Paris. Centre Georges Pompidou - Grande Salle, Philharmonie de Paris - Salle Pierre Boulez, Cité de la Musique - Salle des Concerts. Mercredi 7, jeudi 8, vendredi 9 juin 2023
Regardant du côté de l’Italie, le concert inaugural étaitd’une beauté pure ce mercredi soir en ouverture du Festival ManiFeste 2023 Grande Salle du Centre Georges Pompidou par chanteurs et instrumentistes de l’ensemble Ars Nova avec Serge Maggiani (récitant), Emma Liégeois (comédienne vidéo) dirigés avec allant par le compositeur chef d’orchestre hongrois Gregory Vajda, disciple de Péter Eötvös, mis en scène par le musicien metteur en scène David Lescot dans une scénographie d’Alwyne de Dardel faite d‘archives, de classeurs, de livres, de papiers, servant de cadre à trois somptueux madrigaux à cinq voix de CarloGesualdo (1566-1613) et de son contemporain LucaMarienzo (1553-1599)...
... Mis en regard d’un chef-d’œuvre du XXe siècle de LucianoBerio (1925-2003) Laborintus
II pour trois voix de femmes, récitant, huit acteurs, ensemble de dix-sept
instrumentistes et bande magnétique créé à Paris à la Maison de la Radio en
1965 sur un magnifique livret d’Edoardo Sanguineti (1930-2010) adapté de Dante
(1265-1321). En prélude du concert, Franck Madlener, directeur de l’Ircam et du
festival, a rendu hommage et dédié la présente édition à la compositrice Kaija
Saariaho décédée le 2 juin qui avait beaucoup travaillé au sein de l’institut
créé par Pierre Boulez en 1977 avec le concours de Berio, directeur de la
section électroacoustique jusqu’en 1980.
Le deuxième concert a permis à l’excellent chef français Alain Altinoglu de s’illustrer brillamment dans un programme hors normes particulièrement exigeant. Considérant la réussite exceptionnelle de sa prestation, l’on ne peut que se demander quels peuvent être les obstacles qui s’opposent au fait qu’il soit titulaire de l’un des grands orchestres français, alors que le Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles et l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort, deux institutions internationales de prestige, l’ont pour directeur musical. Sous sa direction vivante, précise, sa battue claire et solide, Amériques d’EdgardVarèse (1883-1965) a sonné comme le plus scintillant des joyaux, soutenu par une rythmique infaillible, une vision de braise, les musiciens de l’Orchestre de Paris jouant comme un orchestre de chambre donnant ainsi une impression de fluidité et de transparence transcendante tout en ménageant des espaces tellurique mais sans saturations, choisissant malheureusement la version de 1929 plutôt que l’originale de 1918-1921 de cette œuvre-monument subtilement enchaînée à l’inventif Densité 21,5 pour flûte solo de 1936 hélas joué partition devant les yeux par Vicens Prats, flûte solo de l’Orchestre de Paris au milieu duquel il s’exprimait éclairé par une poursuite.
En première partie une création chargée de clichés « modernistes », Cortèges de SashaJ.Blondeau (né en 1986) avec un orchestre divisé en trois entités quasi identiques (seuls les cuivres sont réunis sur le plateau du centre) constituant un carré fermé par le chef, et une informatique en temps réel surchargée (quatre consoles sont nécessaires) dont une fréquence aux graves abyssaux écrasant le récitant-« chanteur »-danseur François Chaignaud, qui se meut au centre du dispositif et autour du chef, et dit un texte en six parties d’Hélène Giannecchini (I - Il n’y a plus rien, II - Te voir apparaître, III - Iels disent : « colère », IV - Ta mort est plus grande que toi, V - Nous,unlac, VI - Nous disons la défaite et son retournement) célébrant les « minorités LGBT » mais dont on ne discerne pas un mot, tandis que l’on ne distingue du grand orchestre éclaté que des éclairs de trompettes, des échos de cors et des appels de bois.
Troisième rendez-vous de ManiFeste 2023 qui aura profondément
bouleversé l’auditeur du dernier concert dirigé par Matthias Pintscher comme
directeur musical et artistique de l’Ensemble donné Cité de la Musique, avec
l‘insondable désespoir du requiem de GérardGrisey (1946-1998), Quatre Chants pour franchir le Seuil sur
des textes appartenant à quatre civilisations (Prélude, I - Lamortdel’ange (chrétienne), Interlude, II - Lamortdelacivilisation (égyptienne), Interlude, III - Lamortdelavoix, Fauxinterlude (grecque),
IV - Lamortdel’humanité (mésopotamienne)) créé à
titre posthume le 3 février 1999. Sublime, d’une expressivité hallucinante,
d’une déchirante humanité, prodigieusement orchestré, admirablement chanté par
Sophia Burgos, soprano au timbre charnel clamant la vie au cœur de cette œuvre
désespérée, ce qui amplifie la terreur de la mort qui gouverne l’orchestre du
début à la fin avec ses graves abyssaux et ses aigus stridents. Pourtant, dans son
ultime partition, le compositeur se posait-il une question existentielle du passage de la vie à la mort, ou du franchissement
du seuil de voix « que je ne peux pas continuer à ignorer », la voix
étant pour Grisey comme une icône, tant elle est porteuse de sens, d’affect, si bien qu’elle n’est pas aussi maîtrisable
que tout instrument de musique. S’opposant à la voix de soprano, l’orchestration
extraordinairement originale et efficace est somptueusement colorée, dominée
par les instruments graves et pesant avec des brillants sonores de flûte
piccolo, de saxophone soprano, de trompette en ré, de steel drum et de harpe,
tandis qu’un bourdonnement quasi permanant de batterie et de poussières sonores
sonnent à la limite de l’audible dans les interludes. Il est clair que Matthias
Pintscher et les musiciens de l’Intercontemporain aiment cette œuvre douloureuse
dont ils ont transmis la déchirure profonde et les tensions qui sont au-delà du
tragique et du funèbre.
Autre moment d’émotion de la soirée, l’hommage à KaijaSaariaho (1952-2023) en première partie avec son Lichtbogen (Arc électrique) pour neuf instruments et électronique en temps réel de l’époque de ses débuts parisiens (1985-1986) déjà empli de la lumière intérieure caractéristique de la compositrice finno-française, avec une électronique déjà parfaitement intégrée à la pensée acoustique. Introduite par l’œuvre référence d‘AntonWebern (1883-1945) Cinq Pièces pour orchestre op. 10 qui reste d’un sublime dénuement avec ses pupitres qui se répondent et se font écho et un instrumentarium qui renvoie à la Symphonie n° 7 de Gustav Mahler avec sa mandoline et sa guitare, le concert d’adieux de Pintscher a été le cadre de la création mondiale de Dasein I (Être là I) pour ensemble et électronique, œuvre de vingt-cinq minutes du Français vivant à Berlin MarkAndre (né en 1964) centrée sur des effets sonores d’instabilité et de disparition, fruit d’une commande de l’Ensemble Intercontemporain composée en 2021-2023.
Outre le départ du compositeur chef d’orchestre
allemand, qui perdurait la lignée Pierre Boulez-Péter Eötvös des origines de l’EiC,
ce concert était également le cadre de l’ultime prestation de l’un des membres
de l‘ensemble, l’excellent et solide corniste d’origine états-unienne Jens
McManama (né à Portland en 1956), après quarante-quatre ans de fructueuse
collaboration.
Bruno Serrou
Le festival Manifeste se poursuit jusqu'au 1er juillet. https;//manifeste.ircam.fr