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Christopher Hogwood, fondateur de l’Academy of Ancient Music, est mort mercredi 24 septembre à l’âge de 73 ans

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Christopher Hogwood (1941-2014)
Photo : (c) Christopher Hogwood

« We regret to announce the death of Christopher Hogwood on 24 September 2014. Christopher died peacefully on Wednesday 24 September, having been suffering from a brain tumour for several months. He died at home in Cambridge, with family present. The funeral will be private, with a memorial service to be held at a later date. » C’est en ces termes que le site Internet de ce grand musicien (1) a informé le monde de son décès. Chef d’orchestre, claveciniste, écrivain, musicologue britannique, Christopher Hogwood est l’un des pères du retour de l’interprétation de la musique baroque et classique à l’ancienne dont il avait retrouvé et fixé un certain nombre de standards avec son propre orchestre, l’Academy of Ancient Music qu’il a fondée en 1973.

Disciple de Gustav Leonhardt, né à Nottingham le 10 septembre 1941, Christopher Hogwood a fait ses études littéraires et musicales au Pembroke College de Cambridge, avant d’étudier la direction auprès de Raymond Leppard et de Thurston Dart. Puis il devient l’élève de Rafaël Puyana et de Gustav Leonhardt, puis avec Zuzana Ruzickova qu’il rejoint à Prague grâce à une bourse du British Council. De retour à Cambridge, il fait la connaissance de David Munrow avec qui il fonde en 1967 l’Early Music Consort of London, dont il est le claveciniste. Six ans plus tard, il crée l’Academy of Ancient Music, ensemble qui, comme son nom l’indique, entend jouer sur instruments anciens les répertoires baroque et classique en fonction des recherches et des découvertes historiques les plus avancées. Avec cet orchestre, qu’il dirigera jusqu’en 2006, année où il le confie au claveciniste Richard Egarr et devient directeur émérite, il enregistre plus de deux cents disques, essentiellement pour le label l’Oiseau lyre. Hogwood est le signataire de la première intégrale discographique des symphonies de Mozart sur instruments d’époque. Il a également abordé la musique du XXe siècle liée au style classique, comme Paul Hindemith, Arthur Honegger, Bohuslav Martinů et Igor Stravinski.


A partir de 1981, Hogwood travaille de façon suivie aux Etats-Unis. De  1986 à 2001, il est directeur artistique de la Haendel and Haydn Society de Boston, dont il sera Chef émérite à vie. Il est également directeur musical de l’Orchestre de Chambre de Minneapolis-Saint-Paul dans le Minnesota de 1988 à 1992. Il a se produit régulièrement avec le Kammerorchester de Bâle. De 1983 à 1985, il est directeur artistique du Mostly Mozart Festival du Barbican Centre de Londres. Cette même année 1983, il fait ses débuts à l’opéra en dirigeant Don Giovannià Saint Louis (Missouri), avant de se produire à l’Opéra d’Etat de Berlin, à la Scala de Milan, au Covent Garden de Londres, au Grand Opéra de Houston, aux Chorégies d’Orange, dans la Flûte enchantée en 2002. Avec l’Opéra de Sydney, il dirige Idomeneo en 1994 et la Clémence de Titus en 1997. En 2009 le Covent Garden avec l’Orchestre The Age of Enlightment dans Didon et Enée de Purcell et Acis et Galatée de Haendel, et dirige le Rake’s Progress de Stravinski au Teatro Real de Madrid. Fin 2010-début 2011, il se produit à l’Opéra de Zurich dans lesNoces de Figaro. Il s’est également produit à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.

Christopher Hogwood (1941-2014) répétant avec l'Orchestre Philharmonique de Poznan dans la cathédrale de Gniezno en 2013. Photo : (c) Christopher Hogwood

En 2007, il commence une collaboration annuelle avec l’Academy of Ancient Music dans des opéras de Haendel, le premier étant Amadigi suivi en 2008 de Flavioet, en 2009, Arianna in Creta. En 2013, il retrouve son ensemble dans Imeneo. A la fin de sa vie, il devient professeur honoraire de l’Université de Cambridge, professeur invité consultant d’interprétation historique à la Royal Academy of Music et professeur invité du King’s College de Londres. En juillet 2010, il est nommé professeur au Gesham College et, en 2012, professeur à Cornell University. Il était également professeur à l’Université d’Harvard.

En tant qu’éditeur, Christopher Hogwood a publié les éditions critiques de compositeurs comme John Dowland, Carl-Philipp-Emanuel Bach, Felix Mendelssohn-Bartholdy et Johannes Brahms.

Bruno Serrou



"Un bal masqué" de Verdi d’une grande efficacité du Théâtre du Capitole de Toulouse réunit une distribution jeune et homogène à majorité slave

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Toulouse, Théâtre du Capitole, mardi 30 septembre 2014

Giuseppe Verdi (1813-1901), Un ballo in maschera. Dmytro Popov (Riccardo), Keri Alkema (Amelia). Photo : (c) Patrice Nin

Malgré sa popularité, Un bal masqué est l’un des opéras de la maturité de Giuseppe Verdi les plus rares à la scène. Pourtant, la France l’a découvert dès janvier 1861, au Théâtre Italien à Paris, deux ans tout juste après sa création au Teatro Apollo de Rome. Adapté d’Eugène Scribe, le livret d’Antonio Somma s’inspire de l’assassinat du roi Gustave III de Suède au cours d’un bal masqué à l’Opéra royal de Stockholm en 1792, événement qui avait déjà inspiré DFE Auber pour son opéra Gustave IIIou le Bal masqué. La censure italienne, qui jugea le sujet amoral, obligea Verdi à transposer son action à Boston au XVIIesiècle et à faire du roi suédois un gouverneur britannique. La partition d’Unbal masqué marque une rupture avec celles qui la précède dans la création verdienne et annonce l’ultime Verdi.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Un ballo in maschera. Julia Novikova (Oscar), Dmytro Popov (Riccardo), Choeur d'hommes du Capitole de Toulouse. Photo : (c) Patrice Nin

Vincent Boussard a cherché à traduire dans sa mise en scène l’universalité du propos, en le plaçant autant dans notre siècle que dans celui de l’époque du drame. Défaits de tout manichéisme, les personnages sont complexes, et la direction d’acteur les rend tous attachants. Bien éclairés par Guido Levi, les décors de Vincent Lemaire sont simples et efficaces, et ne trahissent pas l’économie de moyens. L’action se déploie dans une boîte noire qui se fait parfois blanchâtre, avec quelques projections d’un portrait gris d'un jeune homme emperruqué qui se met un instant à pleurer. Quelques éléments de mobilier, canapés, avec, à l’avant-scène un fauteuil rouge omniprésent sur lequel mourra Riccardo, et l’acte du bal est dominé par un lustre gigantesque. Plus dépouillés que de coutume, les costumes de Christian Lacroix - vêtements sombres (smokings-cravates, robes noires, talons hauts) jusqu’au bal du troisième acte (costume et masques XVIIIe siècle) - sont de grande beauté, le noir et le blanc étant traités ici comme s’il s’agissait d’or et de vermillon.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Un ballo in maschera. Elena Manistina (Ulrica), Maîtrise du Capitole de Toulouse. Photo : (c) Patrice Nin

Réunissant quatre slaves parmi les sept rôles solistes, la distribution de jeunes chanteurs est d’une totale homogénéité. Elle est dominée par le Riccardo de Dmytro Popov au timbre généreux et à la voix solide et d’une belle musicalité et l’impressionnant Renato de Vitaly Bilyy, baryton noble et rayonnant. Pour ses débuts en France, la soprano américaine Keri Alkema déploie en Amelia une opulente voix de lirico-spinto faite d’ombres et de lumière. Déjà entendue dans ce rôle d’Ulrica à l’Opéra de Paris en 2007 et à Strasbourg en 2008, la mezzo-soprano russe Elena Manistina est une diseuse d’aventure un peu trop imposante et qui a trop tendance à poitriner, la soprano colorature russe Julia Novikova, entendue à Toulouse dans d’excellentes Indes galantes en 2012 est toute de charme et d’éclat dans l’attachant rôle du page Oscar. Le baryton français Aimery Lefèvre (Silvano), son homologue brésilien Leonardo Neiva (Samuel) et la basse russe Oleg Budaratskiy (Tom) complètent avec maestria ce plateau de grande qualité, auquel il convient d’associer les brillants Chœur et Maîtrise du Capitole.

Giuseppe Verdi (1813-1901), Un ballo in mascheraKeri Alkema (Amelia), Dmytro Popov (Riccardo), Choeur du Capitole de Toulouse. Photo : (c) Patrice Nin

Mais le plus frappant est dans la fosse et à l’arrière-scène, avec un Orchestre National du Capitole qui frise la perfection. D’une grande cohésion, alternant sans faillir fougue et onirisme, avec des pupitres solistes d’une plastique somptueuse (cor anglais, clarinette, violoncelle, violon) et des cuivres rutilants, il répond sans faillir aux moindres inflexions de la direction idiomatique du chef israélien Daniel Oren, familier du répertoire lyrique italien que les fidèles de l’Opéra de Paris connaissent bien, s’est illustré en mettant en valeur les passages les plus lyriques, particulièrement le grand duo d’amour Amelia/Riccardo du deuxième acte, tout en restant attentif aux chanteurs.


Bruno Serrou

Le Palazzetto Bru Zane a transformé Venise en capitale mondiale du romantisme musical français

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Venise (Italie), Palazzetto Bru Zane et Scuola Grande San Giovanni Evangelista, samedi 27 et dimanche 28 septembre 2014

Photo : (c) Bruno Serrou

Lancé en janvier 2008 par Madame Nicole Bru, docteur en pharmacie ex-PDG du Groupe UPSA et présidente de la Fondation Bru qu’elle a créé en Suisse en 2013, le Centre de musique romantique française a ouvert ses portes en 2009 dans l’ancien casino Zane, annexe du palazzo Zane érigé en 1695-1697 au cœur de Venise expressément pour la musique, à la demande de Marino Zane par les architectes Antonio Gaspari et Domenico Rossi dans le quartier de San Stin proche de la basilique dei Frari pour la famille Zane. 

Palazzetto Bru Zane. Photo : (c) Bruno Serrou

Ce beau bâtiment baroque est désormais dénommé Palazzetto Bru Zane (1). Après réhabilitation et restauration, les huit cents mètres carrés de ce lieu chargé d’histoire distribués en trois niveaux a retrouvé sa vocation première en devenant le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française. Au milieu de l’édifice, une grande salle qui se déploie sur deux étages ouvrant sur un somptueux plafond voûté orné d’une représentation d’Hercule accompagné de la Gloire et de la Vertu et de coquilles peintes tandis que les angles sont occupés par des divinités de l’Olympe et que le mur du grand escalier qui y conduit est paré de fresques.

Palazzetto Bru Zane. Le grand escalier. Photo : (c) Bruno Serrou

Animé par une équipe de onze permanents dirigée par Florence Alibert, directeur général, et Alexandre Dratwicki, directeur artistique, le Palazzetto est à la fois un centre de recherche, d’expérimentation et de diffusion attaché à la musique française des années 1780 à 1920, qu’il s’agisse d’œuvres de compositeurs méconnus ou de partitions négligées de compositeurs célèbres. « Par sa superficie aux modestes dimensions, la grande salle de concert du palais vénitien s’avère idéale pour une programmation expérimentale, se félicite Alexandre Dratwicki. C’est dont là que s’exprime la partie la plus originale de l’activité de diffusion du Centre, la plus risquée aussi puisque les choix peuvent s’avérer plus ou moins incertains. » Grâce à cette pièce en effet et à sa petite centaine de places, les partitions redécouvertes peuvent en effet sonner non pas dans la tête de leurs lecteurs ou de son inventeur mais de façon concrète en étant jouées par des musiciens dans les conditions du concert, public ou privé. 

Palazetto Bru Zane. Le jardin. Photo : (c) Bruno Serrou

Afin de valoriser ses recherches et les œuvres découvertes les plus convaincantes, le Palazzetto Bru Zane les diffuse par le biais d’ouvrages musicologiques, de coéditions de disques, de coproductions de concerts et spectacles, notamment avec le Festival Berlioz de La Côte-Saint-André et l’Opéra-Comique de Paris, l’organisation de colloques et de tournées internationales. Dans la continuité de ses festivals, à Venise et à Paris, le Centre de musique romantique française s’engage toujours davantage dans la production afin de maîtriser les projets qu’il initie, à la fois sur les plans scientifique, artistique, technique et financier.

Affiche du festival Romantisme entre guerre et paix sur le mur d'entrée du Palazzetto Bru Zane. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour sa quatrième édition, le festival d’automne du Palazzetto Bru Zane (2) s’attache jusqu’au 11 décembre de cette année au « Romantisme entre guerre et paix » avec une série de dix concerts. En effet, la période à laquelle le Centre de musique romantique française voue son activité a été le cadre de la Révolution française et de nombreux conflits européens, de la bataille de Valmy et des guerres napoléoniennes jusqu’à la Première Guerre mondiale, en passant par celles de la Restauration, les Trois Glorieuses, la Révolution de 1848, les guerres de Napoléon III, de l’Italie jusqu’à la Crimée, les conquêtes coloniales, la Guerre de 1870, la Commune de Paris…

Palazzetto Bru Zane. Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi, après avoir coproduit l’ode-symphonie Christophe Colomb ou la découverte du Nouveau Monde de Félicien David présentée en août dernier au Festival Berlioz de La Côte-Saint-André (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/francois-xavier-roth-et-les-siecles.html), le Palazzetto Bru Zane présente dans ses propres murs vénitiens et Scuola Grande San Giovanni Evangelista fondée au XIVesiècle qui le jouxte dans le quartier San Polo, une riche programmation festivalière autour de cette thématique de guerre et paix confiée à des artistes avec qui le Centre entretient des relations privilégiées, jeunes musiciens et artistes confirmés, dans des programmes originaux constitués d’œuvres rares, certaines étant oubliées depuis leur création voire inconnues parce qu’inaccessibles et, pour certaines, inédites.

Palazzetto Bru Zane, salle de concert. Photo : (c) Bruno Serrou

Le concert d’ouverture du festival a été confié par le célèbre Quatuor Mosaïques qui réunit entre autres le violoniste hongrois Erich Höbarth, membre fondateur du Quatuor Vegh, et le violoncelliste gambiste chef d’orchestre français Christophe Coin, directeur-fondateur de l’Ensemble baroque de Limoges. Première pièce de ce programme allant crescendo, le Quatuor à cordes n° 2 en sol majeur de Rodolphe Kreutzer (1766-1831), compositeur (il est l’auteur d’une quarantaine d’opéras), professeur et premier violon solo du Théâtre-Italien puis de l’Opéra de Paris, où il fut aussi chef d’orchestre puis directeur, à qui Beethoven a dédié sa Sonate « à Kreutzer » qui allait inspirer le titre de roman de Léon Tolstoï qui allait inspirer à son tour le Quatuor à cordesn° 1 de Leoš Janáček… Publié à Leipzig en 1790, ce deuxième des « six quatuors concertants » de Kreutzer est une œuvre de courtes proportions en deux mouvements sans réelle portée, pas même côté charme tant ces pages traînent en longueur et n’apporte rien de neuf à un genre pourtant encore en plein essor à l’époque. 

Palazzetto Bru Zane, plafond de la salle de concert. Photo : (c) Bruno Serrou

La deuxième pièce est signée du violoniste compositeur pédagogue Pierre Baillot (1771-1842), disciple de Viotti, Reicha et Cherubini, et professeur entre autres de Habeneck et Ingres. Son Quatuor op. 34 n° 1 de 1805 est une partition cyclique en quatre mouvements qui permet au quatuor d’archets de chanter à loisir, ce que le Quatuor Mosaïque a fait en toute liberté. Mais l’œuvre la plus intéressante aura été la dernière, le Grand Quintette pour deux violons, alto et deux violoncelles que Louis-Emmanuel Jadin (1768-1853) a dédié à la fin des années 1820 à son ami Pierre Baillot. Prédominant sur l’ensemble d’archets, le premier violoncelle donne un élan humain et généreux à l’œuvre entière par sa chaleureuse expressivité, tandis que le premier violon s’impose par sa virtuose musicalité, plus particulièrement dans le finale. 

Palazzetto Bru Zane, Salle de concert, le Quatuor Mosaïques (Erich Hölbarth et Andrea Bischof (violons), Anita Mitterer (alto), Christophe Coin (violoncelle)) et Cristina Vidoni (violoncelle). Photo : (c) Palazzetto Bru Zane / Michele Crosera

L’interprétation engagée et expressive, les sonorités moelleuse du Quatuor Mosaïques qui, enrichi de la violoncelliste italienne Cristina Vidoni au second violoncelle, a admirablement servi cette partition inconnue qui mériterait de s’imposer au répertoire.

Chapelle de la Scuola Grande San Giovanni Evangelista. Photo : (c) Bruno Serrou

Le second concert du week-end d’ouverture du Festival Romantisme entre Guerre et Paix du Palazzetto Bru Zane s’est déroulé dimanche après-midi dans le cadre somptueux de l’église Renaissance de la Scuola Grande San Giovanni Evangelista. Devant un public plus nombreux que la veille au soir en raison d’une jauge plus grande (deux cents cinquante places au lieu d’une centaine), le programme a été entièrement conçu par ses cinq interprètes autour de la thématique guerrière, allant au-delà du concert puisque le concept se situait entre récital et spectacle. Cette idée est née de la rencontre en 2011 dans le cadre du Palazzetto Bru Zane de la mezzo-soprano Isabelle Druet et des quatre musiciens du Quatuor Giardini, le pianiste David Violi, du violoniste Pascal Monlong, de l’altiste Caroline Donin et de la violoncelliste Pauline Buet, ce qui en fait l’un des rares quatuor avec piano constitué. Cet ensemble instrumental, qui a choisi de se consacrer autant aux œuvres consacrées du quatuor pour piano et cordes, telles celles de Mozart, Schumann, Brahms, Dvořák, Fauré, et à un répertoire méconnu de compositeurs délaissés comme Félicien David, Théodore Dubois, Marie Jaëll ou Mel Bonis, et la cantatrice entretiennent des relations privilégiées avec le Centre de musique romantique française qui les soutient à la fois dans leur quête de partitions et dans l’élaboration de programmes, ainsi que dans la réalisation de tournées. C’est le cas cette année avec le spectacle présenté dimanche intitulé « Au pays où se fait la guerre » produit par le Palazzetto Bru Zane mais qui a été créé en juillet dernier au Festival de Saintes et sera repris jusqu’en février prochain, à Rome puis en tournée en France (3). 

Scuola Grande San Giovanni Evangeslista. Plafond de la chapelle. Photo : (c) Bruno Serrou

Divisé en quatre parties à la façon d’une symphonie, avec deux vivo (La partanza et Al fronte) suivis de deux lento(le tragique Lamorte et le serein In Paradiso), le spectacle se présente sous la forme d’un monodrame de soixante-quinze minutes, la chanteuse revêtant successivement plusieurs costumes, de la va-t-en-guerre à la femme en deuil. Chaque mouvement se subdivise à son tour en quatre parties, soit un total de seize numéros constitués de partitions originales pour voix et quatuor avec piano ou pour quatuor seul et d’arrangements de pages plus ou moins célèbres de douze compositeurs français. Les découvertes les plus captivantes sont les œuvres signées par des femmes : le finale du Quatuor avec piano n° 1 op. 69 de Mel Bonis (1858-1937), compositrice qui mériterait une attention soutenue de la part des musiciens-interprètes, la douloureuse mélodie Exil de Cécile Chaminade (1857-1944) sur un poème de René Niverd et la charmante Elégiede Nadia Boulanger (1887-1979) sur des vers d’Albert Samain. Aux côtés de chefs-d’œuvre incontestés de Gabriel Fauré (Quatuor avec piano opp. 15 et 45), Henri Duparc (Au pays où se fait la guerreet Elégie), Claude Debussy (Recueillement extrait des Cinq Poèmes de Charles Baudelaire), et de festifs Gaetano Donizetti (la Fille durégiment) et Jacques Offenbach (la Grande Duchesse de Gerolstein et la Vie parisienne), ce spectacle révèle des pages peu courues comme l’étonnant Andantedu Quatuor avec piano de Reynaldo Hahn (1874-1947), le touchant les Larmesde Benjamin Godard (1849-1895) sur un poème de Paul Harel, et les moins significatifs En Paradis extrait des Chansons de Marjolie néanmoins non dénué de charme, et le premier des Petits Rêves d’enfants sans grand intérêt, deux pages de Théodore Dubois (1837-1914). 

Scuola Grande San Giovani Evangelista, Isabelle Druet et le Quatuor Giardini (David Violi (piano), Pascal Monlong (violon), Caroline Donin (alto), Pauline Buet (violoncelle)). Photo : (c) Palazzetto Bru Zane / Michele Crosera

Voix fruitée et ferme, d’une présence scénique conquérante mais sans excès, Isabelle Druet interprète les mélodies avec goût et une expression naturelle enrichie par la brillante musicalité du Quatuor Giardini (4), qui dialogue et concerte avec une homogénéité de couleurs et de ton qui est l’apanage des seuls ensembles constitués.  

Bruno Serrou

1) Palazzetto Bru Zane. Centre de musique romantique française. San Polo 2368, 30125 Venezia – Italia. Tél : +39 041.52.11.005. www.bru-zane.com

2) Le Palazzetto Bru Zane organise un second festival de neuf concerts au printemps prochain, du 11 avril au 21 mai 2015, consacré au compositeur George Onslow (1784-1853)

3) Rome (Villa Medici, 15/10), Festival de Laon (Hôtel de Ville, 6/11), Guebwiller (Dominicains, 7/11), Château d’Hardelot (Music and Cup of Tea, 9/11), Paris (Hôtel des Invalides, 14/11), Metz (Arsenal, 15/11), Poitiers (Auditorium, 14/12), Aix-en-Provence (Grand Théâtre, 20/01/15), Entraigues-sur-la-Sorgue (La Courroie, 22/01), Arles (Le Méjan, 25/01), Sinfonia en Périgord (Périgueux, 5/02)


4) A paraître en novembre le premier CD du Quatuor Giardini consacré à Gabriel Fauré (Quatuor avecpiano n° 1 op. 15) et Mel Bonis (Quatuor avec piano n° 1 op. 69).  1CD Evidence EVCD0004

Portrait de Luigi Nono, à l’occasion du Festival d’Automne à Paris qui célèbre les 90 ans du compositeur vénitien disparu en 1990

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Luigi Nono (1924-1990) à Venise. Photo : (c) Karin Rocholl

Né, voilà 90 ans le 29 janvier 1924, et mort, le 8 mai 1990, à Venise, Luigi Nono est de ces compositeurs vénitiens qui ont fait la gloire de la Cité des Doges depuis la Renaissance. Le Festival d'Automne à Paris rend cette année hommage à ce compositeur auquel il est fidèle depuis sa création en 1972, tout comme il l'est avec Karlheinz Stockhausen, mort en 2007.

Nuria Schönberg-Nono, Luigi Nono et Bruno Maderna à Darmstadt en 1955. Photo : DR

Avec Bruno Maderna, son aîné de deux ans, il est le plus fameux des représentants de cette grande lignée au cours du siècle dernier. Il restera dans l’histoire de la musique comme l’un des initiateurs de l’école dite « de Darmstadt », également qualifiée d’école sérielle qui compte en son sein des personnalités comme Luciano Berio, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Henri Pousseur, entre autres. Cet homme très grand et très beau, à la stature de noble peint par Piero della Francesca, était le plus radical des musiciens de sa génération, celui qui s’engageait le plus avant dans le mystère sonore et certainement le plus politiquement marqué. Ce prince vénitien s’était en effet engagé auprès des ouvriers de l’île voisine de la Giudecca, l’île des pauvres où il avait élu domicile en 1956, un communiste pur jus dont les œuvres prenaient pour arguments des textes d’une extrême violence, non seulement chez des écrivains comme Pablo Neruda ou Cesare Pavese, mais aussi dans des proclamations, des tracts, des discours de Rosa Luxemburg, Che Guevara, Djamila Boupacha, Patrice Lumumba, de partisans vénézuéliens, chiliens ou vietnamiens. Ce qui correspondait à son caractère difficile et à son tempérament irascible, autant qu’à sa profonde tendresse humaine qui parfois se brisait comme sa musique de cristal sur la brutalité du monde.

Claudio Abbado et Luigi Nono. Photo : (c) Luigi Ciminaghi

Luigi Nono composait, dit-on, en se promenant dans sa ville au rythme lent des trompes de bateaux, des appels d’enfants, de la déambulation des badauds dans l’atmosphère si particulière des quais et des places vénitiennes entourées d’eau. Il s’enfermait ensuite dans son bureau, assis à sa table de travail, ou dans un studio de Fribourg-en-Brisgau, et retravaillait sur un instrument, sur la voix et sur les infinies possibilités que lui permettait l’électronique. Naissaient alors des œuvres exigeantes, secrètes, imprégnées la plupart du temps de militantisme politique mais toujours habitées par les émanations, les effluves, la ductilité de la réverbération, les brusques stridences de cette acoustique urbaine vénitienne unique au monde.

Luigi Nono. Photo : (c) Erven - Luigi Nono

Sous ses allures d’intellectuel intransigeant se dissimulait en fait la sensibilité la plus raffinée fondée sur l’harmonieuse synthèse d’un tuilage de contradictions. Il avait épousé en 1954 la seconde fille d’Arnold Schönberg, Nuria, l’aînée des trois enfants que le compositeur autrichien eut de sa seconde épouse, Gertrud Kolisch. Avec ses amis et interprètes les plus inspirés, Claudio Abbado et Maurizio Pollini, il sortira la musique du carcan feutré des salles de concert pour la porter sur les lieux de travail des auditeurs, sans pour autant obtempérer à la doctrine d’Alexandre Jdanov en refusant de sacrifier au « réalisme socialiste ». Il renoncera avec la même vigueur aux « circuits de distribution bourgeois de la musique ». Il ira jusqu’à claquer la porte de la Biennale de Venise, en 1968. Et lorsqu’il entre dans les temples traditionnels de la musique, c’est pour y allumer un « feu purificateur ». Ce sera le scandale indescriptible de la création en 1961 à la Fenice de Venise d’Intolleranza 1960, où il dénonce, sur des textes de Jean-Paul Sartre, Bertolt Brecht et Vladimir Maïakovski, l’annihilation de l’individu par la dictature fasciste.

Claudio Abbado, Luigi Nono et Maurizio Pollini. Photo : DR

L’originalité de la démarche de Luigi Nono qui n’est pas sans rapports avec celle d’un Pier Paolo Pasolini, se définit à travers son engagement politique au sein-même de ses œuvres et par un refus non moins déterminé de transiger sur la modernité de sa technique musicale. Cette double revendication de militant et d’avant-gardiste, apparemment contradictoire, se fondait sur un humanisme authentique qui plaçait l’individu au-dessus des pressions du totalitarisme. En témoignent son deuxième opéra, Al gran sole carico d’amore (Au grand soleil d’amour chargé) d’après Rimbaud, créé par Abbado en 1975 à la Scala de Milan, et Prometeo. Tragedia dell’ascoloto (Prométhée. Tragédie de l’écoute, 1987) où se fondent toutes les langues européennes en un collage de fragments épars qui flottent comme les îles de la lagune, symbole de l’incommunicabilité entre les hommes.

Helmut Lachenmann, Monica Lichtenfeld, Iannis Xenakis, Luigi Nono et Klaus Huber, à Cologne en 1985. Photo : DR

La carrière de Luigi Nono avait commencé sous les meilleurs auspices : à dix-sept ans, un grand maître, Gian Francesco Malipiero (1882-1973), lui avait révélé « tous les horizons de la musique ». En 1946, sa rencontre avec Bruno Maderna (1920-1973) suscite une orientation décisive à son art : reprenant à zéro ses études musicales en remontant au moyen-âge, Nono se tourne rapidement vers l’école de Schönberg et de Webern conforté par l’enseignement d’Hermann Scherchen (1891-1966) à Zürich.

Luigi Nono à sa table de travail. Photo : DR

La création des Variazioni canoniche sulla serie dell’op. 41 di Arnold Schönberg (Variations canoniques sur la série de l’opus 41d’Arnold Schönberg) pour orchestre en 1950 par Scherchen à Darmstadt, suivie, l’année suivante en ce même lieu, de Polifonica-Monodia-Ritmica (Polyphonie-monodie-rythme) font de Nono l’un des porte-drapeaux de la jeune avant-garde. Un an plus tard, il adhère au Parti communiste italien, tout en sachant parfaitement que « la culture de la révolution russe avait été massacrée par Staline et Jdanov ». Dès lors, il ne cessera de soutenir une position paradoxale à l’égard de la pensée marxiste, écrivant des œuvres engagées mais inaccessibles aux oreilles du grand public auprès duquel pourtant il portera « la bonne parole » en allant jouer dans les usines tout en refusant vigoureusement le « réalisme soviétique ». Mais ce qui, longtemps, a creusé autour de lui un fossé profond sera peut-être plus tard considéré comme un témoignage prophétique : nul n’a comme lui allié entre 1955 et 1975 une aussi vigoureuse protestation contre l’inhumanité de l’homme et une musique aussi pure, bouleversante. Tel ce Canto sospeso (Chant suspendu) composé sur des lettres écrites par de très jeunes victimes du nazisme avant leur exécution. Ces voix qui détiennent chacune une parcelle de texte et s’amalgament en des mélodies de timbres glissant les unes sur les autres, ces instruments qui se fondent en longues trames, éclatent en brèves séquences dramatiques ou luisent solitaires comme des candélabres dans l’obscurité du monde, dessinent une image admirable de ces hommes sans nom, évanouis dans la mort.

Peu à peu l’œuvre de Nono s’intériorise, l’action violente devient aérienne, tandis que se fait plus insistante l’emprise de la musique électronique conçue comme un instrument de plongée dans l’éther du son comme au tréfonds de l’être.

Le point extrême de son art, le compositeur l’a atteint sans doute dans Prometeo. Tragedia dell’ascoloto (Prométhée. Tragédie de l’écoute) créée dans une extraordinaire nacelle de bois suspendue à mi-hauteur de l’église San Lorenzo de Venise, deux heures dans un état d’extase ou d’hypnose, où une musique transparente planait comme les mouettes au-dessus de la lagune. Ici, Nono touche au suprême de l’abstraction, allant jusqu’à dissoudre le trait, la polyphonie, le mouvement des lignes, les échelles sonores. La pensée pure, en effaçant tous les moyens de la communication, se referme sur le mystère d’une mer lumineuse, comme au large de Venise. « Prométhée, écrivait Nono, c’est l’homme avec son éternelle soif de nouvelles frontières. Il faut continuer à chercher, à errer, à aller de l’avant ; on avance comme sur de l’eau, sans trace de chemin. »

Venise, le Grand Canal. Photo : (c) Bruno Serrou

Né le 29 janvier 1924 à Venise, petit-fils du peintre dont ses parents lui donnent le prénom (son oncle Ernesto est sculpteur, sa grand-mère musicienne), a été mis à douze ans au piano, instrument qu’il abandonna à quatorze, et manifeste un vif intérêt pour la physique et le grec. En 1941, il rencontre son premier maître, Gian Francesco Malipiero (1882-1973), ami de son père. Auditeur libre au Conservatoire de Venise, il apprend « beaucoup de choses assommantes et souvent fausses », mais où il acquiert une profonde connaissance de la musique Renaissance et du madrigal. En 1946, il est diplômé en droit à l’université de Padoue, mais c’est Bruno Maderna qui lui fait découvrir sa vraie voie et avec qui il lie une longue amitié. En 1948, il travaille avec Hermann Scherchen que lui a présenté Maderna et qui crée sa première œuvre, les Variations canoniques sur la série de l’op. 41 d’Arnold Schönberg le 27 août 1950 à Darmstadt. Cette première suscite un énorme chahut et qu’analysera le lendemain Edgar Varèse dans son cours de Darmstadt.

Luigi Nono à Venise. Photo : DR

Dès 1952, Nono, qui avait activement participé à la Résistance italienne pendant la Seconde Guerre mondiale, adhère au Parti communiste italien (PCI) et commence à écrire des œuvres particulièrement engagées, telles les trois Epigraphes pour Garcia Lorca, puis la Victoire de Guernica sur des textes de Paul Eluard et le ballet Der rote Mantel (le Manteau rouge) en 1954, suivis des Canti per 13 pour treize instruments et les Incontri pour vingt-quatre instruments en 1955, toutes partitions pointillistes d’obédience sérielle à l’écriture élégante, d’une souplesse presque sensuelle, qui tranchent sur celles de ses compagnons de l’avant-garde. 1955 est également l’année de son mariage avec Nuria Schönberg, qui lui donnera deux filles, et de son premier grand chef-d’œuvre, IlCanto sospeso (leChant suspendu) pour soprano, contralto, ténor, chœur mixte et orchestre.

Conformément à la tradition italienne et des maîtres vénitiens, la voix est l’instrument privilégié de Luigi Nono. Elle intervient en effet dans la plupart de ses œuvres à partir de Il canto sospeso. Des pièces sur des textes de Cesare Pavese (1908-1950) (La terra e la campagna pour soprano, ténor, chœur et instruments), Giuseppe Ungaretti (1888-1970) (Cori di Didone pour chœur et percussion) et Antonio Machado (1875-1939) (« Ha, venido », canciones para Silvia), préparent l’explosion lyrique d’Intolleranza1960, « action scénique » en deux parties créée dans le cadre de la Biennale de Venise qui utilise des fragments d’Henri Alleg, Bertolt Brecht, Paul Eluard, Vladimir Maïakovski, Julius Fucik, Jean-Paul Sartre, etc., œuvre qui sera donnée pour la première fois en France à Nancy en 1971 dans une mise en scène de Jean-Claude Riber.

Luigi Nono chef d'orchestre. Photo : DR

Les années 1960-1970 sont marquées par de fréquent voyages à l’étranger et des conférences en Amérique latine, où il rencontre de nombreux intellectuels et militants de gauche. Quatorze ans durant, Nono unira étroitement musique et politique : « Faire de la musique et manifester dans la rue, pour moi c’est la même chose », ira-t-il jusqu’à dire en 1969. En 1962, il compose les Canti di vita e d’amore (Chants de vie et d’amour) Sul ponte di Hiroshima (Sur le pont d’Hiroshima) pour soprano, ténor et orchestre, et Djamila Boupacha, monodie a capella pour soprano solo sur des vers de Jesus Lopez Machado. Il y aura aussi La fabbriccailluminata (L’Usine illuminée, 1964) pour voix et bande magnétique sur des textes de Giuliano Scabia et Cesare Pavese, Ricorda cosa ti hanno fatto in Auschwitz (Rappelle-toi ce qu’ils t’ont fait à Auschwitz, 1966) pour bande magnétique, les deux Musique-Manifestes Un volto, del mare pour soprano, récitante et bande magnétique sur un texte de Cesare Pavese et Non consumiano Marx (Ne consommons pas Marx) créées à la Fête de l’Humanité en 1969, Como una ola di fuerza y luz (Commeun fleuve de force et de clarté) pour soprano, piano, orchestre et bande magnétique composé en 1972 sous le choc de l’assassinat du leader révolutionnaire chilien Luciano Cruz, Siamo la gioventù del Vietnam(Nous sommes la jeunesse du Vietnam, 1973) pour chœur à une voix… Nono ne se contente pas d’écrire de la musique, il se rend sur le terrain, dans les usines et les villages, avec un succès modéré, tant sa musique n’est guère adaptée à une large diffusion. Cette période se clôt sur une autre action scénique en deux tableaux créée cette fois à la Scala de Milan en 1975 sous la direction de Claudio Abbado et dans une mise en scène de Iouri Lioubimov, Al gran sole carico d’amore (Au grand soleil d’amour chargé), titre venu d’un vers d’Arthur Rimbaud sur quantité de textes révolutionnaires, et qui sera donné en France à l’Opéra de Lyon en 1982 dans une mise en scène de Jorge Lavelli.

Luigi Nono et Claudio Abbado. Photo : DR

Dans cette même période, outre la voix ou associée à cette dernière, il convient de remarquer la présence croissante de l’électronique, inaugurée en 1961 par le bel Omaggio (Hommage) au peintre Emilio Vedova et jusqu’à … sofferte onde serene… (1976) où la bande magnétique est associée au piano de Maurizio Pollini. Avec cette œuvre commence une nouvelle phase radicale de l’évolution de Nono, qui s’ouvre en 1978 avec Con Luigi Dallapiccola pour percussion et électronique et se conclut deux ans plus tard sur Fragmente-Stille, an Diotima pour quatuor à cordes. Constamment aux limites du silence, cette dernière partition commandée par le Festival Beethoven de Bonn est l’une des plus exigeantes du compositeur italien, autant pour les interprètes que pour les auditeurs. La pièce est entrecoupée de cinquante-trois citations de poèmes qu’Hölderlin a adressés à son amante Diotima qui doivent être chanté silencieusement par les musiciens pendant l’exécution pour atteindre ce que le poète allemand évoque comme « l’harmonie délicate de la vie intérieure ».

L'une des œuvres les plus exigeants de Nono (à la fois pour les artistes et les auditeurs), Fragmente Stille-est de la musique sur le seuil de silence. Le score est entrecoupé de 53 citations de la poésie de Hölderlin adressée à son "amant" Diotima, qui doivent être "chanté" en silence par les joueurs lors de l'exécution, la recherche de ce que «l'harmonie délicate de la vie intérieure» (Hölderlin). Un travail rare, très concentré commandée par le Festival Beethoven (de) à Bonn, Fragmente-Stille, an Diotima suscite un vif intérêt en Allemagne.

Luigi Nono en 1987. Photo : (c) Betty Freeman/Lebrecht/Rue des Archives

A partir de 1979, Nono se tourne vers l’électronique en temps réel, travaillant avec Peter Haller dans le Studio Expérimental Heinrich Strobel de la Südwestfunk de Fribourg-en-Brisgau, qui gouverne dès lors l’essentiel de ses œuvres, tandis que sa musique devient de plus en plus profonde, secrète, perdue dans le domaine du rêve, même lorsque la pensée politique, qui se fait plus philosophique, demeure explicitement présente. Ainsi, l’admirable Journal polonais n° 2 Quando stanno morendo(Quand ils meurent, les hommes chantent) pour quatre voix de femmes, flûte, violoncelle et électronique, sur des textes deCzeslaw Milosz, Boris Pasternak, Velemir Chlebnikov, Endre Ady et Alexandre Blok (1982), Guai ai gelidi mostri (Gare aux monstres froids) pour deux contraltos, flûte, clarinette, tuba, alto, violoncelle, contrebasse et électronique sur un texte de Massimo Cacciari(1983), Découvrir la subversion. Hommage à Edmond Jabès pour contralto, basse, récitante, flûte, cor, tuba et dispositif électro-acoustique (1987) resté inachevé, sans oublier l’œuvre essentielle de cette ultime période, Prometeo. Tragedia dell’ascosto (Prométhée. Tragédie de l’attente) créé à Venise en 1984 et présenté à Paris en 1987. Autre pièce majeure, Das atmende Klarsein, Fragmente sur un texte grec ancien et un fragment des Elégies de Duino de Rainer Maria Rilke pour flûte basse, bande magnétique et électronique ad libitum (1981).

Les dernières œuvres de Luigi Nono, comme Caminantes ... Ayacucho (1986-1987) inspiré par une région du sud du Pérou où la vie d’une extrême pauvreté suscitait des graves troubles sociaux, La lontananza nostalgica utopica futura(1988-89), et « Hay que caminar » Soñando (1989) reflètent la quête de toute la vie du compositeur pour le renouveau politique et de justice sociale.

La tombe de Luigi Nono, Venise, cimetière de l'île San Michele. Photo : DR

Luigi Nono repose au cimetière de l’Ile San Michele, non loin de Serge Diaghilev, Igor Stravinski et Ezra Pound.

Extrait de la partition manuscrite de Fragmente-Stille, an Diotima (fragment 26). Photo : DR

Dix-sept œuvres majeures de Luigi Nono

Due espressioni per orchestra
Due espressioni per orchestra (Deux expressions pour orchestre) a été créée à Donaueschingen le 11 octobre 1953 sous la direction de Hans Rosbaud. Le titre annonce deux parties différentes dans leur forme expressive et musicale. La première est dominée par une mélodie souple, jouée par les cordes, la seconde, après une introduction des timbales et du tambour, fait retentir des fragments sonores se présentant tels des bribes éparpillées, jouées principalement par les instruments à vent.

Liebeslied
Composé 1954, Liebesliedest créé à Londres le 16 avril 1956 sous la direction d’Alexander Gibson. Ce chant d’amour pour chœur mixte, harpe, glockenspiel, vibraphone, timbales et cinq cymbales a été composé à Darmstadt quelques mois avant que Nono n’épouse Nuria Schönberg. L’atmosphère est ici plus recueillie qu’amoureuse, plus contemplative que charnelle. « Tu es la terre, le feu, le ciel, c’est toi que j’aime… » Dans la première partie de cette œuvre écrite sur un poème du compositeur, les voix chantent diverses modulations d’un motif de cinq notes traité dans un contrepoint aéré, à peine soutenu par des instruments pointillistes. Cette section s’achève sur le mot Dich, qui introduit une sixième note. La seconde section est construite sur le même procédé mais sur un nouvel hexacorde, le tout réuni formant une série dodécaphonique. L’œuvre s’achève, les voix unies, sur les renversements de l’accord initial.

Il canto sospeso
Malgré son hermétisme apparent, la musique de Nono, singulièrement inventive dans l’utilisation des moyens techniques les plus avancés n’est pas pour autant fermée à l’expressivité, comme l’atteste dès 1955 Il canto sospeso, créé à Cologne le 24 octobre 1956 par l’Orchestre et le Chœur de la Radio de Cologne, sous la direction d’Hermann Scherchen. Cette œuvre, s’il en est encore besoin, atteste combien le dodécaphonisme et le sérialisme intégral réputés secs et sans âme peuvent avoir d’expressivité et engendrer une musique aussi profonde que bouleversante. Nous nous situons-là dans la descendance de Un survivant de Varsovie que Schönberg, beau-père de Nono, avait écrit sous le choc du rapport que lui avait fait un rescapé des camps de la mort. Il canto sospeso est une cantate pour soprano, contralto, ténor, chœur et orchestre écrite entre 1955 et 1956 à partir d’extraits de lettres de condamnés à mort de la résistance européenne. Davantage qu’une cantate, elle peut être considérée comme une Messe de la liberté. Elle est subdivisée en neuf épisodes qui combinent les moments solistes, choraux et orchestraux, conformément à la forme traditionnelle du genre : I - orchestre, II - chœur a capella, III - soprano, contralto, ténor et orchestre, IV - orchestre, V - ténor et orchestre, VI - chœur et orchestre, VII - soprano, chœur de femmes et orchestre, VIII - orchestre (instruments à vent et timbales), IX - chœur et orchestre (timbales). Ils sont eux-mêmes répartis en trois sections, à peine suggérés par un bref intervalle après les quatrième et septième morceaux.

L’introduction orchestrale de la première partie obéit à une écriture pointilliste, une note ici, une autre là, et il est rare que soient concédées à un seul instrument plusieurs notes successives. Cette introduction prépare le drame, mais n’est pas le drame en tant que tel, c’est pourquoi Nono lui donne le tour d’une aurore. L’aube point avec le chœur a capella de la deuxième partie, qui contient comme le sens emblématique de l’œuvre entière. Les paroles sont tirées de la dernière lettre de l’homme de lettre et érudit bulgare Anton Popow qui était en mesure de rendre les raisons du sacrifice explicites et de les éclairer par la lumière de l’esprit : « Je meurs pour un monde qui resplendira d’une telle lumière, avec une telle beauté, que mon sacrifice lui-même n’est rien. Des millions d’hommes ont donné leur vie pour lui sur les barricades et sur le front. Je meurs pour la justice. Nos idées vaincront… » La succession des notes est fournie simplement, par l’énonciation dix-huit fois de suite de la série de douze sons sur laquelle tout le travail se fonde (série qui, dans l’introduction orchestrale, était occultée par un jeu de permutations déterminées par la différentiation des valeurs rythmiques et par l’usage de pauses initiales diverses). Dans le troisième morceau, Nono se félicite de l’habileté avec laquelle il a su combiner certaines phrases des lettres de trois martyrs grecs, un adolescent de 14 ans, un étudiant et un coiffeur, de façon à ce qu’en s’intégrant les unes aux autres dans les voix des solistes, elles finissent par composer un nouveau texte, plus riche de sens. Ce qui bouleverse l’auditeur même non averti, est la profonde émotion qui émane de ce chant, où l’habitude dodécaphonique des terminaisons ouvertes vers le haut perd l’aspect arbitraire du procédé pour acquérir sans équivoque la valeur d’une plainte, comme un dernier frémissement éteint dans l’agonie. Les dernières paroles des solistes, « Ton fils s’en va. Il n’entendra pas les cloches de la liberté », déterminent l’épisode orchestral de la quatrième partie, qui conclut la première section de l’œuvre : on perçoit le son des cloches à travers l’écran des cordes, une sorte de blanc électronique produit par le déploiement de la série dodécaphonique, tandis que les instruments à vent ponctuent l’attaque et la fin de chaque note tenue.

Les textes de la section centrale illustrent trois moments précédant immédiatement la mort. Celui, extraordinaire, de Chaim, jeune berger polonais de 14 ans qui redécouvre avec une candeur égale au savoir-faire d’un grand lettré, des figures typiques de la poésie populaire : « Si le ciel était de papier et d’encre toutes les mers du monde, je ne pourrais vous décrire mes souffrances ni tout ce que je vois autour de moi. Je vous dis tous adieu et je pleure… » Ecrit pour ténor solo et un orchestre d’instruments solistes dont la texture tient de la musique de chambre, ce morceau démontre l’aptitude de Nono à modeler la série jusqu’à lui donner la consistance d’une mélodie liée expressivement aux accents des paroles et à un phrasé discontinu.

Ha venido, cantiones para silvia
Ce chant printanier a été composé en 1960 pour soprano et chœur de six sopranos, sur des poèmes d’Antonio Machado extraits des Nouvelles Chansons. Dédiée à Silvia Nono, première fille du compositeur qui célébrait son premier anniversaire au moment de sa genèse, l’œuvre est créée à Londres sous la direction de Bruno Maderna le 3 novembre 1960.

Sara dolce tacere
Créé le 17 février 1960 à Washington sous la direction de Frederick Prausnitz, ce chant pour huit voix solistes (deux sopranos, altos, ténors et basses répartis en demi-cercle) au climat particulièrement doux, conformément au titre, est dédié à Bruno Maderna pour ses quarante ans. La partition est écrite sur un poème extrait de La mort viendra et elle aura tes yeux de Cesare Pavese.

Intolleranza 1960
Si le Canto sospesoreprésente dans la création de Nono une première synthèse, l’opéra Intolleranza 1960 marque, cinq ans plus tard, une première césure. Avec cette « action scénique » commence le travail au studio de phonologie de Milan fondé par Luciano Berio et Bruno Maderna avec le technicien Marino Zuccheri. Après l’opéra, les œuvres de Nono reçoivent aussi un aspect aux contours plus marqués sur le plan du contenu : leur prise de position est désormais concrète, directe, souvent agressive et provocante.

Composé en trois mois et créé à La Fenice de Venise le 13 avril 1961 sous la direction de Bruno Maderna et dans une mise en scène de Vaclav Kaslik, Intolleranza 1960 est marqué par l’influence de l’avant-garde théâtrale russe, particulièrement Maïakovski. Le titre complet de cet ouvrage lyrique, Intolleranza 1960, Azione scenica in due tempi da un’idea di Angelo Maria Ripellino sur un livret du compositeur écarte volontairement le terme opéra et, à la place d’un librettiste, parle d’un produit de départ, en l’occurrence des materiali per un’opera de Ripellino. Ce matériau de base n’a pas été « complété » par d’autres textes, mais est intégré à un réseau de textes : un poème de Ripellino, Vivere è stare svegli (Vivre signifie rester éveillé, chœur initial de la première partie), cinq strophes du poème d’Eluard La liberté, Unser Marsch (Notre marche) de Maïakovski, et An die Nachgeboren(A ceux qui vont naître) de Brecht (chœur final). A côté de ces textes poétiques, se trouvent des slogans historiques tels que nie wieder Krieg(plus jamaisla guerre), no paseran (Ils ne passeront pas), morte al fascismo (mort au fascisme), Liberta ai popoli (Liberté auxpeuples), down with discrimination (à bas la discrimination), la sale guerre (toutes citations concentrées dans le la troisième scène de la première partie, c’est-à-dire la scène de la manifestation), des extraits d’interrogatoires nazis de Julius Fucik et d’interrogatoires d’Algériens par la police française, des propos d’Henri Alleg, enfin un extrait de la préface de Sartre au livre d’Alleg, La question.

Ces matériaux extrêmement hétérogènes sont à des années-lumière de toute langue communément utilisée dans un livret : poésie de genres très différents, textes documentaires de l’histoire ancienne et récente. Ce réseau de textes ne raconte pas une histoire proprement dite, mais rend intelligible, sous la forme d’une focalisation de moments isolés, la naissance d’une conscience actuelle, active et sociale. Temps, lieu et événements sont ceux du présent de la mise en scène, ce qui nécessite une réelle faculté d’adaptation, une réflexion créative sur la question fondamentale de l’Intolleranzaà l’intérieur de chaque situation concrète. Mais, contrairement à l’œuvre scénique suivante, Al gran sole carico d’amore, les moments d’Intolleranza 1960 restent malgré tout encore liés à une histoire, celle d’un travailleur émigré et de sa compagne. Son déroulement est autant celui d’un processus de connaissance que celui d’un développement à travers une histoire concrète.

Nono conçoit l’Azione scenicacomme un « théâtre d’idées qui combat pour une humaine condition de vie, un théâtre directement lié à notre vie totalement engagé aussi bien au niveau social et structurel, qu’au niveau de la langue ». La partition est un résumé des moyens formels que Nono a employés dans ses compositions non scéniques pour voix et chœur dans les années cinquante. Notons cependant qu’il y a des reprises, significatives aussi du point de vue du contenu, des pages du Canto sospeso sont transposées, avec quelques adaptations de l’orchestration dans la partie finale du quatrième tableau de la première partie, sur quarante-quatre mesures. Placé dans un texte dramatico-musical, cet extrait du Canto sospeso, ainsi que la technique de chœur, la conduite de la voix de soprano propre à Nono, et les préférences, dictées par le contenu pour des combinaisons instrumentales déterminées, sont désormais fonctionnalisés. Les oppositions de sonorités et de distribution, caractéristiques de la musique de Nono en général, ne se rapportent plus, dans Intolleranza 1960, à un seul texte, mais deviennent partie intégrante d’une structure scénico-musicale qui va au-delà de la musique même.

Canti di vita e d’amore
Achevés le 30 juin 1962 et créés le 22 août de la même année sous la direction de John Pritchard dans le cadre du Festival d’Edimbourg, les trois Canti di vita e d’amore : Sul Ponte di Hiroshima (Chant de vie et d’amour : sur le pontd’Hiroshima) ont été écrits pour soprano, ténor et orchestre sur des textes de Günther Anders, Jesus Lopez Pacheco et Cesare Pavese (La mort viendra et elle aura tes yeux déjà utilisé dans Sara dolce tacere). Le mouvement médian, Djamila Boupachà pour soprano solo, illustre un poème de Jesus Lopez Pacheco qui rapporte les souffrances d’une Algérienne victime des cruautés infligées aux innocents par les Français pendant la guerre d’Algérie dont le témoignage avait suscité des vagues d’indignation soutenues par Pablo Picasso et Jean-Paul Sartre autant que par Pacheco et Nono. « La guerre de libération nous a tous touchés, en Italie comme en France, soutenait Nono. J’ai compris alors qu’il fallait poursuivre la lutte contre le fascisme et la répression dans les pays du tiers-monde au centre desquels figurait l’Algérie. » Le poème de Pacheco, Esta noche, évoque la « Nuit du sang », mais laisse insensiblement entendre, à la fin, la voix de l’espoir : « Il faut que vienne un jour différent. Il faut que vienne la lumière. »

Como una ola de fuerza y luz
Composé entre septembre 1971 et février 1972, créé le 26 août 1972 à Milan, Como una ola de fuerza y luz(Commeun fleuve de force et de clarté) est écrit pour soprano, piano, orchestre et bande magnétique sur des vers du poète argentin Julio Huasi. Il s’agit ici de la première œuvre pour piano de Nono. Elle a été conçue à l’origine pour Maurizio Pollini et Claudio Abbado, qui en ont assuré la création à la Scala de Milan, dont Abbado était alors le directeur musical. Cependant, l’annonce de la mort prématurée du Chilien Luciano Cruz en septembre 1971 joua un rôle déterminant dans la genèse de l’œuvre. Alors âgé de 27 ans, Cruz était un dirigeant du Mouvement de la gauche révolutionnaire chilienne et un ami de Nono. La pièce est ainsi devenue une épitaphe dans laquelle Nono inséra un texte de Julio Huasi confié à une soprano. Des voix de femmes et le piano de Pollini furent enregistrés et travaillés électroniquement sur une bande magnétique pour créer un jeu d’échos, de renvois et de prolongements entre les interprètes et le son enregistré. Nono fera placer les haut-parleurs derrière l’orchestre afin d’obtenir des effets de spatialisation. Il évoquera ici l’idée d’une musique qui « serait comme un espace qui s’ouvre et se ferme, quelque chose comme une vie qui s’étend et se referme, un peu comme une métaphore programmatique, mais libre ». L’on retrouve ici les contrastes chers à Nono entre explosions et silences, violence sonore et pur lyrisme. Le piano n’est utilisé que du médium au grave (la transformation électronique porte le son enregistré au-delà du registre grave). L’écriture orchestrale est conçue par blocs. Le pianiste, qui joue avec des gants spéciaux, entre à partir de la deuxième section, après l’invocation lyrique et le lamento initial de la soprano et après que le son enregistré du piano se soit déjà fait entendre.

Al gran sole carico d’amore : … Sofferte onde serene…
La deuxième action scénique de Nono après Intolleranza, est Al gran sole carico d’amore, qui tire son titre d’un vers d’Arthur Rimbaud, « Un grand soleil d’amour chargé ». Les premières pages écrites, … sofferte onde serene…(approximativement : … subies, ondes sereines…) sont à la fois la dernière œuvre pour piano et la dernière avec bande magnétique de Nono, marquant ainsi la fin de son travail au Studio milanais de phonologie de la RAI de Milan. Cette œuvre a été créée par Maurizio Pollini le 17 avril 1977 dans la salle du Conservatoire de Milan. L’opéra est une œuvre de transition qui ouvre de nouvelles voies dans la création de Nono, par son caractère méditatif, introspectif, par l’attention portée au son en tant que tel, par la forme composée de fragments qui annonce les œuvres ultimes. Pour ce qui concerne plus précisément … sofferte…, Nono déclara : « Je me sentais très attiré par la technique de Maurizio Pollini, non seulement par sa manière extraordinaire de jouer, mais aussi par certaines nuances de son toucher qu’il est impossible de percevoir en concert. Grâce aux microphones, ces détails insaisissables et extraordinaires ont pu être amplifiés et diffusés dans une dimension absolument nouvelle, l’élaboration technique permettant d’obtenir, entre autres, une sorte de résonance intemporelle. » Dans cette expérience, l’idée de présenter la bande magnétique comme un « double » de l’instrument est fondamentale et permet un jeu extraordinaire de réfractions, de renvois, de fusions ou dialogues énigmatiques.

Fragmente-Stille, an Diotima
La création du quatuor à cordes Fragmente-Stille, an Diotima (Framents-Silence, à Diotima) lors du Festival Beethoven à Bonn en juin 1980 par le Quatuor LaSalle, a pour le moins déconcerté, révélant des changements profonds dans la manière de composer de Nono. Ce que l’on ressent pendant la demi-heure que dure l’œuvre surpasse en effet l’attente suscitée par le titre. La pièce est constituée d’une série de gestes musicaux hautement expressifs ne durant parfois que quelques secondes. Ce sont des fragments, la plupart « silencieux » de par l’extrême limite de la perceptibilité. Pendant de longues pauses se créent de nouveaux sons, qui se perdent ensuite de nouveau dans les pauses ; le silence absolu de ces dernières provoque l’attention de l’auditeur vers l’événement sonore le plus ténu, le plus retenu qui pourrait le briser. Ce silence sépare et enchaîne les fragments, mais en laissant place à l’écoute rétrospective de ce qui vient d’expirer, jusqu’à l’apparition du son suivant. Les nuances du son lui-même sont aussi subtilement étagées que les passages entre le silence et le son : les timbres aigus, médium et plus rarement graves, très éloignés ou très rapprochés (jusqu’au quart de ton) sont mis à l’épreuve à distance ; des oscillations s’installant et disparaissant sont modifiées, par des techniques de jeu différentes - par exemple frotter ou frapper avec les crins, avec le bois, avec les deux en même temps, jeux d’archet jetés ou sautés, trémolos liés métriquement ou de façon apériodique, par diverses gradations de pizzicatiou des nuances de vibratos, des relations différentes entre sons fondamentaux et harmoniques sont tissées de flageolets, par le jeu sur le manche, à l’endroit « normal » de contact de l’archet, près du chevalet, sur le derrière du chevalet, des sons oscillants et en interférence deviennent perceptibles -, et l’énumération n’est pas complète. La différenciation extrême entre les timbres des instruments à cordes confère à chaque instant un caractère individuel et aiguise l’oreille pour les plus petites variations et modifications, par des changements de couleurs, par des microstructures sonores. Bien que la composition prive l’auditeur de tout soutien - il n’existe pas de figures musicales clairement définies dont il soit possible de se souvenir, pas de développement qui tienne pendant une certaine durée, pas d’élaboration ou de diminution continue des tensions, pas de « grande arche » facilement discernable à l’écoute - elle captive pourtant : la délicate fragilité provoque l’inquiétude, l’expressivité des figures individuelles suscite tension et engagement, l’extraordinaire spectre des dynamiques, des valeurs de timbres et de la figure temporelle éveille attention et curiosité.

La troisième partie du titre, « an Diotima », donne à la perception des « fragments » et du « silence » une coloration particulière pour l’auditeur qui connaît la signification de ce prénom dans la vie, la pensée et l’œuvre de Hölderlin. Nono a intégré un total de cinquante-deux fragments du poète allemand dans la partition. Certains de ces fragments ne sont formés que par un seul mot, d’autres apparaissent à plusieurs reprises, comme l’extrait … das weisst aber dunicht… tiré du poème Wenn aus der Ferne (Quand du lointain), cité cinq fois. Les citations fragmentaires d’Hölderlin, bien qu’elles constituent « le texte » du quatuor, restent muettes. Il est explicitement dit dans la partition : « Les fragments empruntés dans la partition qui proviennent tous de poèmes de Hölderlin, ne doivent en aucun cas être récités lors de l’exécution, être compris comme directive naturaliste ou programmatique… » Ces poèmes, même s’ils sont inséparables de l’œuvre, ne sont ni un programme littéraire, ni les stimulants d’une « atmosphère », ni même une indication de jeu figuré.

Diario Polacco n° 2
En conclusion du Journal polonais n° 2, un finale a capella pour quatre voix chantées sur le texte de Velimir Chlébnikov qui donne son titre à l’œuvre : Quando stanno morendo - gli uomini cantato… Ce Canto n’établit pas seulement un lien avec le Canto sospeso de 1956, bien que la voix qui chante ici une ère nouvelle lui doive beaucoup. Dans la partie centrale, où la musique évoque de façon dramatique et sans ménagement des « loups orthodoxes », une longue ligne de soprano s’étend dans le lointain, au-dessus de sons instrumentaux aussi sombres que la nuit. Ce que Nono a écrit dans la partition à son sujet est significatif : « Le chant anticipe les chants de III a), b), c) », c’est-à-dire les trois sections de la troisième partie. Ce ne sont pas les hauteurs, ni les durées des sons, ni l’harmonie de cette partie qui sont anticipés dans la deuxième, mais précisément le message qu’exprime dans le quatuor à cordes Fragmente-Stille,An Diotimala citation de Hölderlin « … ins Freie… » (en plein air). Ecrite pour deux sopranos, mezzo-soprano, contralto, flûte basse, violoncelle et électronique en temps réel sur un livret de Massimo Cacciari d’après Eschyle, Euripide, Hérodote, Pindare, Sappho et Hölderlin, l’œuvre a été créée à Venise le 3 octobre 1982 sous la direction du compositeur.

Io, frammento di Prometeo / Prometeo
Le 29 septembre 1984, en l’église de San Lorenzo à Venise dans le cadre de la Biennale de musique contemporaine, est créé la première version de la troisième « action scénique » de Nono, Prometeo. Tragédie de l’écoute. L’année suivante, il en donne une deuxième version, qui reste à l’état de work in progress, notion nouvelle chez Nono que cette partition non achevée ouverte sur l’avenir. « Dans cette œuvre, se retrouvent Eschyle, les grands poètes grecs, Virgile, Benjamin, les philosophes du XVIesiècle, Hölderlin, Nietzsche. Mais il y a surtout mon désir de dépasser toutes formes de nationalisme, de dogmatisme et de scientificité éculées. Il faut sans cesse inventer de nouvelles possibilités de vie. Comme dit Musil : “S’il existe un sens du réel, il doit aussi y avoir un sens du probable. »  A Venise, le 24 septembre 1981, présentant pour la première fois Io, frammento del Prometeo, Nono affirmait déjà que Prometeo ne serait plus une « action scénique ». Ce morceau réunit trois sopranos, un petit chœur, flûte basse, clarinette contrebasse et électronique en temps réel.

Das atmende Klarsein
Commencé en 1980 et créé à Florence le 30 mai 1981, Das atmende Klarsein, qui, à l’instar de Io, frammento del Prometeo, se réclame directement de Prometeo, marque le début de la collaboration de Nono avec le studio d’expérimentation de la Fondation Heinrich Strobel de Fribourg-en-Brisgau. Il s’agit de ce fait de la première partition du compositeur avec électronique en temps réel, amplification, transformation et distribution du son dans l’espace en temps réel pendant l’exécution et, surtout, un travail expérimental avec des musiciens individuels. Ce qui contribue ici à l’impression de statisme, c’est essentiellement l’harmonie. Néanmoins, du fait de la distribution sans cesse changeante, l’écriture apparaît d’une grande dynamique. A l’écoute, l’on a même l’impression d’une perspective constamment changeante, d’une profondeur mobile de l’espace. Cette impression est déterminée essentiellement aussi par la disposition tour à tour serrée et espacée des accords. Le livret a été réalisé par Massimo Cacciari d’après des lamelles orphiques et les Elégies de Duinode Rainer Maria Rilke. L’on retrouve également les paysages et la nature foisonnante de la Forêt-Noire où Nono vivait et travaillait alors, non loin des studios de la SWR de Fribourg.

¿ Donde estas, hermano ?
Le 24 novembre 1982, Nono donne à Cologne, pour Amnesty International, la création d’une œuvre au caractère humaniste, ¿ Donde estas hermano ?pour deux sopranos, mezzo-soprano et contralto écrite sur les syllabes du titre, Où es-tu, frère ?, slogan des mères de disparus en Argentine qui allaient être universellement connues sous le nom de Folles de Mai. La musique accompagnant le vers final de l’œuvre sert également de socle, sans électronique live, au bref quatuor pour voix de femmes. La seule question « Où es-tu, frère ? » est chantée en un sextuple piano qui se dissipe sans qu’il y soit donné de réponse.

Guai ai gelidi mostri
23 octobre 1983, création à Cologne de Guai ai gelidi mostri (Malheur aux monstres froids) pour deux contraltos, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette, tuba et transformation électronique en temps réel d’après un tableau d’Emilio Vedova sur un livret de Massimo Cacciari d’après des fragments de Gottfried Benn, Lucrèce, Carlo Michelstaedter, Friedrich Nietzsche, Ovide, Ezra Pound, Rainer Maria Rilke et Franz Rosenzweig. Nono écrivait notamment à propos de cette œuvre : « Comment savoir écouter les pierres rouges et blanches de Venise au lever du soleil - comment savoir écouter l’arc infini des couleurs, sur la lagune, au coucher du soleil - comment savoir écouter les ondulations magiques de la Forêt-Noire : couleurs silences, live naturel des sept cieux - Hölderlin et sa tour - Gramsci et sa cellule - Emilio Vedova et son cycle sur le carnaval de Venise… »

A Carlo Scarpa, architetto, ai suoi infiniti possibili
Cette pièce porte un titre qui porte à une double interprétation : Pour l’architecte Carlo Scarpa, à ses possibilités infinies ou à ses infinités possibles, est un chant funèbre à la mémoire de l’architecte Carlo Scarpa, intime de Nono. Des incursions brèves et âpres de la percussion évoquent une procession funèbre. Au-dessus flottent des accords qui évoluent dans l’espace de micro-intervalles, des sons qui descendent d’un quart, d’un huitième voire d’un seizième de ton. La tonalité est contenue entre ut et mi bémol, C et Es dans la notation allemande, soit les initiales de Carlo Scarpa. Les longues pauses entre les événements sonores suscitent une dramaturgie particulière qui évoque le silence après la mort. L’œuvre a été créée à Hambourg le 10 mars 1985 sous la direction de Hans Zender. 

« Hay que caminar » sonando
Dédiée à Gidon Kremer et à Tatiana Grindenko, « Hay que caminar » sonando est l’œuvre ultime de Luigi Nono. Composée pour deux violons en 1989, elle a été créée à Berlin le 14 octobre de la même année par Irvine Arditti et David Albermann. Nono avait fait la connaissance du couple de violonistes en 1987. Ces pages appartiennent au cycle inachevé des Caminantes (Voyageurs) dans lequel la forme acoustique et spatiale joue un rôle déterminant dans l’apparence sonore. D’où la disposition sur plusieurs pupitres des parties de violons de « Hay que caminar » qui obligent les interprètes à se déplacer selon des parcours non linéaires, non préétablis, et à se mouvoir, sans la contrainte d’une forme imposée, dans l’espace où peuvent être réalisées la même simultanéité et la même atemporalité des divers événements et pensées musicales autonomes. C’est à Tolède que Nono lut sur le mur d’un cloître l’inscription qui devait devenir le concept de son œuvre ultime : « Caminante, no hay caminos, hay que caminar ». Sonando (Voyageur, il n’y a pas de chemin, mais il faut marcher ». En rêvant)…

Bruno Serrou
15-18 octobre 2004
Paris XII
Revu 5-6 octobre 2014
Nemours



L’Orchestre Français des Jeunes baroque dirigé par Christophe Coin aparticipé à Aix-en-Provence, sa ville de résidence, aux commémorationsRameau et Gluck

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Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, mercredi 8 octobre 2014

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence. Christophe Coin et l'Orchestre Français des Jeunes baroque. Photo : (c) Orchestre Français des Jeunes

Fondé en 2006 sous le label de l’Orchestre Français des Jeunes (OFJ) initié par le ministère de la Culture en 1982, l’Orchestre Français des Jeunes Baroque (OFJB) est confié pendant deux ans à un musicien de renom spécialiste de l’interprétation à l’ancienne, sur instruments historiques courant du XVIIe siècle au début du XXe. Succédant à Christophe Rousset, Paul Agnew et Reinhard Goebel, Christophe Coin a conçu pour sa seconde session à la tête de l’OFJB, un programme autour de la danse, « la connaissance du corps et du rythme étant capitale pour un musicien interprète », remarque le violoncelliste, gambiste chef d’orchestre pédagogue qui a travaillé plusieurs années avec Rudolph Noureev.

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence. Johannes Pramsohler (violon) et Christophe Coin (direction) présentent les différences sonores des archets aux musiciens de l'Orchestre Français des Jeunes baroque. Photo : (c) Bruno Serrou

A l’issue de douze jours de travail et de répétitions sur des œuvres de Jean-Philippe Rameau, dans le cadre du deux-cent-cinquantenaire de sa mort, Christoph Willibald Gluck, pour ses trois-cents ans, et le moins célèbre François Martin, Coin et l'OFJB ont préparé leur programme avec la participation de Johannes Pramsohler, violoniste tyrolien vivant à Paris spécialisé dans le jeu sur instruments historiques, particulièrement sur son violon Pietro Giacomo Rogeri de Brescia de 1713. Vingt-huit instrumentistes (contre cent-un pour l’OFJ), cordes, bois et cuivres, entre 17 et 28 ans étudiants de toutes origines (Français, Colombiens, Hollandais, Japonais, Polonais, Portugais, etc.) en fin d’études des Conservatoires Nationaux Supérieurs de Musique de Paris et de Lyon, de la Scola Cantorum de Bâle et de l’Académie de Musique d’Amsterdam, ont intensément vécu autour d’un projet dense et riche au sein du Grand Théâtre de Provence, partenaire privilégié de l’OFJB (comme de l’OFJ, en août et décembre) aux côtés du ministère de la Culture et de la Communication et de la Région Île-de-France, sur un programme qu’ils devaient interpréter en public dans le cadre d’une courte tournée qui allait les conduire d’Aix-en-Provence à Paris en passant par Toulouse.

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence. Photo : (c) Bruno Serrou

Dans la grande salle de mille quatre cents places du Grand Théâtre de Provence - construit sur l’initiative de Stéphane Lissner en vue du Ring de Richard Wagner mis en scène par Stéphane Braunschweig, inauguré en juillet 2007 avec Die Walküre-, qui, indépendamment du Festival d’Aix-en-Provence, organise ses propres saisons et son propre Festival de Pâques, le premier concert a permis de juger de l’excellence de la préparation de ces jeunes musiciens passionnés et avides de découvertes, de toute évidence heureux des connaissances et de l’expérience acquises au contact de l’un des maîtres de l’interprétation historique, lui-même instrumentiste, qui connaît donc bien à la fois les instruments à cordes, les œuvres et leur contexte historique, ainsi que l’enseignement. Certains des jeunes musiciens de cette cession sont d’ailleurs parmi les élèves de Christophe Coin, soit au CNSMD de Paris soit à la Scola Cantorum de Bâle. Le théâtre était étonnamment loin d’être pleine, mais la demi-salle présente s’est montrée conquise par le résultat de ce travail intensif qui s’est de fait avéré particulièrement fertile. Même si quelques approximations côté justesse de la part des bois, notamment des flûtes et bassons, l’ensemble est incontestable homogénéité, et l’on n’a perçu aucune acidité sonore et pas davantage de faiblesse dans les attaques, particulièrement des archets, au contraire une infaillibilité étonnante des cors et des trompettes naturels.

Aix-en-Provence, Façade du Grand Théâtre de Provence, résidence de l'Orchestre Français des Jeunes et de l'Orchestre Français des Jeunes baroque. Photo : (c) Bruno Serrou

Ecrivons-le sans attendre, les œuvres choisies ont été superbement jouées, tant et si bien que l’on a pu juger sans interférences techniques et de style de leur qualités intrinsèques. Ainsi, les deux suites d’orchestre d’opéras de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) créés en 1739, la première, celle de la tragédie lyrique Dardanus, qui a ouvert le programme, la seconde, celle de l’opéra-ballet les Fêtes d’Hébéou les Talents lyriques le fermant, le tout encadrant la Symphonie pour cordes en sol mineur op. 4/2 de François Martin (1727 ?-1757) et des extraits du ballet Don Juan de Christoph Willibald Gluck (1714-1787) créé à Vienne en 1761. Tirant profit de l’excellence de la préparation des jeunes musiciens de l’OFJB, placé sous l’autorité de son premier violon, le vétéran Johannes Pramsohler, Christophe Coin, qui a présenté les œuvres avec simplicité et érudition de façon sythétique en début de concert, a donné une impulsion dynamique et épanouie à chacune des œuvres programmées, instillant un onirisme et un élan souple et aérien à ces pages de Rameau d’un attrait inégal, alternant des passages atones et des moments de grâce, à l’instar du Don Juan de Gluck, plus égal et plus riche en mélodies et en variétés expressives. Mais la surprise a émané de l’humble Symphonie pour cordes en sol mineur op. 4/2 du discret François Martin, compositeur violoncelliste qui fut attaché au service du sixième duc de Gramont lorsque la mort l’emporta à l’âge de trente ans. Ces trois courts mouvements qui vont en s’enchaînant sont à la fois simples et enjoués, et ont de toute évidence su séduire autant les jeunes musiciens de l’OFJB que leur chef, Christophe Coin.

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence. Christophe Coin et l'Orchestre Français des Jeunes baroque. Photo : (c) Orchestre Français des Jeunes

L’Orchestre Français des Jeunes baroque sera dirigé en 2015 et 2016 par le chef argentin Leonardo García Alarcón. A noter également que le 1erjanvier 2015, le chef d’orchestre américain David Zinman succédera à son compatriote Denis Russell Davies au poste de directeur musical de l’Orchestre Français des Jeunes.


Bruno Serrou

Tosca de Puccini par Daniel Oren et Pierre Audi pour le Scarpia de Ludovic Tézier à l’Opéra de Paris

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Paris, Opéra national de Paris Bastille. Vendredi 10 octobre 2014


Née en 1994, reprise à l'envi jusqu’en 2012, la production de Tosca de Giacomo Puccini de Werner Schroeter avait assurément fait son temps. Il était donc temps de remettre sur le métier le chef-d’œuvre du maître de Lucques, même si, jusqu’à sa mort en 2010 le réalisateur-metteur en scène allemand s’est fait un devoir de remettre sur le métier son spectacle à chacune de ses reprises. Cet opéra, qui compte parmi les plus populaires du répertoire, n’accepte guère les actualisations, comme l’ont confirmés de multiples adaptations présentées ces dernières années par de nombreux théâtres lyriques.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte I. Martina Serafin (Floria Tosca), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi). Photo : (c) Opéra de Paris

Avec un opéra au contexte historique comme Tosca, placé sous le signe de Bonaparte cité à plusieurs reprises, il est difficile de faire abstraction de l’embrasement de l’Europe dû aux conquêtes napoléoniennes. D’autant que, dans cet ouvrage, l’ombre du « grand homme » se déploie d’un bout à l’autre. Il y est aussi beaucoup question de la Rome pontificale qui, menacée par les Jacobins, appelle à la rescousse la reine de Naples… Certes est-il surtout question dans Toscade préoccupations de portée universelle (dictature, liberté, art, amour, sacrifice, sabre, goupillon, torture, etc.), mais le livret est là, et il est bien improbable de s’en abstraire. Pierre Audi, directeur artistique de l’Opéra national d’Amsterdam, a choisi, à l’instar de Schroeter, de cantonner l’action de sa mise en scène dans l’époque définie par Victorien Sardou pour sa pièce éponyme à laquelle Puccini s’est lui-même conformé pour l’opéra qu’il en a tiré avec la collaboration de ses deux librettistes, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte I. Martina Serafin (Floria Tosca), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi). Photo : (c) Opéra de Paris

Pourtant, le metteur en scène d’origine libanaise a pu prendre une liberté de bon aloi envers un texte dont il a judicieusement respecté l’esprit, plus que la lettre, avec raison. Les costumes de l’époque napoléonienne et les uniformes des soldats de l’armée autrichienne que l’on voit sur les tableaux illustrant la bataille d'Austerlitz adaptés ici par Robby Duiveman participent de ce contexte librement inspiré de l’Histoire. Mais l’approche d’Audi s’avère plus chargée et alambiquée que celle de son aîné allemand, qui, malgré son approche inachevée et suscitant des réserves, était plus lisible et directe. Chez Audi, la croix est omniprésente, davantage que Rome-même. A commencer par une croix gigantesque en granit noir qui domine les décors de Christof Hetzer qui symbolise l’oppression de l’Eglise romaine soumise elle-même à la terreur exercée par le politique en général et par le baron Scarpia en particulier à laquelle elle adhère et qu’elle amplifie du fait de sa soumission-même. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte I, finale. Photo : (c) Opéra de Paris

Au premier acte, la croix plantée longitudinalement sur le plateau tient lieu d’église-bunker dont l’un des murs supporte à fresque le tableau en cours d’exécution du peintre Mario Cavaradossi qui s’avère être un amoncèlement de nus féminins enchevêtrés et alanguis digne des temples païens de l’empire romain que l’Eglise condamnerait à coup sûr, même de nos jours. Au deuxième acte, le bureau de Scarpia est d’un rouge digne d’une maison close agrémenté de mille accessoires (globe terrestre, microscope et autres instruments astrologiques, grande table ronde, crucifix, etc.) écrasé par une croix géante servant de plafond. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte II. Ludovic Tézier (Scarpia), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi), Martina Serafin (Floria Tosca), Photo : (c) Opéra de Paris

Trois grands dégagements qui donnent sur la chambre de torture et perdent les bourreaux et leur victime, Mario Cavaradossi, ainsi que Scarpia lui-même, qui ne sait plus où porter son regard lorsque parviennent à ses oreilles les cris du peintre et surgissent ses sbires et son bourreau, ce dernier immanquablement affublé d’un costume ajouré type SM. L’acte III ne se déroule plus sur la terrasse du château Saint-Ange mais au milieu d’un terrain vague apparemment proche des murs de la cité papale, puisque l’on entend les cloches des églises de Rome depuis un champ fauché par les bombes (celles de Bonaparte ?) avec, côté jardin, une tente de campagne militaire éclairée de l’intérieur où il ne se passe strictement rien. Une gigantesque croix de béton accrochée aux cintres écrase le tout, menaçant les personnages telle une comète. Du coup, avec ce grand espace envahi par une végétation malingre, Tosca ne peut plus se jeter dans le vide pour mourir mais ne peut que s’éloigner, hypnotisée par une lumière grise et crue qui pourrait être celle de la rédemption.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte II, finale. Ludovic Tézier (Scarpia), Martina Serafin (Floria Tosca), Photo : (c) Opéra de Paris

Avec un tel amoncèlement de croix et de crucifix en tous genres parant les trois actes ce cette Tosca, les vendeurs de bondieuseries du quartier latin environnant la place Saint-Sulpice ont dû être à la fête lorsque les accessoiristes de l’Opéra de Paris ce sont enquis de cette emblème chrétienne. Parmi les curiosités de la conception d’Audi, le sacristain qui promu ici vicaire... Seul le finale de l’acte initial, avec ces monsignori et enfants de chœur directement sortis du défilé de mode du film Fellini-Roma, s'avère une belle image, même si l’idée de ce clin d’œil n’est pas nouvelle. La direction d’acteur d’Audi est réduite au strict minimum, tant les pauses sont télégraphiées. Il manque donc le vrai théâtre à cette production, le comble chez Puccini, surtout après la vie et l’authenticité dramatique qu’avait insufflé Werner Schroeter. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte III. Martina Serafin (Floria Tosca), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi). Photo : (c) Opéra de Paris

Laissés à eux-mêmes par une mise en scène plus proche de la mise en place que de la direction d’acteur, les chanteurs sont engoncés dans une gestique plus ou moins télégraphiée. Ce qui s’impose dans toute son évidence avec Marcelo Alvarez, qui, en Mario Cavaradossi, en fait scéniquement des tonnes, prenant la pause, adoptant des postures ampoulées, se déplaçant pesamment. Il affronte en outre un problème de voile des cordes vocales lorsque la voix se situe dans les nuances pet pp et dans certaines notes aiguës, particulièrement au deuxième acte où il est contraint d’user du falcetto. En Floria Tosca, Martina Serafin, que l’on avait déjà pu entendre à Bastille dans ce même rôle, est habitée par son personnage. Il émane de sa voix nuances, puissance et grain, mais elle est parfois fâchée avec la justesse, surtout dans l’aigu, inégal. Elle aussi cherche ses marques côté théâtre, surtout lorsqu’elle chante seule le fameux Vissi d’arte comme si elle essayait de se convaincre elle-même de sa candeur tandis que Scarpia, sans doute parti s’enquérir de l’avancée de l’interrogatoire de son amant Cavaradossi, se fiche comme d’une guigne des états d’âme de celle qu’il entend posséder par tous les moyens. En fait, c’est le baron Scarpia de Ludovic Tézier qui convainc le plus. Quoiqu’annoncé souffrant, il est finalement le plus égal de voix et le meilleur acteur du trio central. Ampleur, timbre, prestance, présence, jeu, même si l’on sent qu’il cherche parfois ses marques dans l’espace et le mouvement, et que son état de santé l’oblige à de rares et passagères faiblesses dans le deuxième acte, où il a failli choir sur son séant en ratant le fauteuil en s’asseyant, le premier le voyant impérieux. Les seconds rôles sont tous très bien tenus, y compris le jeune pâtre du début du troisième acte, confié à la voix fragile mais authentique d’un garçon de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte III, finale. Martina Serafin (Floria Tosca). Photo : (c) Opéra de Paris

Dans la fosse, l’orchestre se montre moins nuancé que de coutume, Daniel Oren, entendu plus inspiré à Toulouse dix jours plus tôt dans Un ballo in maschera de Verdi (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/un-bal-masque-de-verdi-dune-grande.html) et pourtant familier du lieu, se limitant à trois échelles, sforzando-forte-fortissimo, sans jamais baisser la garde tout en s’avérant attentif aux chanteurs, qu’il guide et soutient avec attention. Belles prestations solistes, surtout du violoncelle et des deux premières clarinettes, ainsi que des cuivres, qui font un sans-faute mais se font parfois trop stridents et manquent de fondu. 


Bruno Serrou

Un "Vaisseau fantôme" de Richard Wagner qui fera date, celui de La Fura dels Baus à l’Opéra de Lyon

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Lyon, Opéra national de Lyon, samedi 11 octobre 2014

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Quatrième opéra de Richard Wagner, Der fliegende Holländer (le Hollandais volant, 1843), connu en France sous le titre le Vaisseau fantôme, ouvrage que son auteur destinait à l’Opéra de Paris qui le lui refusa tout en lui achetant les droits du livret pour en confier la musique au compositeur français Pierre-Louis Dietsch (1808-1865), est le premier des dix opéras jugés dignes par les descendants du maître saxon de la scène du Festspielhaus de Bayreuth. Sa durée, comparable au seul prologue du Ring, Das Rheingold  (l’Or duRhin) dans la production wagnérienne lui aussi donné sans entracte, et sa structure traditionnelle où perce déjà la révolution formelle wagnérienne, ainsi que certains de ses grands thèmes, l’errance, le sacrifice, la rédemption par l’amour, en font à la fois l’œuvre la plus accessible de Wagner et une œuvre-synthèse quoique située en aval dans le devenir du musicien dramaturge.

Richard Wagner (1813-1883), Acte I. Der fliegende Holländer. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Dans la continuité de sa collaboration avec la Fura dels Baus, plus particulièrement avec Àlex Ollé, l’un des six directeurs artistiques de la structure catalane, l’Opéra national de Lyon, cette fois en coproduction avec l’Opéra de Lille, présente une nouvelle production du Vaisseau fantôme de Richard Wagner qui fera date. Trois ans après leur inoubliable Tristanund Isolde en ce même théâtre somptueusement dirigé par Kirill Petrenko, l’équipe catalane propose du premier chef-d’œuvre du compositeur allemand une lecture impressionnante mêlant intimement théâtre lyrique vivant et cinémascope. Avec Ollé et ses collaborateurs, point d’adaptation absurde et de contresens rédhibitoire mais une actualisation réfléchie et sensible qui tire la quintessence du quatrième opéra de Wagner dont l’action se déploie dans un grand port industriel du Moyen-Orient dont on ne verra la silhouette que dans le deuxième des trois actes donnés en continu. Seul paradoxe, la kalachnikov dont ne se dépare pas Erik, qui, portant les cartouches à la ceinture, passe ainsi du statut de simple chasseur de gibier à celui de terroriste ou de milicien. 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte II. Au sol, Magdalena Anna Hofmann (Senta) et Tomislav Muzek (Erik). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Avec la direction d’acteur au cordeau d’Ollé, ce spectacle magnifiquement mis en image par Alfons Florès au décors, Josep Abril aux costumes, le tout supérieurement éclairé par Urs Schönebaum et efficacement animé par Franc Aleu à la vidéo, est d’une beauté plastique si singulière qu’elle porte le spectateur au cœur-même des tempêtes fomentées par le compositeur-dramaturge allemand. Mais cette scénographie n’est pas sans risques pour les chanteurs, qui doivent veiller à ne pas riper sur les excroissances du plateau couvert de sable qui provoquent des chutes de chacun des protagonistes. La direction d’acteur et la tension qu’engendre la scénographie périlleuse participent à la mise en abîme des protagonistes.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte II. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Sur le plateau, côté jardin, une gigantesque proue de cargo rongée et secouée par l’écume grondante qui, après l’ouverture jouée dans la fosse à rideau levé sur une houleuse tempête en haute-mer, dévoile sur le pont avant du navire la silhouette du pilote et des marins de Daland. Une très longue échelle tombant des cintres permet au pilote de descendre du navire sur une plage déserte, suivi de Daland. Peu après, une ancre géante descend à son tour des cintres à cour, ombre du vaisseau du Hollandais. Le navigateur errant apparaît tel un zombie, manteau noir mité par la poussière et par des toiles d’araignée laiteuses. 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte II. Au sol, Simon Neal (le Hollandais) et Magdalena Anna Hofmann (Senta). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

En lieu et place des fileuses, les ouvrières compagnes de Senta pique-niquent sur une plage non loin du port et s’activent autour de paniers d’osier, avant que Senta, plantée sous un parasol, découvre à la fin de son évocation de la légende du Hollandais volant, le banni dont elle vient de chanter la triste destinée, et échange avec lui des regards foudroyants qui les pétrifie tous deux, tandis que des ouvriers du chantier naval voisin démembrent le navire de Daland. Au troisième acte, les diverses masses chorales sont traitées de superbe façon, tandis que les ombres des marins du Hollandais hantent le vaisseau fantôme puis l’espace entier tandis que le navire disparaît avant que le Hollandais s’enfonce dans les flots où le rejoint Senta en un final saisissant de beauté.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte III. Marins et leurs épouses, et membres de l'équipage du Vaisseau fantôme. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

La distribution est parfaitement cohérente, avec d’excellents seconds rôles, comme l’Erik de Timoslav Muzek dont la voix s’échauffe peu à peu pour s’épanouir pleinement dans son dernier air, d’une chaleur et d’un velours rayonnant, à l’instar du solide Pilote de Luc Robert. La Senta de Magdalena Anna Hofmann a le timbre brillant et frais mais le vibrato trop large. Le Daland de Falk Struckmann est entier et franc, mais son manque de graves est trop évident. Simon Neal Hollandais touche en Hollandais par sa présence et les légères failles de sa voix dont la fragilité contribue à l’humanité déchirante du personnage, et le timbre est séduisant. 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte III. Tomislav Muzek (Erik), Magdalena Anna Hofmann (Senta). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Mais ce sont les chœurs, magistraux, qui emportent la palme de la soirée. En revanche, l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon est apparu samedi moins sûr qu’en d’autres circonstances, surtout côté cuivres, qui se sont avérés trop peu fiables. La direction de Kazushi Ono s’est avérée moins nuancée que de coutume, notamment lors de Parsifal qu’il a dirigé en mars 2012 dans ce même Opéra de Lyon dont il est le directeur musical.


Bruno Serrou

Livre : la parole musicale de Nikolaus Harnoncourt

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« Un artiste qui se met au service du goût de son temps ne mérite pas le nom d’artiste. » Ces mots exprimés à l’occasion d’un entretien sur Franz Schubert que Nikolaus Harnoncourt a accordé à Robert Werba en 1997 est en fait un véritable credo sur lequel nombre de musiciens devraient méditer…

Musicien hors pair, initiateur parmi les plus fins et réfléchis du mouvement, de l’interprétation et de l’organologie historiques, de l’époque baroque jusqu’au romantisme, qui ont émergé à la fin des années 1970, Nikolaus Harnoncourt est l’un des artistes les plus captivants de notre temps. Authentique penseur doublé d’un musicien d’une acuité intellectuelle sans équivalent, le chef d’orchestre violoncelliste pédagogue autrichien, fondateur du Concentus Musicus de Vienne en 1953 après avoir envisagé un temps de devenir marionnettiste, est à bientôt 85 ans (il les aura le 6 décembre 2014) légitimement considéré comme la référence non seulement dans le domaine de la musique ancienne mais aussi dans ceux courant jusqu’au début du XXesiècle.

« Je n’ai jamais cru au progrès, confiait Harnoncourt à Max Nyffeler voilà douze ans à l’occasion du Prix Ernst von Siemens qui lui était remis le 27 février 2002. Je n’arrive pas à considérer qu’un tableau de Rembrandt est meilleur qu’un tableau de Van Eyck ou qu’une œuvre de Mozart est meilleure qu’une œuvre de Josquin [des Prés]. C’est toujours la même chose : on renonce à quelque chose et on gagne autre chose. On arrive finalement à l’idée que chaque époque a eu son instrumentarium optimal et a apporté aux instruments les changements qui convenaient le mieux à sa musique. Ces modifications ont été le fait d’un jeu d’échanges entre instrumentistes, facteurs d’instruments et compositeurs. Les musiciens créatifs ont toujours éprouvé un vif intérêt pour la sonorité, et tout à leur joie de découvrir, ils oubliaient facilement ce que ces modifications sacrifiaient. »

L’on connaît, grâce à son demi-millier d’enregistrements et à ses deux passionnants recueils de textes traduits en France chez Gallimard en 1982 et 1985, Le discours musical et Le dialogue musical, Monteverdi, Bach etMozart, le cheminement de la réflexion, de l’analyse, de la conception et de l’interprétation de la musique du passé d’Harnoncourt, qui n’a de cesse de bouleverser inlassablement les idées reçues de façon singulièrement stimulante, parvenant même à convaincre les plus réfractaires au mouvement qu’il a largement contribué à lancer. « On surestime un peu les interprètes - chefs, musiciens, constate humblement Harnoncourt en réponse à une question d’Aldo Parmeggiani en 2004. Ils ont besoin des compositeurs, des œuvres. Il est important que les chefs soient en mesure de comprendre les œuvres et de transmettre cela aux musiciens. Mais à aucun interprète je n’accorderais, du point de vue de l’art, de véritable grandeur. De nombreux compositeurs sont formidables. En ce qui concerne les interprètes, j’aurais plutôt une vision globale. »

Les éditions Actes Sud viennent de publier un nouveau volume d’entretiens de provenances diverses (magazines, pochettes de disques, etc.), pour certains inédits, dans lesquels il revient sur ses thèmes favoris, de la rhétorique musicale, à la transcendance en passant par le jeu sur instruments anciens, le progrès en matière artistique, tout en évoquant des compositeurs qu’il n’avait pas abordés dans ses livres précédents, comme Mozart et Beethoven, mais aussi les romantiques, de Schubert, Schumann, Brahms et Bruckner à Bizet et Verdi. L’intérêt de cette synthèse consacrée à Harnoncourt s’avère en fait un complément précieux aux deux précédents recueils parus voilà trente ans, qui présentent pour leur part la somme de la pensée du maître autrichien, même si depuis les années 1980 l’évolution de ses conceptions est naturellement considérable, à l’aune de l’élargissement de son répertoire. Il faut en effet avoir à tout prix lu les précédents livres avant d’aborder celui qui nous parvient aujourd’hui, même s’il se trouve ici des éléments peuvant être justement considérés comme un inventaire artistique. « J’essaie autant que possible de donner aux musiciens l’occasion d’exprimer leurs souhaits, dit-il à Peter Blaha en 1999. Cela ne supprime pas le problème que posera toujours la relation chef-orchestre : car à la fin, le fait qu’un homme détermine ce que cent autres doivent faire est toujours quelque peu inhumain. » Voilà qui relativise la place du chef d’orchestre, et qui devrait inciter nombre de jeunes confrères d’Harnoncourt à l’humilité, à la modestie et à la réflexion.

Bruno Serrou


Nikolaus Harnoncourt, La Parole musicale. Propos sur la musique romantique. Traduit de l’allemand et préfacé par Sylvain Fort. Editions Actes Sud, septembre 2014 (240 p. avec index, 22 €)

L’Orchestre de Paris se donne à la Russie de Guennadi Rojdestvenski et Viktoria Postnikova

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Paris, Salle Pleyel, mercredi 15 octobre 2014

Guennadi Rojdestvenski. Photo : DR

A 83 ans, Guennadi Rojdestvenski est le dernier grand chef d’orchestre vivant à pouvoir s’enorgueillir d’avoir compté parmi les proches de Dimitri Chostakovitch. Régulièrement invité par l’Orchestre de Paris, il y dirigeait la semaine dernière l’ultime partition symphonique de son compatriote, la Symphonie n° 15 en la majeur op. 141, poursuivant ainsi un cycle dont les premiers jalons ont été posés en juin et octobre 2012, avec de mémorables Dixième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/sans-repetitions-remplacant-au-pied.html) et Quatrième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/guennadi-rojdestvenski-retrouvait.html).

Rojdestvenski est en effet l’un des rares héritiers directs de la tradition de l’interprétation de l’œuvre de son aîné. Il est également celui qui, en 1974, réhabilita dans ce qui était encore l’URSS le premier des deux opéras de Chostakovitch, Le Nez, ouvrage dans lequel depuis sa création quarante ans plus tôt le régime soviétique ne voyait qu’une anthologie formaliste d’expériences musicales (1). Rojdestvenski est par ailleurs l’auteur de l’arrangement sous forme de suite de la musique du film la Nouvelle Babylone, autre œuvre de Chostakovitch vivement critiquée au moment de sa création en 1928, suite que l’arrangeur créa en 1976. Deux documentaires de Bruno Monsaingeon (2), qui était présent au concert de mercredi, consacrés à Rojdestvenski content les relations du chef avec le compositeur et la dictature stalinienne.

Guennadi Rojdestvenski et Dimitri Chostakovitch. Photo : DR

Créée le 8 janvier 1972 à Moscou sous la direction du fils du compositeur, Maxime Chostakovitch, la Quinzième Symphonie de Dimitri Chostakovitch est une rétrospective douloureuse de la vie de son auteur. Les premier et dernier mouvements citent l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini et le leitmotiv du Destin de la Tétralogiede Wagner, tandis que des thèmes de douze sons abondent, à l’instar de la Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre op. 135 de 1969. S’ouvrant sur un appel au contour enfantin de glockenspiel et de flûte solo, le mouvement initial est d’une gaieté feinte qui conduit à une marche funèbre, dont le choral grave et solennel qui l’ouvre est un squelette du motif du Destin du Ring, tandis que cet Adagio est parcouru de solos qui permettent à divers pupitres de briller, du violoncelle au tuba, en passant par le violon, le trombone, le célesta, la contrebasse, le vibraphone, les timbales, enfin les bassons, qui introduisent sans pause le scherzo (Allegretto) à l’ironie acide lancé par la clarinette et jouant avec le motif personnel de Dimitri Chostakovitch dans la transcription allemande, DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)). A l’instar de la Symphonie n° 6 « Pathétique »de Tchaïkovski et, surtout, de la Symphonie n° 9 de Mahler à laquelle pensait expressément Chostakovitch, mais aussi de sa propre Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43, sans doute l’œuvre la plus chère au cœur du compositeur russe, la Symphonie n° 15 se conclut sur un long Adagio. Ce dernier est introduit par les citations menaçantes du motif du Ringde Wagner aux cuivres qui sont bientôt suivies par celui de l’ « invasion » de la Symphonie n° 7 « Leningrad », tandis que les ultimes mesures ont la gravité d’un adieu à la vie, qui renvoie à la Quatrième Symphonie, avant de s’achever par un retour de la caisse claire qui conclut le cycle des symphonies de Chostakovitch dans une sérénité aux élans enfantins qui donne à cette Quinzièmeun tour cyclique en renvoyant au climat de l’introduction de son mouvement initial.

Dirigeant toujours l’air de ne pas y toucher, économe en gestes, précis et larges, soutenant l’orchestre en donnant les départs et les indications d’intonations de façon ferme et rassurante tout en laissant par un savant dosage la bride sur le cou à des musiciens dont le jeu et le style coulent ainsi avec une aisance naturelle, Rojdestvenski donne de cette symphonie une interprétation de feu, ménageant des contrastes éblouissants, depuis des piannississimid’une minéralité inouïe jusqu’à des fortississimiapocalyptiques, donnant à l’œuvre des soubresauts impressionnants, tandis que les ultimes mesures trahissent un désespoir incommensurable d’où émerge soudain le sublime rais de lumière du célesta, qui reste dans les oreilles de l’auditeur qui a eu la chance d’assister à cette magnifique exécution, où tous les chefs de pupitres et les tutti, notamment cuivres et timbales des sonneries wagnériennes, ont eu à tour de rôle le bonheur de participer.

Viktoria Postnikova (à sa gauche, Guennadi Rojdestvenski en tourneur de pages). Photo : DR

La soirée avait commencé sur deux œuvres rares du répertoire russe du XXe siècle. La première a été le Fragment de l’Apocalypse op. 66 d’Anatoli Liadov (1855-1914). Créé en 1912 à Saint-Pétersbourg sous la direction de Siloti, cette courte pièce puise son inspiration dans les trois premiers versets du Chapitre X de l’Apocalypse de saint Jean. A l’origine, le compositeur était de donner naissance à une œuvre de grande envergure, mais à l’instar de l’ensemble de sa création, il ne parvint pas à développer son propos et dut se contenter des huit minutes restantes qui se présentent comme une succession de montagnes russes alternant vallons puissants et plaines lisses qui donnent au compositeur l’occasion de démontrer ses dons d’orchestrateur, avec un effectif instrumental imposant, et son aptitude à inventer des thèmes de qualité, celui de l’Ange étant confié aux cuivres, un second aux bois et aux cordes qui adopte la forme de choral orthodoxe, avant que la percussion prenne le dessus dans la dernière partie. Là aussi, l’Orchestre de Paris a pu briller de tous ses feux, avant la partie concertante, infiniment moins convaincante. Ce qui s’est avéré regrettable, compte tenu de l’extrême qualité de la soliste, Viktoria Postnikova, l’épouse de Guennadi Rojdestvenski. 

Œuvre d’un académisme consternant, le Concerto n° 1 pour piano et orchestre en fa mineur op. 92 d’Alexandre Glazounov (1865-1936) est d’une platitude qui élève Rachmaninov au rang de génie, tant cette partition d’une longueur monotone (les trente minutes paraissant une éternité) égrène les arpèges et les mélodies d’une banalité atterrante, y compris dans le second mouvement pourtant centré sur un thème censément varié neuf fois avant de conclure sur une fresque sonore écrasante. Il est indubitable que Viktoria Postnikova, avec le soutien de son mari au poste du chef, a donné de ces pages interminables minutes la quintessence de ce qu’il est possible d’en tirer, et qu’il doit être impossible de faire mieux, tout en suscitant des regrets dans le fait de ne pas avoir pu entendre le couple dans un concerto plus passionnant. Jouant avec une facilité confondante, la pianiste russe a réussi à maintenir en haleine un auditoire qui l’a ovationnée, et à qui elle a offert en bis une charmante berceuse intitulée Tabatière à musique d’Anatoli Liadov, donnant ainsi un tour cyclique à la première partie du programme.

Bruno Serrou

1) Le témoignage de cette « résurrection » à l’Opéra  de Chambre de Moscou est heureusement préservé par le remarquable enregistrement qui fut longtemps le seul disponible au disque de ce remarquable ouvrage (1CD Melodya et en DVD chez VAI). L’intégrale de ses symphonies et concertos pour violon (avec David Oïstrakh) de Chostakovitch avec l’Orchestre Symphonique du ministère de la Culture d’URSS est également disponible chez Melodya. D’autres enregistrements sont proposés par divers label, notamment BBC Legends

2) « Notes interdites » (1 DVD Ideale Audience International)

Bertrand Chamayou enlumine le concert d’ouverture de saison de l’Orchestre Régional Avignon Provence vaillamment dirigé par Samuel Jean

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Avignon, Opéra Grand Avignon, vendredi 17 octobre 2014

Avignon, façade de l'Opéra. Photo : (c) Bruno Serrou

Entre Paris et Avignon, la Russie était à la fête, la semaine passée. En effet, au lendemain des deux concerts de l’Orchestre de Paris Salle Pleyel sous la direction de Guennadi Rojdestvenski et en soliste la pianiste Viktoria Postnikova dans un programme Liadov/Glazounov/Chostakovitch (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/lorchestre-de-paris-se-donne-la-russie.html), l’Orchestre Régional Avignon Provence proposait sous la direction de son Premier chef invité, Samuel Jean, et la participation du pianiste Bertrand Chamayou un concert Scriabine/Rachmaninov/Tchaïkovski.

Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Il s’agissait pour l’ORAP du concert d’ouverture de la saison 2014-2015 qui aura réuni la foule des grands soirs dans l’enceinte de l’Opéra Grand Avignon, dont les mille deux cents fauteuils étaient chauffés à blanc par une chaleur accablante suscitée par un soleil d’été indien qui aura écrasé toute la Provence en cette belle journée de mi-octobre. Dans une acoustique particulièrement sèche, du moins l’orchestre sur le plateau et non dans la fosse où il se produit également régulièrement, cette formation au format « Mannheim » (quarante-trois musiciens) deux fois centenaire - fondé en 1814, il est l’un des plus anciens orchestres français en activité -, a attesté de sa volonté de démontrer ses qualités intrinsèques, enrichi pour cette première soirée de la saison d’une douzaine de musiciens complémentaires appelés en renfort pour un programme symphonique nécessitant habituellement plus de quatre-vingt instrumentistes. Ce sont les effectifs des cordes qui ont le plus souffert de leur nombre limité à trente-deux musiciens au lieu de soixante, particulièrement les basses, avec seulement six altos, six violoncelles et trois contrebasses, alors que bois et cuivres avaient la quantité requise. Tant et si bien que le déséquilibre a été patent, même si les pupitres d’archets ont démontré engagement et vaillance, et les instrumentistes à vent se sont avérés à leur écoute et à la recherche constante du juste équilibre. Les pupitres solistes ont démontré leurs aptitudes, particulièrement le premier cor, mais aussi bois, cuivres et timbales solistes.

Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence dans Rêverie d'Alexandre Scriabine. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Après la brève mais chaleureuse Rêverie op. 24 composée par un Alexandre Scriabine de 26 ans dont les textures soyeuses ont été soigneusement mises en exergue par Samuel Jean malgré un tapis de cordes trop peu étoffé, l’Orchestre Régional Avignon Provence a dialogué avec vigilance avec le piano ample et charnel de Bertrand Chamayou, qui se produisait pour la première fois avec la formation avignonnaise et son Premier chef invité, qui plus est dans une œuvre qu’il n’a guère eu encore l’occasion de jouer en public, le virtuose Concerto pour piano et orchestre n° 2 en ut mineur op. 18 de Serge Rachmaninov. Dès les sonneries de cloches graves égrenées au tout début par le piano seul en une série d’accords profonds allant crescendo, le public a eu le souffle coupé qui allait le maintenir en apnée près de trente-cinq minutes de rang. Jouant avec un naturel et une retenue confondante qui disent combien le jeune pianiste « en a sous le pied », comme disent les fans de course automobile, 

Bertrand Chamayou, Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Bertrand Chamayou s’est engagé avec une joie non feinte dans cette œuvre populaire mais pleine de sève, véritable juge de paix qu’il a interprété avec raffinement, donnant davantage dans l’onirisme que dans le panache, ne se faisant jamais excessif, dans le pathos comme dans la virtuosité, instillant presque un tour classique à une œuvre qui incite trop souvent à la surcharge. Cette approche a été facilitée par les textures ténues de l’orchestre avignonnais, le soliste n’ayant de ce fait pas à chercher à s’imposer comme il aurait pu devoir le faire avec une phalange plus fournie. « En tant que jeune pianiste, je me dois de me produire avec les orchestres en devenir, convient Bertrand Chamayou. J’ai retrouvé ici des amis du conservatoire de Toulouse, de jeunes musiciens qui en veulent et qui s’impliquent totalement dans leur travail avec l’orchestre. Dans le cours des répétitions s’est développée une collusion dans le mouvement lent entre clarinette et flûte solos et moi. Je leur avais suggéré d’être plus solistes en les incitant à chanter comme si nous faisions de la musique de chambre. » Il s’est de fait avéré que Bertrand Chamayou a bel et bien obtenu ce qu’il voulait, avec la complicité de Samuel Jean, qui a brillamment sollicité la virtuosité de ses pupitres solistes qui n’ont pas failli bien qu’ils aient été poussés jusque dans leur retranchement.

Bertrand Chamayou. Photo : DR

Pour répondre aux sollicitations du public avignonnais, Bertrand Chamayou a donné deux longs bis, le lied Aus dem Wasser zu singen D. 774 de Franz Schubert arrangé pour piano seul par Franz Liszt, et la petite Kupelwieser Waltz tendrement mélancolique du même Schubert dont il n'existe aucune trace mais que Richard Strauss prétendait avoir sauvegardé de mémoire transmise par on ne sait qui... 

Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Autre œuvre célèbre mais encore plus emplie de pathos que le concerto de Rachmaninov, la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 de Piotr Ilyitch Tchaïkovski. Là, davantage que dans la première partie du programme, la minceur de l’effectif des cordes s’est avérée prégnante. Pourtant, les déséquilibres entre cordes et instruments à vent ont été diligemment contenus par Samuel Jean, qui a fait le maximum pour que les cuivres n’écrasent pas les autres pupitres tout en ne retenant pas trop leur souffle. Donnant à l’œuvre une pulsation dynamique et conquérante, tout en ménageant le caractère autobiographique et désespéré de cette symphonie « du destin » au ton de douloureuse confession qui en fait une œuvre programmatique, le jeune chef français a révélé de réelles affinités avec Tchaïkovski, dont il a allégé l’emphase sans pour autant se faire analytique ni excessivement distancié. La sécheresse de l’acoustique de l’Opéra Grand Avignon n’a pas arrangé les textures trop étriquées des cordes, et surtout du côté des basses, qui n’ont pas obtenu la rondeur et l’onctuosité nécessaire pour suggérer la profondeur abyssale du fatumdépeint par Tchaïkovski, cela dès l’introduction où les cordes s’expriment dans leur registre grave. Il convient néanmoins de saluer la solidité des pupitres solistes, de la violon solo super soliste Cordelia Palm à la timbalière Marie-Françoise Antonini, en passant par le cor solo Eric Sombret, qui a notamment exposé vaillamment la longue mélodie au noble pathétique de l’Andante, dialoguant dextrement avec le hautbois de Frédérique Costantini, auquel la clarinette mélancolique de Didier Breuque et le basson chaleureux d’Arnaud Coic n’ont rien eu à envier, tandis que trompettes et trombones ont rehaussé l’orchestre de leur éclat fortement coloré.

L'un des enregistrements de la collection de l'Orchestre Régional Avignon Provence consacrée à Sacha Guitry chez Actes Sud. Photo : DR

Ainsi, il apparaît évident que l’Orchestre Régional Avignon Provence a fait des progrès colossaux depuis les années où je l’entendais l’été venu dans le cadre du Centre Acanthes à l’époque où ce dernier était organisé dans l’enceinte de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon où il se produisait sur l’invitation de Claude Samuel dans un répertoire exclusivement contemporain dirigé le plus souvent par Sylvio Gualda. Le travail conjointement mené par Philippe Grison, son directeur général et artistique, et Samuel Jean, son premier chef invité, portent de toute évidence leurs fruits. Ce que les mélomanes épris de découvertes peuvent d’ailleurs vérifier eux-mêmes, à défaut de se rendre en Région PACA, en se procurant (ou en écoutant) des enregistrements comme Docteur Miraclede Georges Bizet et l’Amour masqué de Sacha Guitry/André Messager (Actes Sud), Peter Pan d’Olivier Penard (Le Sablier), en attendant la parution en mai 2015 chez Naïve d’un disque réunissant des pages concertantes pour harpe et orchestre de Théodore Dubois, Gabriel Fauré, Gabriel Pierné, Henriette Renié et Camille Saint-Saëns, avec le harpiste Emmanuel Ceysson.

Bruno Serrou


Perfectible retour de "l’Enlèvement au sérail" de Mozart à l’Opéra de Paris, après trente ans d’absence

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Paris, Opéra national de Paris-Palais Garnier. Lundi 27 octobre 2014


Singspiel en trois actes sur un livret de Gottlieb Stephanie le Jeune d’après une pièce de Christoph Friedrich Bretzner, Die Entführung aus dem Serail (l’Enlèvement ausérail) KV. 384 est justement considéré comme le deuxième des grands ouvrages scéniques de Wolfgang Amadeus Mozart, après Idomeneo, re di Creta KV. 366 créé dix-huit mois plus tôt au Théâtre de la Cour de Munich. Créé avec succès au Burgtheater de Vienne le 16 juillet 1782, cet ouvrage écrit sur un texte allemand à la suite d’une commande de l’empereur Joseph II établit la réputation de Mozart à Vienne après son départ de Salzbourg. L'opéra répond à un souhait de l’empereur qui voulait faire du Burgtheater un théâtre d’opéra allemand, et qui, en commandant une partition originale à un compositeur autrichien, donnait ainsi dans cette salle la première œuvre qui ne fut pas une traduction d’œuvres étrangères. Mozart, qui voulait éblouir à la fois l’empereur et le public viennois pour assurer son avenir de musicien indépendant, signe ici le premier grand chef-d’œuvre de l’opéra allemand.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Erin Morley (Konstanze). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

S’agissant d’un singspiel, équivalent allemand de l’opéra-comique français, l’action se déploie essentiellement pendant les dialogues parlés, et la musique ne comporte pas de récitatifs accompagnés et se subdivise en vingt et un numéros comptant airs et ensembles. Mozart fonde sa musique sur l’exotisme de l’empire ottoman récemment défait militairement par l’Autriche aux portes de Vienne. On y trouve de la musique turque avec triangle, cymbales et grand tambour, à l'imitation des fanfares des janissaires utilisées pour stimuler la soldatesque turque. Comme beaucoup de comédies de l’époque, quantité d’éléments sont empruntés à la commedia dell’arte. Les personnages de l’opéra montrent quelques stéréotypes turcs, surtout Osmin, le sinistre gardien du sérail du Pacha Selim qui profère ses menaces de sa profonde voix de basse. Le thème principal est pourtant la clémence, thème qui sera repris par Mozart dans son ultime opéra, la Clémence deTitus, en 1791. L’on y trouve aussi Così fan tutteà travers le doute des hommes quant à la fidélité de leurs promises… Rappelons que le Pacha ne s’exprime que par la parole, et que le rôle est de ce fait tenu par un comédien. L’opéra conte les aventures suscitées par la tentative du noble espagnol Belmonte aidé de son serviteur Pedrillo d’enlever sa fiancée Constance - qui porte le prénom de Constance Weber que Mozart allait bientôt épouser -, capturée en haute mer par des pirates et vendue au Pacha Selim qui la retient prisonnière dans son sérails sous la surveillance d’Osmin, son intendant, en compagnie de sa servante Blonde, fiancée de Pedrillo. Alors que les deux couples d’amants se croient perdus, la tentative d’évasion étant découverte par le sanguin Osmin, la clémence de Selim les libère de façon inattendue.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Lars Woldt (Osmin), Anna Prohaska (Blonde). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Voilà trente ans que cet ouvrage n’avait pas connu de production nouvelle à l’Opéra de Paris. Massimo Bogianckino, son directeur général d'alors, l'avait confié à Giorgio Strehler en partenariat avec la Scala de Milan, et le projet Bastille n’en était qu’à ses prémices. Après une reprise la saison suivante, l’ouvrage disparut pour ne retrouver le même Palais Garnier après vingt-neuf ans de purgatoire. Il faut dire qu’il est délicat de trouver le juste équilibre dans cette partition entre théâtre et musique, comédie et drame.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Erin Morley (Konstanze), Anna Prohaska (Blonde). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Pour sa première mise en scène lyrique, la comédienne metteur en scène Zabou Breitman, fille du réalisateur du célèbre feuilleton de télévision des années 1960, Thierry la Fronde, réalise un quasi sans faute, avec une direction d’acteur réglée au cordeau. Les héros occidentaux sont des jeunes gens cherchant l'aventure dans le désert, dont ils entendent garder le souvenir grâce à un appareil photo. Trois d'entre eux ayant été capturés et vendus dans un sérail, les autres cherchent à pénétrer vêtus en costumes coloniaux dans ce lieu pour libérer leurs amis devenus esclaves et revêtus pour les femmes de vêtements aguichants et sans voiles. Le spectateur est pris à témoin, avant-même le début de chacun des deux actes, le petit peuple de soldats, eunuques, danseuses, musiciens, femmes de chambre s'animant à rideau ouvert avant même l'arrivée du chef dans la fosse d'orchestre. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Bernard Richter (Belmonte), Erin Morley (Konstanze). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Certes, l’on eut aimé des éclairages moins sombres et monochromes à tendance violacée que ceux d’André Diot sur le décor baroquisant et onirique au carton-pâte paisiblement rythmé par une mer nonchalante conçu par le scénographe acteur genevois Jean-Marc Stehlé (1941-2013), disparu le 9 août 2013, auteur entre autres des décors du Barbier de Séville de Rossini mis en scène par Coline Serreau à Bastille, plus chaudement mis en lumière par Geneviève Soubirou, mais l’atmosphère alanguie de l’Orient est patente, et les espaces ménagés permettent à l’action de se déployer continûment avec naturel. Ainsi, comme dans une bande dessinée, une foule de figurants anime la moindre alcôve ménagée par la scénographie, apparaissant et disparaissant comme par enchantement. Un petit monde aux multiples facettes anime en effet ce sérail, depuis un anachorète somnolant qui finira par sortir de sa torpeur pour aider les fuyards, à des danseuses du ventre en passant par des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra jouant sur le plateau, à cour un groupe de percussionnistes enturbannés se partageant une chicha et s'adonnant à une partie d'échecs, et à jardin un quatuor à cordes avec flûte vêtu de noir, et des eunuques armés participant à l’action par leurs mimiques plus parlantes que les longs dialogues des protagonistes qui traînent en longueur et ralentissent terriblement l’action, à l’exception du pacha Selim, seul authentique acteur-chanteur du plateau. Plus contestable, la sonorisation de la scène, avec craquettements de grillon, chants d’oiseaux, hululements de chouettes, qui perturbe plus ou moins l’écoute.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Au centre, Erin Morley (Konstanze), Jürgen Maurer (Selim). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Jeune, la première des deux distributions (1) réunies cette saison par l’Opéra de Paris est séduisante, les femmes sont engageantes, leurs promis sont charmants et ardents, mais les voix manquent de charisme. Erin Morley, timbre épicé et ligne de chant d’une réelle flexibilité, a pourtant du mal à assurer les célestes vocalises qui caractérisent le rôle de Konstanze, dont elle possède prestance et élégance. Anna Prohaska a l’abattage de Blonde, mais la voix est blafarde, tout comme son promis Pedrillo tenu par Paul Schweinester, qui rencontre des difficultés pour surmonter un aigu serré qui lui reste en outre dans la gorge. En revanche, malgré un haut du spectre vocal peu assuré, le Belmonte de Bernard Richter est solide et d’une réelle musicalité. L’Osmin de Lars Woldt convainc par sa vocalité enjôleuse dont l’envergure surprend, son timbre de basse chantante en lieu et place de la basse profonde attendue mais capable de descendre dans l’extrême grave avec une aisance insoupçonnée. Jürgen Maurer impose son talent de comédien en campant un Selim discret, en faisant néanmoins un peu trop dans ses cris de colère, mais ne surchargeant jamais le trait.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Anna Prohaska (Blonde). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Dans la fosse, Philippe Jordan prend son temps, comme pour se délecter des splendeurs sonores d’un orchestre onctueux, loin des sonorités aigres des formations baroques de plus en plus systématiquement utilisées dans cet ouvrage mais préjudiciables à la sensualité délectable de l’écriture mozartienne, notamment du côté des cordes, somptueuses hier soir. La vision hédoniste du chef suisse ralentit le déploiement de la partition et l’action, qui perdent ainsi en dynamique et en contrastes, ce qui met parfois en danger un certain nombre de pupitres, comme la trompette.

Bruno Serrou

1) Une seconde distribution est annoncée pour la reprise du spectacle en janvier et février 2015

Somptueuse intégrale de "Des Knaben Wunderhorn" de Gustav Mahler interprétée live et sur une toile de cinéma par Dietrich Henschel, éblouissant

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Stavanger (Norvège), Stavanger Konserthus, Fartein Valen. Jeudi 23 octobre 2014

Stavanger, le Konserthus vu du port. Photo : (c) Bruno Serrou

« Au début était le paradis. Puis il y eut une pomme. Ensuite, il a fait froid. Alors que l’Amour pouvait être inventé, survint la guerre, qui prit l’Amour aux gens et les gens à l’Amour pour que les gens puissent être renvoyés au paradis »…

Gustav Mahler (1860-1911), à la fin des années 1890. Photo : DR

Le cycle poétique Des Knaben Wunderhorn(Du cor merveilleux de l’enfant) est la source de la création de Gustav Mahler. Né à Kaliště, village de la région de Vysočina aux confins de la Bohême et de la Moravie,  ayant grandi à Jihlava (Iglau), en Moravie, aux abords d’une caserne de l’armée autrichienne, Gustav Mahler a dès sa naissance été bercé par le folklore bohémien et la musique militaire, qu’il a très tôt intégrés dans sa propre création. Trois de ses neuf symphonies, vingt et un de ses quarante lieder se puisent dans ce recueil de cinq cents chansons populaires allemandes découvert par le compositeur en 1888. Publiés entre 1805 et 1808, ces textes ont été collectés par deux des premiers représentants du romantisme de Heidelberg, le Berlinois Joachim von Arnim (1781-1831) et le Rhénan Clemens Brentano (1778-1842). Il s’agit en fait de poèmes tombés dans le domaine public et transformés par la tradition orale, de la comptine à la légende, de la fable au conte fantastique, de la saynète à la ballade où le monde de l’enfance côtoie la mort et traverse la tragique réalité de la guerre.

Stavanger, la façade d'entrée du Konserthus. Photo : (c) Bruno Serrou

Elevé dans la misère, ayant perdu jeune une partie de sa fratrie, Mahler ne pouvait que s’identifier à l’univers de garnison et de vie sévère où les enfants meurent en bas âge. Très tôt, il se plongeait dans ces « véritables blocs de pierre à partir desquels chacun peut sculpter sa propre statue » (Mahler), coupant les textes, en réunissant plusieurs pour n’en faire qu’un, modifiant leur dessein pour mettre l’accent sur l’aspect dramatique de cet univers qu’il a mis en relief en introduisant des éléments comiques. En fait, à travers la diversité de ces textes, le compositeur ne cherche qu’à se livrer lui-même. Les premiers lieder sur le Wunderhornsont composés pour voix et piano entre 1888 et 1891. Au nombre de neuf, ils sont intégrés au second livre des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chansons de jeunesse) lors de leur publication en 1892, le sixième, Ablösung im Sommer (Relève en été, qui évoque un coucou en jouant de l’onomatopée kukuk, sera repris dans le troisième mouvement de la Symphonie n° 3 en ré mineur, « Ce que me content les animaux de la forêt », mais défait de la voix. Le second recueil est constitué de dix lieder pour voix avec accompagnement d’orchestre composés entre 1892 et 1899, année de sa publication. Le cinquième lied, Das himmlische Leben (La vie céleste), constitue le finale de la Symphonie n° 4 en sol majeur, le septième, Des Antonius von Padua Fischpredigt (Du sermon de saint Antoine de Padoue) constitue dans sa version muette le Scherzo de la Symphonie n° 2 en ut mineur « Résurrection », comme le neuvième, Urlicht (Lumière originelle), qui, confié à la voix de contralto, prélude douloureusement au finale de cette même symphonie, tandis que le dixième, Es sungen drei Engel (Trois anges chantaient), forme le cinquième mouvement (« Ce que me content les cloches du matin ») de la Symphonie n° 3 en ré mineur confié à la contralto solo et au chœur de femmes et d’enfants. Enfin, deux ultimes lieder puisés dans le Wunderhorn, Revelge (Réveil) et Der Tambourg’sell (Le petit tambour), seront publiés en 1905 avec les cinq Rückert Lieder.

Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Detlev Glanert, Christian Vasquez, Clara Pons, Dietrich Henschel. Photo : (c) Emile Ashley

A partir de ces vingt-quatre lieder, le baryton allemand Dietrich Henschel a conçu un monodrame de quatre vingt dix minutes mêlant concert live se présentant sous forme de monologue avec orchestre et film de fiction muet réalisé par la réalisatrice belgo-catalane Clara Pons (1). Deux ans et demi de travail ont été nécessaires aux deux artistes, le baryton et la réalisatrice, de la conception à la réalisation du film, ce dernier étant tourné à la frontière franco-belge dans le secteur de la Ligne Maginot, dans les environs de Montmédy. Suivant un ordre fixé en fonction du scénario, qui part du paradis avec Das himmlischeLeben pour y retourner en concluant sur Urlicht, après avoir traversé l’enfer terrestre, l’action débute sur l’expulsion prématurée d’Adam et Eve de l’Eden, expulsion qui est cycliquement répétée sur la terre, éradiquant progressivement toute lueur d’espoir et de bonheur. Ce parcours est sans échappatoire, une inexorable spirale qui ne s’avère pas immédiatement empli d’embuches. Le protagoniste central du film (qui est aussi le chanteur soliste) attend son exécution dans une cellule qui se présente comme une intuition de l’enfer. Dans une séquence de tendres et douces-amères rêveries, son passé tourne dans sa tête - ses espoirs, ses rêves, son amour, ses peurs, ses joies et ses souffrances. Il revit sa vie depuis le début - le voyage part démarre au paradis - jusqu’à sa fin au carrefour où un petit ange se tient tel une vigile. Le thème central de ce concert audio-visuel est la guerre, dont l’Homme est à la fois le responsable et la victime. « Nous avons conçu notre spectacle dans la perspective du centenaire de la Première Guerre mondiale, dit Dietrich Henschel. C’est pourquoi les protagonistes, le petit garçon (Sébastien Dutrieux), la femme (Vera Streicher) et les deux soldats (Elias Fret et moi-même), ainsi que les personnages qui ne font que passer, portent des vêtements du début du XXe siècle, et armements, habitations et mobilier sont ceux du début du premier conflit mondial. » Le temps s’écoule sur les quatre saisons. « Nous avons eu la chance de bénéficier durant le tournage de conditions qui ont réuni deux saisons à la fois, l’automne et l’hiver, le printemps et l’été », se félicite Clara Pons.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Pour ce Wunderhorn, il a été nécessaire de donner tous les lieder dans les mêmes conditions. Choisissant l’orchestre, d’essence plus mahlérienne que le piano, il a été fait appel à un compositeur allemand, Detlev Glanert (né en 1960), pour orchestrer les lieder de jeunesse selon le même instrumentarium que les lieder entièrement instrumentés par Mahler. Considérant l’ampleur du projet, ses initiateurs ont dû réunir plusieurs producteurs pour assurer une tournée, qui les conduira de Norvège à la Grande-Bretagne, en passant par l’Allemagne, la Belgique, la France, la Hollande, le Luxembourg et la Suisse, tout en restant ouverts à d’autres institutions. A ce jour, six coproducteurs participent à la réalisation du spectacle, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, l’Orchestre de Chambre de Genève, la Tonhalle de Düsseldorf, l’Orchestre de Picardie, le Stavanger Symphonieorkest, le BBC Symphony Orchestra de Londres, avec la participation de l’Orchestre de la Résidence de La Haye.

Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Donnée dans la plus grande des deux salles de mille neuf cents places chacune, celle en bois blond à la forme de boîte à chaussure agrémentée d’un orgue de soixante-six jeu encastré dans le mur au fond du plateau caché pour les besoins du film par un immense écran format cinémascope, du Konserthus de Stavanger, quatrième ville de Norvège avec un bassin de cent quarante et un mille habitants et capitale du pétrole norvégien. Dans cet extraordinaire édifice inauguré en 2011 conçu pour recevoir concerts, ballets et opéras, la première de Wunderhorn a constitué selon les dires des concepteurs du spectacle une répétition générale en vue de la tournée européenne qui doit commencer en mars prochain.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Première partie. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur un paysage champêtre, un arbre en bourgeons planté au cœur d’une prairie grasse et pentue d’où émerge une roche symbolisant le paradis et le pommier d’Adam et Eve, que commence ce cycle du Wunderhorn, tandis qu’au bas de l’écran sont disposés les musiciens du Stavanger Symphony Orchestra (SSO) dirigés par leur directeur musical, le Vénézuélien Christian Vasquez, issu de la même école initiée par José Antonio Abreu que Gustavo Dudamel, et que Dietrich Henschel se tient debout pour chanter le premier lied, Das himmlische Leben. Mais dès le deuxième des Wunderhorn Lieder, Verlor’ne Müh’ (deuxième des quinze lieder du cycle avec orchestre), le baryton s’assoit, effaçant ainsi sa silhouette pour laisser à l’image le soin d’évoquer l’esprit plutôt que la lettre des prochaines étapes du cheminement tragique du héros-soldat. Trois lieder de jeunesse de Mahler se présentent alors, Ich ging mit Lust durch einen grünen Wald (J’allais avec entrainà travers une verte forêt) suivi de Starke Einbilddungskraft (Puissante imagination) et de Aus! Aus! (C’estfini !) orchestrés par Detlev Glanert, dont le travail sonne trop opaque et monolithique en regard de la transparence, des rebonds et du pointillisme de l’orchestration de Mahler, particulièrement des cordes, trop touffues et aux textures trop sombres. Ce qui apparaît plus prégnant encore lorsque survient Revelge, pénultième Wunderhorn Lied que Mahler composa en 1899 et publia quatre ans plus tard avec les Rückert Liederauquel s’enchaîne l’ultime Der Tambourg’sell (1901), puis Rheinlegendchen(Petite légende du Rhin, 1893), avant un autre lied de jeunesse dans la version Glanert, Selbstgefühl (Conscience de soi-même), orchestré trop épais et touffu, avec un tapis de cordes trop uniforme. Wer hat dies Liedleinerdacht? (Qui a inventé cette petite chanson ?, 1892) permet de retrouver la main créative de Mahler, avant Scheiden und Meiden (Séparation et fuite) où Glanert trouve enfin l’ingéniosité de son aîné réfrénée par des soli comme plaqués dans l’éther de la mélodie de timbre dont s’inspirera Arnold Schönberg. La première partie du spectacle se termine sur Der Schildwache Nachtlied (Le chant nocturnede la sentinelle, 1892), lied orchestré par Mahler dans lequel Henschel brosse un intime dialogue avec ses propres souvenirs des lascifs moments partagés avec une jeune fille.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Seconde partie. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie de Wunderhorn s’ouvre sur le même paysage de prairie qu’au début du spectacle, cette fois couvert de neige parcourue de pas s’en allant vers l’horizon où s’étend un bois, tandis que l’arbre du paradis a perdu son feuillage sous un ciel blafard. Henschel et l’orchestre se lancent dans le douloureux voyage du soldat emporté dans la guerre avec Das irdische Leben (Lavie terrestre, 1892-1893), scène dramatique à trois personnages au tour de conte cruel énoncé par un narrateur où un enfant affamé réclame du pain à sa mère, qui lui demande d’attendre avant de lui tendre enfin le pain qu’elle a préparé, mais il est trop tard, l’enfant étant mort dans l’intervalle. Les instruments se raréfient dans le cours du développement, mais le mouvement ne ralentit pas, à l’instar de la vie, qui continue, inexorable. Du coup, le contraste saisit entre les deux orchestres, celui de Mahler, squelettique et inquiétant, et celui de Glanert, garni et monochrome, dans Um schlimme Kinder artig zu machen (Pourrendre les enfants obéissants), où il est questions d’un père Noël distribuant des jouets aux enfants disciplinés et passant son chemin lorsqu’il se présente devant une maison d’enfants insoumis. Se présente alors le célèbre Des Antonius zu Padua Fischpredigt (1893) que Mahler a intégré à sa DeuxièmeSymphonie (Scherzo) où il est question du saint prêchant au bord du fleuve d’où les poissons viennent l’écouter en nombre, tandis que le mouvement perpétuel court sans cesse des clarinettes aux violons en passant par les divers pupitres de l’orchestre pour revenir à la première clarinette, étant à la fois le fleuve, le discours du prédicateur et le reflet des poissons. Difficile pour Glanert de se distinguer de cette extraordinaire orchestration de son modèle dans Ablösung im Sommer (Relève en été), où le coucou, qui meurt, s’efface pour être relayé par le rossignol. Suit le suffoquant Lied des Verfolgten im Turm(Chanson duprisonnier dans la tour, 1898-1899) composé sur une figure militaire où un homme privé de liberté rencontre une femme libre qui n’est qu’illusion, et qui inspire à Mahler un lied juxtaposant deux monologues dans des tonalités mineures pour le prisonnier, habité par l’idée fixe que les pensées sont libres, et majeures pour celle qui l’appelle à l’extérieur. Suivent trois lieder orchestrés par Glanert, Nicht wiedersehen! (Ne pas se revoir !), où la bien-aimée meurt de chagrin, Es sungen drei Engel tiré du finale de la Quatrième Symphonie mais que le compositeur allemand a synthétisé, et Zu Strassburg auf derSchanz (Sur les remparts de Strasbourg) où Mahler retrouve l’environnement de sa jeunesse, avec cet enfant enrôlé de force dans l’armée à qui l’on demande de se conduire en homme avant que la mort le fauche. Les quatre derniers lieder sont entièrement de la main de Mahler, cheminant de Trost im Unglück (Consolation dansle malheur, 1892) à la lumière rédemptrice d’Urlicht (Deuxième Symphonie) que l’on se surprend d’entendre chanté par un baryton, mais qu’Henschel transcende par une bouleversante humanité, en passant par Wo die schönen Trompeten blasen (Où soufflent les jolies trompettes, 1898-1899) où la figure du militaire devient le symbole singulièrement tragique de la destinée humaine dont la mort est la finalité assumée, et par Lob des hohen Verstandes(Eloge de la haute compétence, 1896), où l’on retrouve le coucou et le rossignol discourant sur un ton satirique afin de se départager sur la beauté de leur chant.

Gustav Mahler (1860-1911), Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Velasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Il convient de saluer la formidable performance de Dietrich Henschel, qui chante tous les lieder par cœur, sans jamais flancher malgré une fatigue due à un coup de froid attrapé dans la fraîcheur humide des soirées de Stavanger, s’immergeant dans la diversité des climats de chacun des volets du cycle, qu’il fait sien à la façon de saynètes jusqu’au plus secret du verbe, comme s’il était à la fois le soldat, l’enfant, la femme et, surtout, Gustav Mahler en personne. Le mot, chez lui, sonne de façon authentique, trouvant une résonance profondément humaine jusque dans la plus infime variation d’intensité, ne révélant aucune baisse d’acuité, la locution claire et le sens du mot étant continument d’une prégnante acuité. L’image, toujours bien léchée, et les personnages du film, tous séduisants et bien dans leurs rôles - Dietrich Henschel s’impose par sa présence et sa plastique d’acteur, n’hésitant pas à se montrer dans son humaine nudité -, dérange parfois l’écoute, détournant l’oreille au profit de l’œil, plus prompt à répondre aux sollicitations que l’ouïe, tandis que l’esprit se laisse volontiers porter à décrypter le non-dit, aidé par la musique de Mahler, d’une beauté inouïe. Cette dernière a été fort bien servie par le Stavanger Symphony Orchestra, qui n’a montré que d’infimes et passagères faiblesses, principalement côté cuivres, dirigé de façon nuancée et convaincue, sans baisse de tension, par Christian Vasquez.

Bruno Serrou


1) Wunderhorn sera présenté à Bruxelles (Flagey) le 13 mars 2015, Amiens le 9 avril, Compiègne le 11 avril, Londres (Barbican) le 15 avril, Rotterdam (De Doelen) le 23 avril et La Haye le 24 avril. D’autres villes sont en prospection. 

Les adieux de l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées, dans un programme attractif dirigé de façon relâchée par Leif Segerstam

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Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 30 octobre 2014

Leif Segertam. Photo : DR

Outre le fait qu’il s’est agi du dernier concert de l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées, son lieu de résidence depuis sa fondation en 1934, la salle centenaire devant être abandonnée au profit de la nouvelle salle de Radio France, le concert de jeudi avait de quoi séduire, avec un programme pour le moins alléchant, bien qu’hétérogène, avec des œuvres et des compositeurs n’ayant que peu de rapports entre eux, même si le chef d’orchestre bavarois Richard Strauss (1864-1949) dirigea la création de ses confrères, son aîné russe Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) et son contemporain finlandais Jean Sibelius (1865-1957). Invité par l’Orchestre National de France, le chef Leif Segerstam, lui-même compositeur présenté par ses compatriotes comme l’héritier de Sibelius avec deux cent quatre vingt cinq symphonies (vous avez bien lu : 285 !) à ce jour, Chef Emérite de l’Orchestre Philharmonique d’Helsinki et Chef principal de l’Orchestre Philharmonique de Turku, est à 70 ans un musicien au tempérament bouillonnant, et sa gestique est pour le moins irrationnelle.

Orchestre National de France et son directeur musical, Daniele Gatti. Photo : DR

Massif de physionomie, longs cheveux descendant sous les omoplates, barbe hirsute courant jusque sur la poitrine, le tout blanc neigeux, lui donnent un aspect à la fois de père Noël et d’ermite bien nourri, si ce n’étaient l’habit noir, la chemise et le nœud papillon blancs. Déplaçant sa lourde carcasse avec difficulté, montant pesamment sur l’estrade avant d’escalader après moult détours de hanches et de jambes une chaise haute pour diriger assis, il finit par bouger les bras en hésitant avant de brasser le vent de ses mains de bucheron - la gauche grande ouverte comme si ses phalanges étaient pétrifiées, la droite tenant fermement une longue baguette - pour donner le départ d’un geste illisible, au point que l’Orchestre National de France s’est lancé au bonheur la chance dans la fantaisie symphonique d’après Dante, Francesca da Rimini op. 32 de Tchaïkovski. Conçue en 1876 au retour de son auteur du premier Festival de Bayreuth, cette œuvre programmatique d’une vingtaine de minutes puise à la fois dans le cinquième chant de l’Enfer de Dante et dans un tableau que ce dernier inspira à Gustave Doré, l’Ouragan infernal centré sur la rencontre aux Enfers du Dante avec les âmes de Francesca et de son amant Paolo tous deux poignardés par le mari jaloux et condamnés à l’errance éternelle dans les abysses. Les accents menaçants et hallucinés de la partition ont suscité de nombreux décalages au sein de l’orchestre, malgré les tentatives de cohésion à force mouvements du corps de Sarah Nemtanu, la direction du chef finlandais s’avérant imprécise et molle, les mains ne bougeant quasi pas au bout de bras ouverts en croix se contentant de projeter des cercles dans l’air.

Orla Boylan (soprano). Photo : DR

Ce qui a laissé craindre pour la délicatesse de l’écriture de Richard Strauss, dans son époque la plus raffinée, celle du tout dernier opéra, Capriccioop. 85. En effet, malgré l’énormité de l’orchestre requis (quatre vingt six musiciens) par le maître bavarois, cette « conversation en musique » est toute de transparence et de suavité. Sorti de la fosse, cet effectif sonne à l’excès si l’on n’y prend garde. Ouverte sur la sublime Musique de Clair de lune reliant les deux dernières scènes, l’exécution de la scène finale de Capriccio s’est avérée excessivement sonore et guère touchante. La comtesse Madeleine, qui se doit ici de décider qui du compositeur ou du poète a sa préférence, expose une tendre et émouvante réflexion sur un choix qui s’avère impossible. A l’exception du cor solo, dextrement tenu par Hervé Joulain, qui ouvre et conclut cette extraordinaire demie heure de musique, l’Orchestre National de France est apparu laissé en déshérence, si bien que la cohésion a été aléatoire, tandis que la soprano irlandaise Orla Boylan n’a ni le timbre, ni la grâce du rôle, alors que la voix bouge à l’excès.

Leif Segerstam. Photo : DR

Alors que la situation semblait désespérée, un miracle a finalement eu lieu dans la seconde partie de soirée, occupée par la seule Symphonie n° 2 en ré majeur op. 43 de Sibelius. Conçue en 1901, la plus longue des sept symphonies du maître finlandais est aussi la plus célèbre, au point d’être considérée par les Finlandais, au côté du poème symphonique Finlandia op. 26, comme un hymne à la résistance contre l’occupant russe. La brièveté de ses thèmes, l’alliage peu couru des divers groupes d’instruments donnent l’impression d’une œuvre évoluant continuellement, comme une course au renouveau d’une extrême expressivité, la narration tenant l’auditeur en haleine jusqu’à l’immense crescendo final de l’orchestre entier qui conduit à une courte et exaltante coda triomphale dominée par les cuivres. En dépit de quelques décalages et d’un léger tunnel suscités par une baisse de tension de la direction dans le deuxième mouvement, la vision globale de Segerstam et l’attention soutenue des musiciens de l’Orchestre National de France, qui a particulièrement brillé dans les deux derniers mouvements enchaînés, s’exprimant sans siller dans l’incisif et tumultueux scherzo et respirant large dans le dense Allegro moderato conclusif, ont fait que cette seule symphonie a valu à ce concert d’être vécu…


Bruno Serrou

Antoine Tamestit et l’alto en majesté in memoriam Luigi Nono

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Paris, Festival d’Automne à Paris, Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille, jeudi 6 novembre 2014


Consacrant la programmation musicale de ses éditions 2014 et 2015 à Luigi Nono, qui aurait eu 90 ans le 29 janvier dernier, le Festival d’Automne à Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/portrait-de-luigi-nono-loccasion-du.html) a convié hier dans l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille trois grands instrumentistes à cordes et sept compositeurs, le tout de sept nationalités différentes, autour d’une œuvre pour bande magnétique de leur aîné italien. Hommage étonnant, puisque l’instrument central a été l’alto pour lequel Nono n’a rien écrit de particulier et dont l’œuvre exécutée ce soir-là était pour bande seule.

Antoine Tamestit. Photo : DR

Devant une salle comble, ce qui constitue l’ordinaire du Festival d’Automne, l’altiste parisien Antoine Tamestit, rejoint par son ami irlandais installé à Paris Garth Knox, lui-même altiste et compositeur, et la violoniste munichoise Carolin Widmann, ont ouvert leur court mais dense programme sur un duo d’altos du compositeur français Gérard Pesson (né en 1958), 

Gérard Pesson (né en 1958). Photo : (c) Gérard Pesson

Paraphernalia de Pesson est une course frénétique entre deux altistes qui semblent dès l’abord se défier, se faisant face l’un jouant un trait auquel répond plus longuement l’autre sur lequel rebondit le premier, avant qu’un premier accord surviennent, ce qui conduit chacun à se tourner vers le premier des trois pupitres placés au milieu du plateau. Ecrite en 2009 en réponse à une commande venue du Mexique, où elle a été créée le 16 octobre 2009 à Guanajuato par Christophe Desjardins et Omar Hernandez-Hidalgo, son commanditaire, cette pièce de huit minutes a le tour d’une course à l’abîme d’objets disparates aux dimensions analogues mais aux formes disparates s’incrustant les unes dans les autres et se séparant pour se présenter différemment dans un contexte distinct, ménageant ainsi continument la surprise, le tout remarquablement servi par les sonorités veloutées fusionnant à la perfection des altos de Garth Knox et Antoine Tamestit dont la rayonnante complicité a instillé à la pièce de Pesson un élan candide.

De gauche à droite : Antoine Tamestit, Gérard Pesson, Olga Neuwirth, Garth Knox, Carolin Widmann et Gérard Tamestit. Photo : (c) Festival d'Automne à Paris

Antoine Tamestit a ensuite occupé seul le vaste plateau de l’Auditorium de l’Opéra-Bastille pour interpréter le Canto Jondo de son père, Gérard Tamestit (né en 1952). Cette pièce de trois minutes conçue en 2001 pour un père pour son fils, illustre un poème de Federico Garcia Lorca, El paso de la Siguiriya, Cante Jondo, qui convoque à une joute, plus intimiste que virtuose, autant la voix que l’instrument de l’exécutant. Au terme de cette page, l’altiste a été rejoint par Carolin Widmann pour enchaîner deux pages pour violon et alto.

Bruno Maderna (1920-1973). Photo : DR

La première est d’un proche de Luigi Nono, l’Italien Bruno Maderna (1920-1973), l’un des membres les plus marquants de l’Ecole de Darmstadt, inexplicablement négligé aujourd’hui alors qu’il fut autant un compositeur essentiel du second XXe siècle qu’un chef d’orchestre de génie. Son Ständchen für Tini (Aubade pour Tini) est une enluminure de deux minutes toute de tendre admiration écrite en 1972 par un père pour son troisième enfant. 

György Kurtag (né en 1926). Photo : DR

La seconde partition est un triptyque d’autres miniatures, cette fois de l’ami hongrois de Nono, György Kurtag (né en 1926), trois pièces pour violon et alto, chacune dédiée à une personnalité différente, Tabea Zimmermann pour la première (Eine Blume für Tabea - Une fleur pour Tabea) composée en 2000, François Suliok (Vie silencieuse - Frank emlèkère [in memoriam François Suliok]) pour la deuxième, et Andras Szöllösy (Private Letter to Andras Szöllösy - Lettre privée à Andras Szöllösy) pour la troisième, les deux dernières ayant été conçues en 2001. Ces trois pages totalisant quatre minutes trente secondes sont caractéristiques de Kurtag : de charmantes plages pointillistes de sourire amical sans l’inventivité d’Anton Webern mais lardées de silences et de traits de lumière.

Olga Neuwirth (née en 1968). Photo : DR

Le premier grand moment de ce concert a été la création mondiale d’une œuvre nouvelle pour alto solo de l’Autrichienne Olga Neuwirth (née en 1968), Weariness Heals Wounds (La fatigue guérit les plaies), commande du Festival d’Automne à Paris et du Wigmore Hall de Londres. Ecrite à la mémoire du cinéaste autrichien Michael Glawogger décédé le 23 avril dernier à l’âge de 54 ans, cette œuvre qui exhale la douleur de l’adieu se réfère à Franz Kafka et son Prométhée et se fonde sur la mémoire. Malgré sa complexité assumée, cette partition de neuf minutes qui ne laisse jamais l’auditeur en repos ne le perd jamais, le portant au contraire à l’écoute et à la concentration, ne cessant de solliciter son attention et sa sensibilité grâce à une expressivité à fleur de peau, ce qui est la marque d’Olga Neuwirth. Parfaitement assimilée par Antoine Tamestit, Weariness Heals Wounds a immédiatement conquis par sa force et par son acuité, et tient de fait indubitablement du chef-d’œuvre.

Garth Knox (né en 1956) et sa viole d'amour. Photo : (c) Daniel Vass / ECM Records

C’est sur une pièce ambitieuse que la seconde partie du concert de jeudi a été amorcée. Seconde création mondiale de la soirée, fruit d’une commande du Festival d’Automne à Paris, dédiée à Antoine Tamestit, cette œuvre de douze minutes a été composée par Garth Knox (né en 1956) pour viole d’amour et alto, Footfalls and Echoes: homage to Luigi Nono(Pas et échos : hommage à Luigi Nono). Altiste du Quatuor Arditti de 1990 à 1997 après avoir été pendant sept ans membre de l’Ensemble Intercontemporain, Knox n’a pas travaillé avec Luigi Nono, mais il a pu longuement creuser les arcanes de la pensée créatrice de son aîné en jouant souvent son chef-d’œuvre, le quatuor à cordes Fragmente-Stille, an Diotima (1979-1980). Footfalls and Echoes s’inspire de cette dernière partition ainsi que de Hay que caminar, soñando pour deux violons (1989), deux œuvres où Nono s’appuie sur la même échelle énigmatique qu’utilise Giuseppe Verdi dans l’Ave Maria de ses Quatre Pièces Sacrées (do-ré bémol-mi-fa dièse-sol dièse-la dièse-si-do) et qui termine l’œuvre ultime de Nono sur douze secondes de silence l’archet restant suspendu au-dessus des cordes. Pour sa partition, exécutée en dix-sept minutes au lieu des douze minutes annoncées dans le programme, le compositeur irlandais a choisi non pas deux violons ni deux altos, mais deux altistes, l’un tenant bel et bien un alto, tandis que l’autre se voit confier une viole d’amour dont les cordes sympathiques instillent un son caractéristique d’écho qui donne la seconde partie du titre de la pièce de Knox, la première (Footfalls, qui renvoie aussi à Four Quartets de T. S. Eliot) étant due au fait que les deux musiciens se meuvent dans l’espace scénique, l’altiste davantage que le violiste, ce dernier étant relié par un fil à des haut-parleurs qui amplifient la résonance en « grossissant » le son émis par la caisse de son instrument. Onze pupitres sont disséminés sur le plateau, les trois du fond étant réservés à la viole d’amour, qui est la première à jouer, autant de l’archet que de la pédale amplificatrice de résonances, seule sur la scène annonçant, en lui tissant un tapis de sons, la venue de l’alto qui la rejoint quelques dizaines de secondes plus tard en s’exprimant depuis la coulisse où il repartira à la fin de l’œuvre, laissant la viole conclure seule en rebondissant sur la résonance de l’alto. Au début de son itinéraire, l’alto dialogue face à face avec la viole d’amour puis se lance dans un parcours qui le conduit de pupitre en pupitre comme autant d’étapes d’un voyage à travers l’espace, se faisant toujours plus vivant et charnel au cours du développement de l’œuvre, l’instrument semblant se personnifier dans le corps de l’instrumentiste.

Luigi Nono (1924-1990). Photo : DR

Comme pour amplifier la présence désincarnée de Luigi Nono (1924-1990), ce n’est pas une œuvre sur instrument « live » qui a été programmée mais une pièce sur bande magnétique projetée par dix haut-parleurs équitablement répartis pour la stéréophonie, comme si l’âme de Nono s’exprimait depuis l’Au-Delà diffusée à travers l’enceinte de l’Amphithéâtre de l’Opéra-Bastille. Une œuvre dédicace de 1974 intitulée Für Paul Dessau, compositeur hambourgeois collaborateur de Bertolt Brecht à Berlin-Est mort en 1979 à l’âge de 84 ans. Ce morceau de sept minutes est le reflet d’une époque où le montage de discours était en vogue, à l’instar de Bernd Aloïs Zimmermann dans son Requiem pour un jeune poète (1967-1969) ou de Luciano Berio dans sa Sinfonia(1968) pour ne citer qu’eux. Sur fond de grondements instrumentaux dominés par des accords de piano, des textes ayant pour thème central la lutte internationale, d’où émergent les voix d’Ernst Thälmann, communiste allemand mort à Buchenwald en 1944, de Patrice Lumumba, premier ministre du Congo assassiné en 1961, du Che Guevara et de Fidel Castro, Nono revendique dans ces moments enregistrés sa foi en la force de l’art et du combat pour libérer l’homme de l’oppression économique, politique et sociale.

Heinz Holliger (né en 1939). Photo : DR

Les Drei Skizzen (Trois Esquisses)pour violon et alto de Heinz Holliger (né en 1939) ont conclu avec une force introspective ce programme-hommage à Luigi Nono. Composées en 2005-2006, créées le 22 juin de l’année suivante à Aldeburgh par Thomas Zehetmair et Ruth Killus à qui elles sont dédiées, ces trois pièces d’une durée totale de douze minutes alternent mouvements vifs et lent, l’alto étant réglé en scordaturaun demi-ton plus aigu que la normale (do bémol-la bémol-mi bémol-si bémol), à l’instar de la Symphonie concertante de Mozart dont elles devaient constituer à l’origine un bis.

Carolin Widmann. Photo : DR

La première Esquisse, Pirouettes harmoniques, la plus développée, est fluide et tourne paisiblement pour laisser s’exprimer les harmoniques naturelles des instruments, passant d’un archet à l’autre de façon hypnotique. La deuxième, Danse dense, la plus courte, est une course frénétique où les deux instruments jouent telle une partie de ping-pong sur l’effet de rebond sur un nuancier allant crescendo. La troisième, Cantique à six voix, convoque l’ubiquité des deux instrumentistes, qui deviennent six, chacun jouant de deux voix sur les cordes de leur instrument et de leur propre voix, sur un chant planant du début à la fin sur la lettre « a » en se faisant face. Les sonorités lumineuses et liquides du violon de Carolin Widmann se sont combinées avec grâce et onctuosité dans celles, charnues et moelleuses, de l’alto d’Antoine Tamestit, concluant avec flamme ce passionnant concert à la gloire de l’alto.


Bruno Serrou

Le sobre Journal d’un disparu de Leoš Janáček d’Alain Planès et Christian Rizzo présenté par l’Opéra de Lille

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Lille, Opéra de Lille, mercredi 12 novembre 2014

Leoš Janáček (1854-1928), le Journal d'un disparu. Alain Planès (à gauche) et Paul O'Neill (à droite). Photo : (c) Frederic Lovino

Treize ans après l’avoir dirigé du piano au Festival d’Aix-en-Provence dans une mise en scène de Claude Régy, Alain Planès retrouve dans nouvelle production de Christian Rizzo créée mercredi à l’Opéra de Lille le Journal d’un disparu de Leoš Janáček, l’un de ses compositeurs favoris qu’il défend depuis les années 1970. 

Leoš Janáček (1854-1928) et Kamila Stösslová (1891-1935). Photos : DR

Composé en 1917-1919 par un Leoš Janáček sexagénaire amoureux d’une femme mariée de trente-huit ans sa cadette, Kamila Stösslová, le Journal d’un disparu est venu à l’esprit du compositeur à la suite de la lecture, en 1916 dans un quotidien de Brno, sa ville natale capitale de la Moravie, d’un récit publié sous forme de feuilleton en dialecte valaque. Ce texte conte le voyage initiatique d’un jeune paysan, Janík, dont la vie est bouleversée par la rencontre d’une jeune tzigane Zefka dont il tombe éperdument amoureux et qui finira par partir de son village avec elle et leur bébé. Ce texte retrouve ainsi l’esprit de laNuit transfigurée du poète autrichien Richard Dehmel illustrée en 1904 par Arnold Schönberg sous forme de sextuor à cordes. Cette œuvre rare et intense du compositeur morave explore les bouleversements les plus intimes de l’être et célèbre l’ouverture à l’autre, à l’amour, à la vie nouvelle. Janáček s’est projeté de façon évidente dans le personnage du paysan, et a de ce fait éprouvé la nécessité de faire apparaître la femme aimée dans le cours de son cycle. Cette partition atypique dans sa forme en vingt-deux numéros qui réunit ténor, contralto, trois voix de femmes et piano bouleverse les règles des recueils de mélodies et de l’opéra qu’elle agrège. Elle commence en effet tel un cycle de lieder, mais, en son centre, le ténor-narrateur instaure un dialogue avec la jeune femme, avant de lui céder la place puis de la retrouver, entrant ainsi de plain-pied dans le domaine du drame, donc du théâtre lyrique - des indications de mise en scène succinctes dans la partition incitent dès 1926 à une production scénique -, avant de se retrouver de nouveau seul puis de décider de la rejoindre.

Façade de l'Opéra de Lille et le calicot portant le titre le Journal d'un disparu. Photo : Bruno Serrou

Janáček compose la première version de ce chef-d’œuvre, aussi puissant qu’original, en trois vagues successives, août 1917, avril 1918 et février-juin 1919. Sitôt après l’avoir reportée au propre, il met la partition de côté pendant plusieurs mois. Lorsqu’il finit par mettre l’ouvrage en répétition, constatant combien la partie de ténor est excessivement aiguë, il en réécrit la partie et entreprend la transposition pour voix de contralto des numéros IX à XI. La création de la version révisée est donnée à Brno le 18 avril 1921. Une version scénique de cette œuvre de moins d’une quarantaine de minutes est donnée dès 1926 à Ljubljana, non sans justifications, puisque la partition imprimée sous le contrôle de Janáček porte des indications dramaturgiques. Musicalement, l’ouvrage commence de façon impressionniste pour tendre peu à peu à l’expressionnisme, le ton évoluant dans le cours du développement du cycle. Entre allégorie et récit, carnation et spiritualité, le spectacle conçu et réalisé par Christian Rizzo est d’une humilité qui confine à l’introspection, mais sa scénographie réalisée avec Frédéric Casanova met en jeu des mobiles en bois de formes rectangulaires aux volumes pleins ou évasés comme des barreaux d’une prison qui suggèrent l’enfermement tout en laissant percer l’air et la lumière, poussés par des figurants et sur lesquels sont projetés des images de forêts et de plaines, ce qui donne à la musique un écrin qui lui permet de rebondir et de respirer comme les êtres vivants chantés par Janáček.

Leoš Janáček (1854-1928), décor de Chrtistian Rizzo et Frédéric Casanova pour le Journal d'un disparu à l'Opéra de Lille. Photo : (c) Bruno Serrou

Hybride de la mélodie et de l’opéra, comme la Damnation de Faustde Berlioz l’est de la symphonie avec voix, de l’oratorio et de l’opéra, le Journal d’un disparu, que d’aucuns ont pu orchestrer (1), ne peut être donné seul, en raison de sa brièveté, ses trente-cinq minutes ne suffisant pas pour occuper une soirée entière. Alors qu’en 2011 au Théâtre de l’Athénée, Christophe Crapez, qui en était à la fois l’interprète principal, le directeur musical et le metteur en scène, avait ajouté en prologue le mouvement initial de la Sonate 1.X.1905 et un extrait du recueil Sur un sentier broussailleux, avant de glisser vers l’opéra, Alain Planès et Christian Rizzo ont choisi d’introduire le Journal d’un disparu, fruit de la pleine maturité de Janáček qui y chante la vigueur paysanne et l’amour absolu, sur des pages chorales a capella d’inspiration populaire tirées des divers recueils que le compositeur morave a harmonisés, notamment pour chœurs d’hommes collectés en dialectes laques, moraves, slovaques et valaques. Ces pièces rarement programmées, sont pourtant du pur Janáček. Ce dernier connaît en effet parfaitement la forme chorale, puisqu’il a été formé enfant au sein du chœur du monastère des Augustins de Brno où son père l’avait placé comme élève à l’âge de 11 ans. Plus tard, il dirigera la Société chorale des travailleurs de cette même ville. Les neuf chœurs pour seize voix d’hommes a capella sélectionnés pour le spectacle lillois chantent les saisons, la nature, la guerre et l’amour, tous ces composants gouvernant le Journal d’un disparu conçu pendant la Première Guerre mondiale, plongeant ainsi la soirée entière dans le mémorial du centenaire du premier grand cataclysme du XXe siècle.

Leoš Janáček (1854-1928), le Journal d'un disparu (partie chorale du spectacle), Chœur de l'Opéra de Lille. Photo : (c) Frederic Lovino

Ces superbes pièces pour chœur, malheureusement perturbées par le déplacement incessant d'éléments de décors, ont permis d’apprécier la qualité d’ensemble de l’effectif masculin du Chœur de l’Opéra de Lille, qui, malgré de légères défaillances côté ténors et de très infimes décalages, a fait preuve d’une homogénéité, d’une précision, d’une compréhension des textes brillamment articulés malgré les pièges inhérents aux dialectes mis en musique par Janáček, attestant ainsi du travail minutieux effectué sous la direction de son chef de chœur, Yves Parmentier. Tandis que le chœur et son chef s’effacent vers les coulisses en passant sans bruit à l’avant-scène, instaurant une sorte d’interlude entre la voix pure brossant des saynètes musicales pour chœur d’hommes sans accompagnement et la voix dialoguant avec un instrument, Alain Planès se lance seul sur un Steinway de concert installé sans couvercle sur une estrade côté jardin, dans un extrait du cycle de quinze pièces pour piano regroupées en deux recueils intitulé Sur un sentier broussailleux que Janáček a composé entre 1901 et 1911. Le pianiste a porté son dévolu sur le quatrième des douze morceaux du premier volume, Frýdecká panna Maria (la Vierge deFrýdeck), tout de piété populaire fondée à parité sur un choral et sur un chant rustique.


Leoš Janáček (1854-1928), le Journal d'un disparu. Marie Karall (Zefka) et Paul O'Neill (Janik). Photo : (c) Frederic Lovino

Après une courte pause comme s’il s’agissait du passage d’un mouvement à un autre, et tandis que des figurants-machinistes le chef recouvert d'un large chapeau poussent les panneaux de bois pour les réunir en fond de plateau afin de former un écran sur lequel vont être projetées des images de champs et de forêts, Alain Planès plaque les premiers accords secs contenant l’essentiel du matériau thématique de l’œuvre, un simple motif de quarte juste suivie d’une seconde majeure, introduisant le premier chant du ténor-narrateur, « J’ai rencontré une jeune tzigane »

L’action se déploie dans un décor nu construit par Christian Rizzo à partir de la seule estrade d’où le piano s’exprime, et des éléments mobiles utilisés dans la partie chorale faits du même bois blond que celui de l’estrade et du plancher. Une ouverture en fond de plateau à cour se forme pour laisser apparaître puis disparaître la contralto et le chœur féminin à trois voix, et, à l’instar du ténor - Paul O’Neill, sobre mais à la présence impressionnante et au chant impérial -, le spectateur est saisi par la superbe apparition de la Tzigane Zefka - Marie Karall à la noble stature et aux graves de velours -, qui enflamme le cœur du héros mais laisse froides les trois choristes (Donatienne Milpied, Anne-Cécile Laurent, Charlotte Baillot, pourtant parfaites), tandis que la musique de Janáček atteint des sommets de lyrisme. Le tout est porté avec onirisme par Alain Planès qui, exaltant une palette de couleurs infinies, magnifie la partition de Janáček à laquelle il donne la densité et l’infinie richesse de l’écriture orchestrale si pleine d’énergie, de tensions et de sensualité qui font la griffe du compositeur morave.

Cette production de l’Opéra de Lille consacrée à des œuvres exigeantes mais d’un lyrisme bouleversant démontre que l’on peut réaliser un spectacle puissant et profond, avec des moyens limités - même si les déplacements de panneaux finissent par être abusifs -, sans tendre pour autant au misérabilisme. Au point d’ailleurs que le beau théâtre qu’est l’Opéra de Lille était archi-comble, le soir de la première, d’un public concentré et de toute évidence au fait de ce à quoi il était en train d’assister, tant l’écoute était éminemment attentive. 

Bruno Serrou

1) Claudio Abbado a enregistré en 1987 avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin une version réalisée en 1943 par le chef d’orchestre Ota Zitek et par l’ancien copiste de Janáček, Václav Sedláček (DG 427 313-2), tandis que l’Opéra de Paris retenait celle de Gustav Kuhn en janvier 2007 pour la production de La Fura dels Baus

Les deux opéras de Benjamin Britten inspirés d'Henry Jamesmagistralement réunis en diptyque au Capitole de Toulouse

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Toulouse, Théâtre du Capitole, vendredi 21 novembre 2014


Réunir les deux opéras que Benjamin Britten (1913-1976) a tirés d’autant de nouvelles d’Henry James (1843-1915) adaptées pour le compositeur britannique par son compatriote Myfanwy Piper, qui réalisera également le livret de Mort à Venise d’après Thomas Mann, tenait de la gageure. C’est pourtant ce que le Théâtre du Capitole de Toulouse a hardiment entrepris, au risque de la désertion de sa salle, mais qu’il a magnifiquement réussi. Le célèbre théâtre lyrique toulousain a en effet porté son dévolu sur deux opéras en deux actes, Owen Wingrave op. 85 et The Turn of the Screw (le Tour d’écrou) op. 54. Chacun de ces ouvrages est judicieusement considéré à Toulouse comme un acte d’une heure trente minutes d’un diptyque consacré à la famille, à l’enfance, à l’innocence, aux spectres et à la mort. Donnés dans un ordre inverse à celui de leur genèse, les deux ouvrages pénètrent en outre dans le non-dit, l’incommunicabilité.

Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. Dawid Kimberg (Owen Wingrave). Photo : (c) Monika Rittershaus

Owen Wingrave

Owen Wingrave, opéra en deux actes op. 85 sur lequel s’ouvre le spectacle toulousain, est le pénultième ouvrage scénique du compositeur britannique. Composé au tout début des années 1970, cet ouvrage est le résultat d’une commande de la chaîne de télévision BBC Two, qui le diffusa pour la première fois le 16 mai 1971. Deux ans plus tard, le 10 mai 1973, à l’expiration du contrat d’exclusivité de la BBC et peu avant la création de l’ultime Mort à Venise, Owen Wingrave est porté à la scène par le Royal Opera House Covent Garden de Londres avec la même distribution que celle réunie par la télévision. Reflet de l’antimilitarisme ardent de Britten, pacifiste si convaincu qu’il devint objecteur de conscience, cet ouvrage, à l’instar du WarRequiem op. 66 de 1961, dénonce l’aveuglement des militaires et l’inutilité des carnages suscités par les conflits armés, cela dans le contexte de la Guerre du Viêt-Nam. 

Benjamin Britten (1913-1976), Owen WingraveRichard Berkeley-Steele (Général Sir Philip Wingrave), Kai Rüütel (Kate Julian), Elisabeth Meister (Miss Wingrave), Steven Ebel (Lechmere), Janis Kelly (Mrs Coyle), Steven Page (Spencer Coyle), Elizabeth Cragg (Mrs Julian), Dawid Kimberg (Owen Wingrave). Photo : (c) Monika Rittershaus

Le livret est centré sur le conflit au sein de la famille Wingrave à la longue tradition soldatesque entre un héritier qui n’entend pas endosser l’uniforme et sa propre famille, qui le suspecte de lâcheté et l’accule à la mort, après que sa promise l’ait mis au défi de s’enfermer pour la nuit dans une chambre hantée dans le but de prouver son courage. Cet argument engendre un débit musical vif et dramatique, avec une vocalité à prédominance de récitatif, tandis que dans la fosse un orchestre réduit mais relativement fourni en cordes et percussion, avive le lyrisme, les non-dits et la détermination du héros.   

Benjamin Britten (1913-1976), Owen Wingrave. (de gauche à droite) Elisabeth Meister (Miss Wingrave), Steven Ebel (Lechmere), Kai Rüütel (Kate Julian), Janis Kelly (Mrs Coyle). Photo : (c) Monika Rittershaus

Dès l’ouverture de la production toulousaine à rideau fermé défile un trombinoscope familial des figures militaires d’une famille de tous temps vouée aux armes en remontant jusqu’au Moyen-Âge. La scénographie splendide de Kaspar Glarner, qui signe des décors aux plans resserrés et d’une diversité cinématographique et de seyants costumes, exalte la vérité toute cinématographique de la mise en scène de Walter Sutclife, qui, pour sa reprise de l’ouvrage de Britten qu’il avait abordé une première fois à Francfort-sur-le-Main en 2010, a peaufiné une direction d’acteur au cordeau. Les neuf chanteurs que compte la distribution donnent à l’ouvrage sa terrifiante intensité, sans la moindre faiblesse. Le baryton sud-africain Dawid Kimberg campe un Owen Wingrave déchirant d’intensité et de fermeté, dans ses convictions comme dans sa voix, d’une solidité et au grain d’airain. Le baryton britannique Steven Page est un oncle-instructeur Spencer Coyle rigide et froidement belliqueux dont la pensée évolue peu à peu vers l’admiration pour son neveu. Le ténor londonien Steven Ebel est un ami Lechmere peu assidu et finalement amoral, la mezzo-soprano Kai Rüütel une Kate Julian, fiancée d’Owen Wingrave, déterminée et cupide mais la voix est un brin trop puissante, tandis que les parents Wingrave (Elisabeth Meister et Richard Berkeley-Steele) sont désespérement droits dans leurs bottes.

Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the ScrewFrancis Bamford (Miles), Lydia Stables (Flora), Anne-Marie Owens (Mrs Grose), Anita Watson (La Gouvernante). Photo : (c) Patrice Nin

The Turn of the Screw

Plus présent sur la scène lyrique française qu’OwenWingrave, opéra de chambre fascinant écrit sur un livret du même Myfanwy Piper d’après la nouvelle éponyme de Henry James publiée en 1898 au climat cauchemardesque (deux enfants sont la proie de deux spectres malveillants) qui a été créé au Teatro La Fenice de Venise le 14 septembre 1954 dans le cadre de la Biennale, The Turn of the Screw plonge dans une atmosphère où la tension monte d’un cran au fil de ses seize scènes, comme autant de tours d’écrou, jusqu’à la mort de l’un des chérubins. La partition de Britten est particulièrement novatrice, avec son orchestre étonnamment coloré et mouvant malgré son effectif limité à treize instruments, soit plus de deux fois moins fourni que celui d’Owen Wingrave. Ici, ce sont les timbales, le cor anglais et les cloches-tubes qui tiennent une place prépondérante, alors que dans l’autre ouvrage ce sont la harpe et le violoncelle.

Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the ScrewJanis Kelly (Miss Jessel), Lydia Stables (Flora), Anne-Marie Owens (Mrs Grose), Anita Watson (La Gouvernante). Photo : (c) Patrice Nin

Dans des décors se situant dans la continuité de ceux conçus par le même Kaspar Glaner pour Owen Wingrave mais avec des focales plus larges (la niche de la séquence dans le compartiment du train qui conduit la Gouvernante vers la propriété de Bly est de ce point de vue exemplaire), la conception de Walter Sutclife de The Turn of the Screw est d’une redoutable efficacité dramatique, la tension ne cessant de se serrer au fil du développement de l’action, jusqu’au tragique dénouement qui dit combien le monde des adultes est déshumanisé, au point que l’on compatit à la désolation du fantôme de l’ex-valet Peter Quint obligé d’abandonner à la mort le petit Miles qu’il avait réussi à mettre sous sa coupe funeste. La distribution est sans faille, menée par la touchante Gouvernante d’Anita Watson, soprano australienne éminemment prometteuse. A ses côtés, l’ardent narrateur / Peter Quint du ténor américain Jonathan Boyd, la prévenante Mrs Grove de la mezzo-soprano anglaise Anne-Marie Owens et la fébrile Miss Jessel de la soprano écossaise Janis Kelly - Mrs Coyle dans Owen Wingrave leur donnent une réplique idoine. Mais il convient de saluer avant tout la remarquable prestation des deux adolescents, Francis Bamford (12 ans) dans le rôle de Miles, et Eleanor Maloney (13 ans) dans celui de Flora, qui s’avèrent à la fois excellents chanteurs et parfaits comédiens.

Benjamin Britten (1913-1976), The Turn of the ScrewJonathan Boyd (Peter Quint), Janis Kelly (Miss Jessel). Photo : (c) Patrice Nin

David Syrus et l’Orchestre National du Capitole de Toulouse

Dans la fosse, le chef britannique David Syrus, connaisseur de la musique de Britten ainsi que de l’acoustique du Théâtre du Capitole où il a dirigé la Clémence de Titus de Mozart et Albert Herring de Britten, porte avec enthousiasme, élégance et onirisme les deux œuvres dont il met en évidence la filiation et la diversité tout en sollicitant sans faiblir les instrumentistes de l’Orchestre du Capitole de Toulouse qui attestent trois heures durant d’une virtuosité infaillible, motivant une écoute fervente du public, étonnamment peu nombreux vendredi, soir de la première. Ce qui démontre combien il reste à faire pour que la musique de Benjamin Britten s’impose définitivement en France.

Bruno Serrou


Deux créations au Théâtre des Bouffes du Nord, un opéra de FrédéricVerrières, "Mimi", et le Quatuor à cordes n° 3 de François Meïmoun

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Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, mercredi 19 et lundi 24 novembre 2014

Frédéric Verrières (né en 1968), Mimi. Photo : (c) Victor Tonelli - Artcomart

Le Théâtre des Bouffes du Nord est en passe de devenir la salle la plus ouverte à la création musicale contemporaine de la place de Paris. La promiscuité du public et des musiciens est exceptionnelle, si bien que l’écoute pousse à l’intimisme, avec les interprètes et avec les œuvres jouées. L’acoustique est chaude, à condition que le fond du plateau soit occupé par des instrumentistes ou caché par un rideau, sinon le son tend à se disperser et à se perdre dans les hauteurs… En moins d’une semaine, ce lieu rendu célèbre par Peter Brook a offert l’opportunité d’entendre deux œuvres paradoxales péchant par excès d’encrage de l’air du temps, la première puisant sans vergogne dans la musique populaire, voire la muzak, la seconde dans la tradition savante française…

Frédéric Verrières (né en 1968), Mimi. Photo : (c) Victor Tonelli - Artcomart

Mimi de Frédéric Verrières

Comme il l’a fait en avril 2011 pour le premier, The Second Woman, le Théâtre des Bouffes du Nord a commandé et produit le deuxième opéra de Frédéric Verrières (né en 1968), Mimi sous-titré à l’instar de la pièce d’Henry Murger (1822-1861) dont le livret s’inspire Scènes de la vie de bohème. A l’instar de The Second Woman, libre adaptation du film Opening Night (1977) de John Cassavetes, Mimi est une transposition libre du célébrissime chef-d’œuvre de Giacomo Puccini (1858-1924), La bohème(1892-1895). C’est la même équipe qui signe la réalisation de cette Mimi, du compositeur à l’ensemble instrumental, Court-Circuit, en passant par le librettiste, Bastien Gallet, le chef d’orchestre, Jean Deroyer, le metteur en scène, Guillaume Vincent, et les scénographes, James Brandily pour le décor, Fanny Brouste pour les costumes et Sébastien Michaud pour les lumières.

Frédéric Verrières (né en 1968), Mimi. Camélia Jordana (Mimi 1). Photo : (c) Victor Tonelli - Artcomart

N’ayant pas, lorsqu’il puisa son inspiration dans le cinéma, de musique particulière comme modèle possible, la bande de Bo Harwood étant sans saveur particulière, Verrières avait ouvertement puisé pour The Second Woman dans le répertoire, de Haendel à Berg, en passant par Verdi et Puccini... Un Puccini évidemment omniprésent dans Mimi, tour à tour traité avec révérence, métamorphosé par des pots-pourris, écartelé, déformé jusqu’à être plus ou moins reconnaissable, passant des chanteurs à l’orchestre puis aux haut-parleurs diffuseurs d’enregistrements historiques, exploitant notamment la voix de Luciano Pavarotti sans le moindre traitement mais sèchement fractionnée. Le découpage de Mimi est fidèle à celui de La bohème, mais les trois actes s’enchaînant sans interruption, séparés seulement par des scènes de genre aux attributs bouffes et au tour de cabaret. 

Frédéric Verrières (né en 1968), Mimi. Camélia Jordana (Mimi 1). Photo : (c) Victor Tonelli - Artcomart

Comme le titre l’indique, c’est sur le personnage de Mimi qu’est centrée l’action, au point d’être dédoublé, tandis que celui de Musette se voit développé, alors qu’apparaît curieusement un personnage venu d’Alban Berg, l’homosexuelle comtesse Geschwitz venue de Lulu (1929-1935), synthèse d’un diptyque de Frank Wedekind écrit entre 1895 et 1902, c’est-à-dire au moment où l’opéra de Puccini était en train de naitre. Les hommes, représentés par les seuls Rodolphe et Marcel, sont réduits à la portion congrue. Moins raffiné et spirituel que celui de The Second Woman, pourtant signé par le même Bastien Gallet, le livret de Mimi est plus contraint, moins spontané et imaginatif, à l’instar de la partition, trop systématiquement emplie du modèle et, lorsqu’elle parvient à s’en libérer, trop encline à aller dans le sens du vent, avec un usage excessif et laborieuse du rock et de la pop’, voire de la variété la plus commerciale, dance music, techno-punk, remix et autres qualificatifs dont la liste n’est pas limitative.

Frédéric Verrières (né en 1968). Photo : DR

Bref, considérant la réussite de The Second Woman, j’avoue ma déception, qui est grande, face à cette Mimi fatras et foutras qui se déploie dans un décor du même acabit dont l’assise est constituée de matelas de tout gabarit sur lesquels se meuvent les protagonistes avec plus ou moins d’aisance, entourés d’un monceau d’accessoires en tout genre, d’une Vierge venue de Lourdes à un train avant d’Austin Morris et à des écrans de télévision diffusant diverses captations scéniques de La bohème de Puccini, tandis que la mise en scène de Guillaume Vincent est plus proche de la farce potache que de l’humour véritable, de la dérision et de la réflexion sur l’amour. Seule Caroline Rose, voix rauque façon Nina Hagen star de l’émission populaire de TF1 The Voiceen walkyrie dézinguée meneuse de revue au fort accent allemand, est irrésistible. Il convient également de relever la prestation de la chanteuse pop’ Camélia Jordana, « révélation » d’une autre émission grand public, Nouvelle Star de M6, qui surprend elle aussi par son naturel et le plaisir évident qui émane de sa personne en brune Mimi 1 à la voix caverneuse.

Frédéric Verrières (né en 1968), Mimi. Photo : (c) Victor Tonelli - Artcomart

A leurs côtés, des chanteurs lyriques, Pauline Courtin en Musette à la voix bien en place, Judith Fa, Mimi 2 plus gracile et touchante, Christophe Gay, Marcel portant perruque et vêtu d’un short et d’un… marcel gravé des portraits de Manuel Valls et de Fleur Pellerin et portant perruque, et Christian Helmer Rodolphe à la voix caverneuse, tous fluctuant entre voix lyrique et de variétés. En fond de plateau, sur une estrade, l’ensemble Court-Circuit s’illustre dans la partie qui lui est dévolue, sans doute la moins de cet ouvrage, tant elle manque de spontanéité et de personnalité, s’avérant trop « cross over » et se forçant à l’air du temps, mais que Jean Deroyer essaie néanmoins de tirer vers le haut.

Quatuor à cordes n° 3 de François Meïmoun

Le Quatuor Ardeo à l'issue de la création du Quatuor à cordes n° 3 de François Meïmoun. Photo : (c) Editions Durand-Salabert-Umusic classical

Cinq jours après Mimi, les Bouffes du Nord étaient le cadre de la création du Quatuor à cordes n° 3 de François Meïmoun (né en 1979). A 35 ans, cet élève angevin de Michaël Levinas est un homme particulièrement actif. Editeur, écrivain, compositeur en résidence au Festival de Chaillol,  chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes, auteur d’un nombre déjà conséquent de partitions pour tout type d’effectifs, Meïmoun en est déjà à trois quatuors à cordes, genre pourtant réputé particulièrement difficile et exigeant à concevoir, tant il ouvre aux champs de tous les possibles. Pour ce troisième essai, qu’il a conçu pour les seize cordes du Quatuor Ardeo, avec qui il a été en contact suivi pendant toute la genèse de l’œuvre, et dont les quatre archets se font ici aussi singuliers que fondus en une seule entité, Meïmoun a choisi de prendre pour socle le Quatuor à cordes de Maurice Ravel, dont on distingue clairement la griffe dans le court thème énoncé dès les premières mesures, fluide de matériau et particulièrement chantant, qui se propage tout au long des quinze minutes que dure l’œuvre à la trajectoire d’un seul tenant et joué sans interruption, totalement empreinte de classicisme mais ne négligeant pas les tendances actuelles, du spectral au bruitisme, mais sans saturation. Cette œuvre, dont les timbres et les couleurs sont en mutation continue, reflète un savoir-faire incontestable mais il y manque encore une prégnante originalité et un tempérament absolu que ce jeune compositeur ne tardera assurément pas à acquérir.

François Meïmoun (né en 1979). Photo : (c) François Meïmoun

Le Quatuor Ardeo a donné de cette ce nouvel opus de François Meïmoun une interprétation que l’on peut estimer idéale, les musiciennes s’impliquant sans restriction dans cette partition qu’elles ont jouée après le Quatuor à cordes en la mineur op. 13 que Félix Mendelssohn-Bartholdy a achevé deux mois avant la mort de Beethoven, en 1827. Il s’agit donc ici aussi d’une œuvre de jeunesse, le compositeur hambourgeois étant alors âgé de 17 ans. Les Ardeo, qui alternent les postes de premier et de second violons dont l’une vient de prendre ses fonctions au sein du quatuor, n’ont pas démontré ici une totale cohésion, les timbres des instruments contrastant parfois violemment et manquant de chair, se montrant de temps à autre acides et peu puissants. 


Le Quatuor Ardeo. Photo : (c) Quatuor Ardeo

Ce manque de présence, notable aux violons, a sans doute été dû aux matelas de Mimi rassemblés en un énorme tas derrière l’alto et le violoncelle et qui ont laminé la propagation du son à travers l’espace, alors que celui des deux violons rebondissait sur le cadre de scène et le rideau limitant le plateau. En seconde partie de leur concert, le Quatuor Ardeo a donné une transcription pour seize cordes que François Meïmoun a réalisée des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Mais les quarante-cinq minutes d’exécution prévues et l'heure tardive à laquelle commencent concerts et spectacles aux Bouffes du Nord m’ont empêché d’écouter cette réalisation, me devant de filer à l'anglaise à l'entracte pour attraper le dernier train qui me ramène chez moi depuis la gare de Lyon...

Bruno Serrou

Bernard Haitink, le Chamber Orchestra of Europe et Emanuel Ax ont sublimé le classicisme de Brahms

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Paris, Salle Pleyel, mardi 25 novembre 2014

Bernard Haitink. Photo : DR

Deux ans et demi après leur intégrale des symphonies de Beethoven, la Salle Pleyel a reçu cette semaine Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe dans deux programmes Brahms. L’on sait les affinités du chef hollandais avec l’œuvre de ce dernier qu’il a très souvent dirigée à la tête de grandes phalanges comme les Orchestres du Concertgebouw d’Amsterdam et de la Staatskapelle de Dresde, deux formations dont il a été le patron, et Philharmonique de Berlin dont il est membre honoraire. Ses enregistrements ont indubitablement marqué l’histoire de l’interprétation de ces partitions.

Emanuel Ax. Photo : DR

Ce répertoire, à l’instar de la création beethovenienne, est également familier à cette formation chambriste d’excellence qu’est le Chamber Orchestra of Europe créée en 1981 sous le parrainage de Claudio Abbado et constituée de cinquante-sept musiciens, tous solistes ou membres des orchestres les plus prestigieux venant de toute l’Europe, actuellement basée à Londres. Ce qui a séduit Haitink, conquis par l’expérience acquise avec Beethoven à la tête de cet ensemble, est l’occasion pour lui de renouveler à 85 ans son approche de la somme brahmsienne, loin de l’ampleur sonore et du panel de couleurs des grandes phalanges symphoniques qu’il a dirigées tout au long de sa carrière. Avec un tapis de cordes passant de soixante archets à quarante, la texture de l’orchestre de Brahms est naturellement moins charnel et sombre, mais aussi plus aéré et lumineux, ce qui bien évidemment remet en question certitudes et clichés quant à la surabondance de l’écriture du maître de Hambourg. De petite taille, la stature altière, le pas léger, l’œil pétillant, le sourire aux lèvres, l’élégance faite homme, Bernard Haitink a donné des deux œuvres programmées lundi soir à Pleyel (il avait dirigé la veille les partitions précédentes des deux mêmes genres), les Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si bémol majeur op. 83 et Symphonie n° 4 en mi mineur op. 98 des interprétations aérées et chatoyantes avivées par une dynamique souveraine laissant percer un chant d’une luminosité et d’une humanité transcendante.

Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe. Photo : (c) PKetterer / Lucerne Festival

Ainsi, l’immense chef-d’œuvre qu’est le Second concerto pour piano de Brahms a-t-il été un moment de pur bonheur musical. Emanuel Ax s’est volontiers laissé porter au dialogue avec Haitink et le Chamber Orchestra of Europe, chacun jouant sa partie dans un sens commun avec une qualité d’écoute et de partage qui a suscité une musicalité tenant du prodige. Les solistes du COE ont partagé avec le pianiste polonais un même panache sans fioritures, particulièrement Richard Lester dans le sublime dialogue du piano avec le violoncelle qui a irradié l’Andanted’une brûlante cantilène, ainsi que Jasper De Waal (cor) dès l’entrée de l’Allegro initial, et tous les premiers pupitres des bois (Clara Andraka, flûte, Kal Frömbgen, hautbois, Romain Guyot, clarinette, Matthew Wilkie, basson). La chaleur et l’abnégation partagées qui ont émané de cette interprétation a donné un tour classique à cette partition qui a ainsi remarquablement préludé à la Quatrième symphonie, sans doute la plus classique de ton et de forme de tout l’œuvre orchestral de Brahms. La conception de Haitink, qui a magnifiquement tiré profit des textures souples et décantées de son orchestre, a tendu vers Haydn tout en ménageant une profonde et noble nostalgie, donnant ainsi à cette ultime partition d’orchestre du compositeur une grandeur souveraine, apportant en outre dans les trente-cinq variations de la chaconne finale une clarté et une progression haletante, la flûte solo et les cuivres respirant néanmoins largement, attestant d’une maîtrise exceptionnelle du souffle et des longs phrasés, tandis que le timbalier John Chimes donnait une résonance singulière à la progression de cet hallucinant finale.

Bruno Serrou  

Deux femmes, Olga Neuwirth et Marzena Komsta, crient leur haine de laguerre à l’occasion du centenaire du premier conflit mondial

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Paris, Amphithéâtre de la Cité de la Musique, lundi 10 novembre 2014

Maudite soit la guerre (1914), film d'Alfred Machin (1877-1929) illustré par Olga Neuwirth (née en 1968) avec sa partition A Film Music War Requiem (2014). Photo : DR 

Du 8 au 17 novembre, la Cité de la Musique et la Salle Pleyel ont présenté une deuxième série de concerts consacrée à la guerre et à la paix dans le cadre des célébrations du centenaire de la Guerre de 1914-1918. La veille des cérémonies du 11 novembre qui pérennisent le souvenir de la fin du même premier conflit mondial à l’automne 1918, la Cité de la Musique, en collaboration avec l’ensemble 2e2m et Reims Scène d’Europe, a rassemblé deux créations d’œuvres nouvelles de deux compositrices d’Europe Centrale de la même génération qui sont autant d’appels à la paix dans un monde agressif et déshumanisé.

Marzena Komsta (née en 1970). Photo : (c) Marzena Komsta

Stelfer de Marzena Komsta

La première pièce présentée dans le cadre intime de l’Amphithéâtre de la Cité de la Musique, Stelfer, est de la Polonaise vivant à Paris Marzena Komsta. Née en 1970 à Gdynia non loin de Gdansk dans une famille de cheminots (elle a découvert la musique en jouant enfant avec les verres des voitures restaurants où ses parents travaillaient), Marzena Komsta a été remarquée à l’Académie Chopin de Varsovie par Witold Lutoslawski, qui lui a attribué en 1993 une bourse personnelle et l’a recommandée à Philippe Manoury dont elle est devenue l’élève au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon. En 1996, elle s’est installée à Paris où elle a suivi une formation doctorale en musique et musicologie du XXe siècle à l’IRCAM/EHESS/CNRS/Sorbonne. En 2003, elle est lauréate de la Villa Médicis hors les murs Villa Kujoyama à Kyoto.

Commande de l’institut Adam Mickiewicz pour l’ensemble 2e2m, Stelfer (anagramme de Reflets) est son vingt-troisième opus. Chose rare dans sa création, cette partition d’un quart d’heure fait abstraction de tout élément électronique et d’informatique en temps réel, à l’exception d’une guitare électrique au sein d'un effectif réunissant, outre cette dernière, clarinette, trompette, trombone, percussion, violon, alto et violoncelle. Dans cette grande variation de quinze minutes où les idées ne cessent de se métamorphoser, « filtrées par la perception, la sensibilité, le passé, le présent, le contexte [qui] créent un nouveau monde parallèle » (M. Komsta), l’on retrouve l’inaltérable puissance énergétique propre à la compositrice et la virtuosité instrumentale qui est la marque de son écriture, avec ses flamboyances hardies non dépourvues d’âpreté et de grincements. Au total, une œuvre qui ne laisse pas indifférent et que l’on souhaiterait pouvoir réécouter au plus vite.

Olga Neuwirth (née en 1968). Photo : (c) Olga Neuwirth

A Film Music War Requiem d'Olga Neuwirth

Signée Olga Neuwirth (née en 1968), la seconde pièce du concert illustre un film muet d’anticipation de quarante-trois minutes, Maudite soit la guerre, tourné en Belgique en 1914, quelques semaines avant le début du conflit de 1914-1918, par le réalisateur français Alfred Machin (1877-1929). Sa poignante et prémonitoire action évoque dans le contexte d’une guerre entre deux puissances imaginaires, la rivalitéde deux aviateurs, et montre des batailles de biplans, triplans et dirigeables opposant deux amis de nationalités indéfinies différentes qui s’opposent en combats aériens. Au terme d’une poursuite au cours de laquelle l’un se réfugie dans un moulin, ce dernier est tué par son ami-ennemi, qui, devenu officier, demandera la main de la sœur du soldat mort. Celle-ci découvrira que son fiancé est en fait l’assassin de son frère. Pour fuir cet amour devenu impossible, elle se refugie dans un couvent où elle passera le restant de ses jours… 

L'Ensemble 2e2m et Pierre Roullier devant le film d'Alfred Machin Maudite soit la guerre jouant la musique d'Olga Neuwirth A Film Music War Requiem. Photo : (c) Markus Sepperer

Olga Neuwirth, dont nous avons écrit dans ce même blog voilà quelques jours tout le bien que nous avons pensé de sa dernière création donnée le 6 novembre dans le cadre du Festival d’Automne à Paris (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/11/antoine-tamestit-et-lalto-en-majeste-in.html), frappe de nouveau un grand coup en livrant une partition somptueuse, dramatique et contrastée qui en fait un troublant joyau. Passionnée de littérature, de théâtre et de cinéma, auteur d’œuvres souvent multimédia s’appuyant sur la vidéo, la lumière et tout dispositifs scéniques imaginables, la compositrice autrichienne ne cherche pas dans sa nouvelle partition pour neuf instrumentistes (clarinette, trompette, trombone, synthétiseur/échantillonneur, percussion, guitare électrique, violon, alto, violoncelle) qu’elle a intitulée A Film Music War Requiem, à illustrer les images d’Alfred Machin ni à les commenter, mais exprime à travers sa musique qui prend ses distances avec ce qui est projeté en usant notamment de citations qui surlignent le côté patrimonial de ce film centenaire et suscitent des sourires entendus du côté du public, au risque parfois d’une objectivité glaciale, mais exprimant de façon confondante le non-dit, la profondeur des sentiments, la stupidité de la guerre et des hommes, la tragédie de la trahison, renforçant les relations étroites entre sale guerre et guerre héroïque, magnifiant la douceur de la paix et la tendresse féminine, scrutant, malgré cette probité, jusqu’au plus profond de l’être, autant celui des personnages du film de Machin que celui du spectateur/auditeur.

Pierre Roullier et l'Ensemble 2e2m devant le film d'Alfred Machin Maudite soit la guerre jouant la musique d'Olga Neuwirth A Film Music War Requiem. Photo : (c) Markus Sepperer

Sous la direction concentrée de Pierre Roullier, l’Ensemble 2e2m sert avec une sensibilité et une maîtrise instrumentale incontestable les deux œuvres, participant sans faillir à leur dramatisation, particulièrement dans le film de Machin où les neuf musiciens ont été autant d’acteurs de l’action.

Bruno Serrou

Théâtre de l'Archipel de Perpignan, Aujourd’hui Musiques ou l’audace consubstantielle à la musique

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Perpignan, Festival Aujourd’hui Musiques, Théâtre de l’Archipel, samedi 15 et dimanche 16 novembre 2014

L'affiche Aujourd'hui Musiques 2014. Photo : (c) Bruno Serrou

Si les festivals fleurissent l’été, ceux de musique contemporaine préfèrent l’automne. Après Musica à Strasbourg et parallèlement au Festival d’Automne à Paris, deux manifestations essaiment le pourtour méditerranéen en novembre, Manca à Nice et Aujourd’hui Musiques à Perpignan. La vingt-troisième édition de cette dernière manifestation s’ouvre ce 14 novembre pour une semaine de « découvertes, d’audace et d’innovation musicale sous toutes les formes ». « L’audace est vertu ; sans elle, pas de démarche artistique, allègue le compositeur Pierre Jodlowski. Pas de table rase, mais bousculons formes et conventions. La normalisation suscite la confusion, le divertissement prenant le pas sur la création. La provocation ne m’intéresse pas comme telle, mais il faut introduire de la subversion. Fait de société, la musique envahit gares, restaurants, parkings, nivelle l’exigence et l’attention, bloque l’écoute au-delà de trois minutes de couplet-refrain. La question fondamentale est la place du créateur dans le monde moderne ; l’expérimentation a-t-elle sa place aujourd’hui ? Parmi les solutions, les associations avec plasticiens, cinéastes, chorégraphes... » 

Perpignan, Théâtre de l'Archipel, salle Le Grenat. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est aussi la préoccupation de nombreux interprètes, à l’instar du percussionniste Philippe Spiesser, qui travaille sur le projet 3 Kinects avec l’IRCAM tentant de repousser les techniques du jeu et du son grâce à la virtualité. « L’audace d’une interprétation c’est tenter des possibilités nouvelles en suivant l’exemple des grands maîtres, comme Glenn Gould, qui a eu le cran de donner de nouvelles dimensions à Bach en se lançant à fond dans sa quête au point de devenir une référence. C’est ce qui fait avancer les musiciens de notre temps. Sans elle, il me manquerait une part de moi-même. » Pour Spiesser, le public adhère à la prise de risque s’il sent l’innovation mue par une vision musicale globale. Tout le monde a des idées, mais n’est pas inventeur qui veut. Il faut oser, ne pas craindre de déplaire, sinon l’inventivité est bridée. « Avec cette terrible morosité ambiante, il nous faut lutter contre la culture de masse en sortant des sentiers balisés du concert classique, soutient Jackie Surjus-Collet, directrice du festival. Nous devons susciter la curiosité, bousculer les certitudes, interroger, pousser à la réactivité, inciter à la redécouverte de l’espace. » Ainsi, Aujourd’hui Musiques croise les arts et convie le public à côtoyer les artistes pour les désacraliser et démontrer leur accessibilité.

Perpignan, le Castillet. Photo : (c) Bruno Serrou

Le premier des deux week-ends a parfaitement illustré le propos du festival, en présentant autant de spectacles pluridisciplinaires. Au sein du Théâtre de l’Archipel, depuis trois ans centre stratégique d’Aujourd’hui Musiques, étaient proposées aux festivaliers des déambulations sensorielles ponctuées de surprises sonores, visuelles et gustatives enrichie d’une visite tactile, parallèlement aux divers rendez-vous du festival. Après une ouverture en forme de concert classique consacrée au minimaliste étatsunien Philip Glass interprété par l’Orchestre Perpignan Méditerranée dirigée par son directeur musical Daniel Tosi, la programmation a adopté un tour original considérant les visées du festival qui entendait cette année exploiter les sens du public, puisqu’il s’est agi d’un spectacle où l’auditeur était plongé dans un brouillard si opaque qu’il était impossible de percevoir ne serait-ce que l’ombre de son voisin, qui pouvait être l’un des protagonistes non pas de l’action, car il ne pouvait y en avoir au milieu de cette brume, mais du récit. 

Maurice Maeterlinck (1862-1949), les Aveugles. Un spectateur dans la brume entouré de comédiens. Photo : (c) Bruno Serrou

Cette intimité a été rendue possible grâce à l’exiguïté de la salle où l’œuvre a été donnée, le Carré, et à la proximité du public et des acteurs. Au nombre de douze dispersés au sein de l’assistance, les Aveugles, d’après la pièce éponyme de Maurice Maeterlinck. L’on se souvient de l’opéra pour douze chanteurs et cinq musiciens que Xavier Dayer tira de ce même texte en 2006 pour l’Atelier Lyrique de l’Opéra national de Paris dont la création a été donnée Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis. Cette fois, la seule musique émane des voix des protagonistes, qui, perdis au beau milieu de la nature, sont à la recherche du prêtre sensé de s’occuper d’eux, s’il n’était mort sans qu’ils le sachent. Dans cette production venue du Théâtre de Vitry en coproduction avec l’IRCAM et avec la participation d’Arcadi-Ile-de-France, public et acteurs sont fondus en un groupe indifférencié, assis sur des chaises dans un espace vide et sans direction précise, laissant ainsi libre cours à l’imaginaire du spectateur pour produire ses propres images ainsi que le son qui en résulte de l’écoute de ce que disent les comédiens. Point de musique ici autre que celle des protagonistes qui parlent et la voix intérieure de chacun des spectateurs.

Le ballet What the Body does not Remember de Wim Vandekeybus. Photo : (c) Compagnie Ultima Vez

Le lendemain, place à la danse, dans la grande salle, Le Grenat, avec une troupe venue de Belgique, la Compagnie Ultima Vez de Namur, dirigée par le chorégraphe flamand Wim Vandekeybus, qui, à l’instar de Teresa De Keersmaeker, joue dans sa gestique et dans sa dramaturgie sur l’énergie, la pulsion et la violence. A l’instar de son aînée, il a fait appel pour le ballet créé en 1987 qu’il a présenté, What the Body does not Remember (Ce dont le corps ne sesouvient pas), au compositeur bruxellois Thierry De Mey ainsi qu’à son confrère belge Peter Vermeersch, à l’inspiration plus cross over mêlant classique, jazz et pop’. Une musique roborative et assommante heureusement ponctuée par le bruit des corps se jetant à terre, courant ou se bousculant. Sur un plateau nu, où il manquait la présence physique des musiciens de l’Ensemble Maximalist! (deux pianos, deux saxophones, clarinette et violoncelle, chacun jouant aussi de la percussion) et de leurs instruments, représentés par les seuls haut-parleurs (le groupe ayant été dissout en 1989), qui devaient donner au spectacle une variété plus soutenue que celle atteinte par la seule danse, trop systématiquement agressive, fulminante, compulsive, le geste pesant quoique souvent virtuose et le pas bruyant, interprétée jusqu’à la fureur par dix danseuses et danseurs, dont le chorégraphe en personne. 
  
Bruno Serrou

Cet article reprend dans sa première partie un article paru dans le quotidien La Croix daté samedi 15 et dimanche 16 novembre 2014 
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