à la musique du maître saxon -, Die Walküre avec le seul premier acte commencé par le prélude suivi directement des appels Wälse lancés à pleins poumons par Siegmund et de ce fait coupé de vingt minutes, le rôle de Hunding passant par pertes et profits, et Tristan und Isolde présenté dans un montage réalisé à partir du prélude du premier acte, le sublime duo d’amour de l’acte II avec les tendres hymnes la nuit de Brangäne étaient évoqués à l’orchestre seul, tandis que la scène se terminait abruptement sur des accords molto-pesante pour enchaîner directement sur le prélude du troisième acte s’effaçant pianissimo sur les appels du cor anglais pour fondre dans le premier accord de l’immolation d’Isolde… Quatre rôles confiés à deux chanteurs aux timbres fusionnant de façon quasi idéale, Anja Kampe et Robert Dean Smith.

Anja Kampe. Photo : DR

L’on se souvient de la somptueuse prestation d’Anja Kampe en Sieglinde dans Die Walküre au Théâtre des Champs-Elysées en avril 2012 avec les forces de l’Opéra de Bavière, mais aussi dans celle gravée au disque sous la direction de Valery Gergiev dans la production du Théâtre Mariinsky. L’on a retrouvé samedi ses immenses qualités, dans Sieglinde mais aussi déployés dans Isolde, personnage où la soprano italienne d’origine allemande est d’une aisance plus épanouie encore, son interprétationde feu et de passion y étant exacerbée. L’amante-jumelle fille de Wälse, l’amour dévorant du filtre d’Isolde acquièrent avec elle une densité et une vitalité prodigieuses. Cette incarnation extraordinaire repose à la fois sur une voix large, des graves sombres galvanisés par des aigus superbement projetés et une stature d’écorchée vive que l’affection de Siegmund et la passion dévorante de Tristan ont du mal à rasséréner. Sa scène finale de Tristan und Isolde, hallucinante, a tiré les larmes d’un public qui, tétanisé sur les profonds fauteuils de Pleyel, a longuement retenu son souffle avant de noyer son émotion sous des bordées d’applaudissements sans fin.

Robert Dean Smith. Photo : DR

De sa voix fluide, aérienne et d’une relative fragilité, le ténor états-unien Robert Dean Smith, qui s’était notamment illustré en 2010 dans la Ville mortede Korngold à l’Opéra de Paris où il sera en avril prochain Tristan aux côtés de l’Isolde de Violeta Urmana, rend ces personnages brûlés par l’amour que sont Siegmund et Tristan singulièrement touchants.

Jean-Claude Casadesus. Photo : DR

En regard de ces deux valeureux chanteurs, qui démontrent combien la tradition du chant wagnérien est loin d’être éteinte, même si la vaillance n’est plus ce qu’elle était jusque dans les années 1970, l’Orchestre National de Lille n’aurait pas démérité, s’il avait été dirigé par une baguette plus convaincue que celle de son directeur musical depuis trente-huit ans, Jean-Claude Casadesus. Il se trouve en effet du laisser-aller dans cette direction machinale, et, s’il est vrai que les effectifs de cordes n’étaient pas assez fournis, surtout côté basses (altos, violoncelles et contrebasses), ce qui aura le plus gêné ce sont les approximations des cuivres, une rythmique pesante, les nombreux décalages entre les pupitres et, surtout, entre l’orchestre et les voix, les premiers courant souvent après les seconds, les chanteurs, portés par leurs rôles, s’exprimant en apesanteur tandis que les instrumentistes étaient comme plaqués au sol. 


Orchestre National de Lille. Photo : DR

Il convient néanmoins de saluer de belles individualités, comme le violoncelle solo Grégorio Robino et le cor anglais Philippe Gérard. Mais l’Orchestre National de Lille n’a rien des couleurs et des alliages d’un orchestre wagnérien, sa direction est elle-même monochrome et sans relief, ce qui rend atone l’orage du prélude de La Walkyrie, les tensions sismiques de ceux de Tristan et la suavité des appels de Brangäne…

Bruno Serrou


Chostakovitch finale de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky et de son chef charismatique Valery Gergiev

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Paris, Salle Pleyel, dimanche 16, lundi 17 et mardi 18 février 2014

Valery Gergiev. Photo : Veronique Lentieul, DR

Le Mariinsky, ex-Kirov, a été le cadre de la création des deux opéras de Dimitri Chostakovitch. L’orchestre de ce théâtre est de ce fait l’un des plus légitimement appropriés à jouer la musique du plus célèbre des compositeurs russes du XXe siècle aux côtés d’Igor Stravinski, Serge Prokofiev et Serge Rachmaninov. Même si ce n’est pas lui mais son proche voisin, l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, ex-Leningrad, qui a créé plusieurs symphonies du compositeur sous la direction de son légendaire directeur musical, Evgueni Mravinski... 

Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Marinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

C’est devant des salles légèrement plus clairsemées que lors des deux premières vagues de trois jours, du moins les deux premiers soirs, que s’est terminée la série de neuf concerts présentant en un an la totalité des symphonies et concertos de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg dirigé par son directeur général Valery Gergiev (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/01/valeri-gergiev-et-lorchestre-du-theatre.htmlet http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/12/la-deuxieme-vague-de-lintegrale-des.html). Il faut dire que la période était moins favorable, ces trois concerts concordant avec le début des vacances d’hiver pour les Parisiens, mais ce n’est apparemment pas la seule raison, puisque celui de mardi était archi-comble, le grand public ayant été assurément attiré par la présence à l’affiche du violoniste Vadim Repin.

Valery Gergiev. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Mais avant d’évoquer ces concerts, je tiens une fois encore à manifester mon agacement devant l’incapacité du public parisien à se concentrer sur l’écoute des œuvres qui lui sont proposées, surtout dans les moments les plus intimistes, ne craignant pas de rompre l’enchantement des mesures finales d’une œuvre concluant le concert entier annihilé de ce fait par des grattements de gorge bruyants, des toux non-contenues tandis que l’orchestre s’éteint dans de célestes pianississimi, ou encore des applaudissements intempestifs heureusement vite réfrénés par les voisins tandis que le chef maintient ses bras loin du corps pour imposer le silence à la fin de la Huitième Symphonie

Cette troisième vague de l’intégrale Chostakovitch aura permis d’écouter les deux concertos pour violon et les deux symphonies les plus populaires du compositeur russe, les Septièmeet Huitième, deux « symphonies de guerre ».

Concerto n° 2 pour violon et orchestre, Symphonie n° 7 « Leningrad »

Alena Baeva. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Le premier concert s’est ouvert sur le Concerto n° 2 pour violon et orchestre en ut dièse mineur op. 129, créé à Moscou le 29 octobre 1967 par David Oïstrakh, à qui il est dédié à l’instar du premier, beaucoup plus célèbre car plus virtuose que son cadet. Le ton narratif du Moderato initial de ce second concerto a auguré du climat de l’ensemble des trois concerts, durant lesquels Gergiev aura conté une véritable épopée en six volets, chacune des œuvres ayant été déployée en une seule entité, les pauses entre les mouvements étant réduites au minimum, voire carrément effacées. Moins exigeant côté technique que le premier, le second concerto n’en est que plus expressif et varié quant au fond, avec la mélodie au chromatisme épanoui du mouvement liminaire aux brèves saillies d’adrénaline, la chaude nostalgie de l’Adagio où le violon dialogue à la fin avec le cor solo aux nobles élans, et un finale primesautier où l’agressivité sonore propre au compositeur fait une courte apparition. Jouant avec partition, la violoniste russe de 29 ans originaire du Kazakhstan vivant à Luxembourg Alena Baeva a donné de son magnifique Stradivarius aux sonorités brillantes et charnelles une interprétation lumineuse et d’une musicalité extrême, chantant à plein poumon avec les solistes de l’orchestre dont le merveilleux cor solo au son droit et onctueux qui reste anonyme parmi les six dont les noms figurent globalement dans le programme de salle.

Deux des six membres de la section des cors de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Veronique Lentieul, DR

En écho au concerto le moins célèbre de Chostakovitch, c’est la symphonie la plus populaire qui était programmée, la Septième en ut majeur op. 60 « Leningrad », qui doit sans doute son renom au succès fulgurant qu’elle connut aux Etats-Unis, où elle a été donnée pour la première fois le 19 juillet 1942 sous la direction d’Arturo Toscanini et diffusée en direct sur les ondes de la NBC. Conçue en juillet 1941 sous forme de poème symphonique, achevée pendant le siège par l’armée allemande de la ville de Leningrad, où vivait Chostakovitch et où l’activité culturelle continuait à s’épanouir malgré les bombes et la famine, constituant ainsi un support moral aux habitants. C’est ainsi que cette partition la plus longue de Chostakovitch, avec une durée de plus d’une heure vingt, prit la dimension de symbole de la résistance soviétique contre le nazisme. L’Allegretto initial est d’ailleurs la traduction sonore d’une invasion guerrière avec ce rythme de marche qui broie tout sur son passage, y compris le thème initial qui semble carrément passer au laminoir. Pourtant, dans ses Mémoires, le compositeur précise que l’œuvre ne serait pas dédiée au Leningrad de la guerre mai à celui des purges staliniennes qui ont précédé. Plus badin, le deuxième mouvement marque une pause au milieu de la tempête, avec son caractère lyrique et suave, et ses nombreux solos instrumentaux qui semblent se délecter d’une polyphonie sautillante, d’où sourd des relents de bataille avec quelques fanfares belliqueuses. Ouvert sur un choral qui fait songer à Bach et à Stravinski, l’Adagio est une sorte de prière plus ou moins laconique entrecoupée de menaces de l’envahisseur jusqu’au retour vers la sérénité qui débouche sur le choral du début. Ouvert sur un thème hésitant ébauché aux cordes, le finale a d’abord le caractère sombre d’une marche funèbre qui ramène au climat du premier mouvement, qui conduit à l’apothéose triomphale qui aura longtemps hésité à s’imposer. Valery Gergiev tend cette œuvre tel un arc, construisant ses crescendo de façon magistrale, du pianissimo quasi inaudible au fortissimo le plus terrifiant, assuré que son orchestre tiendra quoi qu’il arrive, sans faillir, du son le plus ténu jusqu’au plus puissant. Côté cuivres, il a choisi les instrumentistes capable de ne pas vibrer, pour projeter des sons droits que les musiciens occidentaux les plus aguerris sont seuls capable de produire. 

Symphonies n° 8 et n° 12 « Année 1917 »

Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

La Huitième Symphonie de Chostakovitch, conçue durant l’été 1943, est elle aussi le fruit de l’un des moments les plus sombres de l’Histoire, celui de l’année-charnière de la Seconde Guerre mondiale qui marqua le début de la fin de l’Allemagne nazie. Il s’agit donc, comme la Septième, d’une symphonie de guerre, une partition majeure du compositeur russe alors sous le choc de la bataille de Stalingrad que venaient de remporter les troupes soviétiques. L’œuvre est construite en cinq mouvements déployés sur un peu plus d’une heure, les trois derniers formant un cycle indivis ouvert sur une marche infernale qui évoque clairement une trouée de chars et de fantassins conduisant à une flambée de violence terrifiante, plus impressionnante encore que toutes celles qui ponctuent la partition entière, notamment dans l’Allegrodu mouvement initial. Le tout a été rendu avec une précision extraordinaire par la direction fluide de Valery Gergiev suivie avec maestria par des pupitres de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky d’une grande cohésion, trouvant sans forcer notamment dans l’admirable scène de bataille les couleurs dramatiques tenant de l’épopée de tout un peuple, jouées avec un mordant et une conviction plus fruste et moins luxuriante que les musiciens de l’Orchestre de Cleveland dirigés par Franz Welser-Möst le 12 novembre dernier dans cette même Salle Pleyel (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/11/luxuriante-8e-symphonie-de.html). 

Les deux principaux percussionnistes de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Avec le Mariinsky et Gergiev, l’on a retrouvé cette force brute, cette acidité rêche, cette sauvagerie barbare, cette rusticité que savent si naturellement restituer les orchestres russes, notamment côté cuivres, avec ces sons vibrés absents la veille, et qui restent profondément ancrés dans les orchestres russes, malgré l’évolution considérable du parc instrumental, et qui excellent dans les pianissimi et dans les nombreux soli que compte la partition joués avec une précision et une délicatesse dignes des meilleures phalanges américaines.

A l’instar des Deuxième, Troisième et Neuvième, la Symphonie n° 12en ré mineur op. 112, qui précédait la Symphonie n° 8 ce lundi 17 février, est l’un des maillons faibles du cursus de quinze partitions du genre laissées par Chostakovitch. Homogénéité et puissance (excessive) de l’orchestre, qui a effectué un remarquable sans-faute, ont néanmoins réussi à maintenir plus ou moins l’intérêt durant le long le déploiement de cette œuvre composée en 1961 et dédiée à la mémoire de Lénine dans laquelle Chostakovitch semble célébrer de façon contrainte la deuxième révolution russe, celle de l’« Année1917 ».

Concerto pour violon et orchestre n° 1, Symphonie n° 11 « L’année 1905 »

Vadim Repin. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Le cycle Chostakovitch par Gergiev s’est finalement conclu sur deux oeuvres créées à deux ans d’intervalle, dans la seconde moitié des années cinquante. Rêche et acide, le Concerto pour violon et orchestre n° 1 en la mineur op. 77/99 de Dimitri Chostakovitch a été composé en 1947-1948 en quatre mouvements aux titres évocateurs (Nocturne, Scherzo, Passacaille, Burlesque). Il s’agit de la plus longues des œuvres concertantes de Chostakovitch. Elle ne devait être créée que sept ans après son achèvement, le 29 octobre 1955, par David Oïstrakh, son commanditaire, et l’Orchestre Philharmonique de Leningrad dirigés par Evgueni Mravinski. Dans l’intervalle, Chostakovitch, visé par la vindicte du censeur Andreï Jdanov, avait dû mettre son concerto dans un tiroir pour répondre à des commandes instantes émanant du gouvernement soviétique. Dans cette œuvre très personnelle, seul le mouvement initial chante, les trois autres étant plus saccadés et tortueux, à commencer par le Scherzo que David Oïstrakh disait « maléfique, démoniaque et épineux ». L’ample Passacaille a l’ambiguïté d’une méditation au tour pompeux qui se conclut sur une imposante cadence débouchant sur une joyeuse fête populaire d’un entrain irrésistible qui reprend indistinctement le thème de la passacaille. La partie soliste, d’une virtuosité époustouflante voire suffocante tel une course vers l’abîme, a été tenue par Vadim Repin, qui, malgré ses indéniables qualités, n’a pas toujours maîtrisé les difficultés techniques, jouant souvent sous la note, comme si Chostakovitch avait pour habitude d’utiliser le micro-intervalle, surtout dans le Nocturne initial, tandis que les trois mouvements vifs s’enchaînant qui suivent sont apparus raides et sans couleurs. Assurément conscients de ses défaillances, et devant l’insistance du public qui réclamait un bis, Repin, avec le soutien de Gergiev, qui, avec l’infaillible participation de son orchestre, l’a enveloppé de timbres triomphants sans jamais couvrir son soliste, reprit la fin de la cadence pour filer une seconde fois le Burlesque (Allegro con brio) final, dont il a offert une interprétation plus libérée mais toujours contrainte, qui conduit à s’interroger sur le devenir de cet artiste de grand talent.

Orchestre du Théâtre Mariinsky, la section des trompettes. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Ecrite pour le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre mais commémorant la première révolution ouvrière russe, avortée, de 1905, créée à Moscou le 30 octobre 1957, la Onzième Symphonieen sol mineur « L’année 1905 »de Chostakovitch est en fait un poème symphonique d’une heure en quatre mouvements (les deux derniers s’enchaînant brutalement), chacun étant doté d’un sous-titre glorifiant la révolution en faveur d’un régime qui aura brisé toute résistance. Pour mieux en souligner l’objet, le compositeur utilise quantité de chants populaires et révolutionnaires auxquels il associe deux citations de ses propres œuvres et un passage d’une opérette de son élève Georgy Sviridov, les Petites Flammes. La symphonie émane d'un unique matériau, âpre, d’une raideur si singulière qu’elle en devient un implacable monolithe d’une sècheresse heureusement inégalée dans la création du compositeur soviétique, ce qui en fait la partition la moins convaincante de son auteur tant ses contours tiennent de la propagande la plus débridée. Pour évoquer les massacres de 1905 à Saint-Pétersbourg de manifestants pacifiques par les troupes tsaristes, particulièrement dans l’Allegro (« le 9 janvier »), événement précurseur de la Révolution de 1917 déjà chanté par le Tchèque Leoš Janáček dans sa Sonate pour piano, le compositeur russe fait appel à un orchestre conséquent pour chanter la puissance d’un peuple en marche et la violence de la répression. Ce qui a valu à Chostakovitch son retour en grâce auprès des autorités soviétiques, qui lui ont attribué le Prix Lénine 1958.

Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Emportant l’œuvre avec une vivacité extrême, tout en sollicitant des couleurs brûlantes et étincelantes, Valery Gergiev a judicieusement amenuisé son côté musique de propagande, s’attardant pour magnifier les moments où le compositeur se laisse aller à son souffle naturel, donnant ainsi une densité implacable au climat d’anxiété excessif dont le pathos dégoulinant submerge la partition entière. Ample, vigoureuse, gommant les aspects pompeux et bruts de fonderie de l’écriture et du matériau de Chostakovitch, la vision de Gergiev est parfaitement servie par l'Orchestre du Théâtre Mariinsky, qui répond avec ferveur aux sollicitations de son directeur musical, s’avérant précis et onctueux, ce qui tend à donner à cette messe de gloire à la révolution soviétique une tournure dramatique insoupçonnée. 

Bruno Serrou

Mark André, invité du Festival Présences de Radio France 2014, porte un regard éclairant sur la vie musicale entre Berlin et Paris

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Mark André (né en 1964). Photo : SWR

« L’Allemagne a une relation différente de la France avec l’affect, la foi en Dieu, l’exigence réflexive, ce qui permet de ne pas passer pour simplet. Ce qui, pour moi croyant de confession protestante, est la question centrale. » Français, le compositeur Mark André ne voit pas de divergences fondamentales entre l’Allemagne et la France musicales d’aujourd’hui. « Je ne sens pas d’antagonismes entre ces pays autre qu’une relation plus saine en Allemagne entre les esthétiques. Elle est liée au centralisme français jusque dans l’enseignement supérieur de la musique, limité à deux conservatoires nationaux, alors qu’en Allemagne les centres d’enseignement sont multiples. »

Mark André, compositeur des plus doués de sa génération, est la parfaite illustration du cycle Paris-Berlin du 24e festival Présences que Radio France consacre à la création musicale d’aujourd’hui (1). Né dans une famille franco-allemande le 10 mai 1964 à Paris, où ses parents travaillaient aux Studios Eclair, André fait ses études au Conservatoire de Paris avec Claude Ballif et Gérard Grisey. En 1993, il reçoit une bourse du ministère des Affaires étrangères qui le conduit à étudier à Stuttgart avec Helmut Lachenmann dont il devient un proche. Parallèlement, il achève ses études de musicologie à l’Ecole normale supérieure de Paris et au Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours. Compositeur en résidence à l’Akademie Schloss Solitude de Stuttgart, puis à la Radio de Freiburg et Baden-Baden et à l’Opéra de Francfort, il est pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, enfin en résidence à Berlin, où il vit désormais. Après avoir enseigné au Conservatoire de Strasbourg, il est professeur de composition en Allemagne. « En France, les grands compositeurs sont essentiellement à Paris, tandis qu’en Allemagne, ils sont partout, constate André. György Ligeti était à Hambourg, Hans Werner Henze à Cologne, Helmut Lachenmann est à Stuttgart, Wolfgang Rihm à Karlsruhe, Jorg Widmann à Freiburg, Ernö Poppe à Berlin, etc. Pour ma part, j’enseigne à Dresde et Francfort. Les Français ne vont pas étudier en Allemagne. Mes élève sont allemands, bien sûr, mais aussi japonais, canadiens, états-uniens. En France, les milieux musicaux comprennent mal mon éloignement, et je suis plus ou moins considéré comme un traître. » S’il dit ne plus être au fait de ce qui se passe en France, André n’en admire pas moins des compositeurs comme Gérard Pesson, Frédéric Durieux, Bruno Mantovani. « La présence de l’Allemand Matthias Pintscher à la tête de l’Ensemble Intercontemporain à Paris est prometteur, se félicite André. Nous nous fréquentons depuis longtemps, et nous avons plusieurs projets à Paris ensemble. »

Le 2 mars 2014, son opéra Wunderzaichen sur un livret de Patrick Hahn adapté du Nouveau Testament est créé à l’Opéra de Stuttgart dans une production dirigée par Sylvain Cambreling et mise en scène par Jossi Wieler et Sergio Morabito.

Bruno Serrou
1) Du 13 au 25 février 2014


[Article paru dans le quotidien La Croix daté samedi 15, dimanche 16 février 2014]

A Lyon, un sémillant Comte Ory de Rossini perturbé par un vent froid venu de Saxe

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Lyon, Opéra national de Lyon, vendredi 21 février 2014

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Comte Ory. Acte II. Dmitry Korchak (comte Ory), Désirée Rancatore (comtesse Adèle), Antoinette Dennefeld (Isolier). Photo : (c) Opéra national de Lyon, DR

Coïncidence singulière, trois heures avant le lever de rideau vendredi à l’Opéra de Lyon sur une nouvelle production mise en scène par un fidèle du lieu, Laurent Pelly, de l’un des opéras bouffes les plus désopilants de Gioacchino Rossini, le Comte Ory, le directeur du deuxième théâtre lyrique de France depuis 10 ans, le Belge Serge Dorny, apprenait par un communiqué de presse son éviction du Semperoper de Dresde qui l’avait pourtant nommé en fanfare Intendant voilà cinq mois. « Je n’ai pas pris au dépourvu la ministre de la Culture de Saxe, Mme von Schorlemer, remarquait Dorny vendredi. Dès le début, mon projet a été de mettre toutes les forces du Semperoper, orchestre, opéra, ballet sur un pied d’égalité pour un objectif commun, le service de la musique et du public. Contrairement à ce qu’affirme Mme Schorlemer, équipes techniques et artistiques partageaient mes vues et souhaitaient travailler ensemble avec la même force. Seul le directeur musical, Christian Thielemann, s’y opposait, la réputation de la Staatskapelle de Dresde donnant à ses yeux la primauté à l’orchestre sur tout le reste. Mes tentatives de rencontre avec la ministre et de discussion avec M. Thielemann sont restées lettre morte. Si bien que j’avais posé une date butoir : si le 26 février, rien n’avait été arrêté, je donnais ma démission. Les tutelles saxonnes ont préféré ne pas me donner de réponse et prendre les devants. » 

Serge Dorny. Photo : DR

Thielemann reste donc le seul maître à bord de l’un des théâtres lyriques les plus prestigieux au monde, ce qui rappelle la mésaventure d’Henri Maier dans une ville voisine, lorsque, peu après le renouvellement de son contrat à la direction de l’Opéra de Leipzig, le directeur musical italien de l’Orchestre du Gewandhaus, Riccardo Chailly, eut raison de lui avec l’appui des autorités qui venaient pourtant de rengager le Français. Quoi qu’il en soit, voilà assurément une excellente occasion, espérons-le, pour la ville de Lyon de garder l’un des plus brillants intendants d’Opéra d’Europe…

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Comte Ory. Acte I. Photo : (c) Opéra national de Lyon, DR

Les démêlés du directeur de l’Opéra national de Lyon futur-ex-directeur de l’Opéra d’Etat de Dresde avec les autorités saxonnes n’ont pas empêché la première du Comte Ory de Rossini de se dérouler joyeusement, ce qui se passait sur le plateau ne prêtant en aucun cas à la morosité.

Affiche de l'Opéra national de Lyon

Composé en 1828, le Comte Ory est le premier opéra du « Cygne de Pesaro » directement écrit en français. Ce que l’on peut d’ailleurs regretter, le texte d’Eugène Scribe et Charles Delestre-Pirson étant insipide et grivois. Pourtant, sur un ton guilleret et énergique, Rossini entraîne vaillamment son public au cœur du moyen-âge dans le tourbillon des frasques d’un comte libertin, qui, au fil de deux actes agrégeant farce et lyrisme, tente vainement de séduire une vertueuse châtelaine dont l’époux est parti aux croisades. Pour parvenir à ses fins, il se déguise en ermite, s’introduisant ainsi sans encombre auprès de la belle. Démasqué, il se fait passer pour une nonne. Tant et si bien que l’ouvrage en devient un joyau d’humour primesautier, cet opéra bouffe conçu pour l’Opéra de Paris réutilise nombre d’airs du Voyage à Reimsécrit en 1825 pour le couronnement de Charles X. Cette seconde mouture d’un ouvrage de circonstance est en fait la pénultième partition scénique de Rossini.

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Comte Ory. Acte I. Dmitry Korchak (comte Ory), Désirée Rancatore (comtesse Adèle). Photo : (c) Opéra national de Lyon, DR

L’action qui ne cesse de rebondir donne à Rossini l’occasion de tirer parti du travestissement et de nombreuses scènes de genre, avec ensembles et finales menés tambour battant. Transposant l’action de nos jours, Laurent Pelly place le premier acte dans un gymnase où est organisée une kermesse au cours de laquelle le comte-ermite devenu fakir donne une conférence, tandis que le second acte se déroule dans la demeure de la comtesse entourée de ses dames de compagnie dont les appartements défilent sous les yeux du public, de la cuisine à la salle-de-bain de la comtesse en passant par son salon, sa salle-à-manger et sa chambre, où a lieu une nuit partie à trois dans le grand lit. Théâtre et chant se combinent délicieusement, et le spectateur a du mal à reprendre souffle. Les chanteurs s’en donnent à cœur joie. La distribution, qui s’avère excellente, est menée rondement par Dmitry Korchak, ténor de gracia souple et solide qui campe un comte intrépide, Désirée Rancatore, Adèle à la voix agile et inflexible jusque dans l’aigu le plus tendu, Antoinette Dennefeld entreprenant Isolier rival d’Ory qui a tout d’un Oktavian du Chevalier à la rose, et Jean-Sébastien Bou, magistral Rimbaud acolyte d’Ory. Seule faille de cet excellent spectacle, la direction de Stefano Montonari, au look de GI en marcel - n’aurait-il que le style vestimentaire à sa disposition pour affirmer sa personnalité ? - est brutale et raide,  alors que la musique de Rossini, la mise en scène et la scénographie de Pelly sont enivrement et sensualité.

Bruno Serrou

Nabucco de Verdi porté par l’Orchestre de la Suisse romande et le Chœur du Grand Théâtre de Genève

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Genève (Suisse), Grand Théâtre, vendredi 28 février 2014

Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : Grand-Théâtre de Genève, DR

Quelques semaines après les festivités du bicentenaire Giuseppe Verdi, le Grand Théâtre de Genève présente une production de Nabucco venue d’Allemagne mais retravaillée pour l’occasion.

Giuseppe Verdi (1813-1901)Nabucco. Photo : Grand-Théâtre de Genève, DR

Troisième opéra de Verdi, Nabucco est l’un des ouvrages lyriques les plus populaires dans le monde. L’œuvre faillit pourtant ne jamais voir le jour. En effet, en panne d’inspiration, écrasé par les coups du destin -, le compositeur lombard venait de perdre à quelques mois d’intervalle ses deux enfants et sa femme -, Giuseppe Verdi est au bord du gouffre lorsqu’il se voit confier par son imprésario le livret d’un opéra titré Nabuchodonosorqu’avait refusé de mettre en musique son confrère allemand Otto Nicolaï. Sous le titre Nabucco, ce sera son premier triomphe.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : Grand-Théâtre de Genève, DR

Créé le 9 mars 1842 à la Scala de Milan où il est repris cinquante-sept fois en moins de trois mois avec un succès considérable, tiré du Livre de Daniel de l’AncienTestament, Nabucco connaît dans les deux années qui suivent une cinquantaine de productions différentes en Italie, avant de se propager rapidement à travers le monde. « Ma carrière a vraiment commencé avec Nabucco », conviendra Verdi quelques années plus tard. Ayant pris la ferme résolution de ne plus jamais composer après le fiasco de l’opéra Un giorno diregno deux ans plus tôt, Verdi, sous le choc de la lecture des vers de Temistocle Solera Va, pensiero, sull’ali dorate (Va, pensée, sur tes ailes dorées) qui « formaient presque une paraphrase de la Bible, dont la lecture m’était familière », revient sur sa décision et décide de se remettre au travail. Inspirée du Psaume CXXXVII, cette cantilène, sombre et élégiaque chantée par les Hébreux prisonniers à Babylone qui débute sur un long unisson du chœur à mi-voix, devient très vite l’un des passages les plus universels de la musique occidentale. Elle faillit même devenir l’hymne de l’Unité italienne qui se libérait alors du joug autrichien.Va Pensiero a été́ repris par un public en larmes à Rome en 2011 quand le chef Riccardo Muti avait dénoncé́ les lois de Berlusconi. Le climat général de Nabucco est cataclysmique et imposante, d’une redoutable efficacité psychologique, tandis que la partition préfigure l’art entier du compositeur, de Macbethjusqu’à Otello.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : Grand-Théâtre de Genève, DR

C’est ce vers quoi tend la direction de John Fiore, le chef new-yorkais ancre avec à-propos la partition dans la généalogie verdienne, allégeant la rythmique, faisant chanter l’orchestre tout en veillant à ne jamais couvrir les voix et lui instillant un impact dramatique conquérant. L’Orchestre de la Suisse romande répond à ses sollicitations avec dynamisme et onctuosité, tandis que le Chœur du Grand Théâtre brille, ses timbres se fondant avec ductilité dans ceux des instrumentistes pour brosser un Va, pensiero remarquable, du pianissimole plus aérien au fortissimo le plus cinglant. A l’instar de Pier Luigi Pizzi et Iannis Kokkos, deux scénographes devenus metteurs en scène, et malgré la présence d’une collaboratrice à la mise en scène, Andrea K. Schlehwein, Roland Aeschlimann signe une direction d’acteur excessivement statique à la gestique engoncée dans une production plus esthétisante que théâtrale conçue en 2001 pour l’Opéra de Francfort et entièrement repensée pour Genève, concluant l’action sur le double suicide des filles de Nabuchodonosor, l’enfant esclave Abigaille bel et bien prévue par Verdi, et la légitime Fenena, qui devrait normalement convoler en justes noces hors scène avec son promis Ismaël. A l'avant-scène, un curieux rocher accroché à une énorme poulie pour le moins envahissante est présente du début à la fin du spectacle, tandis que le plateau est successivement occupé par un mur, celui des lamentations et du temple détruit par les Babyloniens, puis par un immense escalier en forme de pyramide, tandis que l'Etoile de David enserre les gorges des Hébreux. 

Giuseppe Verdi (1813-1901), Nabucco. Photo : Grand-Théâtre de Genève, DR

La distribution genevoise est dominée par la mezzo-soprano franco-marocaine Ahlima Mhamdi, touchante Fenena, et la soprano hongroise Csilla Boross, Abigaille hallucinée à la voix d’airain mais détimbrant plus ou moins. Quoiqu’usée, celle du baryton italien Lucio Gallo, Nabucco géant aux pieds d’argile, reste séduisante, tandis que le ténor italo-américain Leonardo Capalbo un Ismaël séduisant. Mais la basse italienne Roberto Scandiuzzi, Zaccaria en 1995 dans ce même Grand Théâtre de Genève, n’a plus vraiment les moyens du rôle, et la basse arménienne Knachik Matevosyan déçoit en Grand Prêtre.


Bruno Serrou

Mort du chef d’orchestre suisse Karl-Anton Rickenbacher à l’âge de 73 ans

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Karl-Anton Rickenbacher (1940-2014). Photo : DR

Le chef d’orchestre suisse Karl-Anton Rickenbacher est mort vendredi 28 février des suites d’une crise cardiaque. Il excellait tout autant dans le répertoire symphonique qu’à l’opéra et dans la création contemporaine. Il était entre autres un éminent spécialiste de l’œuvre de Richard Strauss, dont il a enregistré nombre de premières mondiales discographiques réalisées à Berlin, Bamberg et Munich entre 1997 et 2000 et réunis en quatorze CD par le label Koch Schwann sous le titre The Unknowned Richard Strauss, disques qui devraient connaître un réel succès en cette année du cent-cinquantenaire de la naissance du compositeur bavarois. 

Né à Bâle le 20 mai 1940, Rickenbacher avait fait ses études musicales au Conservatoire de Berlin et avait suivi des master classes de Herbert von Karajan et de Pierre Boulez. Sa carrière commence au début des années soixante. Il fait ses débuts au RIAS de Berlin avant d’être nommé chef assistant à l’Opéra de Zurich en 1966. De 1969 à 1974, il est premier chef à l’Opéra de Fribourg-en-Brisgau, puis est nommé directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Westphalie à Recklinghausen pendant dix ans, de 1976 à 1985. Entre 1978 et 1980, il est chef permanent du BBC Scottish Symphony Orchestra à Glasgow. En 1987, il est premier chef invité de l’Orchestre Philharmonique de la BRT à Bruxelles. Il a créé des œuvres de Werner Egk, Jean Françaix, Roger Tessier. Il a enregistré La Transfiguration de notre Seigneur Jésus Christ d’Olivier Messiaen pour Koch Schwann, label pour lequel, à l’instar d’Hyperion, il a gravé un vaste répertoire d’œuvres plus ou moins connues de Beethoven, Liszt, Wagner, Brahms, Bruckner, Grieg, Mahler, Richard Strauss, mais aussi de compositeurs moins courus comme Spohr, Nicolaï, Humperdinck, Zemlinsky, Hindemith, Milhaud, qui lui valut un Grand Prix du Disque, Hartmann (Cannes Classical Award), Jacobi…

Outre sa grande culture et sa profonde connaissance des partitions, Rickenbacher était connu pour son humilité, sa simplicité et une gentillesse rare dans cette profession à l’ego volontiers surdimensionné. Le magazine Musical America avait écrit à son propos lors de sa première apparition aux Etats-Unis en 1989 : « Rickenbacher a la profondeur musicale et la façon de creuser les partitions de Klemperer, le regard de Boulez pour le détail, l’enthousiasme et l’énergie qui caractérisent Karajan à son meilleur. »


Bruno Serrou

Pour son monodrame "Te craindre en ton absence" sur un livret de Marie NDiaye, Hèctor Parra signe une partition d’une puissante efficacité dramatique

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Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, mardi 4 mars 2014

Hèctor Parra (né en 1976), Te craindre en ton absence. Photo : (c) Bruno Serrou, DR

Homme discret, raffiné et délicat, esprit ouvert et rigoureux, passionné d’arts plastiques, Hèctor Parra compte parmi les compositeurs les plus fins de sa génération. Né à Barcelone le 17 avril 1976, il a étudié la composition, le piano et la direction de chœur au Conservatoire supérieur de sa ville natale, avant de suivre le Cursus de composition et d’informatique musicale de l’IRCAM puis des master classes à Royaumont, au Centre Acanthes et à la Haute école de musique de Genève auprès de Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey et Michael Jarrell. Il a également obtenu un DEA en Sciences et technologies des arts à l’Université Paris VIII sous la direction de Horacio Vaggione. Il est aujourd’hui professeur de composition du Cursus de l'IRCAM.

Hèctor Parra (né en 1976). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR

Homme de culture accompli, Hèctor Parra puise son inspiration dans des univers artistiques et scientifiques qui sont autant d’éléments constitutifs de sa musique. Ainsi, l’influence des arts plastiques qu’il a pratiqués de façon suivie et sa fascination pour la peinture, plus particulièrement pour l’œuvre de Cézanne dont il a reproduit les textures en timbres imprègnent sa propre création, à l’instar de la physique et de la biologie évolutive, comme l’atteste notamment son opéra Hypermusic Prologueécrit sur un livret de la physicienne Lisa Randall, créé en 2009 dans le cadre du festival Agora, Stress Tensor et Mineral Life. Exigeante, complexe, radicalement personnelle, cette musique n’en touche pas moins l’âme et le cœur, s’avérant volubile et pleine de surprises. Si le timbre est au centre de ses recherches qui se matérialise dans des édifices sonores souvent saturés et grouillants d’énergie, le discours est toujours rigoureusement édifié, dans une relation au nombre et une pensée structuraliste qui organise et morcelle la grande forme.

Hèctor Parra (né en 1976), Te craindre en ton absence. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, "le regard de James", DR

Par sa forme et par sa durée (1h20), Te craindre en ton absence d’Hèctor Parra pourrait constituer une seconde partie de Cassandre de Michael Jarrell, œuvre écrite sur un texte de Christa Wolf créée voilà tout juste vingt ans à Paris, Théâtre du Châtelet, par Marthe Keller et l’Ensemble Intercontemporain dirigé par David Robertson, qui intégrait aussi la technologie IRCAM. L’instrumentarium est néanmoins réduit à douze instrumentistes sans percussion (flûte/flûte basse, hautbois, clarinette/clarinette basse, basson/contrebasson, cor, trompette, trombone, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) au lieu de vingt pour Cassandre. Intégrant ou non l’électronique « live », la musique de Te craindre en tonabsence se fond avec naturel au beau texte de la romancière dramaturge scénariste Marie NDiaye (Prix Femina 2001 pour Rosie Carpe et Prix Goncourt 2009 pour Trois femmes puissantes) (2) et s’avère d’une efficacité expressive singulière, libérant une énergie incandescente et un onirisme ardent, l’orchestration, fluide et richement colorée, demeurant toujours intelligible sur le plan des textures comme de l’euphonie. La partition ne fait en aucun cas redondance avec le texte, en disant davantage encore sur la douleur de l’absence de l’être cher qui s’est suicidé, d’une mère décédée, sur la peur panique, exprimant le tout de façon intime, les sons vibrant en résonance jusqu’à tréfonds de la chair de l’auditeur.

Hèctor Parra (né en 1976), Te craindre en ton absence. Astrid Bas (récitante). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, "le regard de James", DR

Se revendiquant comédienne et danseuse, Astrid Bas, qui a enregistré Cassandrede Jarrell avec l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Susanna Mälkki (1), reste étonnamment raide tout au long du spectacle, autant côté récit que côté théâtre, comme empêtrée dans une direction d’acteur du metteur en scène Georges Lavaudant, homme de théâtre par excellence dont elle est proche, enserrée dans le fil fictif du micro HF à travers lequel l’actrice s’exprime la bouche à quelques centimètres. Le dispositif scénique de Jean-Pierre Vergier est pour le moins minimaliste. Assise face au public sur un tronc d’arbre foudroyé couché derrière le chef d’orchestre, la comédienne se déplace lentement vers les spectateurs micro à la main sur un tapis de plumes d’oie disposé sur une sorte de goudron en polymère de plastique, puis recule vers un mur du plateau à jardin contre lequel elle s’assoit avant de se relever pour aller vers le mur à cour puis de retourner vers le tronc pour conclure le spectacle. Le récit est déclamé sur un ton monocorde et impersonnel d’une voix amplifiée qui apparaît d’autant plus artificielle que le traitement informatique réalisé par l’IRCAM se fait naturel et sans artifice. Placés au fond du plateau, dirigés avec allant par Julien Leroy, les douze musiciens de l’Ensemble Intercontemporain se sont emparés de la partition de Parra avec panache, mettant en relief sans faiblir les couleurs brûlantes de la partition du compositeur catalan, donnant à lui seul la douloureuse intensité dramatique de l’œuvre entière.  

Bruno Serrou

1) 1 CD Kairos KAI0012912

2) Hèctor Parra et Marie NDiaye ont également collaboré ensemble sur un opéra, Das geopferteLeben (La vie sacrifiée) dont la création est annoncée pour mai prochain dans le cadre de la Biennale de Munich. 
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