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Channel: Classique d'aujourd'hui, blog d'actualité de la musique classique et contemporaine
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Mort de Bernard Parmegiani, l’un des pères de la musique électroacoustique

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Né à Paris le 27 octobre 1927, le compositeur Bernard Parmegiani est mort dans la nuit du jeudi 21 au vendredi 22 novembre 2013. Il avait 86 ans.

Bernard Parmegiani (1927-2013). Photo : DR

Homme au sourire humble et austère caché par une barbe foisonnante mais toujours taillée de près, et d’une courtoisie exquise, il s’étonnait de l’importance que ses confrères accordaient à son travail et à ses réalisations. Je l’avais personnellement côtoyé fin 2005 durant une longue interview filmé dans son appartement et son studio parisien que j’avais menée dans le cadre de la série « Musique, Mémoire » que l’INA, dont dépend le GRM pour qui il travailla plus de trente ans, coproduisit dans les années 1990-2000 avec la SACEM. Il est étonnant qu’aujourd’hui, alors que l’INA lui rend hommage, les 11h30 d’entretiens ne soient pas disponibles sur le site de l’INA et n’ait pas fait l’objet d’une publication, contrairement à d’autres interviews réalisées dans le même cadre. L'INA ne m'a pas même transmis le script du film...

Claude Ballif disait de lui : « Parmi les plus doués pour cette musique-là (la musique concrète), l’un des plus musiciens est Bernard Parmegiani, qui est vraiment fait pour elle. On m’avait demandé de le faire travailler - je le vois encore, avec sa tête sévère et sa barbe : ‘’Ecoute, lui dis-je, je ne vais pas t’apprendre l’harmonie. Fais ton harmonie toi-même et tu comprendras, et, surtout, tu es fait pour la musique concrète, comme des gens sont faits pour le dessin à la plume pour la caricature.’’ Et il a fait des choses très bien. Schaeffer était content parce qu’on a pu grâce à lui avoir des débouchés. »

Bernard Parmegiani devant sa console. Photo : DR

Justement considéré comme l’un des pères de la musique électroacoustique, Bernard Parmegiani était à l’origine ingénieur du son, et mime. Il a grandi au milieu des livres d’enfants écrits par son père, de deux pianos et des cours de solfège ânonnés par les élèves de son beau-père. Il travaille le mime à l’école de Jacques Lecoq et Maximilien Decroux, et rencontre Marcel Marceau. Tous trois le sensibilisent à la pratique du geste, à la plasticité des espaces clos et ouverts. Parallèlement, il étudie les techniques du son (centre d’études radiophoniques, cinéma, radio, télévision), avant d’entrer en 1959 au Groupe de Recherches Musicales, où, sous la direction de Pierre Schaeffer, il suit le stage de musique électroacoustique et travaille notamment avec Iannis Xenakis, avant de l’intégrer en 1960. Il y restera jusqu’en 1992, année où il fonde son propre studio, qu’il baptise Fabriquasons.

En 1962, Parmegiani réalise sa première pièce personnelle, Violostries, qui fait bientôt l’objet d’une chorégraphie au Théâtre Contemporain d’Amiens. Il se voit confier le secteur Musique-Image du GRM, ce qui le conduit à côtoyer des cinéastes et à composer la musique de courts et longs métrages (films de René Lapoujade, Peter Foldès, Piotr Kamler, Vladimir Borowczyck, Pierre Kast, Jacques Baratier, Peter Kassovitz). Dans les années 1970, il réalise trois vidéos musicales, L’œil écoute, L’écran transparent, Jeux d’artifices. Ses rencontres artistiques le conduisent à travailler avec des artistes d’obédiences très diverses, notamment dans le domaine de l’improvisation et du jazz, avec des musiciens comme Jean-Louis Chautemps, Michel Portal ou Bernard Vitet, ou le groupe pop’ music londonien The Third Ear Band. Ce qui ne l’empêche pas de s’exprimer dans une centaine de pièces acousmatiques ou mixtes (instruments et bande), et de signer des génériques pour la télévision, la radio, et, en 1969, le célèbre Sonalde l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle que les voyageurs du monde entier et ceux qui les accompagnaient ont pu entendre pendant trente-quatre ans, de 1971 à 2005.

 Parmi les quelques quatre-vingts œuvres qu’il a composées tout au long de sa carrière, dont vingt-sept musiques de films, quatorze ballets, douze musiques de scène, etc., citons L’Instant mobile, Capture éphémère (1967-68), L’Enfer(1971), Pour en finir avec le pouvoir d’Orphée (1972), De Natura sonorum (1975), L’Echo du miroir (1980), La Création du monde(1984), Exercisme 1, 2 et 3 (1985-86), Le Présent composé (1991), Entre temps (1992) et Sonare (1997) et Espèce d’espace (2004). Mais son œuvre la plus connue restera le jingle qu’il a confectionné pour l’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle.

Bruno Serrou

L’Opéra de Bordeaux présente Otello de Verdi réalisé par une équipe féminine où Laurent Naouri fait en Iago une saisissante prise de rôle

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Bordeaux, Grand-Théâtre, jeudi 21 novembre 2013

Giuseppe Verdi (1813-1901), Otello. Laurent Naouri (Iago), Czarlo Ventre (Otello). Photo : (c) Guillaume Bonnaud

N’en déplaise au compositeur Bruno Mantovani, directeur du Conservatoire de Paris dont les propos énoncés sur France Musique le mois dernier sur la parité dans les institutions culturelles (1), le hasard de la programmation de l’Opéra de Bordeaux fait qu’une production de l’œuvre la plus abouti de Giuseppe Verdi aux côtés de Falstaff (1893), son pénultième opéra Otello (1887), soit confié pour le bicentenaire de son auteur à une équipe féminine. Coproduit avec l’Opéra de Nuremberg, cet Otello bordelais (2) réunit en effet la chef d’orchestre britannique Julia Jones et la metteuse en scène allemande Gabriele Rech. Deux femmes qui prennent l’ouvrage de Verdi à bras le corps.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Otello. Leah Crocetto (Desdemona). Photo : (c) Guillaume Bonnaud

Archétype du drame de la jalousie magnifié par William Shakespeare et adapté pour Verdi par Arrigo Boïto, Otello est une œuvre coup de point d’une violence étourdissante où le compositeur ménage néanmoins des plages d’un lyrisme sublime et d’une douceur d’une densité extraordinaire. Ce qui en fait un chef-d’œuvre aussi magistral que le Tristan et Isolde de Richard Wagner. La scénographie de Dieter Richter transporte l’action dans les années 1950, dans une grande salle où trône une table de billard, qui renvoie au jeu de Iago avec les boules que sont le maure Otello et la vénitienne Desdemona, avec les billes secondaires Cassio, Roderigo et Emilia. La mise en scène de Gabriele Rech est efficace et les chanteurs s’y fondent volontiers, malgré quelques moments contestables, comme la danse qu’exécute Desdémone durant l’air du Saule qui va à l’encontre de la silhouette un peu lourde de la cantatrice pour ce genre d’exercice, où l’Otello blanc qui se noircit le visage et les mains au milieu de l’acte III, puis, à l’acte IV, se tranche la gorge tout en s’effondrant sans délai loin du lit où il avait précédemment assassiné sa femme…

Giuseppe Verdi (1813-1901), Otello. Laurent Naouri (Iago), Leah Crocetto (Desdemona), Carlo Ventre (Otello). Photo : (c) Guillaume Bonnaud

En tête de distribution, Carlo Ventre est un Otello puissant au timbre corsé adapté aux caractère quasi wagnérien du rôle-titre. Aux côtés du ténor uruguayen, la soprano états-unienne Leah Crocetto, Desdémone ardente à la voix éclatante, transcende une corpulence pulpeuse par une grâce naturelle. Mais l’événement de la soirée a été la prise de rôle de Laurent Naouri en Iago, dont il fait un personnage impressionnant d’énergie, d’engagement, de haine et de duplicité véritable. Maigre, déjanté, le baryton français fait froid dans le dos. Le ténor français Benjamin Bernheim est un solide Cassio, et la mezzo-soprano russe Svetlana Lifar une chaleureuse Emilia. Dans la fosse, l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine fait un sans faute sous la direction implacable de Julia Jones qui impulse à la partition une force dramatique étourdissante, peut-être un peu trop sonore parfois, mais qui met en relief les plages de tendresse et de sensualité.
   
Bruno Serrou

1) Le compositeur a affirmé que « les femmes ne sont pas forcément intéressées » par la carrière de chef, évoquant « un métier très éprouvant » qui peut décourager certaines par son « aspect très physique ». Il a surtout usé de l’expression malheureuse de « service après-vente de la maternité » pour traiter du problème des enfants qui peuvent être un frein pour une femme dans ce métier.


Article reproduisant pour l’essentiel celui que j’ai écrit pour le quotidien La Croix publié le 26 novembre 2013

Ivry Gitlis, le violon immortel

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Ivry Gitlis (né en 1922) en son domicile. Photo : DR

A l’heure où paraît chez Universal/Decca (1) un coffret de cinq disques réunissant les enregistrements qu’Ivry Gitlis a réalisés pour le label britannique entre 1966 et 1995, je reprends ici un portrait du violoniste israélien brossé en mai 2010 pour le quotidien La Croixà la suite d’une interview qu’il m’avait accordée quelques jours plus tôt en son domicile parisien. A 91 ans, il suit toujours assidûment l'actualité musicale, comme l'atteste sa présence dimanche dernier Salle Pleyel au concert de Martha Argerich et Gidon Kremer...

Ivry Gitlis enseignant à une jeune élève. Photo : DR

« Le jour où je ne jouerai plus mon violon, c’est que je serai mort. » Ivry Gitlis – le bon (gut/git en yiddish) homme de passage (Ivry, en hébreux) – a à peine prononcé un mot que son interlocuteur est happé par le charme et la liberté qui émanent de sa personnalité hors normes. Cet adolescent fougueux dans un corps de vieil homme au pessimisme pimpant - « il est important d’être pessimiste, parce que vous en ferez quelque chose, tandis que si vous êtes optimiste, tout va toujours bien » - reçoit avec chaleur malgré le froid et morne après-midi de mai (2010) en son domicile de Saint-Germain-des-Prés. Un appartement fantasque à l’insondable désordre où traînent un piano à queue, des valises de saltimbanque prêtes au départ, un nombre considérable des photos noir et blanc de grands hommes et femmes de tous horizons. En fait, depuis sa naissance à Haiffa le 22 août 1922, Gitlis ne s’est jamais posé nulle part, en Israël, à Paris, Londres, Amsterdam, aux Etats-Unis, la musique étant partage sans frontières. « Je ne sais pas qui du violon ou de moi a choisi l’autre. Je voulais un violon, et, pour mes 5 ans, parents et amis se sont cotisés. Je ne sais pas comment je jouais, mais on s’est malheureusement vite aperçu que j’avais un certain talent… » A 8 ans, il rencontre le célèbre violoniste Bronislaw Hubermann, qui l’envoie à Paris avec l’argent collecté par des artistes pour entrer au Conservatoire dans la classe de Georges Enesco. Il a 11 ans. « Enesco est l’être qui m’a le plus marqué. Il était toute la musique et un homme unique. Il se mettait au piano et jouait tout avec moi. C’était une expérience de vie, pas une leçon de violon. Quand un éclair vous atteint, vous ne vous en remettez pas. L’adolescent que j’étais ne s’est pas rebellé contre cette autorité, je cheminais avec lui. » En 1951, alors qu’il est favori du Concours Thibaud, il ne se voit attribué que le Cinquième Prix. « Je n’ai pas raté le concours, c’est le concours qui m’a raté. Ce prix n’est pas un accident : on a accusé ma mère, qui était déjà morte à l’époque, d’avoir vendu pour survivre pendant la guerre un violon qui m’avait été prêté. Or, ce cinquième Prix était précisément un violon (rires). »

Ivry Gitlis. Photo : DR

Son intelligence ravageuse, sa virtuosité légendaire, sa sensibilité à fleur de peau, les contrastes saisissants de son jeu âpre et sensuel ont fait de Gitlis non seulement un immense artiste mais aussi un homme de la rue, des gens, de la vie. Un homme qui n’a de cesse de répéter que « pour être un bon violoniste, il faut aussi être autre chose. » D’où cette liberté qui lui aura joué de mauvais tours en un temps où l’éclectisme était condamnable. « Je ne l’ai pas fait par obligation mais parce que j’aime le faire. Je ne joue pas de la même façon dans un hôpital, dans une prison que dans une salle de concert. Peut-être que je pense plus à la prison en jouant en concert que dans la prison-même.  J’amène toujours mon violon dans les endroits qui me sont importants, à Auschwitz comme en l’abbaye de sainte-Catherine dans le désert du Sinaï. » Magnifique interprète de Berg, Beethoven, Mendelssohn, Bach, Paganini et de la musique contemporaine - « J’ai eu beaucoup d’envies, il y a beaucoup d’œuvres que j’aurais aimé jouer, mais il ne faut rien regretter » -, il a joué avec tout le monde, de Jascha Heifetz à John Lennon. Car il aime aussi s’adonner au jazz et côtoyer les pop stars, comme John Lennon et Mick Jagger… « J’étais avec eux comme je suis avec vous. La personne que j’ai le plus respecté et aimé a été le concierge de la maison où j’habitais rue Vieille du Temple. Il ressemblait au professeur Nimbus, sa culture était extraordinaire. Un soir, chez des amis, à Paris, parmi les hôtes se trouvait un certain Brian Jones, l’un des Rolling Stones. Il était adorable. Il me dit « Je veux prendre des leçons de violon chez vous. » ll n’est jamais venu, mais un jour, il m’a téléphoné de Londres pour me demander si j’accepterais de jouer avec les Stones pour un disque. J’ai accepté à la condition que l’on fasse quelque chose ensemble. « Ah, mais on n’aurait jamais osé vous demander. » Je suis allé à Londres, et j’ai improvisé avec les Stones, rejoints par John Lennon et Eric Clapton... » C’est ainsi que Gitlis s’est retrouvé dans des films de François Truffaut, l’Histoire d’Adèle H, Volker Schlöndorff, Un amour de Swann, et Siegfried, Sansa, et dans quantité d’émissions de télévision. « Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone de Guy Lux. Il m’a demandé si je voudrais bien jouer dans l’une de ses émissions. « Rappelle-moi dans 3 jours, lui dis-je, il faut que je vois si je suis libre. » J’en ai parlé à des amis : « Ivry, tu ne vas pas jouer dans cette cour-là ! » Quand il m’a rappelé, je lui ai demandé « Que veux-tu que je fasse ? » - « Ce que tu veux ! » - « Je peux te jouer un mouvement de Concerto de Bach » – « Comme tu veux ! » - « Une pièce de Kreisler… » L’émission était avec Claude François. Le jeune public ne m’a pas laissé partir. L’orchestre comptait les meilleurs musiciens des Orchestre de Paris, de l’Opéra, etc. Aujourd’hui, il m’arrive de rencontrer des gens dans la rue qui me disent « merci d’avoir participé à toutes ces émissions à la télévision. » Je ne l’ai pas fait pour me faire mousser et gagner de l’argent, mais pour le plaisir et apporter la musique en toute circonstance. » Aujourd’hui, les jeunes violonistes viennent du monde entier à Paris pour travailler avec lui…

Bruno Serrou

Le coffret de 5CD Universal/Decca rassemble la totalité des enregistrements qu’Ivry Gitlis a réalisés avec le label Decca entre 1966 et 1995 réunissant des concertos de Berg, Brahms, Paganini, Saint-Saëns et Wieniawski, et des œuvres de Bartók, Debussy, Dinicu, Dvorak, Falla, Kreisler, Massenet, Mendelssohn, Ravel et Sarasate (Decca 5CD 5346246). Il convient d’ajouter à cet ensemble les concertos de Bartók, Berg, Bruch, Hindemith, Mendelssohn, Sibelius, Stravinsky, Tchaïkovski (3 CD Brillant Classics). 

Mais pour découvrir Ivry Gitlis, il faut absolument commencer par son enregistrement du Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » de Berg gravé en 1953. « Je l’ai appris en 11 jours, se souvient-il. Je suis content que l’on dise qu’il s’agit de mon meilleur disque, parce que cette œuvre est bouleversante. Je ressens la même chose quand j’entends la Symphonie n° 6 de Mahler : je fonds toujours en larmes dans le finale… »

A lire : L’âme et la corde, Editions Robert Laffont (1980, réédition 2013)

Martha Argerich et Gidon Kremer ont enluminé la grisaille parisienne d’un dimanche d’automne

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Paris, Salle Pleyel, dimanche 24 novembre 2013

Gidon Kremer et Martha Argerich. Photo : DR

Il est des artistes qui, quoi qu’ils jouent, conquièrent des salles entières. Peu savent en profiter. Seuls des êtres rares le font, comme Claudio Abbado, Pierre Boulez ou Maurizio Pollini… Martha Argerich est de ceux-là. Elle a en outre la chance, elle qui ne se produit plus en récital, de pouvoir convaincre ses partenaires de présenter à ses côtés des œuvres peu courues, même si lesdits partenaires n’ont pas toujours un goût sûr quant aux choix des partitions qu’ils entendent défendre. Cette fois, c’est avec Gidon Kremer que la pianiste argentine a partagé dimanche l’affiche de la Salle Pleyel devant un public acquis d’avance à qui elle a ainsi pu proposer deux œuvres d’un compositeur méconnu en France, Mieczyslaw Weinberg, qui a été mis en résonance avec deux sonates pour violon et piano de Beethoven, les sonates de Weinberg ouvrant chaque partie du programme, celles de Beethoven les concluant.

Aussi prolifique que Serge Prokofiev et Dimitri Chostakovitch, le compositeur russe né Polonais Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) n’a pas encore la notoriété internationale de ses aînés. Pourtant, de son vivant, les plus grands artistes soviétiques ont joué sa musique ou se sont produits à ses côtés - il était excellent pianiste -, David Oïstrakh, Mstislav Rostropovitch, Leonid Kogan, Emil Gilels, ou des chefs d’orchestre comme Kirill Kondrachine ou Rudolf Barchaï. Il a surtout été l’ami de Chostakovitch, qui rédigea une pétition pour l’aider alors qu’il était incarcéré pour « activités sionistes », ce à quoi seule la mort de Staline lui permit d’échapper. Connu d’un certain public pour la bande son du film Quand passent lescigognes de Mikhaïl Kalatozov, Palme d’or du Festival de Cannes 1958, il est l’auteur de quelques cinq-cents œuvres, dont vingt-deux symphonies et dix-sept quatuors à cordes… Parmi les nombreuses partitions de musique de chambre, cinq sonates pour violon et piano et trois sonates pour violon seul. Ce sont les dernières pièces de deux dernières séries de sonates qui ont été présentées dimanche.

La filiation de Weinberg avec Chostakovitch est évidente. Mais aussi avec Bartók pour ce qui concerne le traitement des sources folkloriques, y compris dans les sonates. Ainsi de la Sonate pour violon et piano n°5 op. 53 composée en 1953 dont les deux mouvements centraux sont d’une vivacité extrême, tandis que l’ample finale est mû par une tension particulièrement dramatique. Le nez dans la partition, ce qui peut agacer tant cela donne l’impression qu’il découvre une partition qu’il n’a pas travaillée depuis longtemps, mais qui en fait semble plutôt le rassurer - à l’instar de Martha Argerich, le violoniste letton semble pétrifié par le trac -, Gidon Kremer reste dans l’Andante con moto initial sur son quant-à-soi, l’archet lourd et la main gauche peu assurée, au point d’enchaîner les fosses notes, avant de se libérer peu à peu dans le deuxième Allegro. Kremer s’avère encore contracté dans la Sonate pour violon et piano n° 10 en mi bémolmajeur op. 96 de Beethoven, malgré la souplesse du toucher, la sensualité lumineuse du toucher, l’éclat du piano de Martha Argerich, qui, une fois dans la musique, fait très vite abstraction de ses appréhensions, non pas pour délaisser le public mais pour communier avec lui. Elle se montre également attentive envers son partenaire, le portant musicalement jusqu’à lui faire oublier ses propres appréhensions en l’enveloppant de sonorités luxuriantes exaltées par son toucher immatériel.

Ainsi, dans la Sonate pour violon n° 3 op. 126composée en 1979 qui joue des harmoniques et des registres extrêmes du violon, Kremer, qui se retrouve naturellement seul sur le grand plateau de Pleyel, donc sans l’appui de sa féerique partenaire, offre une lecture ensorcelante de cette partition d’une grande difficulté d’exécution dans laquelle Weinberg brosse un véritable poème symphonique autobiographique en sept parties fondues en un vaste mouvement de vingt-cinq minutes. Kremer (1) se joue avec maestria des contrastes de l’œuvre, tantôt recueillie, tantôt diabolique et où s’immisce des passages d’une froide austérité. L’élégance et la délicatesse toutes classiques de la troisième Sonate pour violon et piano de l’opus 30 de Beethoven ont formé un contraste réjouissant avec la douloureuse sonate pour violon seul de Weinberg. Kremer et Argerich, libérés de toute entrave psychologique, en ont donné une lecture d’une liberté enjôleuse, toute en sourire, en tendresse et en ravissement, les deux artistes s’exprimant à quatre mains en une fusion d’une éblouissante musicalité.

Comme pour remercier le public de sa compréhension et de son inconditionnel soutien, Martha Argerich et Gidon Kremer ont offert en bis un flamboyant finale de la Sonate pour violon et piano n° 9 « A Kreutzer »suivi d’un tango d’Astor Piazzolla.

Bruno Serrou

1) A noter le texte riche en enseignements que Gidon Kremer a consacré à cette Sonate op. 126 de Weinberg, Réflexions d’un interprète sur la Troisième Sonate pour violon op. 126 de Mieczyslaw Weinberg, publié dans le programme de salle du concert de dimanche. 

Jordi Savall et le Livre Vermeil de Montserrat ont attiré un large public à la Cité de la Musique

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Paris, Grande salle de la Cité de la Musique, mardi 26 novembre 2013

Jordi Savall et ses ensembles La Capella Reial de Catalunya et Hespèrion XXI. Photo : DR

Un public nombreux et à la moyenne d’âge relativement élevée s’est rendu mardi Cité de la Musique pour assister au concert que Jordi Savall et ses ensembles La Capella Reial de Catalunya et Hespèrion XXI consacraient au Livre Vermeil (Llibre Vermell) de Montserrat. Ce qui augure bien de l’avenir de la Philharmonie pour laquelle l’onpeut de ce fait envisager un bon taux de remplissage avec un public de tout âge, contrairement à ce que l’on peut craindre de façon justifiée. En effet, ce mardi, il y avait foule dans le métro (une seule ligne mène à ces salles de concerts, ce qui est inquiétant) et dans le parc de la Villette pour assister à toute sorte d’événements sonores, au point que les marchands de merguez-frites étaient nombreux à empester des exhalaisons de leurs produits les couloirs de la RATP et le vent frais d’automne qui soufflait au dehors, chaque public se côtoyant en ignorant l’autre.

Monastère de Montserrat (Catalogne). Photo : DR

Jordi Savall a dédié la soirée à son épouse, la soprano Montserrat Figueras, décédée voilà deux ans, le 23 novembre 2011. Femme dont le nom et le prénom évoquent à eux seuls toute la Catalogne, dont le couple a porté et porte encore dans le monde la renommée musicale et culturelle. C’est donc naturellement du côté de l’abbaye bénédictine de Montserrat érigée au début du XIesiècle à flanc de rocher dans le nord de la Catalogne (1) que Jordi Savall s’est tourné pour cet émouvant hommage. C’est au sein de la bibliothèque du monastère qu'a été conservé quatre siècles durant le Llibre Vermell parmi environ trois cents mille volumes et manuscrits. Jusqu'à ce que Napoléon Ierfasse brûler cet inestimable trésor intellectuel en 1811. Mais certains ouvrages échappèrent par miracle à l’autodafé. C’est ainsi que nous sont parvenues 137 des 350 pages du fameux Llibre Vermell consacré à la Vierge Marie réuni au XIVe siècle qui avait été confié à un érudit peu avant le désastre, et dont le titre tient de sa couverture de velours rouge qui le protège depuis le XIXe siècle.  Ces cantiques étaient donc écrits pour des pèlerins afin qu’ils puissent utiliser un registre « chaste et pieux ». Ils sont rédigés encatalan et en latin pour une, deux ou trois voix sur une musique « à chanter et à danser » composée bien avant leur regroupement. La plupart de ces pages sont composées dans le style populaire par des musiciens de la cour d’Aragon, dont dépendait à l’époque l’abbaye de Montserrat où ils effectuaient plus ou moins des pèlerinages lors de leurs pérégrinations en direction de Barcelone, Saragosse ou Perpignan.

Deux pages du Llibre Vermell de Montserrat

Jordi Savall et ses ensembles sont des familiers de ce recueil, qu’ils ont enregistré dès 1999 (2). Visage riant, le corps dans la musique et les pieds battant joyeusement la mesure, chanteurs et musiciens sont emplis de ces pages auxquelles ils donnent une vie revigorante, une tonicité communicative et une spiritualité à fleur de peau qui pénètre l’âme des auditeurs tant leur bonheur de jouer est transcendant. Dans les hymnes les plus intériorisés, l’émotion était à son comble, tant Montserrat Figueras semblait présente au sein du groupe. Une musique rayonnante de lyrisme, d’humilité et de dévotion servie avec une fraîcheur et une générosité suprême suscitant une écoute intense et recueillie de la part d’un public réunissant en une même communion connaisseurs et profanes. La soirée s’est terminée sur un chant spirituel catalan du XIIe siècle qui a ajouté à la ferveur de la soirée.

Bruno Serrou

1) C’est en ce lieu sauvage et ses environs immédiats que Richard Wagner a situé l’action de son Parsifal.
2) EMI Reflex 1C065-45-641 ou Virgin Veritas

Retour sans conviction de "Les Puritains" de Bellini à l’Opéra de Paris dans la première production maison depuis la création de l’œuvre en 1835

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Paris, Opéra national de Paris-Bastille, lundi 25 novembre 2013


Créé en 1835, huit mois avant la mort de son auteur, I Puritani (Les Puritains) de Vincenzo Bellini (1801-1835) n’est guère présent en France que par ses airs de bravoure, et il n’est que les discophiles pour être familiers de l’ouvrage entier. En effet, depuis l’immense succès de sa création au Théâtre-Italiens à Paris, ce melodramma serio en trois actes est peu représenté, l’unique production à l’Opéra de Paris remontant à 1987. Encore venait-elle de Cardiff…


Ultime opéra de Bellini né d’une commande de Rossini pour le Théâtre-Italiens de Paris, Les Puritains se fonde sur un livret italien de Carlo Pepoli tiré d’un drame français d’Ancelot et Saintine inspiré d’un roman de l’Ecossais Walter Scott. L’action alambiquée et lapidaire se déroule à Plymouth après la décapitation du roi Charles Ier. Une histoire d’amour se noue lors d’une rencontre entre opposants politiques, un Puritain partisan de Cromwell, et un Cavalier fidèle aux Stuart. A l’instar de Lucia di Lammermoor de Donizetti composé la même année, Les Puritains a été rendu célèbre par la scène de la folie du personnage féminin central, Elvire, fille de Puritain éprise du Cavalier Arturo.


L’Opéra de Paris s’adonne ici à l’économie, avec des décors tournant de Chantal Thomas réduits à l’état de fer forgé formant silhouettes de château et de salles et symbolisant l’enfermement psychologique des protagonistes et, surtout, la claustration de l’héroïne, dont la chambre-cellule est une cage à oiseaux. Seule tâche de couleur dans cet univers métallique parcouru de nuages noirs, un court feu de cheminée. La mise en scène de Laurent Pelly est minimaliste, comme ses costumes monochromes. Seule Elvira est être de chair. Les autres personnages ont des attitudes outrées souvent plantés sans savoir que faire. Pelly charge même le mélodrame, déplaçant dix-huit soldats en long, en large et en travers du plateau d’un pas pesant pour le moins caricatural, alors que la foule se meut façon derviches tourneurs. 


Les deux rôles principaux sont d’une exigence extrême, dotés de toute une série d’aigus surhumains, le ténor bénéficiant même d’un contre-fa. Maria Agresta (Elvira) et Dmitri Korchak (Arturo) ont l’organe idoine et sont d’une constante musicalité. Le reste de la distribution est à niveau, bien que pétrifié par la mise en scène, Mariusz Kwiecien (Riccardo, rival d’Arturo) et, surtout, le remarquable Michele Pertusi (Giorgio, oncle d’Elvira) rivalisant de vocalité. 


L’orchestre de Bellini est foisonnant. Les instruments à vent sont particulièrement sollicités, donnant aux personnages et aux sentiments couleurs et carnation, tandis que la partition reste dans les standards du belcanto. Michele Mariotti fait scintiller cuivres et bois mais il tend à couvrir les chanteurs qu’il pousse dans leurs réserves aux dépends du phrasé, des respirations et des nuances.

Bruno Serrou

Photos : (c) Andrea Messana, Opéra national de Paris


Cet article reproduit pour l’essentiel celui que j’ai écrit pour le quotidien La Croix publié le 29 novembre 2013

Deux ans...

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Ce blog a deux ans aujourd'hui...
365 articles, soit un tous les deux jours...
Mais est-il nécessaire de continuer ?...

L’Ensemble Intercontemporain a célébré les 40 ans de la Fondation pour la musique Ernst von Siemens

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Paris, Centre Pompidou, Grande salle, vendredi 29 novembre 2013
L'Ensemble Intercontemporain dans la conformation d'Orchestrion-Straat de Mauricio Kagel. Photo : (c) Bruno Serrou
En cette année du centenaire de la naissance de Benjamin Britten (1913-1976), qui en a été le premier lauréat en 1974, la Fondation pour la musique Ernst von Siemens, équivalent du Prix Nobel en matière musicale, a été célébré vendredi par l’Ensemble Intercontemporain à travers quatre des successeurs du compositeur pianiste chef d’orchestre britannique, l’un du Prix de la Musique les trois autres du Prix d’encouragement. Si Britten n’appartient pas au parnasse de l’Ensemble Intercontemporain, il n’en est pas de même pour nombre de ses trente-neuf successeurs, dont Pierre Boulez, fondateur de l’Ensemble en 1976, qui en a été le récipiendaire en 1979 au titre de compositeur et de chef d’orchestre.

Michael Jarrell (né en 1958)

Le concert de vendredi s’est ouvert sur une œuvre de Michael Jarrell (né en 1958), présent à la console et toujours indifférent à l’égard de ceux qui le soutiennent simplement pour la qualité de sa création… Une œuvre, Congruences pour flûte midi, hautbois, ensemble (flûte, hautbois, clarinette contrebasse, basson/contrebasson, cor, trompette, trombone, deux percussionnistes, synthétiseur, clavier électroniques, piano, alto, violoncelle, contrebasse) et électronique conçue en 1988, l’une des partitions qui auront valu au compositeur suisse le Prix d’encouragement Ernst von Siemens dont il a été le premier bénéficiaire en 1990, une œuvre dont Péter Eötvös dirigea la création à la tête de l’Ensemble Intercontemporain le 22 novembre 1989 dans cette même salle du Centre Pompidou. Selon les propos de Jarrell, Congruences, du latin congruere, convenir, est un terme de géométrie : « lorsque tous les points de deux figures superposées coïncident, elles sont dites congruentes. » Il s’agit de la première grande partition avec électronique en temps réel du compositeur. Construite à partir de la notion de tuilage, la pièce s’inspire d’idées géométriques de plan, de perspective, d’anamorphose et de figure projetées dans une forme temporelle. Cette œuvre d’un quart d’heure est tirée de quelques mesures d’une œuvre antérieure Trace-Ecartpour soprano, contralto et ensemble (1984) et de Modifications pour piano et six instruments (1987), et servira par la suite de réservoir à Der Schatten, das Band das uns an die Erde bindet ballet pour orchestre à vent et percussion (1989),…D'ombres lointaines... pour soprano et orchestre (1990), Fromthe leaves of Shadow pour alto et orchestre (1991)… Impeccablement interprétée par l’Ensemble Intercontemporain, Congruences s’avère désormais un classique à l’aune duquel les jeunes générations ont à se mesurer.

Ulrich Kreppein (né en 1979). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR

Ainsi, la pièce qu’Ulrich Kreppein (né en 1979) a donnée vendredi en création mondiale trois ans après sa conception en 2010, Départ pour grand ensemble (flûte, hautbois, clarinette, basson/contrebasson, cor, trompette, trombone, tuba, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, effectif auquel est associée une voix électronique), qui s’avère d’une vivacité et d’une riche palette de couleurs. A l’instar de Jarrell, le compositeur allemand, Prix d’encouragement Ernst von Siemens 2012, puise dans des œuvres antérieures, ici Verwandlungen im Spiegel composé pour ensemble en 2003 dont il se sert d’assise (départ) pour en développer le propos toujours plus promptement sous la forme d’un « labyrinthe circulaire ». 
Arnulf Herrmann (né en 1968). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR

Seconde page donnée en création mondiale, rondeau sauvagepour sept musiciens (flûte/piccolo, clarinette, violon, alto, violoncelle, piano et percussionniste) d’Arnulf Herrmann (né en 1968), Prix d’encouragement Ernst von Siemens 2010. Commande de l’Ensemble Intercontemporain avec le soutien de la Fondation Siemens pour la musique, ce rondo est d’un foisonnement et d’une inventivité constante, ce qui dit combien ce compositeur bavarois, qui a été l’élève de Gösta Neuwith, Hanspeter Kyburz, Gérard Grisey et Emmanuel Nunes, a d’imagination et de talent.

Mauricio Kagel (1931-2008) devant sa maison natale à Buenos Aires. Photo : DR

Mais c’est l’œuvre de Mauricio Kagel (1931-2008), Prix de la Musique Ernst von Siemens 2000, sur laquelle se concluait la soirée qui s’est avérée la plus enthousiasmante et ingénieuse, malgré son ancrage évident dans la musique du passé. Emplie de l’esprit léger et affable mais toujours rigoureusement structuré du compositeur argentin, composée en 1995-1996 pour le Holland Festival, Orchestrion-Straatrequiert un effectif de dix-neuf musiciens (violons, violoncelles, flûtes, clarinettes, trompettes, tubas, contrebasses et percussion par deux, saxophone, accordéon et piano) disposés en diagonale et en rang d’oignon, le chef côté cour dos au public, percussion dans le fond à jardin, saxophone, accordéon et piano à l’avant du plateau. Enjouée et colorée, cette partition de vingt-quatre minutes évoque les orchestres de rue dont l’humour corrosif est mêlé de mélancolie en habit de clown triste lorsque Kagel évoque les styles dénigrés que sont les rengaines et la musique de salon rehaussés d’allusions au premier tableau de Petrouchka de Stravinski. Un véritable plaisir sensuel et intellectuel que les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain ont restitué avec le sérieux qui leur est coutumier mais allégé par la direction énergique et contrastée de Jurjen Hempel, tandis que deux musiciens circulaient à la fin parmi les spectateurs pour faire la quête, faisant bruyamment sonner les contenants avec les contenus... 


Bruno Serrou 

La deuxième vague de l’intégrale des symphonies et concertos de Chostakovitch par Valery Gergiev et l’Orchestre du Théâtre Mariinsky a galvanisé la Salle Pleyel

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Paris, Salle Pleyel, dimanche 1er, lundi 2 et mardi 3 décembre 2013


Valery Gergiev. Photo : DR

C’est devant des salles combles qu’ont été donnés les trois concerts marathons qui se sont succédés en autant de jours de la deuxième vague de l’intégrale des symphonies et des concertos de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) donnée Salle Pleyel par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky et son directeur musical charismatique Valery Gergiev dont le volet final est programmé en février prochain. Certes, malgré la densité des interprétations et la force de certaines des partitions entendues, principalement les Quatrièmeet Quatorzième Symphonies, il émane de ces trois soirées de décembre une forte impression générale d’apathie, tant les œuvres se ressemblent, avec les mêmes ficelles de tension/détente, les mêmes orchestrations, les mêmes sonneries de fanfares, les mêmes explosions de percussion, les mêmes scintillements de célesta…

Dimitri Chostakovitch (1906-1975). Photo : DR

Symphonies n° 4 et n° 9, Concerto pour piano n° 1

Deux symphonies entourant un concerto figuraient au programme du concert de dimanche, qui s’est ouvert sur la Symphonie n° 9 en mi bémol majeur op. 70. Composée en août 1945, créée le 3 novembre de la même année sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette partition de moins d’une trentaine de minutes est l’une des plus insouciantes et joyeuses de Chostakovitch, qui a ainsi pris le régime communiste à contre-pied, au grand dam de Staline, qui en a conçu une profonde et irrévocable amertume. Le « petit père des peuples » attendait en effet une œuvre grandiose avec solistes, chœur et grand orchestre digne de la Symphonie n° 9 en ré mineur de Beethoven levée à sa gloire et célébrant la victoire de l’armée rouge sur le nazisme. Or, il n’en fut rien, le compositeur saisissant l’opportunité pour déjouer les attentes du régime communiste, et l’œuvre reçut un accueil pour le moins mitigé. Chostakovitch avait en effet décidé d’éviter la grandiloquence et la pompe au profit de la bonne humeur et de l’exaltation, sans parvenir pour autant à masquer son inquiétude personnelle sous l’éclat circonstancié de sa musique. Néanmoins, seul le Largo est d’essence dramatique, avec de graves sonneries de trompettes et de beaux récitatifs de basson. Ce sont d’ailleurs les moments les plus significatifs de cette symphonie.

Daniil Trifonov. Photo : DR

Du même ton joyeux mais en plus spontané, le Concerto n° 1 en ut mineur pour piano, trompette et orchestre à cordes op.35 date du début des années trente. Chostakovitch, qui le créa lui-même au piano à Leningrad le 15 octobre 1933, y manie comme de coutume un humour grinçant voire grotesque dans les mouvements extrêmes où il use de citations de pages de Haydn et de Beethoven, tandis que le Largo se fonde sur une valse lente et le Moderato où la trompette est absente tient de l’intermezzo. Le jeune Daniil Trifonov en a donné une interprétation vive et enjouée, attestant à 22 ans d’une maîtrise exceptionnelle, tirant de son Steinway des sonorités de braise, dialoguant avec fougue et onirisme avec la trompette vif-argent de Timur Martynov, de douze ans son aîné, trompette solo de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky. Ebouriffante et impétueuse dans le finale, l’interprétation du soliste a conduit Gergiev à bisser le dernier mouvement entier, au grand plaisir du public.

Daniil Trifonov (piano), Valery Gergiev, Timur Martynov (trompette) et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Salle Pleyel, DR

Conçue en 1935-1936 avec la terreur stalinienne en toile de fond et la dénonciation dans la Pravda de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk, la Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43, l’une des plus longues nées de l’esprit de Chostakovitch, est mue par une teneur autobiographique si prégnante que son auteur préféra la retirer sagement de l’affiche, alors qu’elle en était déjà au stade des répétitions. Cette symphonie ne devait être sortie des tiroirs qu’un quart de siècle plus tard, Chostakovitch en confiant alors la création à l’Orchestre de la Philharmonie de Moscou dirigé par Kirill Kondrachine le 30 décembre 1961. De toutes les symphonies du compositeur russe, cette Quatrièmeest sans doute celle qui doit le plus à Gustav Mahler. Surtout l’ample finale, qui, aussi développé que le premier des trois qui constituent la symphonie, contient en fait plusieurs mouvements en un seul, ouvert par une marche funèbre de caractère grotesque, avant de passer quasi sans transition à une valse sarcastique puis à un galop, pour s’effondrer enfin dans une atmosphère de désespoir extrême sur l’un des accords d’ut mineur les plus longuement tenus de l’histoire de la musique. C’est sur ces déchirants accords que Gergiev conclut la première des trois soirées de cette deuxième vague de concerts Chostakovitch parisienne.

L’Orchestre du Théâtre Mariinsky, qui sonne rondement et qui s’élève désormais indubitablement au rang des plus grandes phalanges internationales, et Valery Gergiev ont donné des trois œuvres de ce premier programme une interprétation magistrale. Gommant les acidités de la Neuvième tout en s’adonnant au narquois, ils ont brossé une Quatrième impressionnante de grandeur et de retenue, Humble et sensible,  à la tête d’un orchestre magique, tout en nuances et en profondeur, marquant chaque intonation, suscitant au cordeau le moindre départ, démultipliant sa battue et ses regards en direction des divers pupitres de sa phalange pétersbourgeoise, tenant toujours le dard qui lui tient lieu de baguette, Gergiev chante littéralement dans son jardin.

Valery Gergiev. Photo : DR
Symphonies n° 5 et n° 14

Le deuxième concert réunissait les Symphonies n° 5 en ré mineur op. 47, l’une des plus jouées de Chostakovitch, et n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre op. 135, l’une des plus rares quoique des plus significatives. C’est sur cette dernière que s’ouvrait la soirée de lundi. Conçue en 1962 alors qu’il orchestrait les Chants et danses de la mort de Modest Moussorgski, composée au printemps 1969 après un long séjour du compositeur à l’hôpital, créée à Leningrad le 29 septembre 1969 sous la direction de Rudolf Barchaï, la Symphonie n° 14 se présente comme une sorte de Chant de la Terre de Mahler ou de Symphonie lyrique d’Alexandre Zemlinsky. Dédiée à Benjamin Britten, l’œuvre se présente sous la forme d’une suite de onze sections fondées sur autant de poèmes de l’Espagnol Federico Garcia Lorca (deux poèmes), du Français Guillaume Apollinaire (six poèmes), de l’Allemand Rainer Maria Rilke (deux poèmes) et du Russe Wilhelm Küchelbecker (un poème) traduits en russe dans laquelle le compositeur médite sur sa propre mort et, de par son matériau thématique dodécaphonique, notablement dans le finale Morceau de fin de Rilke, et par ses textures dissonantes, se rapproche de la Seconde Ecole de Vienne. Réduit à vingt musiciens (dix violons, quatre altos, trois violoncelles, deux contrebasses, un percussionniste), l’orchestre est traité tel un ensemble de musique de chambre, les cordes souvent divisi, particulièrement dans Le Suicidé sur des vers d’Apollinaire où les textures du violoncelle se fondent au timbre somptueux de la soprano Veronika Djoeva, ou le superbe O Delvig, Delvig!, antépénultième volet de la symphonie écrit sur le poème de Küchelbecker, un proche de Pouchkine, où l’ardente voix de basse de Mikhaïl Petrenko dialogue avec les trois violoncelles et les deux contrebasses aux arabesques indépendantes quoiqu’intimement imbriquées. Côté vocal, Chostakovitch porte une attention particulière sur une déclamation naturelle. Intense et grave, parfois glaciale, mais percée de lumière et d’espoir, la vision de Gergiev souligne avec intensité le souffle tour à tour dramatique et austère de cette symphonie dans laquelle la personnalité de Chostakovitch se dénude jusqu’au plus secret devant la mort, donnant ainsi dans l’œuvre le maximum de lui-même. La finesse des textures, la ductilité des lignes ont été remarquablement servies par un Orchestre du Théâtre Mariinsky d’une plastique sonore onctueuse et d’une virtuosité à toute épreuve.

En regard de cette partition rare, Gergiev a mis la Symphonie n° 5 en ré mineur op. 47, la plus populaire du cursus des quinze symphonies de Chostakovitch. Conçue un an après l’affaire de Lady Macbeth dudistrict de Mtsensk dont la production du Bolchoï de Moscou suscita la fureur de Staline, écrite en trois mois en 1937, créée le 21 novembre de la même année à Leningrad par l’Orchestre Philharmonique de la ville sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette œuvre se veut selon son auteur « la réponse du compositeur à de justes critiques ». Il faut dire qu’à l’époque de sa genèse, l’Union soviétique est sous le boisseau de la terreur des purges staliniennes, dont des proches de Chostakovitch seront victimes, comme le metteur en scène Vsevolod Meyerhold persécuté dès 1930, dix ans avant d’être exécuté, la sœur du compositeur déportée en Sibérie, le beau-frère interrogé… Tant et si bien que le compositeur préfère renoncer à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 pour s’atteler à la Cinquième, qui répondra au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu par le public lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient dans le Moderato initial de ne point y mettre donc de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce et le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché, tandis que l’Allegrofinale est un morceau parmi les plus triviaux du compositeur russe. Gergiev, devant un pupitre vide de tout conducteur, et son orchestre pétersbourgeois ont donné de cette œuvre une interprétation en tous points marquante, sans excès ni maniérisme, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités.

Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Salle Pleyel, DR

Symphonies n° 6 et n° 10, Concerto n° 1 pour violoncelle

La troisième et dernière soirée de cette deuxième vague de concerts dédiés à l’intégrale des symphonies et des concertos de Chostakovitch par Valery Gergiev et l’Orchestre du Théâtre Mariinsky s’ouvrait sur la Sixième symphonie en si mineur op. 54, composée deux ans après la Cinquième, et créée le 5 novembre 1939 sous la direction du même Mravinski. A contrario du finale de ladite Cinquième, le long Largo introductif de la Sixièmequi fait à lui seul plus de la moitié des vingt-huit minutes de l’œuvre, qui ne compte que trois mouvements, est une funèbre et poignante méditation dont l’atmosphère crépusculaire et l’instrumentation renvoient une fois encore aux symphonies de Mahler mais aussi de Sibelius. Deux scherzo, l’un Allegro l’autre Presto, suivent et concluent la partition, le premier caustique et violent, le second insouciant et rutilant dans lequel basson, flûte, piccolo et violon solo instillent un élan spirituel au morceau.
Gautier Capuçon. Photo : DR
A l’instar de la Cinquième Symphonie, le Concerto n° 1 pour violoncelle et orchestre en mi bémolmajeurop. 107 est l’œuvre concertante la plus célèbre de Chostakovitch. Composée durant l’été 1959, créée le 4 octobre de la même année par son dédicataire, le violoncelliste Mstislav Rostropovitch, cette partition se situe dans le prolongement de la Symphonie concertanteop. 125de Serge Prokofiev. L’une des particularités de ce concerto, qui s’ouvre sur le motif DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H), Dimitri Schostakovitch selon la graphie allemande), est l’alliage du violoncelle et du cor, seul cuivre de l’orchestre, tandis que le célesta est le plus sollicité des pupitres de percussion. Autre fait remarquable, la longue cadence du soliste qui constitue à elle seule le troisième des quatre mouvements. Extrêmement attentif à son soliste, Valery Gergiev n’en a pas moins sollicité la palette somptueusement contrastée de son orchestre, tandis que Gautier Capuçon en faisait des tonnes en mimiques et en grimaces contrefaisant l’effort et la douleur, appuyant son archet à l’excès pour tirer de son extraordinaire instrument vénitien - un Matteo Goffriler de 1701 - des sonorités grasses et épaisses, lançant une interminable cadence et cassant l’ambiance de l’œuvre en tentant de réaccorder son violoncelle entre l’Allegro initial et le Moderato. Mais le public au sein duquel se trouvaient quantité d’inconditionnels venus uniquement pour le soliste, comme l’attestera le grand nombre de places vides à la reprise du concert à l’issue de l’entracte, l’oreille assourdie par les yeux aveuglés par le charisme de la star, ont obtenu sans avoir à insister deux de ses bis fétiches, le Chantdes oiseaux de Pablo Casals et la Marche du soldat extraite des Douze pièces enfantines pour pianoop.65 de Serge Prokofiev.

C’est sur la Symphonie n° 10 en mi mineur op. 93que se concluaient ce dernier concert des trois soirées Chostakovitch/Gergiev/Orchestre du Théâtre Mariinsky de ce mois de décembre. Commencée peu après la mort de Prokofiev et de Staline (le compositeur écrit dans ses Mémoires qu’il y est question de ce dernier, alors qu’il avait déclaré lors de la création qu’il avait voulu y exprimer les sentiments et passions humains), achevée en octobre de la même année, créée à Leningrad le 17 décembre 1953 sous la direction d’Evgueni Mravinski, la Dixième Symphonie de Chostakovitch s’ouvre sur un ample Moderato sombre et pessimiste qui lui instille un ton d’accablement. Les thèmes longuement étirés et la tension croissante qui perdure jusqu’au point culminant final ramènent au climat de la Huitième Symphonie composée dix ans plus tôt. Gergiev bâtit ce mouvement dramatique tel un architecte, donnant d’un geste sec et précis de la main gauche départs, nuances et expression, tandis que la battue de la main droite tenant l’habituel dard marque la moindre modulation de tempo, le tout donnant l’occasion de gouter l’onirisme volubile des solos de clarinette puis de flûte, enfin des deux piccolos.

Le concert étant plus long que je ne l’escomptais, je n’ai pu y assister jusqu’à son terme, et j’ai dû m’éclipser à l’issue du mouvement initial. Je n’ai de ce fait pu voir ni écouter les trois derniers mouvements que le lendemain matin, grâce au streamingdu concert retransmis la veille en direct sur le site de la Cité de la Musique (1). Ce n’est donc pas selon le point de vue du spectateur que j’évoque cette dernière partie de concert mais de celui du téléspectateur, ce dont je prie mes lecteurs de bien vouloir m’excuser…

Le chef russe a dirigé de façon alerte le bref mais implacable Scherzoaux rythmes fantastiques tandis que l’orchestre a donné toute sa puissance avec un son droit et brûlant. Dans le complexe Allegretto, Chostakovitch intègre un thème fondé sur ses propres initiales en allemand (voir plus haut le Concerto n° 1 pour violoncelleet orchestre) et retourne au climat du Moderato initial dont le premier thème réapparaît au cœur du morceau. Ce pessimisme patent souligné par le chant plaintif des hautbois, flûte et basson solos, s’éclaire peu à peu dans la frénésie de l’Allegro final, où la musique se fait soudain enjouée. Tout au long de l’exécution de l’œuvre, il a été possible de goûter à satiété le lustre des soli de bois, particulièrement de clarinette (auquel il convient d’ajouter le superbe duo du troisième mouvement) et de flûte, mais aussi de basson, puis de cor anglais et de hautbois, tandis que solos de cor et de violon ont complété la belle performance des premiers pupitres de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky confortée par la remarquable prestation d’ensemble des altos.

Bruno Serrou


1) http://www.citedelamusiquelive.tv/Concert/1011731/orchestre-du-theatre-mariinsky-valery-gergiev-gautier-capucon.html. L’enregistrement de chacun de ces trois concerts est accessible sur ce même site pendant quatre mois.

Le baryton-basse finlandais Tom Krause est mort

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Tom Krause (1934-2013) devant le château de Savonlinna (Finlande). Photo : (c) Tom Krause, DR

Baryton-basse qui fit les beaux soirs de l’ère Liebermann à l’Opéra de Paris, s’y illustrant dans la Cenerentola et le Barbier de Sévillede Rossini, les Contes d’Hoffmann d’Offenbach cadre de la première la mise en scène lyrique de Patrice Chéreau, Elektrade Richard Strauss, Parsifal de Wagner, les Noces deFigaro, dans la fameuse production de Giorgio Strehler, et Cosi fan tutte de Mozart, le baryton-basse finlandais Tom Krause est mort vendredi 6 décembre à l’âge de 79 ans.

Tom Krause en Comte Almaviva dans la production de Giorgio Strehler des Noces de Figaro de Mozart avec laquelle l'Opéra de Paris inaugura en 1973 au château de Versailles l'ère Liebermann (1973-1980). Photo : (c) Tom Krause, DR 

Chanteur à la voix pleine et malléable, excellent acteur, Tom Krause est né à Helsinki le 5 juillet 1934. Il se destinait tout d’abord à la médecine. Etudiant, il chantait et jouait de la guitare dans un jazz-band. Il se tourna vers le chant au bout de trois ans d’université, et se rendit à Vienne en 1956 pour étudier à l’Académie de Musique. Il a fait ses débuts en récital de lieder en 1957 à Helsinki, se produit à l’Opéra de Berlin l’année suivante en Escamillo dans Carmen, puis à Hambourg où Rolf Liebermann le programme dans tous les opéras de Mozart, Verdi et Wagner à partir de 1962, année de sa première apparition au Festival de Bayreuth. 

Tom Krause avec Christiane Eda-Pierre dans les Contes d'Hoffmann d'Offenbach à l'Opéra de Paris dans la mise en scène de Patrice Chéreau, en 1974. Photo : (c) Tom Krause, DR 

En 1963, il est invité au Festival de Glyndebourne dans le rôle du Comte de Capriccio, et aux Etats-Unis dans le War Requiem de Britten. En 1967, il se produit pour la première fois au Metropolitan Opera de New York, dans le rôle du Comte Almaviva des Noces de Figaro. A partir de 1968, il est l’invité régulier du Festival de Salzbourg, où il chante notamment Don Giovanni et Guglielmo (Cosi fan tutte). En 1969, à Philadelphie, il participe à la création américaine de la Symphonie n° 13 de Chostakovitch. En 1973, il débute à la Scala de Milan, au Covent Garden de Londres et à l’Opéra de Paris - dans le Barbier de Séville où il incarne Almaviva.

Tom Krause (à droite) dans Moses und Aron de Schönberg Teatro Massimo de Palerme. Photo : (c) Tom Krause, DR

A l’Opéra de Hambourg, il avait participé en 1964 à la création de Der goldene Bock d’Ernst Krenek et, en 1968, à celle de Hamletde Humphrey Searle. Il était également un grand interprète du lied et de la mélodie.

Tom Krause en frère Bernard dans Saint François d'Assise de Messiaen, dans la production de Peter Sellars en 1992 pour le Festival de Salzbourg puis l'Opéra de Paris. Photo : (c) Tom Krause, DR

Depuis son retrait de la scène lyrique, Tom Krause se plaisait à enseigner, notamment à Salzbourg, où il donnait encore des master-classes l’été dernier. Depuis 2002, il enseignait à l’Ecole Supérieure de Musique Reine Sofia de Madrid, dont il dirigeait le Département vocal.


Au sein de sa riche discographie, notons Escamillo dans Carmen dirigé par Thomas Schippers (3CD), Narraboth dans Salomé (2CD) et Oreste dans Elektra (2CD) de Richard Strauss sous la direction de Georg Solti, Guglielmo dans Cosi fan tutte dirigé par Georg Solti (3CD), le Comte Almaviva des Noces de Figaro avec Herbert von Karajan (3CD), Ping dans Turandot de Puccini avec Zubin Mehta (2 CD), Don Pizarro dans Fideliode Beethoven avec Lorin Maazel (2CD), Malatesta dans Don Pasquale de Donizetti avec Istvan Kertesz (2CD), Lysiart dans Euryanthe de Weber avec Marek Janowski (3CD EMI), Ebn Hakia de Yolanta de Tchaïkovski dirigé par Mstislav Rostropovitch (1CD Erato), Bernard dans Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen avec Kent Nagano (4CD DG), un récital de mélodies et de lieder de Richard Strauss, Jean Sibelius et Modest Moussorgski avec Irwin Gage (1CD Finlandia), un récital monographique de mélodies de Sibelius (1CD), la Passion selon saint Matthieu (3CD) et l’Oratorio de Noël (3CD) de Jean-Sébastien Bach avec Karl Münchinger, le Chant du Cygne avec Irwin Gage (1CD) et le Voyage d’Hiver de Schubert avec Gustav Djupsjöbacka (1CD Finlandia), la Symphonie n° 13 Babi Yar de Chostakovitch avec Eugène Ormandy (1CD RCA), Un Requiem allemand de Brahms avec Bernard Haitink (1CD), Christusde Liszt avec James Conlon (3CD Erato)... Tous ces enregistrements sont disponibles chez Decca/Universal, sauf indication contraire.

Bruno Serrou


Marc Monnet à l’aune de la Hongrie par trois brillants interprètes, Tedi Papavrami, Xavier Phillips et François-Frédéric Guy

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Ircam, Espace de projection, lundi 9 décembre 2013

Tedi Papavrami, François-Frédéric Guy et Xavier Phillips. Photo : DR

L’on connaît l’art de Marc Monnet (né en 1947) pour la programmation, qu’il considère à juste titre comme une véritable composition. C’est ainsi que, lundi, à l’Ircam, comme il aime à le faire au Printemps des Arts de Monaco dont il est le directeur artistique, il a mis deux de ses propres œuvres, dont une création mondiale, en regard de pages de deux de ses illustres aînés, deux compositeurs hongrois qui sont autant de novateurs à la forte personnalité qui ont non seulement marqué leur temps mais aussi la musique du nôtre, Franz Liszt (1811-1886) et Béla Bartók (1881-1945). 

Marc Monnet et Tedi Papavrami. Photo : DR

Autre particularité de la personnalité de Marc Monnet, la fidélité artistique et amicale, deux moteurs souvent étroitement imbriqués chez lui. C’est pour eux ou en pensant à leur jeu qu’il compose le plus souvent, et c’est pour trois de ses plus proches interprètes, François-Frédéric Guy, Tedi Papavrami et Xavier Phillips, musiciens qui se connaissent parfaitement pour se produire régulièrement ensemble, notamment dans les Trios de Beethoven, qu’il a conçu son troisième trio avec piano. Il en ont donné la création lundi à l’Ircam. Afin de ne pas perturber l’unité de la soirée, compositeur et interprètes ont choisi de déployer le programme en continu, supprimant de ce fait l’entracte initialement prévu.


François-Frédéric Guy et Marc Monnet. Photo : DR

Mais c’est avec la suite pour piano et électronique Imaginary Travel que Marc Monnet a composé en 1996, avec Thierry Coduys pour la partie électronique, que François-Frédéric Guy a ouvert le concert. Une pièce d’une vingtaine de minutes en huit mouvements inspirés d’autant de photos prises par Wim Wenders durant le tournage de son film le plus célèbre, Paris, Texas. Sans illustrer ces photos de désert, motel, route, etc., projetées pendant son exécution, l’œuvre en recrée le climat, tout en restant dans l’abstraction. Tout en jouant, le pianiste active la partie électronique en temps réel dont le son émerge de haut-parleurs placés sous le coffre de l’instrument. 

Franz Liszt (1811-1886). Photo : DR

Dans la foulée de cette plage de rêve qu’il a superbement colorée avec l’appui d’une informatique discrète rehaussant des aigus cristallins, François-Frédéric Guy a donné une interprétation dense et profonde de Pensées des morts, quatrième des Harmonies poétiques et religieusesS. 173de Franz Liszt que l’on a pu être surpris d’entendre résonner dans l’enceinte de l’Ircam. Mais c’était oublier combien le compositeur austro-hongrois était à l’avant-garde de son temps, ouvrant un univers sonore inconnu jusqu’à lui et que la musique de notre temps continue de creuser sans en avoir toujours conscience. Pensées des morts reprend le matériau d’une première partition conçue en 1834, que Liszt reprend en introduction, avec ses sonorités lugubres et affligées. Les multiples pauses et répétitions qui soulignent la désolation de ces pages cèdent ensuite la place à une danse macabre emprunte d’évocations fantomatiques, avant que se présente un choral d’accords puissant et immobile d’un Deprofundis venu d’un psaume pour piano et orchestre esquissé par Liszt au début des années 1830. L’œuvre se termine sur une douceur particulièrement touchante. François-Frédéric Guy a tiré de son Steinway des sonorités pleines et superbement résonnantes, donnant en outre à cette riche partition tout l’élan et l’ampleur spirituelle qu’elle contient.

Marc Monnet (né en 1947). Photo : DR

Commande de l’Ircam, où la partie électronique a été réalisée par Carlo Laurenzi, volontairement plus discrète encore que celle d’Imaginary Travel, Trio n° 3 de Marc Monnet, dédié « aux musiciens créateurs, mais aussi au vent, à l’ombre et au chaos humain » se place par ses couleurs sombres voire parfois lugubres dans la continuité du climat de la partition de Liszt. Donné lundi en création, cette œuvre d’un peu plus d’une quinzaine de minutes enchaînant refrains et couplets, est introduite par le violoncelle, dans le registre grave, bientôt rejoint par le piano. Le violon est principalement utilisé comme un rai de lumière, étant le seul instrument travaillé dans l’aigu. Toutes les possibilités techniques et sonores du violoncelle sont exploitées, depuis les capacités expressives uniques de l’instrument jusqu’aux sonorités sombres comme venus du lointain joués de l’archet au bas du chevalet, et ses aptitudes percussives avec les cordes et le coffre, mais toujours exploité avec économie et avec musicalité, l’auditeur oubliant ainsi la virtuosité au profit de l’expression. Xavier Phillips, stupéfiant d’aisance et d’allant, s’est avéré le moteur de ce trio, et l’on n’a pu que regretter que ce magnifique artiste n’ait pas eu sa part d’œuvre soliste. 

Béla Bartók (1881-1945) à New York. Photo : DR

En effet, à l’instar de François-Frédéric Guy dans Liszt, en ouverture de programme, Tedi Papavrami a conclu le concert avec une œuvre d’un autre grand Hongrois, l’extraordinaire Sonate pour violon seulSz. 117 de Béla Bartók. Le violoniste d’origine albanaise a donné de cette œuvre immense comparable aux seules Sonates de Jean-Sébastien Bach née en 1943-1944 à la suite d’une commande de Yehudi Menuhin, une lecture impressionnante de virtuosité limpide et d’engagement, avec un Tempodi ciaccona d’une rigueur extrême mais toute en souplesse, magnifiant la polyphonie par la malléabilité phénoménale de son archet et la précision des pizzicati, une fugue d’une vigueur intrépide, un mouvement lent d’une tendresse touchante de naturel, et un Presto gavé d’énergie et de panache.

Bruno Serrou


György Ligeti (1923-2006), propos sur ses Etudes pour piano, entretien réalisé en 1996

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Entretien avec le compositeur
GYÖRGY LIGETI (1923-2006)

György Ligeti (1923-2006) devant son piano. Photo : DR

Né en Transylvanie en 1923, passé à l’Ouest en 1956 après la répression de Budapest par les troupes soviétiques, György Ligeti s’est imposé par un ensemble d’œuvres dont l’esthétique a profondément marqué l’évolution de la musique occidentale contemporaine. Outre la nouvelle conception du timbre que leur texture « micropolyphonique » proposait, elles frappèrent par la façon dont la notion de continuité prévalait de nouveau. Si cette même impression de continuité caractérise également les Etudes, ces œuvres s’appuient en fait sur des recherches d’écriture principalement rythmiques. Comportant actuellement deux livres et un troisième en cours d’élaboration (1), elles ne sont, selon le compositeur, « ni d’avant-garde, ni traditionnelles, ni tonales, ni atonales. Et certainement pas post-modernes » ! Elles se réclament, en tout cas, aussi bien de la tradition pianistique Scarlatti-Chopin-Schumann-Debussy que des rythmes complexes de la musique africaine. 

György Ligeti m'a accordé plusieurs interviews, entre 1993 et 2000. Pour lui rendre hommage à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance, j'ai choisi de reprendre ici celle qu'il me confia dix ans avant sa mort en vue d'un dossier pour la revue Piano de La Lettre du Musicien désormais introuvable, pas même au siège du journal, consacré à ses trois livres d'Etudes pour piano qu'il avait entreprises en 1985 et dont la genèse occupera les dernières années de sa vie, la dernière, la dix-huitième, ayant été conçue en 2001, soit cinq ans après cet entretien.

György Ligeti composant dans un train. Photo extraite du film György Ligeti-Portrait de Michel Follin, DR

Bruno Serrou : Vous avez, semble-t-il, découvert le piano assez tard, à l’âge de 14 ans. Quel type de rapport entretenez-vous avec cet instrument ?
György Ligeti : En fait, j’ai découvert le piano enfant, chez une parente. Car, à la maison, nous n’avions aucun instrument. A 14 ans, je demandai à mon père l’autorisation de prendre des leçons. Mais cette idée lui déplaisait. Il me destinait à une carrière scientifique, qu’il avait lui-même souhaité mener. Il pensait que j’allais me tourner vers la physique, la chimie ou la biologie. Il aimait la musique, jouait du violon, mais, pour lui, l’histoire de la musique s’arrêtait à Schubert, voire à Brahms (comme un épigone). Wagner, ce n’était plus de la musique. Il ne voulait donc pas que son fils soit un compositeur d’aujourd’hui, puisque l’on n’écrivait plus de musique depuis un siècle. Et il avait raison ! En fait, j’étais passionné de mathématiques, de physique, de sciences naturelles. Mon cercle familial et mon entourage étaient opposés à ce que je devienne musicien. C’est pourquoi, aujourd’hui, je ne joue pas en public, mais pour moi seul. Dès que j’ai pu jouer des petites pièces de Bach, j’ai commencé à composer. J’ai perdu la plupart de mes pages pour piano de jeunesse pendant la guerre. Ma première partition ressemblait à une valse de Grieg…

György Ligeti. Photo : DR

BS : Vous êtes donc pianiste de formation…
GL : Je n’ai étudié le piano que trois ans, entre 14 et 17 ans. J’ai également travaillé d’autres instruments. Cela m’intéressait, mais je n’imaginais pas devenir compositeur. Je ne l’ai su qu’au moment où je passai le baccalauréat, en 1941. J’ai compris alors que mes origines juives m’empêcheraient de suivre des études universitaires. Les Hongrois de souche juive ne pouvaient prétendre entrer à l’université, à moins de franchir le cap d’un numerus clausus strictement limité. Je me suis présenté à l’examen d’entrée à l’université de Cluj en mathématiques et physique. Bien qu’admissible, je n’ai pas été accepté, une seule place étant réservée aux Juifs. Je me suis alors tourné vers le Conservatoire de Cluj, qui avait une très bonne réputation. Cluj (Kolozsvár en magyar) était à l’époque, comme aujourd’hui, la plus grande ville de Transylvanie. Les autorités hongroises avaient voulu créer un conservatoire d’une qualité exceptionnelle en attirant quantité de grands professeurs du Conservatoire de Budapest. C’est ainsi que, par le plus grand des hasards, j’ai pu bénéficier de l’enseignement du meilleur professeur de composition de Hongrie, Ferenc Farkas (2). Il n’était peut-être pas un grand compositeur, mais il était un magnifique pédagogue : il a été le professeur de György Kurtág et de toute une génération de compositeurs hongrois. J’ai énormément appris à son contact. Je l’ai retrouvé en 1945 au Conservatoire Ferenc-Liszt de Budapest, où j’ai étudié aussi avec Sándor Veress jusqu’en 1949. J’avais 18 ans lorsque je fis la connaissance de Farkas. Age capital pour un jeune homme ! Je suis resté trois ans dans ce conservatoire, de 1941 à 1943, puis j’ai été incorporé dans une compagnie de travail obligatoire, alors que mes parents et mon frère étaient envoyés à Auschwitz, où ils devaient périr. Les trois années que j’ai passées à Cluj m’ont permis d’apprendre véritablement la musique. D’autant que la ville bénéficiait de la présence du meilleur orchestre de Hongrie. Ainsi, j’ai pu entendre, dans d’excellentes conditions, quantité de pages de Debussy, Ravel et Bartók, qui, comme Kodály, a toujours été joué à Cluj pendant la guerre, davantage que dans la capitale. De nombreux bons chefs d’orchestre venaient diriger l’Orchestre de Cluj, surtout ceux de l’Europe occupée. Le chef d’orchestre Willem Mengelberg se produisait deux fois par an à Cluj. C’était un bon chef… et un mauvais citoyen, mais c’est un autre sujet.

BS : Le piano vous est-il aujourd’hui nécessaire pour composer ? Si vous voulez essayer une idée, est-ce au clavier que vous le faites ?
GL : Oui… Néanmoins, de longues années durant, à Vienne, où je m’étais réfugié en 1956, je n’ai pas eu de piano. Cette situation a duré plus de dix ans. Mais ce fut finalement bénéfique pour moi, car j’ai été forcé de composer sans le soutien du piano, directement sur le papier. Le piano, c’est la paresse ! Aujourd’hui, tout le monde use de keyboards et autres ordinateurs. Au fond, ce manque fut un bien, puisqu’il m’obligea à penser la musique, à l’imaginer. A cette époque, j’ai écrit mes partitions pour orchestre, Apparitions (1958-1959), Atmosphères (1961), mes pièces d’orgue comme Voluminia (1961-1962), ainsi que le Requiem (1963-1965), Aventures (1962) et Nouvelles Aventures (1965), etc. Le tout sans piano !

BS : Pourquoi en ce cas avoir ressenti par la suite le besoin d’en acquérir un ?
GL : J’avais pu louer un mauvais piano, mais je n’avais pas les moyens de m’en acheter un bon. Quelqu’un a fini par m’en offrir un. Une mécène, Madame Maria Teresa Wood, m’a donné un petit Steinway. Le fait d’avoir enfin un bon instrument à demeure ne m’a pas immédiatement conduit à écrire de nouveau pour le clavier. A Budapest, où je n’avais pas de piano, j’ai pu utiliser celui d’une cousine pour écrire Musica ricercata. J’avais 27 ans.

György Ligeti, Etude Livre II n° 13, L'escalier du diable. Photo : (c) Schott Musik, DR

BS : Vous dites avoir commencé à écrire vos Etudes pour combler vos lacunes pianistiques…
GL : Parce que j’étais mauvais pianiste !

BS : Etait-ce une raison suffisante ?
GL : Je suis un peu comme Cézanne, qui ne savait rien de la perspective… Si j’avais pu commencer le piano vers l’âge de 6 ans, je serais certainement devenu un bon pianiste. J’ai, en effet, une excellente connaissance des phrasés, des nuances… Seule la technique me manque. Je ne peux jouer mes propres Etudesà vitesse normale, à l’exception de la cinquième. Avec mes élèves, dans les années 1970 à Hambourg, j’ai joué toute la musique de chambre avec piano, les trios, quatuors, quintettes, etc. J’ai à peu près tout déchiffré, de Haydn à Ravel.

BS : Vous estimez qu’il vous est impossible de les jouer, du moins techniquement. Comment concevez-vous donc que quelqu’un puisse les interpréter ?
GL : Je peux les jouer très lentement. Tout est jouable. Je connais mon métier ! Je me demande néanmoins si j’ai écrit les pièces pour piano les plus difficiles de l’histoire de la musique. Je pense que Scarbo de Ravel est très compliqué à jouer correctement… tout comme, peut-être, les œuvres de Kaikhosru ShapurjiSorabji (3)… Mais je crois qu’avec Sorabji, il est possible de faire n’importe quoi : ses pièces sont une sorte de cadavre magnifique en état de décomposition. Autre très grand, Scriabine… Je n’ai découvert le premier qu’au moment où j’abordai la seconde moitié du deuxième livre de mes Etudes. Les premiers enregistrements de l’œuvre de Leopold Godowsky par Geoffrey Douglas Madge furent une véritable révélation. Au point que je regrette aujourd’hui de ne pas les avoir connus au moment où j’ai commencé à travailler sur mes Etudes

György Ligeti. Photo : (c) Warner Classics, DR

BS : Certains compositeurs du XXe siècle ont considéré le piano comme un instrument « percussif », notamment Stravinski…
GL : Bartók aussi…

BS : … Oui, mais Stravinski a ouvertement déclaré, si ma mémoire est bonne, que le piano était inapte au chant…
GL : Bartók ne l’a peut-être pas dit, mais il l’a pensé ! Pour moi, du point de vue pianistique, la meilleure pièce de Bartók est le Premier Concerto, œuvre « percussive ». Mais on ne peut généraliser. Le XXe siècle, c’est aussi le piano de Debussy, de Ravel, de Messiaen…

BS : C’est aussi celui de Schönberg…
GL : Schönberg n’a pas écrit de musique pour piano, mais de la musique avec piano. Ce qu’il a composé n’est pas du tout pianistique, pas plus que les œuvres de Berg. C’est autre chose… C’est de la musique.

BS : Il y a aussi Rachmaninov !
GL : Rachmaninov, compositeur du XIXe siècle quant au style, est indéniablement du XXe quant à l’imagination pianistique. J’apprécie ses Préludeset ses Etudes-tableaux. Dans ma jeunesse, je détestais ce compositeur, que je trouvais kitsch. Mais je détestais aussi Mahler, Tchaïkovski, voire Chopin. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. J’ai beaucoup appris des Etudes-tableaux de Rachmaninov, sur le plan pianistique, harmonique et rythmique, les doigtés… Pour moi, Rachmaninov représente une combinaison pianistique de Chopin et du (mauvais ou bon) goût de Tchaïkovski. Mais il a su rester lui-même, alors que le XXe siècle a réagi contre le romantisme, puis contre l’impressionnisme - Debussy, Ravel ont été jugés démodés par Bartók et Stravinski. D'où le style « percussif ».

BS : Qu’en est-il dans votre écriture pour piano, de ce point de vue ?
GL : Le côté percussif n’est pas primordial, chez moi, et je suis, de ce point de vue, plutôt revenu à une autre tradition, héritée de Chopin, Schumann et Debussy. En fait, ce qui m’intéresse le plus dans le piano, ce sont ses potentialités harmoniques. Le rythme peut être exploité sur tout type d’instrument, mais le piano offre la possibilité de la polyrythmie, à condition que le compositeur sache comment l’écrire. Pour la musique de chambre, c’est très facile. Mais pour un instrument soliste, seul le piano est exploitable.

György Ligeti, Etude Livre I n° 1, Désordre, dédiée à Pierre Boulez. Autographe de György Ligeti. Photo : DR

BS : Sur quels principes se fonde votre conception de la polyrythmie ?
GL : Je me suis appuyé sur certains concepts africains, surtout ceux exploités au mbira ou au lamellophone que l’on joue avec trois doigts, mais de façon très différente du piano. Ces instruments peuvent donner l’impression que l’on joue sur deux instruments différents à des vitesses distinctes. La position des hauteurs sur un mbira est la suivante : la lamelle la plus grave est située au milieu, les autres lamelles sont disposées à droite et à gauche de celle-ci en allant vers l’aigu. En jouant simultanément avec les deux mains, la combinaison des mêmes hauteurs produit un résultat polyrythmique. J’ai voulu transposer cette idée au piano. Mais comme sur cet instrument la direction grave-aigu va de la gauche vers la droite, j’ai dû adapter de façon raffinée le principe du mbira au piano : ainsi, dans ma première Etude, intitulée Désordre, les deux mains (j'utilise tous les doigts) jouent-elles au même endroit du piano, les touches blanches étant réservées à la main droite et les touches noires à la main gauche.

BS : Cette influence de la musique africaine sur votre création est-elle comparable à celle que la musique asiatique a exercée sur Debussy ?
GL : Il a suffi à Debussy d’entendre une fois, lors de l’Exposition universelle de 1889, un gamelan de Java pour qu’il le transpose dans Cloches à travers les feuilles et que sa musique en soit largement influencée ! Il a écrit dans Monsieur Croche que la polyphonie du gamelan était beaucoup plus riche que celle de Bach. Il avait raison. C’était tellement nouveau à l’époque ! Mais il était aussi séduit par une sonorité inédite jusqu’alors, fondée sur la division de l’octave en cinq sections que l’on dénomme slendro, et sur le pelog, qui est une subdivision heptatonique de l’octave, mais dont deux degrés ne sont pas utilisés. La Mer aurait été impensable si Debussy n’avait connu le gamelan.

György Ligeti, Etude Livre I n° 4, Fanfares, dédiée à Volker Banfield. Photo : (c) Schott Musik, DR

BS : A l’instar de Debussy avec le gamelan, vous a-t-il suffi d’écouter une seule fois les musiques africaines dont vous vous êtes inspiré, où avez-vous séjourné en Afrique ?
GL : Jamais en Afrique noire. Mes sources sont les disques. J’ai entendu pour la première fois de ma vie des orchestres centrafricains en 1982. L’audition de ce disque, enregistré par Simha Arom, fut pour moi un événement. Naturellement, par rapport à Debussy, j’ai eu l’avantage de pouvoir écouter cette musique plusieurs fois. Mais il m’a souvent suffi d’être une seule fois en contact avec des musiques pour m’en imprégner sur le champ. Lorsque je découvris l’Afrique, je travaillais sur mon Trio pour cor. Je connaissais alors la musique des Caraïbes et du Brésil. C’est d’ailleurs un élève et ami portoricain, Roberto Sierra, qui m’avait déjà présenté les musiques des Caraïbes - plus particulièrement celles de Cuba, alors introuvables dans le commerce -, qui me présenta ce disque de musique africaine au cours de l’hiver 1982. La révélation des sources authentiques de l’Afrique a sans doute été pour moi aussi capitale que celle de la musique de Java pour Debussy.

BS : La pensée informatique a-t-elle un effet sur votre façon de composer ?
GL : Les logiciels informatiques offrent de fantastiques possibilités. Mais je n’utilise pas ces outils. Je suis un artisan. Je connais bien l’informatique, les mathématiques, mais je n’en use pas. Indirectement, certes, je m’en inspire. Mais je transforme ces concepts pour les adapter sur des instruments acoustiques traditionnels. Je veux réduire au minimum la présence de la technique dans ma création. Je n’ai rien contre les mécanismes, les machines, mais, en matière d’art, je me méfie des normes. Je tiens à ce que ma musique recèle de petits chaos, des petits désordres. Certes, avec l’informatique, il est toujours possible de programmer un résultat chaotique : il suffit, par exemple, d’utiliser les probabilités. Mais je n’aime pas ça. Je veux penser par moi-même.
György Ligeti, Etude Livre I n° 6, Autumn in Warsaw. Autographe de Ligeti. Photo : (c) Schott Musik, DR

BS : Vous avez néanmoins travaillé dans des studios. Cela vous a-t-il été utile ?
GL : Naturellement. Mais pas pour le piano. J’ai étudié l’électroacoustique au cours des deux années que j’ai passées à Cologne après mon départ de Hongrie. Mais il s’agissait d’un studio électronique non informatisé. Nous travaillions avec de la colle et des ciseaux. Cette expérience m’a beaucoup influencé. Une pièce pour orchestre comme Atmosphèresaurait été impossible si je n’avais pas connu les concepts et technologies de cet outil.

BS : La découverte des Etudes pour « player piano » du compositeur mexicano-américain Conlon Nancorow (4) a-t-elle influencé l’écriture de vos propres Etudes ?
GL : En 1980, par hasard, j’ai vu une page étonnante d’une Etude de Nancarrow pour piano mécanique, alors que je ne connaissais ni le compositeur ni sa musique. Quelques mois après, également par hasard, j’ai acheté deux disques de Nancarrow à Paris. Ignorant tout des travaux de Nancarrow, j’avais déjà écrit des pages rythmiquement complexes, notamment la première de mes Trois Pièces pour deuxpianos, Monument, composée en 1976. J’écoutais souvent ces deux disques, puis d’autres encore, fasciné par la superposition de multiples couches métriques, jouées à des vitesses différentes. Personne, pas même Charles Ives, n’était parvenu jusqu’alors à pareille complexité rythmique. Mais je ne peux affirmer que Nancarrow m’ait influencé, car je travaillais déjà dans cette direction. J’étais donc ouvert à toute nouvelle suggestion.


BS : Jürgen Hocker, un ingénieur chimiste amateur de piano mécanique, a transposé pour cet instrument quelques-unes de vos Etudes ainsi que votre Continuum pour clavecin. Que pensez-vous de cette réalisation ?
GL : Le papier perforé restitue précisément la rythmique. Mais volumes, dynamiques, intensités, nuances, attaques sont améliorables, même avec de simples trous. Si l’on veut, par exemple, obtenir un son plus fort, il suffit de le multiplier sur plusieurs octaves. Divers artifices peuvent pourvoir au manque de souplesse de la mécanique, qui ne saura cependant jamais égaler le jeu d’un pianiste. Jürgen Hocker a confié les perforations à des experts. Son travail me convient si bien que j’ai accepté qu’il figure dans l’intégrale de mon œuvre que publie Sony en ce moment (5).

BS : Pourquoi avez-vous donné des titres français à la majorité de vos Etudes ? Est-ce un hommage à Debussy ? A Liszt ?
GL : Si Liszt a donné des titres français à ses pièces, c’est parce qu’il a vécu à Paris. Il était Hongrois, mais parlait très mal la langue magyare - il s’exprimait en allemand. Liszt était un aristocrate hongrois qui parlait naturellement l’allemand, puis il a très vite appris le français. Vivant, vers la fin de sa vie, tour à tour à Budapest, Weimar et Rome, il fut un peu comme moi, mais il était bien meilleur pianiste. Je l’envie… Ma langue est le magyare, et j’ai donné des titres hongrois à deux de mes Etudes, l’un étant une boutade magyaro-balinaise ! Lorsqu’Iannis Xenakis attribue des titres grecs à ses œuvres - ce qu’il a parfaitement le droit de faire, puisqu’il est Grec -, étant moi-même Hongrois, je ne comprends pas ses titres, que l’on doit me traduire. La langue hongroise n’est guère répandue, l’allemand est trop lourd pour moi - ma dixième Etude porte cependant un titre allemand -, l’anglais est réservé au jazz, à la pop et au rock… Reste le français.

György Ligeti, Etude Livre I n° 9, Vertige, dédiée à Mauricio Kagel. Photo : (c) Schott Musik, DR

BS : Vos titres ont-ils une dimension poétique indiquant vos intentions ?
GL : Mes titres sont un peu comme ceux de Debussy. Dans les œuvres de ce compositeur, ce ne sont pas des en-têtes mais des indications, pas des titres au sens propre mais des « après-titres » placés entre parenthèses en fin de morceau. J’apprécie cette particularité, parce que, comme chez Debussy, mes titres n’ont jamais été des « titre avant », mais toujours des « titres après ». Debussy n’a usé de ce principe que dans les Préludes, puisqu’il a donné à ses Etudes des titres de caractère plutôt technique. Naturellement influencé par Debussy, j’ai toujours volontiers doté mes pièces de titres français, comme en témoignent Apparition, Atmosphères, Aventures. Je préfère le français à l’allemand, et, dans les années 1960, je ne parlais pas encore l’anglais. Ce n’était plus le cas lorsque je commençai à écrire mes Etudes. J’ai d’ailleurs attribué à la quinzième d’entre elles le nom White onWhite (Blanc sur blanc), ce qui sonne mieux en anglais qu’en français. Néanmoins, si je peux adopter n’importe quelle langue, je voue une préférence au français en raison des connotations poétiques propres à cette langue.

BS : Votre musique est très virtuose. Particulièrement les Etudes, que l’on ne peut mettre entre tous les doigts…
GL : Ayant toujours souhaité être bon pianiste, j’ai voulu écrire quelque chose que je ne puisse pas jouer moi-même…

Propos recueillis par
Bruno Serrou
Décembre 1996

1) L'interview a été réalisée fin 1996
2) Ferenc Farkas (1905-2000)
3) Kaikhosru Shapurji Sorabji (1892-1988)
4) Conlon Nancarrow (1912-1997)
5) Sony Classical CD SK 62307. Rappelons ici que les enregistrements de l'intégralité de l'oeuvre de György Ligeti se répartit entre deux éditeurs, Sony Classical (9 volumes) et Warner Classics (5 volumes). Les partitions des Etudes pour piano sont éditées en trois volumes par les Editions Schott Musik, Mayence


Olivier Py et Jérémie Rohrer offrent des Dialogues des Carmélites de Poulenc d’une bouleversante intensité

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, dimanche 15 décembre 2013

Francis Poulenc, Dialogues des Carmélites. Mise en scène Olivier Py, scénographie Pierre-André Weitz. Photo : (c) Vincent Pontet-WikiSpectacle, DR

Pour clore l’année du cinquantenaire de la disparition de Francis Poulenc, mort le 30 janvier 1963, le Théâtre des Champs-Elysées, à l’instar de plusieurs théâtres lyriques français, a porté son dévolu sur le chef-d’œuvre du compositeur, Dialogues des Carmélites. Il en a confié la production au plus mystique des metteurs en scène français, Olivier Py, qui signe ici disons-le tout de suite, l’un de ses spectacles les plus accomplis.

Francis Poulenc, Dialogues des Carmélites. Patricia Petibon (Blanche de La Force). Photo : (c) Vincent Pontet-WikiSpectacle, DR

C’est à Milan, en mars 1953, trois ans après la mort de Georges Bernanos, que le directeur des Editions Ricordi suggère à Poulenc la pièce de ce dernier, Dialogues des Carmélites. « Trois jours plus tard, se souvenait Poulenc, j’achète le livre à Rome : quel choc ! Tout de suite, j’ai eu, comme disait notre Colette, ’’les pieds pris’’. En juin, dans le train entre Paris et Brive, je ’’découpais’’ le texte, au crayon. » Poulenc ne touchera ni n’ajoutera le moindre mot, se contentant de couper des répliques, alléger des scènes, supprimer des tableaux. « On ne profane pas un texte pareil », convenait-il. Se présentant davantage sous forme de scénario, mis en pièce de théâtre en 1952 par Jacques Hébertot, le texte de Bernanos s’inspire du roman historique allemand La dernière à l’échafaud de Gertrud von Le Fort. Commencée en août 1953, la partition est achevée en juin 1956. L’ouvrage est créé en italien à la Scala de Milan, le 26 janvier 1957, puis dans sa version originale, à l’Opéra de Paris, le 21 juin suivant. A ceux que le choix d’un tel sujet surprenait, Poulenc répondait : « C’est mal me connaître que de s’étonner de ma collaboration avec Bernanos. Sa conception spirituelle est exactement la mienne et sa violence répond parfaitement à un côté total de ma nature, qu’il s’agisse du divertissement ou de l’ascèse. » En effet, cette œuvre, qui plonge dans la vie conventuelle et se fonde sur un livret particulièrement austère, s’avère au bout du compte un véritable opéra. La musique de Poulenc magnifie le contenu spirituel du texte de Bernanos et lui donne une réelle carnation, unissant le pathétique à la retenue, la grâce au dénuement.

Francis Poulenc, Dialogues des Carmélites. Mise en scène Olivier Py, scénographie Pierre-André Weitz. Photo : (c) Vincent Pontet-WikiSpectacle, DR

C’est précisément ce qu’a magnifié Olivier Py. A enchaîner les nouvelles productions à l’Opéra de Paris, et les reprises, à La Monnaie de Bruxelles, on a pu croire le metteur en scène comédien dramaturge en panne d’inspiration, plus capable de se renouveler. Or, il n’en est rien, tant la réussite est magistrale, rehaussée par une scénographe Pierre-André Weitz qui est pure merveille. Dans un décor superbe de simplicité et signifiant digne d’un carmel, au dégradé de gris, à l’instar des costumes, la direction d’acteur au cordeau donne sa dimension et sa personnalité à chacun des personnages. L’agonie de la première Prieure telle un Christ en croix recouverte d’un linceul sur un lit entouré d’une table de nuit et d’une lampe fixés sur un mur, le tout de couleur blanche, les apparitions de la crèche aux moments cruciaux, celle de la Cène reconstituées par des femmes, le sacrifice de l’Agneau, le finale sur le plateau nu donnant sur un ciel nocturne étoilé vers lequel les carmélites vêtues de longues chemises blanches s’éloignent les unes après les autres au son de la guillotine, sont quelques-uns des moments les plus bouleversants d’une mise en scène qui n’en est pas avare. Jérémie Rohrer, qui connaît parfaitement la fosse du Théâtre des Champs-Elysées (Don Giovannien avril-mai dernier (30/04)), est en totale adéquation avec le plateau, traduisant les non-dits des protagonistes, leurs sentiments profonds, galvanisant une Philharmonia Orchestra aux sonorités sombres et miroitantes, ne couvrant jamais les voix, même dans les moments les plus dramatiques. 

     Francis Poulenc, Dialogues des Carmélites. Mise en scène Olivier Py, scénographie Pierre-André Weitz. Photo : DR

L’extraordinaire réussite de ces Dialogues est aussi due à une distribution magistrale, emmenée par Patricia Petibon, qui, en Sœur Blanche de l’Agonie du Christ, porte les moindres intentions du metteur en scène qui la connaît bien pour l’avoir dirigée dans Lulu de Berg à Genève, au point de les faire siennes pour les transcender, en comédienne accomplie pourvue d’une voix charnelle au timbre lumineux. Tour à tour exaltée et modeste, docile et rebelle, cassante et fragile, la novice entrée au carmel pour échapper au monde extérieur qui l’effraie est poignante de vérité. Autour d’elle, la noble Madame Lidoine de Véronique Gens, intègre et généreuse, à la vocalité étincelante, l’ardente Mère Marie éperdue de martyre de Sophie Koch, la Sœur Constance tendre et rêveuse de Sabine Devieilhe, qui a superbement remplacé Sandrine Piau, souffrante, en incarnant un être d’une pureté et d’une profondeur ineffable. 

Olivier Py présentant à Patricia Petibon, Matthieu Lécroart et Sandine Piau l'ouvrage que mon père consacra avec le photographe Pierre Vals au Carmel paru chez Pierre Horay en 1955, deux ans avant la création de l'opéra de Poulenc. Photo : Patrick Messina

L’agonie de Madame de Croissy est l’un des sommets de l’opéra. L’exhortation blasphématoire de la Prieure épouvantée par la perspective de la mort, d’une violence insoutenable, déforme la voix et altère la ligne de chant d’une Rosalind Plowright hallucinante de douleur et d’effroi. Réduits à la portion congrue, les hommes n’en déméritent pas pour autant, avec un Philippe Rouillon émouvant Marquis de La Force, et, surtout, un Topi Lehtipuu dont la voix de ténor mozartien rayonne dans la figure du Chevalier de La Force. Les autres rôles sont tout aussi méritants, ainsi que le Chœur du Théâtre des Champs-Elysées dirigé par Alexandre Piquion.


Bruno Serrou

Alain Galliari conte dans un livre sensible et riche la genèse du Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg

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Comme un écho au recueil de nouvelles qu’Eric-Emmanuel Schmitt a fait paraitre chez Albin-Michel en 2010 sous le titre usurpé Concerto à la mémoire d’un ange, Alain Galliari, auteur de la remarquable monographie d’Anton Webern parue en 2008 chez Fayard, directeur de la Médiathèque Gustav Mahler, publie toujours chez Fayard un essai consacré à Alban Berg et à son Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange ».

L'Ange Manon Gropius (1916-1935). Photo : DR

Ce qui séduit dès l’abord dans l’essai d’Alain Galliari Concerto à la mémoire d’un angeAlban Berg 1935, c’est le ton personnel de cet ouvrage remarquablement écrit où l’auteur met tour à tour en scène le compositeur et sa biographie, ses amours, ses amis, l’œuvre elle-même, celles et ceux qui l’ont inspirée, alors que l’auteur lui-même se met en résonance avec son sujet. Le tout exprimé avec une extrême pudeur, bien que l’analyse soit si pénétrante qu’elle prend le tour d’une auto-psychanalyse, à l’instar de son héros dans son concerto. Dédié à la mémoire de Manon Gropius, fille d’Alma Schindler-Mahler-Werfel et de l’architecte Walter Gropius, dont la mort prématurée à l’âge de 18 ans des suites de la poliomyélite frappa la société viennoise. Berg était alors en pleine dépression, partagé entre l’amour sans espoir pour Hanna Fuchs-Robettin, belle-sœur d’Alma Mahler-Werfel et épouse d’un industriel pragois, et celui de sa femme Helene, fille naturelle de l’empereur François-Joseph. Il était aussi plongé dans des problèmes financiers dus aux démêlés de sa musique classée « dégénérée » en Allemagne, dont la capitale, Berlin, après Wozzeck, devait initialement voir la création de son second opéra, Lulu, qu’il était en train de composer. 

Louis Krasner (1903-1995). Photo : DR

C’est alors qu’un violoniste américain de renom, Louis Krasner, lui commanda un concerto pour violon pour la somme respectable à l’époque de 1.500$. Berg accepta la commande sans hésiter, laissant de côté la genèse de Lulu, mais il aura du mal à trouver l’inspiration… La mort de Manon Gropius sera l’élément déclencheur d’où naîtra l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de la littérature concertante pour violon…

Alban Berg (1885-1935). Photo : DR

… Conçu en quatre mois, le Concerto pour violon et orchestre « à la mémoire d’un Ange », dernière œuvre achevée d’Alban Berg, est un hommage à Jean-Sébastien Bach, dont le choral Es ist genug tiré de la cantate O Ewigkeit, duDonnerwort BWV 60 sert d’assise au finale et dont dérive la série de douze sons fondatrice de l’œuvre. Ainsi, le concerto prend-il la dimension d’un requiem à la mémoire d’une jeune-fille, Manon Gropius, enfant d’Alma Schindler ex-Mahler et de Walter Gropius, le fondateur de la Bauhaus, morte à 18 ans des suites d’une poliomyélite. Une mort qui conduira Berg à se remémorer dans son concerto de toutes les femmes qu’il a aimées, dont la première, Mizzi (Marie Schüchl), une servante de ses parents dont il eut à 17 ans une fille illégitime prénommée Albine, unique enfant qu’il eut de sa vie et qu’il ne croisera qu’une fois. L’œuvre est écrite pour Louis Krasner (1903-1995), pour qui Schönberg composera à son tour son concerto pour violon. 

Helene Berg (1885-1976). Photo : DR

L’urgence de composer cette œuvre condamnera Luluà l’inachèvement, la mort emportant Berg peu après l’achèvement du concerto, dans le 24 décembre 1935, des suites d’une septicémie due à une piqure d’insecte mal soignée. Krasner créera donc le concerto à titre posthume, le 19 avril 1936, à Barcelone, avec l’Orchestre Pau Casals dirigé par Hermann Scherchen, tandis qu’au loin résonnaient les canons des troupes franquistes… Divisée en deux mouvements comprenant chacun deux sections, l’œuvre se fonde sur une série dodécaphonique constituée d’un matériau hétéroclite n’hésitant pas à tendre à la tonalité, notamment dans la coda du Scherzo, empli d’allusions à Lulu (la belle jeune femme que tous les hommes désirent, ce qu’était Manon, qui ne pourra s’accomplir en tant que femme) et d’où s’exhale un chant folklorique venu de Carinthie, région dont Berg était originaire, et, surtout, dans l’Adagioconclusif, qui intègre la douloureuse exposition du choral de Bach Es ist genug.

Hanna Furchs-Robettin (1896-1964)

De cette somptueuse partition, l’un des plus bouleversants joyaux de l’histoire de la musique, Alain Galliari démêle légende et faits, rétablissant dans ce remarquable essai le fil des événements liés à la genèse du concerto. Il plonge également au cœur du processus de composition d’un créateur de 50 ans à la nature profondément pessimiste voire fataliste, frappé par la prise de conscience qui l’incite à se retourner sur sa propre existence et sur le sens de la vie, saisi par la fin inéluctable, sur lesquels se concluent autant le concerto que le livre. Une prise de conscience suscitée par l’expérience de la mort d’autrui, qui plus est d’un être jeune qui lui était proche, mais non pas de la perspective de sa propre mort, contrairement aux hypothèses émises par un certain nombre de musicologues.

Albine Berg (1902-19??), fille illégitime d'Alban Berg

C’est sans doute pourquoi les ultimes mesures du concerto laissent une ouverture à l’espérance, ce qui est surprend chez un compositeur qui ne laissait planer ma moindre certitude dans aucune de ses œuvres précédentes, emplies au contraire d’un pessimisme abyssal auquel fait amplement allusion son élève et ami Théodore W. Adorno.  Alain Galliari démêle ici l’écheveau de ce qui tient de la légende et ce qui découle de la biographie, ouvrant sur les derniers mois de la vie de Berg des perspectives nouvelles déduites d’informations biographiques auxquelles les chercheurs n’ont librement accès que depuis la mort d’Helene Berg en 1976, et d’une observation aiguë de la partition qui permettent désormais de battre désormais en brèche la version trop séduisante d’un requiem que Berg aurait écrit pour lui-même.

La série dodécaphonique du Concerto pour violon "à la mémoire d'un ange" d'Alban Berg.

Comme le relève Galliari, il se trouve dans la partition divers faisceaux qui laissent percevoir dans le Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » le prolongement de la Suite lyrique pour quatuor à cordes, l’œuvre se concluant sur un intervalle de triton réunissant les lettres initiales de Berg (si) et de Fuchs (fa) tandis que la partition est placée sous le signe des chiffres 10, celui d’Hanna Fuchs, et 23, que le compositeur considérait comme un mauvais présage - il mourra d’ailleurs dans la nuit du 23 au 24 décembre 1935 -, que l’on trouve dans les combinaisons de tempos, de formes et de phrasés. L’analyse de la partition qui constitue la troisième partie de l’ouvrage, les affinités de l’auteur avec le monde intérieur et psychique du compositeur rendent ce livre particulièrement attachant, autant par l’émotion qui en émane que par l’érudition, la force du discours, le style et la vivacité de l’écriture, à la mesure de la beauté formelle, du lyrisme et de la charge émotionnelle du Concerto à la mémoire d´un ange, œuvre qui a su très vite toucher un large public.

Bruno Serrou


Alain Galliari, Concerto à la mémoire d’un ange, Alban Berg 1935. Editions Fayard, 2013 (184 pages, 15€)

Les Brigands s’accaparent avec jubilation "la Grande Duchesse de Gerolstein" d'Offenbach

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Paris, Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet, samedi 14 décembre 2013

Jacques Offenbach (1819-1880), la Grande Duchesse de Gerolstein. Michel Philippot (Général Boum) et Isabelle Druet (Grande Duchesse de Gerolstein). Photo : (c) Claire Besse

Comme tous les ans dans le cadre des fêtes de fin d’année depuis une décennie, la compagnie Les Brigands enflamme le Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet et son public, qui s’avère toujours nombreux, bigarré et enthousiaste. Fidèle à Jacques Offenbach à qui la troupe a emprunté son nom en 2000, et un an après Croqueferet l’Île de Tulipatan (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/12/croquefer-et-lile-de-tulipatan-deux.html), Christophe Grapperon retourne de nouveau et avec raison au « petit Mozart des Champs-Elysées », optant cette fois pour une adaptation pétulante et enlevée d’un opéra-bouffe au titre plus grand public que les ouvrages de l’an dernier, avec ses airs plus connus les uns que les autres, la Grande Duchesse de Gerolstein.

Jacques Offenbach (1819-1880) par F. Grünewald, 1881

Cette œuvre composée trois ans avant la guerre entre la France et la Prusse ayant eu maille à partir avec la censure du Second Empire à cause du « ridicule » des militaires et des critiques par trop claires des cours d’Europe et de leur despotisme, c’est sur ces points qui restent d’actualité en dépit du temps qui passe que Philippe Béziat, par ailleurs excellent réalisateur de documentaires sur la musique, a axé sa mise en scène, se réappropriant totalement l’ouvrage sans négliger pour autant les aspects graveleux de l’original. D’où le titre La GrandeDuchesse« d’après Offenbach ».

Hortense Schneider (1833-1920), en Grande Duchesse de Gérolstein, dont elle a créé le rôle en 1867. 

Ainsi Béziat fait du soldat Fritz, prestement promu général par la Grande Duchesse, un homosexuel amoureux non plus de Wanda mais du soldat Falk qu’il finira par épouser, ce qui n’est pas sans poser de sérieux problèmes au général Boum, alors que le baron Grog, précepteur du prince Paul, le fiancé de la Duchesse, s’avèrera être en fait mère de trois enfants… La troupe, qui réunit dix-huit interprètes, autant d’instrumentistes que de chanteurs, réussit sans surcharge à souligner le fantasque et le burlesque de l’œuvre d’Offenbach et de ses librettistes, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, ce dont joue avec talent Béziat, qui respecte les intentions du compositeur et de son librettiste en faisant se dérouler l’action dans un camp militaire. La production s’ouvre d’ailleurs sur une scène qui n’est pas sans évoquer la scène 5 de l’acte II de Wozzeckde Berg, avec le ronflement des soldats endormis accompagné ici à la seule contrebasse.

Jacque Offenbach (1819-1880), la Grande Duchesse de Gerolstein. Michel Philippot (Général Boum), Olivier Hernandez (Prince Paul) et Flannan Obé (Baron Puck). Photo : (c) Claire Besse

Malgré ce cadre limité et grâce à la promiscuité des protagonistes et du public, la mise en scène de Béziat s’épanouit grâce à l’excellent travail du scénographe éclairagiste Thibaut Fack, qui a l’imagination féconde. Béziat déplace les neuf musiciens et leur chef, Christophe Grapperon, en divers recoins du plateau, les faisant participer à l’action, et utilise habilement les cintres du théâtre. Les comédiens-chanteurs sont animés par une direction d’acteur enlevée et par une chorégraphie réglée au cordeau par Jean-Marc Hoolbecq. Les neuf chanteurs,  tous d'authentiques comédiens-danseurs, se donnent sans compter, et le public rit avec eux des situations les plus invraisemblables. Autour d’Isabelle Druet, Duchesse radieuse, amoureuse enflammée qui mène sa troupe avec panache et un bagou étincelants, l’on retrouve la fine équipe des Brigands. François Rougier, qui campe un Fritz savoureux insensible au charme féminin, Flannan Obé, qui excelle en Baron Puck fourbe et jaune-zizanie, Emmanuelle Goizé, qui trouble en Baron Grog travesti. Michel Philippot est un Général Boum débonnaire déjanté, les soldats David Ghilardi, Olivier Naveau et Guillaume Paire parachèvent cette joyeuse équipe. Christophe Grapperon dirige avec allant un brillant ensemble brillamment réduit à neuf instrumentistes par Thibault Perrine.

Bruno Serrou

Un Hänsel et Gretel d’Humperdinck un peu triste clôt l’année 2013 du Théâtre du Capitole de Toulouse

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Toulouse, Théâtre du Capitole, dimanche 22 décembre 2013

Engelbert Humperdinck (1854-1921), Hänsel et Gretel. Silvia La Muela (Hänsel) et Vannina Santoni (Gretel). Photo : (c) Patrice Nin, Théâtre du Capitole de Toulouse

Huit mois après l’Opéra de Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/04/hansel-und-gretel-de-humperdinck-fait.html), le Théâtre du Capitole de Toulouse présente en cette fin d’année une nouvelle production, cette fois avec le Théâtre de Nuremberg. Beaucoup d’enfants ont assisté dimanche à la première, malgré le beau soleil qui enluminait la célèbre place éponyme envahie par le mercantile marché de Noël où la foule se bousculait bruyamment. Accompagnés de leurs parents, ils ont découvert l’un des rares ouvrages lyriques directement écrits à pour eux. Pour leur rendre l’œuvre plus accessible, a contrario du Théâtre du Châtelet en 1997 et de l’Opéra de Paris en avril dernier, la direction du Capitole a choisi l’adaptation française du texte réalisée par le poète Catulle Mendès, autre adepte du Magicien de Bayreuth. Créé le 23 décembre 1893 à Weimar sous la direction de Richard Strauss, Hänsel et Gretel d’Engelbert Humperdinck (1854-1921), disciple de Richard Wagner, est l’opéra que les théâtres germaniques et anglo-saxons programment quasi systématiquement aux temps de Noël. Composé en 1891 sur un livret de la sœur du compositeur adapté d’un conte des frères Grimm, Hänsel et Gretel ordonnance avec brio des chants traditionnels allemands au sein d’une orchestration et de leitmotive d’essence wagnérienne qui évoquent surtout Siegfried, particulièrement la Scène de la forêt de l’acte II, le Crépuscule des dieux et Parsifal. Rare en France, l’ouvrage semble y connaître depuis deux ans une sorte de retour en grâce.

Engelbert Humperdinck, Hänsel et Gretel. Silvia de La Muela (Hänsel), Vannina Santoni (Gretel), Jeannette Fischer (la Sorcière/la Servante), Jean-Philippe Lafont (Pierre) et Diana Montague (Gertrude). Photo : (c) Patrice Nin, Théâtre du Capitole de Toulouse

A l’instar de Mariame Clément au Palais Garnier, Andreas Baesler place l’action dans un appartement bourgeois, avec décors et costumes de l’époque Biedermeier, mais aux tonalités désuètes. Dans ce triste espace, la mise en scène suscite la sinistrose, confortée aux saluts par les visages renfermés des scénographes, qui forment un saisissant contraste avec ceux souriants des membres de la distribution.

Engelbert Humperdinck (1854-1921), Hänsel et Gretel. Silvia La Muela (Hänsel) et Vannina Santoni (Gretel). Photo : (c) Patrice Nin, Théâtre du Capitole de Toulouse

Insistant sur ce que doit Humperdinck à Wagner, le metteur en scène allemand Andreas Baesler développe une action dans le cours de l’ouverture : un huissier et ses assistants saisissent les biens de la famille d’Hänsel et Gretel, leur laissant étrangement le piano, mais emmenant deux grands portraits de Richard Wagner et de sa femme Cosima qui sont décrochés du mur du fond. Une lumière grise éclaire un terne Noël, portée sur des sapins poussiéreux, tandis que la maison de la sorcière est réduite à l’état de maquette déposée au milieu de la demeure des petits héros. Du coup, la magie ne fonctionne pas, de bout en bout.

Engelbert Humperdinck, Hänsel et Gretel. Silvia La Muela (Hänsel), Vannina Santoni (Gretel) et Jeannette Fischer (la Sorcière). Photo : (c) Patrice Nin, Théâtre du Capitole de Toulouse

Heureusement, dans la fosse, le chef leipzigois Claus Peter Flor dirige avec flamme et gourmandise cette partition foisonnante, sollicitant un orchestre flamboyant, en dépit de quelques approximations, notamment du premier violon dans le beau solo du troisième acte. La distribution est sans faiblesse, malgré un Jean-Philippe Lafont, père d’Hänsel et de Gretel par trop sonore et emphatique mais dont l’articulation est un modèle. Vannina Santoni est une Gretel lumineuse à la voix juvénile mais déterminée et autoritaire qui tient au collet son frère Hänsel, interprété avec élan par Silvia de La Muela, à la voix plus mûre. Souvent confié à des cantatrices à la voix usée, la sorcière est cette fois véritablement chantée par Jeannette Fischer, qui apparaît bien triste et un peu perdue dans la scène pourtant au centre de l’action qui traîne en longueur. La Gertrude de Diana Montague est un peu effacée, mais la voix est si belle que l’on regrette la brièveté du rôle, tandis que Khatouna Gadelia, marchand de sable/rosée, complète dignement la troupe.

Bruno Serrou

L’Orchestre de l’Opéra de Paris et son directeur musical Philippe Jordan ont donné la Symphonie “Résurrection” de Gustav Mahler en prologue à l’année 2014

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Paris, Opéra de Paris-Bastille, lundi 30 décembre 2013

Philippe Jordan. Photo : DR

Tandis que toutes les formations parisiennes se pliaient à la traditionnelle trêve des confiseurs pour prendre quelque repos, à l’instar des footballeurs et autres sportifs, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, déjà fort occupé dans ses deux salles par les représentations lyriques et chorégraphiques maison, a proposé l’avant-veille du 1er janvier 2014 un concert avec son Chœur. La salle était archi-comble, démontrant ainsi combien Paris n’est pas si désert qu'on le dit en période de fêtes de fin d’année, et le public présent a pu côtoyer le directeur désigné de l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner, qui doit prendre ses fonctions dans le courant ce nouveau millésime.

Au programme, une œuvre dont le titre résonnait à l’esprit du public comme une lueur d’espérance, arrivé au terme d’une année 2013 dominée par la sinistrose et l’angoisse du lendemain. La Symphonie n° 2 en ut mineur (1893-1894) de Gustav Mahler commence en effet sur une monumentale marche funèbre tendue comme un arc titubant en cinq sections intitulée Totenfeier (Cérémonie funèbre) que Mahler composa parallèlement à sa Symphonie n° 1, en 1888, et se concluant en apothéose sur un lumineux finale composé sur un poème de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803), Auferstehung(Résurrection) que Mahler entendit lors des funérailles de Hans von Bülow, en février 1894, les deux volets extrêmes étant réunis par trois mouvements ouvrant peu à peu sur la lumière. Le centre de la partition est le bref mais sublime Urlicht(Lumièreoriginelle) pour mezzo-soprano et orchestre, « Ô rose rouge : / l’homme est dans la misère la plus grande, / l’homme est dans la plus grande souffrance / ah, combien je préfèrerais être au ciel !… »

 
Philippe Jordan et l'Orchestre de l'Opéra national de Paris, à l'Opéra-Bastille. Photo : DR

A la tête d’un Orchestre de l’Opéra national de Paris aux sonorités de braise, dont l’homogénéité s’est imposée peu à peu, après un Allegro maestoso initial un peu trop haché, Philippe Jordan a donné de la Résurrection une lecture au cordeau, serrant les tempi tout en maintenant une souplesse qui lui aura permis d’éviter pathos et emphase, pour instiller à l’œuvre l’élan de la jeunesse, mais aussi virulence, ampleur, onirisme et éclat. Dans l’Urlicht, l’excellente mezzo-soprano bavaroise Michaela Schuster entendue en 2012 à l’Opéra de Paris-Garnier dans Capriccio de Richard Strauss (Clairon) a magnifié sa prestation de son timbre moelleux et son nuancier extraordinairement expressif. La soprano allemande Julia Kleiter lui a donné une réplique chaleureuse dans le finale, où le Chœur a su se montrer à la hauteur de la vision du chef, cohérent et engagé à souhait. 

Bruno Serrou

La pianiste Valentina Lisitsa impose à Paris sa puissante maîtrise avec l’Orchestre de Paris en remplaçant au pied levé Boris Berezovsky

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Paris, Salle Pleyel, jeudi 9 janvier 2014

Valentina Lisitsa. Photo : DR

Présentée par sa maison de disques comme « la pianiste 2.0 » pour ses 62 millions de clics et 108.000 abonnés sur YouTube, où elle a mis elle-même plus de deux cents vidéos de ses prestations, ce qui fait d’elle la musicienne classique la plus écoutée et regardée dans le monde, Valentina Lisitsa a acquis sa réputation sur la toile bien avant de s’imposer à la scène. Née en 1973 à Kiev, où elle a étudié au Conservatoire, vivant aux Etats-Unis depuis 1992, la pianiste américano-ukrainienne est encore peu connue en France. Parmi ses premiers enregistrements, un disque avec la violoniste Hilary Hahn consacré aux sonates de Charles Ives paru en 2011 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/02/cd-hilary-hahn-et-valentina-lisitsa.html).

Survenus de façon fortuite, les débuts parisiens en concerto de Valentina Lisitsa ont conquis le public de Pleyel et les musiciens de l’Orchestre de Paris. Remplaçant au pied levé Boris Berezovsky vaincu par la grippe alors qu’il se trouvait à Moscou, la pianiste s’est imposée à 41 ans comme une musicienne accomplis douée d’une force et d’une virtuosité d’airain. Connue pour s’habiller « horriblement », comme elle l’a confié dans un entretien pour le site Internet ResMusica (voir http://www.resmusica.com/2013/09/13/valentina-lisitsa-la-pianiste-2-0), ce que n’a pas démenti sa petite robe de cocktail rouge « PC » qu’elle avait revêtu hier, elle a accepté d’interpréter le programme prévu par son aîné, le rebattu Concerto pour piano et orchestre n° 1 en mi bémol majeur et l’implacable Totentanzpour piano et orchestre de Franz Liszt. Les bras, les mains et les doigts d’une ampleur impressionnante, assise droite et concentrée devant le clavier, qui semble appuyé sur ses jambes, regardant chef et orchestre de façon détendue entre deux traits solistes, la pianiste joue dextrement d’un nuancier infini, tirant de l’instrument des couleurs somptueuses et des sonorités d’une ampleur phénoménale magnifiées par un toucher fluide et aérien, capable autant de puissance que de pianissimi cristallins.

Paavo Järvi. Photo : DR

Si l’on peut regretter des tempi un peu trop lents dans le concerto, la Danse macabre s’est avérée hallucinante de force, de violence, de tension menaçante, de pressentiment, mais non dénuée de poésie exaltée par un toucher scintillant et arachnéen. L’Orchestre de Paris a tissé une trame sonore incandescente, ce qui a d’autant plus mis en évidence quelques approximations des cordes dans le concerto, avec les deux premiers pupitres de premiers violons auteurs d'attaques peu assurées suivis de l’intervention du premier violoncelle qui a semblé surpris de voir survenir son solo, l’archet attaquant mollement et les doigts légèrement en dessous de la note, tous trois étant remarquablement rattrapés par la dextérité et le rendu sonore de la première altiste, Ana Bela Chaves, tandis qu’il convient de saluer la remarquable prestation de Philippe Berrod (clarinette), Giorgio Mandelosi (basson) et André Cazalet (cor), mais aussi les premiers flûtiste et hautboïste que je n’ai pu voir de mon fauteuil d’orchestre, tous fort sollicités tout au long de la soirée.

Chaleureusement applaudie par une salle conquise par sa maîtrise olympienne, Valentina Lisitsa s’est lancée dans une série de quatre bis dont la durée totale de vingt-cinq minutes tient du mini récital. Pour récupérer de sa prestation tenant de la performance sportive dans la Danse macabre, la pianiste a joué l’AveMaria de Schubert dans l’arrangement de Liszt, suivie de la Capanella de Liszt qui a préludé à un finale de la Sonate n° 7 de Prokofiev singulier de puissance assumée et de virtuosité, avant de conclure sur un Nocturne de Chopin pour calmer les ardeurs de son auditoire. Mais ce dernier ne semblant pas vouloir la lâcher, la pianiste a fini par tirer Philippe Aïche par le bras pour que l’orchestre vienne à sa rescousse en se levant pour signifier la fin de sa prestation.

Orchestre de Paris et Paavo Järvi. Photo : DR

Cette quasi demi-heure de récital non-prévu m’aura finalement empêché d’écouter la totalité de la seconde partie du concert, entièrement occupée par la Symphonie n° 4 en fa mineur op. 36 de Tchaïkovski. Un compositeur qui a toujours réussi à l’Orchestre de Paris, mes souvenirs remontant à une extraordinaire « Pathétique »en 1974 au Théâtre des Champs-Elysées dirigée par Seiji Ozawa… Sous la direction assumée de Paavo Järvi, la phalange sonne tout en rondeur et en plénitude, dès les fanfares d’entrée dont les onze éléments (cinq cors, deux trompettes, trois trombones, tuba) qui ont sonné fièrement les premières mesures introduisant l’Andante sostenuto initial, tandis que les bois et les cordes ont rivalisé en panache, s’épanouissant dans le chant  morbide de l’Andantinoin modo canzona. Mais les horaires de la SNCF m’ont contraint à renoncer à la suite de la symphonie…

Eric Tanguy (né en 1968) et Paavo Järvi. Photo : (c) Orchestre de Paris, DR

Le concert s’était ouvert sur la création d’une pièce pour grand orchestre d’Eric Tanguy (né en 1968), dont le titre en forme de dédicace renvoie à l’un des plus grands compositeurs français du XXe siècle disparu le 22 mai dernier à l’âge de 97 ans, Affettuoso, « In memoriam Henri Dutilleux ». Une œuvre d’un peu moins d’un quart d’heure fruit d’une commande de l’Orchestre de Paris où l’on retrouve la pâte du vieux maître mais sans les dissonances ni l’audace de l’orchestration ni les résonances en creux, l’œuvre sonnant plutôt massif et usant fort épisodiquement de soli. Dans son texte de présentation, Eric Tanguy, qui fonde sa partition sur la note « ré » (D dans la notation anglo-saxonne, le D de Dutilleux), motive sa dédicace en rappelant ses rapports avec Henri Dutilleux, qui aura entretenu des relations suivies et souvent étroites voire admiratives, toutes écoles confondues, avec plusieurs générations de compositeurs, de ce fait tous aussi légitimes que Tanguy à se réclamer de lui et à lui rendre un hommage appuyé.

Bruno Serrou

Einstein on the Beach de Philip Glass, Robert Wilson et Lucinda Childs 37 ans après sa création

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Paris, Théâtre du Châtelet, mercredi 8 janvier 2014

Philip Glass (né en 1937), Einstein on the Beach. Antoine Silvermann (Einstein). Photo : DR

Créé avec un immense succès le 25 juillet 1976 à l’Opéra-Théâtre d’Avignon dans le cadre du Festival, immédiatement repris à Hambourg, Paris, Belgrade, Venise, Bruxelles, Rotterdam et New York, Einstein on the Beachest immédiatement entré dans la légende. C’est avec cette pièce de théâtre musical que ses auteurs, Robert Wilson, pour le montage du livret et la mise en scène, Lucinda Childs, pour la chorégraphie, et Philip Glass, pour la musique, ont acquis leur renom international. Opéra en quatre actes pour ensemble, chœur et solistes retravaillé en 1992 pour l’Université de Princeton et une tournée à Francfort, Melbourne, Barcelone, Madrid, Brooklyn et Paris, déjà dans le cadre du Festival d’Automne, mais Théâtre de Bobigny, l’ouvrage a été remis une nouvelle fois sur le métier en 2013 par ses trois concepteurs pour une nouvelle tournée qui s’est ouverte à l’Opéra de Montpellier le 16 mars dernier. Occasion pour eux de reprendre cet ouvrage qui, selon Robert Wilson, est « loin d’être figé ».

De gauche à droite, Philip Glass (né en 1937), Robert Wilson (né en 1941) et Lucinda Childs (née en 1940). Photos : DR

Ce premier opéra de Glass est aussi le plus long, avec ses cinq heures en continu dont la durée est amplifiée par la nature de la musique, lente répétition d’infimes motifs récurrents évoluant fort graduellement. Conscient du phénomène de lassitude que leur opéra pouvait engendrer, Wilson a fait en sorte que le public puisse entrer et sortir à son gré. L’écriture théâtrale a été réalisée à partir de dessins du dramaturge, qui s’est accordé avec Glass sur le montage des thèmes, sections et durées de chaque séquence. Les textes notés se composent de chiffres inlassablement répétés dans l’ordre numérique, des notes de la gamme d’ut majeur énoncées en français, de poèmes non notés ou écrits par un jeune autiste, Christopher Knowles, que Wilson rencontra lorsqu’il était éducateur pour enfants perturbés, certains autres étant signés par la chorégraphe Lucinda Childs et Samuel L. Johnson. La chorégraphie a été conçue par Andy Degroat et Lucinda Childs. L'ensemble des tenants et aboutissants ne forme pas d’intrigue proprement dite mais participe d’un tout fondant à la musique, l’action scénique et la scénographie. Comédiens, chanteurs et danseurs n’incarnent aucun personnage particulier.

Philip Glass (né en 1937), Einstein on the Beach, Acte I, scène 1A, Train 1. Photo : DR

Conçu pour deux femmes, un homme et un enfant pour les rôles parlés, un chœur de seize chanteurs avec solistes soprano et ténor, violon solo et cinq musiciens du Philip Glass Ensemble, Einstein on the Beach, qui se réfère aux théories de la relativité et des champs de force unifiés, à l’arme nucléaire et à la radio, se compose de neuf scènes séparées par des Knee Play - cinq d’entre eux structurent l’opéra en quatre actes -, interludes façon genou humain (Knee) placé entre fémur et péroné ou entractes permettant le réagencement du plateau qui précède le tableau ou l’acte suivant. « Depuis la version 1976 beaucoup de choses ont changé, remarquait Wilson en vue de la reprise à Montpellier. La technique théâtrale a considérablement progressé et nous disposons de nouveaux moyens techniques pour la mise en scène, comme les commandes par ordinateur, lumières, etc. Retrouvant les dessins originaux, j’ai constaté que je pouvais réaliser aujourd’hui ce dont je rêvais à l’époque. J’en ai profité pour reprendre mes indications de mise en scène pour que d’autres, plus tard, se les accaparent. » Quant à l'intrigue, il n'y a rien à y comprendre. Comme quoi, il n'est pas nécessaire d'avoir d'action claire, il suffit d'avoir un mythe...

Philip Glass (né en 1937), Einstein on the Beach. Acte I, scène 2A, Prison Procès. Photo : DR

Après Montpellier, puis Amsterdam, Londres, Toronto et trois villes des Etats-Unis, cette quatrième mouture d’Einsteinon the Beach vient d’être présentée à Paris, Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Festival d’Automne, dont l’édition 2013, une fois n’est pas coutume, se sera achevée en janvier. Le spectacle en tant que tel est d’une beauté plastique, d’une élégance et d’une rigueur exceptionnelle. Mise en scène, lumières et scénographie conçues par Bob Wilson participant d’un tout indissociable qui font tout le cachet de cette production qui, en ces matières, est un incontestable modèle qui reste d’actualité. En 1976, Wilson ne s’adonnait pas encore à ses japonaiseries kabuki-nô et à ses postures figées, imaginant un théâtre vivant avec des personnages de chair et de sang, même si la gestique donne bien évidemment dans le minimalisme, à l’instar de la musique et de la danse. En outre, contrairement à aujourd’hui, le dramaturge états-unien, se prenait moins au sérieux, sachant sacrifier à l’humour, s’amusant à jouer avec une pendule remontant le temps, une boussole perdant le nord, ou un enfant lançant des avions de papier, le wagon penchant imperceptiblement selon les déplacements de ses deux occupants qui se disputent… Wilson a avantageusement su préserver dans cette énième mouture d’Einstein on the Beach ce côté enfantin qui permet heureusement a spectateur de regarder ce spectacle avec une certaine distance. Sinon, a premier degré, il y a de quoi devenir fou, à moins d’avoir fumé la moquette du grand escalier du théâtre avant d’entrer dans la salle…

Philip Glass (né en 1937)Einstein on the Beach, Acte II, scène 1B, Train 2. Photo : DR

Trois cents minutes de musique, de gestes et de danse répétitifs découpés en séquences de quinze à vingt-cinq minutes, voilà de quoi mettre nerfs et tête à l’épreuve, tel un marteau piqueur pétaradant à saturation contre les tempes. Voir cette danseuse, qui reprend le rôle créé par Lucinda Childs mais dont le nom reste anonyme au sein des onze membres de la Lucinda Childs Dance Company (Katie Dorn ? Katherine Helen Fisher ?), traversant en avant et à reculons sans discontinuer vingt-cinq minutes durant le vaste plateau du Châtelet dans sa diagonale, tenant bras en l’air un bâton devant une locomotive fumante, puis deux de ses partenaires mimant les gestes des mains et des doigts des dactylos courant sur un clavier invisible près de deux heures de rang, le violoniste solo, Antoine Silverman, qui incarne Einstein et son violon d’Ingres, jouant imperturbablement les huit mêmes notes, des choristes chantant continuellement les mêmes chiffres à des rythmes quasi imperturbables, si ce n’étaient quelques crocs-en-jambe placés quand il y pense par Philip Glass, tient littéralement de l'impossible exploit. Le Knee Play 3 pour ensemble vocal et orgue est le passage le plus intéressant de la partition si ce n’était le texte, réduit à une énumération de chiffres. Tout cela est rédhibitoire malgré les qualités propres à ce spectacle réglé au cordeau interprété par une distribution irréprochable, comme toujours dans les productions bien rodées venant des Etats-Unis, que ce soit les chanteurs-choristes, les danseurs, les comédiens et les musiciens du Philip Glass Ensemble, ce dernier, comme dans l’enregistrement réalisé en 1979 par CBS/Sony (1), dirigé sans défaillance par Michael Riesman.

Philip Glass (né en 1937)Einstein on the Beach, Acte IV, scène 3C, Vaisseau spatial. Photo : DR

Le public, alléché par la réputation de cette œuvre hors norme, et constitué pour beaucoup par des snobs reconnaissable entre autres par les rires à contretemps du moins si l’on n’appartient pas à leur monde, s’est peu à peu éparpillé à partir de la première heure, profitant du premier Knee pour commencer à s’enfuir, beaucoup allant carrément dîner dans l’un ou l’autre des restaurants aux alentours du Châtelet pour ne revenir qu’à l’ultime tableau, ce qui leur permet sans doute d’affirmer que ce spectacle est si « génial » qu’ils n’ont ressenti ni fatigue ni lassitude de bout en bout, et ainsi se réclamer d’une élite d’où ceux qui ont flanché sont exclus sans égard.  

Bruno Serrou

1) 4 CD Sony Classical SM4K87970. D’une durée de 3h20, ce coffret présente une « version courte » d’Einsteinon the Beach

L’ARCAL présente une nouvelle production du chef-d’œuvre de Viktor Ullmann, Der Kaiser von Atlantis, hymne à la Mort extraordinaire témoignage d’humanité face à la barbarie

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Nanterre, Maison de la Musique, vendredi 10 janvier 2014

Viktor Ullmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Pierre-Yves Pruvot (l'Empereur), Wassyl Slipak (la Mort). Photo : (c) Nathaniel Baruch 

A l’instar de son auteur, Viktor Ullmann (1898-1944), l’opéra en un acte et quatre tableaux Der Kaiser von Atlantis (l’Empereur d’Atlantide), extraordinaire témoignage de l’esprit et de l’humanité face à la barbarie, a connu un singulier destin, puisqu’il a été créé en 1975 à Amsterdam, plus de trente ans après avoir été achevé et sa répétition générale, tandis que la version originale n’est apparue qu’en 1989, à Berlin. Dans l’intervalle, le compositeur avait été oublié après avoir été déporté à Auschwitz le 16 octobre 1944, où il a été exterminé à une date inconnue comme nombre de ses compagnons de captivité à Terezin, en allemand Theresienstadt. C’est dans ce camp de concentration dont les nazis avaient fait leur propagande aux yeux de la Croix Rouge internationale, qu’Ullmann, qui y était arrivé le 8 septembre 1942, a composé ce troisième opéra en vue de représentations devant un public constitué de ses compagnons de misère. De la cinquantaine d’œuvres qu’il a écrites avant sa déportation et de la trentaine née en deux ans de captivité, seules dix-huit ont subsisté. Celle de l’Empereur d’Atlantide nous est parvenue grâce à l’un des amis du compositeur qui survécut à la Shoah.

Viktor Ullmann (1898-1944), en 1939. ¨Photo : DR

Compositeur, chef d’orchestre et pianiste, Ullmann est aux côtés d’Alban Berg et Anton Webern l’un des meilleurs élèves d’Arnold Schönberg, avec qui il a étudié en 1918-1919, avant de devenir l’année suivante l’assistant d’Alexandre Zemlinsky à l’Opéra allemand de Prague, et d’étudier le micro-intervalle avec son compatriote Alois Haba. Dispensé à Terezin de travail obligatoire, Ullmann a pu se vouer entièrement à la musique, organisant les concerts dont il fait aussi les compte-rendu dans le journal du camp, animant un studio de création et composant comme il ne l’avait jamais fait auparavant.

Portail d'entrée de la forteresse camp de concentration de Theresienstadt. Photo : DR

Ullmann écrit L’Empereurd’Atlantide, ouvrage sous-titré le Refus de la mort, à la fin de l’année 1943 sur un livret de Peter Kien, qui, à l’âge de 25 ans, allait lui aussi disparaître à Auschwitz. L’intrigue de cet opéra en un acte est une fable saisissante, si l’on tient compte du contexte de sa genèse : l’Empereur lui ayant ordonné de conduire ses armées dans une guerre à sa propre gloire, la Mort, offensée, brise son épée et décide que nul ne pourra plus mourir. Le chaos s’ensuit, les condamnés à mort politiques restent en vie, tout comme les soldats et la population qui endurent mille maux. Tandis que la Vie, sous la figure d’Arlequin, se plaint de ne plus faire rire personne, la Mort, défiée par le Tambour, porte-parole de l’Empereur, promet de délivrer le peuple de ses souffrances si ce dernier accepte de mourir le premier, ce à quoi l’Empereur accédera finalement. La partition est un florilège de styles et d’atmosphères condensé en cinquante minutes, usant de tous les modes d’expressions vocales, du parler au chant, la forme variant du mélodrame au bel canto, tandis que l’on trouve des réminiscences de jazz et de musique légère des années vingt (avec dominantes de piano, mandoline, guitare, saxophone), mais aussi Mahler, Schönberg et, surtout, Kurt Weill, entre autres compositeurs interdits, tandis que l’on entend le Deutschlandlied exposé dans le mode ecclésiastique et le choral Ein feste Burg ist unser Gott, que les nazis avaient repris à leur compte.

Viktor Ullmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Photo : (c) Nathaniel Baruch

Der Kaiser von Atlantisétait présenté pour la première fois en France en 1995, à Paris Centre Pompidou, par l’Ensemble 2e2m dirigé par Paul Mefano dans une mise en scène de Serge Noyelle. Dix ans plus tard, l’Opéra de Nancy présentait à son tour une production remarquable du chef-d’œuvre de Viktor Ullmann mise en scène par Vincent Tordjmann Théâtre de la Manufacture. Créée le 10 janvier à la Maison de la Musique de Nanterre, la nouvelle production présentée par l’ARCAL sera reprise à Paris, Théâtre de l’Athénée fin janvier dans le cadre d’une tournée qui a commencé à Reims et qui s’achèvera à Saint-Quentin-en-Yvelines (1). 

Viktor Ullmann (1898-1944), Der Kaiser von Atlantis. Natalie Perez (Bubikopf), Sébastien Obrecht (Arlequin, un Soldat), Anna Wall (le Tambour. Photo : (c) Nathaniel Baruch

Inspirée d’un dessin de Petr Ginz, rédacteur en chef du Vedem (Nous dirigeons) journal des jeunes artistes détenus de Terezin, mort à 16 ans à Auschwitz en 1944, la scénographie d’Adeline Caron, faite d’un échafaudage orné d’un haut-parleur et surmonté d’une grande voile blanche façon parachute géant, le tout éclairé d’une lumière lunaire, est à la fois simple et évocatrice, trop au large sur le vaste plateau de la Maison de la Musique de Nanterre, mais d’évidence adaptée au cadre de scène du Théâtre de l’Athénée. Metteur en scène et comédienne, Louise Moaty signe une direction d’acteur à la mesure de l’onirisme et de la fraîcheur poignante de l’œuvre, et de l’humilité des moyens dont disposaient ses concepteurs transcendés par la musique, qui, pour les détenus de Terezin, représentait la vie. Les personnages deviennent parfaitement irréels, le temps est suspendu entre présent et éternité. La distribution est homogène, menée par l’Empereur Overall de l’excellent Pierre-Yves Pruvot et l’impressionnant Wassyl Slipak qui campe la Mort et le Haut-Parleur. Vocalement plus fragile mais tout aussi sûr, Sébastien Obrecht émeut en Arlequin (la Vie) et Soldat. A leurs côtés, deux voix de femmes, un peu plus discrètes mais tout aussi bien campés, par Anna Wall (le Tambour) et Natalie Perez (Bubikopf). Dommage que l’ensemble instrumental Ars Nova dirigé par Philippe Nahon n’ait pas été au diapason, sans doute en raison d’un surplus de répétitions, comme l’attestent les fautes du trompettiste trahissant des lèvres fatiguées, et des cordes pas toujours d’équerre. Seul le saxophoniste Jacques Charles aura fait un sans-faute.

Bruno Serrou


1) Reims, Opéra (17-18/01), Paris, Théâtre de l'Athénée (24-30/01), Niort, le Moulin du Roc (11/02), Poitiers, TAP (13/02), Massy-Palaiseau, Opéra (5/04), Saint-Quentin-en-Yvelines, Théâtre (9/04)
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