Paris. Opéra national de Paris-Bastille. Mardi 29 avril 2025
Production remarquable présentée à l’Opéra national de Paris-Bastille de IlTrittico de Giacomo Puccini, venue de Salzbourg et donnée dans l’ordre « dantesque », GianniSchicchi (Enfer), IlTabarro (Purgatoire), SuorAngelica (Paradis), selon le classement établi par le metteur en scène Christof Loy moins d'un mois après son remarquable Werther au Théâtre des Champs Elysées (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2025/03/le-dechirant-werther-de-jules-massenet.html), dirigé de façon trop retenue par Carlo Rizzi, animant des distributions exemplaires, sous la conduite de l’époustouflante Asmik Grigorian dans les trois rôles féminins centraux, une magnifique Karita Mattila en tante d’Angelica, l'impressionnant Misha Kiria (Schicchi), ainsi que Roman Burdenko et Joshua Guerrero (Tabarro), et Hanna Schwarz (Suor Angelica), le reste des distributions à l’avenant, ainsi que l’Orchestre de l’Opéra, triomphant dans Puccini
Quoique rarement programmé, leTriptyque
de Giacomo Puccini (1858-1924) est donné pour la seconde fois à l’Opéra
Bastille, quinze ans après son entrée au répertoire le 4 octobre 2010 dans une production créée à
la Scala de Milan deux saisons plus tôt mise en scène de Luca Ronconi et dirigée
par Philippe Jordan. A l’instar de celle à laquelle elle
succède, la nouvelle production vient d’un grand centre d’art lyrique, le Festival
de Salzbourg 2022, et a déjà fait l’objet d’une captation disponible en DVD. Plus original, leur enchaînement, le metteur en scène allemand se distinguant
de la tradition en commençant par la comédie macabre pour finir sur la tragédie
mystique, tandis que le volet sur lequel s’ouvrent les productions
traditionnelles devient l’acte central. Ainsi, les mots sur lesquels conclut GianniSchicchi,« Ditemi voi, signori, se i quattrini di Buosco potevan finir
meglio di cosi ? Per questa bizzarria m’han cacciato all’inferno… e cosi
sia… » (Dites-moi, messeigneurs,
si l’argent de Bosco pouvait avoir meilleure fin que celle-ci ?...),
retenant en revanche le renvoi à Dante « Ma
con licenza del gran padre Dante » (Mais, avec la permission de notre père Dante), négligeant les mots
ultimes prononcés par Schicchi « se
stasera vi siete divertiti, concedetemi voi… l’attenuente ! » (Si ce soir vous vous êtes divertis,
accordez-moi… les circonstances atténuantes », c’est-à-dire que là où
Puccini évoque le côté divertissement de ses trois actes, le metteur en scène allemand suggère que seul Gianni Schicchi est divertissant…
Dernière œuvre achevée de Puccini, qui ne pourra parvenir au terme de la conception de Turandot, les trois actes de Il Trittico sont fort rarement donnés ensemble à Paris depuis la création de l'ensemble à New York le 14 décembre 1918, sans doute à cause de ses lourdes distributions (vingt-deux voix de femmes, seize voix d’hommes, une voix d’enfant, chœur mixte et chœur de femmes) et du peu de rapports entre les ouvrages, si ce ne s'agissait de trois variations sur la mort, successivement farce morbide, fait divers naturaliste, tragédie mystique. Au point que, lors de l’entrée du cycle en 2010 à Bastille, il n’avait pas été monté à Paris depuis 1987, Salle Favart, dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty. Ces deux précédentes productions présentaient le cycle dans l’ordre Il Tabarro (La Houppelande), Suor Angelica, Gianni Schicchi, se déployant de ce fait du drame sordide à l’humour caustique pour aboutir à la spiritualité contrainte d’une jeune femme salie par l’amour et condamnée par sa famille à finir ses jours dans un couvent au nom de la morale catholique… En janvier 2012, l’Opéra de Lyon donnait le cycle en trois soirées, mettant chaque ouvrage en regard d’un opéra contemporain du triptyque de Puccini conçus par trois de ses confrères germaniques, Arnold Schönberg, Paul Hindemith et Alexandre Zemlinsky (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2012/01/lopera-de-lyon-il-trittico-de-puccini.html). Cette fois, le metteur en scène Christof Loy a opté pour un ordre différent, commençant par Gianni Schicchi et terminant avec Suor Angelica, selon une chronologie qui lui est propre, quil présente comme étant l’Enfer (Gianni Schicchi), le Purgatoire (Il Tabarro) et le Paradis (Suor Angelica), selon les trois livres de la Divine Comédie de Dante dont s’est inspiré le compositeur et qu'il cite expressément dans Gianni Schicchi. Précisons que Puccini a abordé son triptyque avec Il Tabarro durant l’été 1913 pour achever ce premier acte en novembre 1916, avant d’aborder simultanément les deux autres, enthousiasmé par la qualité des deux livrets de Giovacchino Forzano, terminant Suor Angelica en 1917 et le triptyque entier à l'automne 1918 avec Gianni Schicchi.
Gianni Schicchi, le plus joué des trois ouvrages, farce truculente
dans l’esprit du Falstaff de Verdi qui annonce le Volpone de Stephan
Zweig, se passant dans une famille cupide de la Florence médiévale qui accepte
le principe d’un faux testament, quitte à se faire berner par l’auteur du
subterfuge. Au centre de la soirée présentée à Bastille, Il Tabarro (La Houppelande) sur un livret de Giuseppe Adami d’après Didier
Gold est un sombre mélodrame qui dépeint la violence des passions amoureuses
(adultère, jalousie, vengeance), sous la forme d’une sordide romance
dans le Paris du début du XXesiècle, entre un couple désuni de
mariniers et un amant qui, avant l’épouse, est tué par le mari un soir sur la
péniche. Pour
la troisième pièce du triptyque dans l’ordre établi par Christof Loy, Suor Angelica, Puccini a fait appel à
Gioacchino Forzano dont le livret conte le tragique destin d’une femme de la
noblesse innocente et fragile, Sœur Angélique, cloîtrée contre sa volonté pour
avoir mis au monde un enfant hors mariage et que la cruauté du monde va broyer
en l’acculant au suicide. Le thème unificateur des trois actes d’opéra qui
constituent Il Trittico est la mort,
la Faucheuse suscitant l’arnaque dans Gianni
Schicchi, la mort violente engendrée par la jalousie dans Il Tabarro, la mort lente et autodestructrice dans le péché mortel au sein d'un couvent, « sur la terre comme au ciel ».
Christof Loy
réalise une mise en scène particulièrement lisible, d’une efficacité dramatique
saisissante, au service de l’action et de la musique grâce à une direction d’acteur pénétrante et
d’une rigueur et d’une efficacité qui confinent les protagonistes au naturel,
dans des scénographies d’Etienne Plus situant clairement les actions utilisant
l’espace du vaste plateau de Bastille dans de justes proportions, avec peu d’accessoires
sur le plateau-même, juste suffisant pour répondre aux didascalies du livret, avec
le grand lit du mourant au centre du dispositif de Gianni Schicchi, la péniche côté cour et un escalier de secours
côté jardin, le cloître avec côté jardin l’accès au couvent et le jardin où
poussent les plantes médicinales.
Dans
la production de Christof Loy, outre l’équipe de production, le chœur et l’orchestre,
deux éléments vocaux unificateurs, à commencer par l’impressionnante et
polymorphe soprano arméno-lituanienne Asmik Grigorian, qui endosse avec une
aisance et une force dramatique exaltante les trois personnages centraux, successivement
une Lauretta lyrique dans Gianni Schicchi,
une sensuelle Giorgetta dans Il Tabarro
et une combative et déchirante Suor Angelica. Elle entre dans chacun des personnages
avec une facilité inouïe qui dit combien elle est en empathie avec chacun, d’une
voix au bronze changeant d’éclairage en fonction de l’ouvrage tout en demeurant
constant. La cantatrice passe
sans aucune difficulté au-dessus d’un Orchestre de l’Opéra de braise dont les
pupitres rutilent à satiété sous l’impulsion trop retenue pour faire étinceler
les foudres au lyrisme fébrile de Puccini, mais attentive aux chanteurs du chef
italien Carlo Rizzi.
Autre permanence dans la distribution, celle de la mezzo-soprano albanaise Enkelejda Shkoza, touchante Zita dans Gianni Schicchi, que l’on retrouve en Frustre brûlante dans Il Tabarro et en Sœur Zelatrice d’une vivifiante humanité dans le dernier acte. Autour d’elles, une équipe d’une trentaine de chanteurs particulièrement vaillants, formant une multitude de caractères hauts en couleurs, donnant brillamment des répliques habitées aux têtes d’affiche de chacun des ouvrages. A commencer par le puissant et retors Schicchi du baryton géorgien Misha Kiria à la stature impressionnante, le ténor russe Alexey Neklyudov est un Rinuccio délicieusement enamouré.
Un excellent quatuor vocal s’exprime dans Il Tabarro comprenant le baryon russe Roman Burdenko qui brosse un
Michele mordant, le ténor états-unien Joshua Guerrero un Luigi irascible, la
basse états-unienne Scott Wilde en La Taupe. Enfin, dans Suor Angelica, de magnifiques Karita Mattila, la soprano
finlandaise incarnant une majestueuse tante d’Angelica, la tante Princesse, de
sa voix posée à l’étoffe de velours, et, autre vétérane, la mezzo-soprano
hambourgeoise Hanna Schwarz en Abbesse altière, la mezzo-soprano allemande Theresa
Kronthaler (Maîtresse des novices) et la soprano franco-russe Margarita
Polonskaya (Sœur Geneviève). Préparé et dirigé par Ching-Lien Wu, le chœur de l’Opéra
se distingue par son homogénéité, sa précision et sa présence.
Bruno Serrou